Insaniyat N° 10 | Violence : contributions au débat | p.23-29 | Texte intégral
Violence and rights in Algeria Abstract: Apparently presented as an internal war between islamic right wing fundamentalists and state power in the hands of the army, the Algerian conflict unlike the civil wars of the end of this century, are not based on a symmetry of opponents setting up social groups, ethnies, religious or political groups against each other. The current violence in Algeria, can be interpreted as a rights pathology. |
Nourreddine SAADI : Professeur à l’Université d’Alger, Enseignant à la Faculté de Droit de Douai, Université d’Artois (France), Ecrivain.
«Que l’invention du montage puisse être l’objet d’entreprises perverses
ou folles dont témoigne la violence religieuse ou politique dans
l’humanité, cela ne change rien au fond de l’affaire : l’organisation de tout système normatif
passe par la fabrique d’une métaphore de base dont relève l’effet normatif
qu’en Occident nous appelons le Droit».
P. Legendre. Les enfants du texte
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L’Algérie vit depuis de longues années une crise de légitimité qui ressurgit périodiquement dans l’impasse à trouver une réponse institutionnelle à la question fondamentale que pose toute philosophie du Droit : qui a légitimement le pouvoir d’élaborer et de faire respecter le système normatif nécessaire à toute société ?
Les origines, tout comme les fondements de la «crise», sont multiples et les tentatives d’explication - par le Politique ou le champ des sciences sociales- demeurent souvent insuffisants. Surtout lorsque le cadre idéologique ou l’enfermement dans une problématique, conduit au principe monocausal. Il ne s’agira donc pas ici - fallait-il y insister ?- de réduire le phénomène de la violence à une anomie explicative des dysfonctionnements dans l’ordre juridique. Toutefois, ce champ permet de situer les enjeux, les acteurs et les discours sur/de la société et mettre en évidence les oppositions droit/violence comme symptomatiques de la situation.
Depuis de très longues années (dont la fracture née après la disparition de Boumediène, peut-être un repère daté), l’Algérie vit une crise du Politique. Cela ne signifie évidemment pas qu’elle en aurait été épargnée antérieurement. Mais le mode de régulation et de contrôle de la société alliant la répression à l’instrumentalisation, trouvait une certaine «efficience» dans un régime politique se légitimant du nationalisme libérateur. Ce système, que l’on pourrait qualifier, en empruntant la définition de J. Baechler, de «régime idéocratique» reposait sur un «contrat social», imposé coercitivement par l’Etat à la société, dont l’un des termes est l’autoritarisme consenti au pouvoir pour construire l’Etat et assurer le développement en contrepartie de l’autre qui est une garantie minimale d’allocation de ressources sociales essentielles. Un tel système a connu ses «messages d’alerte» qui se résolvaient par la force : tentatives de putschs avortées, assassinats politiques, répression des organisations d’opposition…
Cependant les appareils idéologiques d’Etat -école, institution religieuse, médias…- autant que les appareils répressifs jouaient le rôle du Politique dans le cadre de l’unicité de l’Etat - FLN. Le Droit, en tant que système normatif, a joué la fonction essentielle - mais totalement instrumentalisée - de « légalisation du régime ». Aussi l’Etat de droit, au sens de la relation entre société civile et Etat soumis au droit, n’a jamais existé en Algérie. L’idée même de constitution, au sens du mouvement constitutionnaliste des lumières (de Montesquieu à Kant) n’a jamais eu cours, sauf dans la fiction de l’apparence. Ni les constitutions de 1963, l’ordonnance du 10 Juillet 1965, la constitution de 1976, de 1998, les textes transitoires de Janvier 1992 ou l’actuelle loi fondamentale de 1996, n’ont pas résolu le problème essentiel de légitimité démocratique.
Cela procède d’abord de la forme de l’acte fondateur de l’indépendance qui - pour des raisons qui seraient trop longues à examiner ici - a conduit l’armée à occuper la place de représentation de la «souveraineté». Mais on peut retrouver à plus longues antécédences explicatives, (que les travaux de Mohamed Harbi illustrent bien dans le champ historique), notamment dans la formation du mouvement national ou même le processus de formation de la nation contre le colonialisme. On pourrait, tout à fait à ce propos, reprendre l’expression de Voltaire : «Les peuples sont ce que chaque homme est en particulier», tant l’Histoire de l’Algérie avec ses fractures, ses bruits et ses fureurs a été faite de violences.
Le paradigme (re)fondateur de l’Etat national va subir, dès les années 80 - et surtout avec les émeutes populaires d’Octobre 1988 - une crise sans précédent et d’abord en libérant la violence comme un décri général contre l’Etat. Longtemps porteur de toutes les attentes d’une société tutelarisée, l’Etat devient l’objet de tous les ressentiments, le lieu de tous les reniements, l’enjeu de toutes les dissensions. Un mouvement populaire exige en Kabylie la reconnaissance de l’identité berbère. Des maquis islamistes se forment dès 1983. Les femmes manifestent en 1984 contre le projet d’un code rétrograde de la famille. Des grèves d’étudiants arabophones exigent «l’arabisation totale» de l’administration. Longtemps contenu, le mouvement ouvrier s’exprime par des grèves immaîtrisées par les syndicats.
L’ordre déontique et prescriptif du Droit de l’Etat s’effondre et c’est sur ce terreau que vont s’alimenter tous les conflits qui culminent dans la violence.
Au lieu du règne du Droit, exprimé dans la constitution de 1988 comme mode de résolution des conflits par les urnes, va s’ouvrir celui du langage des armes. Quelque chose d’informulable (on aura toujours de la peine à comprendre la tragédie algérienne! ) et qui relève de l’ordre de la destruction (dans la vision khaldounienne), va engendrer une violence effroyable devenue endémique dans la société. La perte des repères, voire leur abolition, a conduit à une poussée des discours sur la société jusqu’au meurtre.
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Il y a toujours des difficultés à nommer ce qui se passe en Algérie. A la surface des «événements» - selon l’euphémisme consacré - une situation complexe faite d’une multiplicité de conflits, un inextricable écheveau de causes et de faits. Près d’une centaine de milliers de morts, assassinats quotidiens, attentats ciblés ou aveugles, massacres et égorgements de masse, maquis islamistes, incendies et destructions de biens publics ou privés, plus de 500 condamnations à mort dont une cinquantaine d’exécutions, tortures, camps d’internements, camps de réfugiés, départ massif des étrangers, exil de milliers d’intellectuels et cadres. Sur le plan économico-social, régression et chômage, plans de restructuration sous les fourches caudines du FMI, accompagnant paupérisation et suicides, apparition de fléaux et d’épidémie. Malvie. Et pourtant, jamais la corruption n’avait autant gangrené le système économique d’un libéralisme de bazar.
La violence armée fracture tout le champ politique et malgré la énième tentative de légitimation du pouvoir par les urnes - élections législatives, deux élections présidentielles, référendum - il y a une telle «dégradation des lieux de l’homme», une telle sécession entre les discours et la réalité, que le système politique, rafistolé après 88, demeure incapable de rétablir la paix et de légitimer des Références acceptables dans un pacte social. L’ultime tentative de «concorde civile» échoue quotidiennement devant la poursuite, voire la reprise dans certaines régions du terrorisme.
La raison fondamentale serait à interroger dans l’analyse symptômale de la crise. Tout se passe comme si le balisage de certitudes et le schématisme des attitudes suppléaient le sang froid réflexif. Car, apparemment présenté comme une guerre intérieure entre les intégristes islamiques et le pouvoir d’Etat tenu par l’armée, le conflit algérien, contrairement aux guerres civiles de cette fin de siècle, ne repose pas sur une symétrie des adversaires qui opposerait des groupes sociaux, ethniques, religieux ou politiques et toute réduction à un de ces ingrédients, empêche de saisir la compréhension des bases de désespoir qui alimente la violence. Il y a, en effet, une situation de «désespoir politique» car, à toute tentative de «paix», de «réconciliation» ou de «concorde», s’opposent les questions légitimes : sur qui pèse la charge de supporter la détresse de cette guerre ? Qui paie le prix du deuil et de la détresse pour que la société puisse accéder à la paix ?
La population -malgré le désir quasi unanime de paix- répartit ses sympathies et divise ses réponses. Comme dans toute société, les enjeux idéologiques, culturels et économiques créent la diversité des courants d’opinions et jamais la sentence de Khalil Gabran n’a trouvé meilleure topique : «Pitié pour une nation dont chaque partie prétend être la partie à elle seule».
Toutefois, l’utilisation de la violence, contrairement aux divisions conflictuelles d’une guerre civile, est le seul apanage des groupes islamistes et évidemment des forces de l’Etat. Cependant les mesures d’encadrement policier ou les faits de répression aveugle, exacerbent le sentiment d’insécurité dans les villages et les quartiers populaires où les jeunes frappés par la malvie, la misère, le chômage et privés d’avenir, engrangent leur désespoir en alimentant ( bien que le mouvement semble ralentir depuis 1998 ), les groupes terroristes. De même que de nombreuses bourgades, le plus souvent encouragées par l’armée, se sont organisées en auto-défense. Toutefois, comme dans toute situation similaire, vengeance et ancestrale dîme du sang font payer leur prix.
A ce propos, il ne suffit pas de s’offusquer que devant une telle tragédie surgisse la question « qui tue qui ? », rendant encore plus opaque la tragédie. Une telle interrogation, par sa confusion, porte évidemment le risque d’amender les criminels islamistes des meurtres qu’ils revendiquent eux-mêmes. Cependant, faut-il, pour autant, exclure que dans une telle opacité de la terreur, certains assassinats soient l’œuvre des forces occultes de la mort, trouvant là, l’occasion de règlements de comptes, politiques ou autres, ou attisant le feu pour d’obscurs stratagèmes de pouvoir ?
Dans ce « théâtre de la mort », tous les observateurs en conviennent, la résistance des forces de vie de la société est exemplaire. Les tentatives d’effondrement de l’édifice social par les groupes islamistes ont échoué et ni les grèves de l’impôt ou de l’école, l’interdiction du service national ou du travail des femmes n’ont été suivis par la population, malgré la terreur. La tentation d’imposer un contre-pouvoir par le gouvernement des mœurs, préparé depuis les années 80 par l’islamisme politique et qui servait de stratégie au FIS, est en net recul. L’interdiction de la mixité dans l’espace public, l’imposition du hidjab aux femmes, la censure de la musique, de la danse ou des antennes paraboliques n’ont guère rencontré d’assentiment et « l’ordre islamique » proclamé est partout en recul au point où les rues d’Algérie, les plages, les concerts, les bistrots - de plus en plus fréquentés - attestent que nous sommes loin de l’imagerie de Kaboul !
La vie politique est loin de se réduire aux affrontements armés. Des forces démocratiques manifestent, une presse pluraliste apparaît comme l’une des plus critiques du monde arabe, les revendications de groupes sociaux s’expriment de plus en plus ouvertement. Celles des femmes contre le code de la famille particulièrement rétrograde de 1984, celle des travailleurs contre le démantèlement des entreprises publiques ou celles « identitaires » autour des conflits linguistiques comme le mouvement pour la reconnaissance officielle du berbère.
Cet état des lieux - brièvement esquissé ici - aurait nécessité ( mais ce n’est pas l’objet de ces modestes réflexions ), qu’au-delà du saisissement devant l’horreur, l’on tente de comprendre par le retour à l’histoire longue, aux antécédents, aux « galeries souterraines » qui ont longtemps été creusées dans la société pour que cela surgisse ainsi dans une telle violence.
Mis sous éteignoir par la rhétorique unanimiste du pouvoir, c’est la « métaphore de base » pour reprendre le langage de P. Legendre, dont relève le droit en tant que légitimant l’Etat dans la société, qui a épuisé ses ressources symboliques libérant la violence latente. Le « double bind », ce message paradoxal de l’Etat se revendiquant à la fois de l’Islam et de la « légalité révolutionnaire », perd toute légitimité à définir la nation et à réguler la société. En ce sens, la violence en cours en Algérie peut se lire comme une « pathologie » du droit.
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En effet, nonobstant les données historiques et politiques que l’on ne saurait occulter dans l’analyse, la guerre intérieure apparaît le discours de légitimation des acteurs comme une « guerre du Droit ». Toutes choses égales par ailleurs et tout comparatisme à éviter, cela rappelle la notion de « guerre du Droit » utilisée au Moyen - Âge chrétien dans une longue bataille historique autour de la Référence entre le droit canon sanctifié par l’Eglise et la romanisation par le droit civil postulée par l’Etat moderne en formation. Nous sommes au cœur d’un problème posé par la modernité à toute société politique par la question du « sujet de droit » : croyant et/ou citoyen ?
Cette confrontation se déroule en Algérie autour de questions identitaires. L’islamisme politique partant de l’affirmation constitutionnalisée depuis l’indépendance par l’Islam, religion d’Etat, exige donc la suppression dans l’ordre juridique de tout ce qui n’aurait de source dans les prescriptions islamiques. Les modernistes aspirent au contraire à entraîner la logique du droit positif et des institutions jusqu’à leurs conséquences afin d’instaurer un Etat de droit fondé sur une société civile pluraliste, c’est-à-dire la démocratie.
L’idéologie juridique de l’islamisme est théologique au sens d’une légitimation du droit par le religieux. Celle de la démocratie se légitime par des fins rationnelles et humanistes.
Charia renvoie à la revendication de l’Etat islamique, tandis que Droit s’articule à l’idée de Droits de l’Homme, au sens du droit positif. Les notions deviennent emblématiques de cette guerre de la Référence dans laquelle les mots ( Charia, Démocratie, Droits de l’Homme, etc. ), remplissent la fonction de «mots-valises», pour reprendre une expression de Gilles Deleuze. C’est moins leur contenu que leur énoncé qui sert de légitimation aux entreprises par lesquelles chaque tenant de ces discours tente de déligitimer l’autre de l’Histoire nationale et de la société. Les antagonismes sont tels que chaque groupe - vecteur est consciemment ou inconsciemment travaillé par une image de soi, un processus d’identification, indissociable d’une altérité ennemie.
Les démocrates laïcs opposent à l’islamisme politique des fondements et des origines sourcées dans un universitas islamique, voire une « internationale islamiste » dont la pensée rejoint celle d’Al-Mawdûdi ou celles des Frères Musulmans. S’identifiant toujours en s’opposant, le mouvement islamiste produit son ennemi intérieur avec autant d’aisance que les conflits culturels traversent vivement la société, qualifiant ainsi les démocrates de « miroir de l’Occident ».
L’entreprise de « salut » de l’islamisme politique s’exprime à travers la revendication de l’application de la charia autant par l’occidentalophobie que par une enquête de ressourcement dans l’« authenticité », la açala. Entendons par là « la pureté originelle ». C’est pourquoi parmi les premières victimes de sa violence se retrouvent les femmes et les étrangers car il s’agit d’une entreprise de purification de la société.
En substituant la violence et le terrorisme à la confrontation des idées, l’islamisme arrime l’Algérie à ses propres référents au détriment de sa diversité. L’assassinat des intellectuels est une forme de purification par laquelle en les éliminant ( par le meurtre ou l’exil ), du corps social, l’islamisme les réduit à l’état d’étrangers. Cela au nom d’un fantasme totalitaire, clairement exprimé par leur leader Ali Belhadj pour lequel « la Démocratie est kofr parce que le pouvoir et le Coran sont comme les jumeaux : ils sont indissociables ». La charia serait alors l’ordre juridique occupant espace public comme espace privé, toutes les fonctions sociales dans le spirituel et dans le temporel, dans l’au-delà et dans l’ici-bas.
Toutefois, c’est moins un débat entre religieux et non religieux qu’une confrontation à l’intérieur de l’Islam comme dans celui du Politique. La question serait alors d’examiner l’implication d’une constitution affectée de l’exposant théocratique pour le droit. Elle serait tout simplement incompatible avec l’existence d’un champ politique construit sur des notions de société civile et d’Etat de droit. Le mouvement profond de sécularisation est en cours, en travail dans la société et il y a aujourd’hui une totale non homologie entre la référence fondatrice et les valeurs affirmées. Le droit ne sert que comme instrumentalisation du pouvoir au sens de la savoureuse expression de P. Legendre : « Le droit sert à tout et sert toutes les causes de ceux qui savent politiquement s’en servir ».
Les notions de citoyenneté, de sujet de droit, d’intérêt public et privé, de conflits de représentation qui fondent le champ politique, sont en totale incompatibilité avec la fonction téléologique, instrumentale que remplit le discours juridique aussi bien de l’Etat que de l’islamisme politique.
En ce sens, c’est dans cette situation de non-droit qu’est née et perdure la violence car la crise de l’Etat a engendré une déligitimation de toute référence, en d’autres termes une desinstitution.
Cela entraîne alors, comme le montre Freud dans Malaise dans la civilisation un «infantilisme psychique», un «délire collectif», lorsque n’existe plus de « surmoi collectif » ( Kultur überich ), la loi symbolique de domestication des conflits qui évite leur exacerbation dans l’exclusion et le meurtre.
Cette loi symbolique, la « métaphore de base » que constitue le droit, est le « status » de l’étymologie latine sur lequel s’est construite littéralement la notion d’Etat.
L’incurie et l’incapacité de l’Etat national qui se proposait d’être le Tout paternel et dispensateur, à subvenir aux besoins essentiels, l’adultération du sens de l’indépendance, la crise éthique devant la corruption et la gabegie sont les signes manifestes de l’Etat désacralisé, ne reposant plus sur aucune Référence légitime. Or, « l’Etat est ce qui fait tenir debout la Référence ».
Faute de quoi, la situation actuelle en témoigne, c’est la force - et donc l’armée - qui sert de « colonne vertébrale ».
Sortir de cette crise, c’est redonner sens au Droit sur les fondements de la légitimité.
Bibliographie
FREUD, S..- Malaise dans la civilisation.- Paris, Payot, 1986.
LEGENDRE, P..- Les enfants du texte.- Paris, Fayard, 1988.
BADUEL, J. R..- REMMM.- 65/1992.
CARLIER, O..- La thérapie politico-religieuse du FIS.- Cahiers d’Etudes Africaines, Février, 1992.
BERQUE, J..- Islam, islamisme et culture en Algérie.- Entretien, L’Humanité, 17 Juillet 1993.