Violence et société. Le poids des médias audiovisuels

Insaniyat N° 10 | Violence : contributions au débat | p.55-65| Texte intégral


Violence and Society. The weight of audiovisual medias

 Abstract: A banal use of the term «violence» hides different phenomenon and doesn’t help in understanding historical circumstances of their manifestation.
Social sciences have recently suggested definitions and analyses enabling a distinction between varying “violence” and applying these distinctions to the Algerian situation. We can recognize a simultaneous and sometimes obscure “social” violence there, questioning norms and socialization institutions, a “political” violence included in the struggle for power and an “absolute” violence, which is a departure from humanity for certain humans.
A knowledge of contemporary experience in other countries can defend reflection on the current Algerian Situation.


Mohamed BENSALAH : Enseignant en Sciences de l’Information et de la Communication - Université d’Oran - Es-Sénia, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


Toute réflexion sur l’étroite corrélation, réelle ou supposée, entre le système médiatique et la violence sociétale, appelle inévitablement une série d’interrogations qui portent sur la définition même des concepts évoqués.

Etymologiquement, le terme «mass-media», désigne les supports imprimés et audiovisuels, comme étant des moyens de communication et de diffusion de l’information, des instruments de rapprochement et de concertation. Ces derniers sont censés avoir pour mission, d’abolir les barrières et les incompréhensions et de faciliter l’échange, le dialogue, et la convivialité entre les hommes.

Le terme violence par contre, laisse supposer une contrainte, une pression, une force brutale exercée sur autrui, pour le faire agir contre sa volonté. Mis côte à côte, les deux termes évoqués laissent supposer que le développement de la violence dans la société est intimement lié à l’excès de représentations violentes sur les écrans. La violence nous interpelle, tout comme elle interpelle le système social et politique dans son ensemble, qui a longtemps feint d’ignorer les réalités en niant la complexité des problèmes posés. Ceci dit, de nombreuses questions viennent à l’esprit :

  • Peut-on affirmer avec certitude que la violence cathodique influence, encourage, voire renforce le comportement agressif des enfants et des adolescents ?
  • Que sait-on exactement de l’effet des médias sur les consciences, de l’emprise de la télévision sur les comportements, et de l’impact des images sur les mœurs ?
  • Quels défis posent à l’imaginaire des jeunes et des moins jeunes, l’éclatement de la place publique médiatique, la profusion des chaînes et l’accroissement du flux de messages iconiques et sonores, conçus sous d’autres cieux et qui traduisent les problèmes d’ailleurs ?
  • Comment expliquer le triomphe de la cruauté, la frénésie du meurtre et le goût pour le morbide à l’écran ? Comment comprendre l’engouement du public pour le macabre, l’horrible et le glauque qui font progresser l’audimat ?

Quarante ans de recherches scientifiques, des centaines d’enquêtes et des milliers de rapports[1] n’ont pas permis d’établir un lien de causalité irréfutable entre les images de meurtres déversées chaque jour sur les grands et les petits écrans et le développement de la violence dans les cités. Rien ne peut fonder solidement l’argumentation exposée à travers les articles de presse, les revues scientifiques et les livres. Lors des multiples colloques consacrés au thème, sentiments et fantasmes se bousculent, laissant peu de place à l’étude raisonnée et à la recherche de pistes d’action efficaces. C’est le manque d’alternative positive à l’agression physique comme moyen de résolution des conflits, qui pose problème. Le recours à la censure, pour limiter le flot ininterrompu d’images violentes étant quasi-impossible, seule une prise de conscience aiguë du fonctionnement des images et des sons peut aider les jeunes à regarder les médias avec un œil critique.

Cet épineux débat, ouvert depuis près d’un demi-siècle, semble loin d’être clos, bien au contraire. Lorsque la presse s’empare du dossier en faisant état de «derniers sondages», les passions se rallument, l’inquiétude monte et la méfiance à l’égard du petit écran s’accroît. Ceci dit, nul ne peut nier le fait que l’omniprésence de la violence sur les écrans cinématographiques, télévisuels et même numériques -avec les nouvelles possibilités qu’offrent les jeux électroniques, et Internet- constitue une source d’inquiétude.

Pour de nombreux parents, éducateurs et enseignants, la télévision demeure une source permanente de préoccupations et est même parfois rendue responsable de tous les déboires scolaires et extra-scolaires : retards dans les études, fatigue, paresse, déstabilisation psychologique, avilissement de la pensée, désensibilisation des jeunes… D’autres par contre, la croient capable de résoudre nombre de problèmes grâce à ses pouvoirs magiques. A leurs yeux magnifiée par l’image, la violence peut révéler des vertus cathartiques[2]. Le recours au meurtre virtuel dans une fiction, en libérant les affects refoulés dans le subconscient peut contribuer à l’économie d’un meurtre réel. D’autres enfin, pensent qu’elle participe à l’uniformisation des cultures en réduisant à néant la communication inter– individuelle. Le débat reste donc ouvert.

En fait, les rapports entre la télévision et la société ne s’accommodent guère de schémas simples où l’une serait totalement asservie à l’autre. Des études approfondies d’éminents sociologues, juristes et psychologues ont suscité nombre de controverses. Cependant, une question demeure lancinante : se focalisant sur un aspect partiel du problème et en faisant de la télévision le bouc émissaire des maux sociaux, ne cache-t-on pas la nature exacte du véritable drame, beaucoup plus grave, celui des causes de la violence dans la société ?

Confrontés à une crise de conscience aiguë, les spécialistes de la question soutiennent que toute la société est aujourd’hui atteinte par ce syndrome, véritable calamité des temps modernes. Psychologues, sociologues, éducateurs   et enseignants qui travaillent sur le sujet depuis des décennies, semblent quasiment impuissants devant ce phénomène nouveau de civilisation qui, non seulement n’épargne aucun pays, aucune classe sociale et aucun milieu, mais qui en plus, déchaîne les passions et révolte la conscience humaine.

Aujourd’hui, la violence brutale interpelle tous les citoyens de la planète, quel que soit leur âge, leur sexe, ou leur appartenance sociale. Avant de devenir un danger médiatique, elle est d’abord et avant tout un fait de société, un fléau social de dimension universelle qu’il s’avère urgent d’éradiquer.

Avant d’être un danger médiatique, la violence est d’abord un fait social

Médiatisés ou non, les actes de violence ne sont pas un fait nouveau dans notre société. Mais, c’est leur progression et leur caractère particulièrement atroce qui les rendent source d’inquiétude. L’Algérie, fragilisée par des décennies de colonisation brutale et par une atroce guerre de libération nationale qui a laissé de profondes stigmates, se trouve aujourd’hui, bien malgré elle, confrontée, à un terrorisme implacable dont les méfaits resteront à jamais profondément gravés dans les mémoires.

Drame de l’histoire contemporaine, la violence multiforme qui semble avoir pris racines dans notre pays, traduit un bouleversement dans la structure criminogène classique. En effet, hormis les troubles islamiques des années 1980, les événements particulièrement violents d’Octobre 1988 et les troubles liés à la grève du F.I.S (ex-Front Islamique du Salut) de 1991, la criminalité en Algérie était considérée comme ordinaire, avec son lot d’actes délictuels : vols multiples, délinquance juvénile, coups et blessures volontaires ou non, consommation de drogues à faible dose, infractions économiques, prostitution, crimes crapuleux…Bref, tout ce qui alimente habituellement les rubriques des faits divers des médias, principalement écrits.

Mais progressivement, avec l’irruption du terrorisme et de son corollaire, le grand banditisme, sur la scène nationale, la criminalité s’est amplifiée et la violence, au départ urbaine, a commencé à se généraliser et à toucher tous les secteurs de la société. Cette violence exacerbée avec ses formes de cruauté jusque là inimaginables, dessinait les contours de la nouvelle tragédie algérienne. Aux  hold-up, au racket à grande échelle, aux trafics multiples d’armes, de faux papiers et de drogues dures, allaient très vite succéder des viols collectifs de jeunes filles à peine pubères, suivis d’égorgements à l’arme blanche, des massacres d’enfants, de bébés, de familles entières brûlées vives… Toutes ces violations des Droits de l’Homme, d’une extrême gravité, ont fini par enclencher la grosse machine médiatique qui transforme les drames en spectacles.

En servant de caisse à résonance à la barbarie et en amplifiant tous les faits et gestes des terroristes, la médiatisation à outrance des actes criminels a semé le désarroi et a accentué les peurs chez les citoyens, ce que précisément recherchaient les terroristes.

Pour mettre un frein au dérapage, les pouvoirs publics eurent recours à «l’information  sécuritaire», c’est-à-dire au «black-out» total sur les événements. Pour avoir des nouvelles de son quartier ou de son pays, l’Algérien était alors obligé de se mettre à l’écoute des sirènes lointaines en pratiquant le «zapping» sur les chaînes étrangères. Mais ces dernières, peu respectueuses des faits et plus préoccupées par spectacularisation de faits sordides et sanglants, avaient causé de profonds revers à la déontologie et à l’éthique journalistique.

De part et d’autre de la Méditerranée, le spectacle des graves dérives médiatiques des chaînes de radios et de télévisions occidentales et moyen-orientales était édifiant. Imposer le silence aux journalistes en niant la véracité des faits, ou laisser libre cours à la désinformation et à la rumeur, constitue une forme de violence tout aussi pernicieuse.

A partir du 16 janvier 2000, une nouvelle stratégie médiatique fut mise en pratique pour bien montrer que la  Concorde civile[3] était sur la bonne voie. La presse, la radio et la télévision étatiques, réoccupèrent alors le terrain en accordant une place particulière aux repentis et aux criminels récemment libérés qui déclaraient sans vergogne n’avoir jamais commis de crimes. Nouvelle forme d’agression donc, contre le citoyen médusé qui se voyait contraint de subir les images des sbires de l’hydre intégriste, qui trouvaient à l’écran, et à la une des journaux, des tribunes inespérées pour se disculper. L’examen du contenu de certains journaux télévisés et de certaines émissions, laisse perplexe par le manque flagrant de respect à l’égard de la population et par l’absence de tout sens moral[4] et de toute décence élémentaire.

Réfléchir sur la violence des images à l’écran, dans un pays en crise, fragilisé, sans projet et sans repères, passe d’abord par l’étude du développement de la violence dans la société dont les causes sont multiples et les conséquences désastreuses. Le poids du chômage, des exclusions, de la pauvreté, de la misère, la promiscuité, l’analphabétisme, la bureaucratie, l’éclatement de la cellule familiale et la «hogra» sous toutes ses formes ont fini par lacérer le tissu social.

Que deviennent les Droits de l’Homme face à tant d’archaïsmes et à tant d’intolérance, la violence n’en étant que le corollaire ? N’y a-t-il vraiment rien à faire face à cette culture de la violence qui semble s’étendre à travers la planète entière ?[5].

La violence a aussi investi le milieu familial où elle bénéficie d’un silence complaisant. Les affrontements atteignent parfois des seuils extrêmes de gravité, transformant la vie du couple et des enfants en véritable enfer, chaque membre essayant de réduire l’autre au silence. C’est très souvent, dans les milieux défavorisés, confrontés aux aléas de la vie, aux problèmes du chômage, du logement et de la misère que l’on rencontre des familles en grande difficulté morale et psychologique. Les mères divorcées, anxieuses ou déprimées, les pères absents ou déconnectés de la réalité, démissionnent de leurs responsabilités et laissent leur progéniture livrée à son libre arbitre. Comment dès lors, s’étonner de la progression de la délinquance ?  Comment empêcher le glissement progressif vers la grosse criminalité de toute une jeunesse qui évolue dans un système cruel et injuste ?[6].

De telles interrogations engendrent en fait, des réflexions sans fin. A l’évidence, les aspirations de la jeune génération ne sont plus celles qui prévalaient dans la société traditionnelle. Le mode de vie moderne et les valeurs individualistes de celui-ci, exercent un grand attrait sur les enfants et les adolescents et les conflits entre générations s’amplifient. C’est ainsi qu’au sein d’une même cellule familiale, on observe la remise en cause des statuts et des pouvoirs parentaux. Mais, pour réelles que soient les aspirations collectives au changement, il serait hasardeux de croire qu’elles s’accompagnent systématiquement d’un rejet des valeurs traditionnelles. D’où l’ambivalence de la double identité des enfants et des adolescents, écartelés entre deux systèmes de valeurs culturelles, deux modes de vie totalement différents[7].

A cheval, entre la tradition et la modernité, entre la ruralité et l’urbanité, la jeune génération vit une situation frustrante et perturbatrice qui accroît sa vulnérabilité. L’idéal des valeurs et les règles de morale transmis durant l’enfance s’opposent aux normes de la dure existence quotidienne où l’individualisme féroce dispute la place aux extrémismes exacerbés. Soumis à des pressions hétérogènes accentuées par les messages iconiques et sonores mystificateurs distillés chaque soir sur les écrans, le jeune vit une situation largement conflictuelle[8].

Ainsi donc, à la problématique du dysfonctionnement culturel et du conflit de cultures s’ajoutent les énigmatiques messages diffusés par les médias qui induisent des perturbations d’ordre psychologique, voire psycho-pathologique. Livrés à eux-mêmes, ces jeunes dont on parle trop, qui n’ont que rarement le droit à la parole, et encore plus rarement le droit d’accéder aux antennes télévisuelles et radiophoniques, majoritaires dans un pays qui garde encore de profondes stigmates pour avoir exigé sa liberté, qui sont - ils exactement ? Que savons-nous d’eux ? Quelle devrait être leur place dans la société maghrébine de demain ? Sujet vaste, complexe, difficile et préoccupant…

L’Algérie au centre des turbulences médiatiques

La société algérienne connaît des transformations qui ne se limitent pas -loin s’en faut- aux seuls appareils de l’Etat, mais embrassent l’ensemble du cadre sociétal et socio-culturel. La satisfaction de constater l’extraordinaire déploiement technologique ne doit pas nous empêcher d’être lucides sur la nature profonde des mutations en cours. En effet, le nouvel univers qui s’offre à nous dessine, d’ores et déjà, l’espace culturel de la société algérienne de demain. Ces changements profonds, qui ne se limitent pas bien sûr aux seuls médias audiovisuels, contribuent largement à l’instauration graduelle dans les mœurs de nouvelles normes, de nouveaux modèles de comportement, qu’il ne faut surtout pas réduire à de simples phénomènes de mode.

Il y a donc nécessité à cerner avec précision les questions majeures posées par la transformation radicale du paysage audiovisuel et par l’expression des demandes sociales qui apparaissent de plus en plus manifestes en ce domaine. Il est également urgent de s’interroger sur les effets néfastes ou salutaires des images et des sons que distillent chaque jour les grands et les petits écrans. Le «menu» culturel de millions de jeunes Algériens et Algériennes, provenant quasi-exclusivement des industries audiovisuelles occidentales et moyen-orientales, devrait nous inciter à plus de circonspection.

Malheureusement, il n’existe à ce jour en Algérie aucun champ disciplinaire d’analyse de la communication médiatique (en particulier audio-visuelle), aucune communauté scientifique constituée à l’exception de quelques chercheurs isolés qui travaillent sur le sujet. De ce fait, les chiffres, les données et les commentaires relatifs aux effets néfastes ou salutaires de la télévision ou du cinéma, ne peuvent être pris en considération puisque n’ayant jamais fait l’objet de publication dans les formes habituellement reconnues.

A l’évidence les aspirations de la jeunesse algérienne d’aujourd’hui, ne sont plus celles qui prévalaient dans la société traditionnelle hier. Autrefois, le paysage social des enfants s’organisait autour de l’école et de la famille. Maintenant la télévision, pôle principal des loisirs, est devenue un véritable facteur d’intégration et de socialisation. C’est auprès d’elle que s’opère la plus grosse part de distraction d’éducation et de découverte du monde. Elle tient une place spécialement importante auprès des jeunes téléspectateurs, à l’âge où se mettent en place les principaux schémas affectifs et intellectuels dans l’incroyable appétit d’exploration et d’expérimentation qui les caractérisent, que ce soit à six, ou à treize ans.

Elle accompagne le mûrissement de l’enfance et de l’adolescence qui s’échafaude d’incitation en apprentissage, de comportement en conduite. Principal instrument de loisir -sinon l’unique, pour la plupart des enfants et des adolescents algériens-, vecteur privilégié de transmission sociale, le petit écran est tout à la fois en Algérie, un moyen de détente, un moyen d’ouverture sur le monde et un moyen d’accès à la culture. Mais, c’est par elle que les désordres du dehors font irruption dans la sphère domestique et constitue un risque potentiel et durable de déstabilisation des esprits malléables. Ceci dit, de nombreuses interrogations demeurent sur l’idéal de valeurs transmis, sur le modèle d’identification culturelle ou comportementale proposé et sur les modes de représentation. La question de la jeunesse face au petit écran se pose donc avec une acuité particulière. S’il s’avère illusoire et à la limite démagogique de considérer les médias audiovisuels comme un remède miracle pour sortir de l’isolement et accéder au savoir et à la connaissance, il est tout à fait erroné de les rendre seuls responsables du vaste processus de déstabilisation psychologique et d’acculturation constaté ici ou là.

L’idée que le téléspectateur est un être passif, ne fournissant pas d’effort mental pour comprendre les messages transmis, se retrouve dans de nombreuses études. Or, on sait aujourd’hui qu’il n’en est rien, et que le jeune téléspectateur a plutôt tendance à développer, grâce à la fréquentation du petit écran, des activités mentales spécifiques. Il a même été démontré que le médium télévision peut développer les facultés mentales chez les enfants qui intériorisent les éléments symboliques de certains messages codés. Tout comme il a été clairement établi que la télévision peut développer l’intelligence de l’enfant en âge préscolaire[9]. Il faut donc se garder des préjugés et des simplifications abusives lorsqu’il est question de l’impact de la télévision. S’il n’est pas raisonnable de la charger de tous les maux et de toutes les difficultés que rencontrent les jeunes, il ne faut pas à l’inverse, la croire à même de résoudre tous les problèmes et donc l’investir d’un pouvoir puissant.

Pour comprendre les messages télévisuels, le jeune est très tôt amené à exercer son attention visuelle et auditive. Pour acquérir des connaissances, il est incité à différencier les documents de fiction des documents faisant référence au réel. Il doit enfin intégrer des informations dans un système de référence et les structurer dans l’espace et dans de temps. Ces différentes compétences qui ne sont pas toujours inscrites dans les apprentissages scolaires, peuvent toutefois intervenir dans certains apprentissages fondamentaux [10].

Il est cependant regrettable de constater le peu d’intérêt de la télévision face aux capacités créatrices des jeunes. Ces derniers ne participent qu’exceptionnellement aux émissions qui les intéressent. Aucune émission ne vise à susciter véritablement l’expression, la création et l’éveil de leur imagination. La télévision scolaire, annoncée comme une grande révolution dans le processus de démocratisation de l’enseignement n’a pas non plus comblé les espoirs que les pionniers avaient mis en elle. L’institution éducative, réticente au média-TV, n’a jamais songé à repenser les fonctions traditionnelles en tenant compte du contexte médiatisé dans lequel s’effectue l’acquisition des connaissances. Aucun programme ne permet à l’enfant de développer ses capacités d’intelligence visuelle et auditive et aucune attitude critique n’est enseignée face aux images et aux sons[11].

De l’image de la violence à la violence des images

La vie quotidienne est devenue un gigantesque plateau de tournage pour scènes d’horreur, une source d’inspiration intarissable pour scénaristes avides d’hémoglobine. Chaque jour apporte son lot de drames. Médiatisé, chaque phénomène prend une ampleur exceptionnelle. Des pédophiles de Belgique qui découpaient les enfants après leur avoir fait subir d’atroces sévices, aux génocides et autres épurations ethniques du Rwanda et du Kosovo, en passant par les tueries d’écoliers de Littleton (Colorado) et de bébés à Liverpool (Grande-Bretagne), le matraquage médiatique international ne s’estompe jamais[12].

L’actualité évoque à intervalle régulier ce type de faits divers tragiques en les liant à un film ou à une émission de télévision. Ils conduisent les psychologues à s’interroger sur le rôle de télévision dans le comportement agressif des jeunes[13]. Ils confortent ceux qui pensent, et ils sont de plus en plus nombreux, que la violence à la télévision a un impact certain sur les enfants. Selon un rapport de l’Association Américaine de Psychologie et une étude réalisée par le « Children Defense Fund », le pourcentage des programmes contenant, aux Etats-Unis, des comportements agressifs varie de 73 à 83 %. Les scènes de violence augmentent sans cesse. Un enfant au terme de sa scolarité, donc vers 14 ans, aura assisté à plus de 11.000 assassinats et à quelques 100.000 actes violents[14]. Environ, 6.000 jeunes sont tués chaque année. Principale cause de décès chez les moins de 20 ans : armes à feu ; viennent ensuite, l’auto-destruction par la toxicomanie, l’alcoolisme, le suicide et les accidents de la circulation.

A chaque tragique événement, la question de la violence à la télévision revient en force. Le débat sur l’impact de la violence filmée n’est pas nouveau. Les premières études ont commencé dans les années 1920 avec les débuts du cinéma, pour s’élargir ensuite à la télévision. Mais les travaux scientifiques ont beau se multiplier depuis un demi-siècle, aucun ne permet d’aboutir à des conclusions définitives. Cible de toutes les critiques, le média-TV joue en effet dangereusement avec les émotions collectives en donnant à voir du spectacle violent en permanence. Par ses scoops aguicheurs, son voyeurisme, son goût immodéré du sensationnalisme et par sa manière de spectaculariser l’actualité, la télévision constitue par moment une atteinte à l’intégrité physique des citoyens. L’audimat poussant vers des dérives, les diffuseurs optent alors pour des programmes qui traumatisent les téléspectateurs, banalisent la violence et neutralisent les valeurs véhiculées par l’école et la famille, d’où la précocité criminogène chez certains enfants et adolescents soumis à une pression télévisuelle incontrôlable.

En ce qui concerne l’Algérie, microcosme des pays en voie de développement, la parabole contribue à mettre tout un pays à l’heure américaine et à l’heure française en même temps. D’après une enquête américaine de la NCTV (Coalition nationale contre la violence à la télévision), toutes les chaînes françaises confondues, câblées y compris, seraient, après les américaines, les plus violentes du monde : entre 6 et 10 scènes de meurtres à l’heure. Il est tout de même impressionnant de constater qu’en France, les enfants totalisent 1200 heures par an devant le petit écran, quand ils ne passent que 900 heures à l’école. La jeunesse algérienne n’est pas loin d’atteindre des scores identiques.

Liliane Lurçat[15], qui a donné beaucoup de conseils aux familles sur les comportements à avoir face au petit écran, reconnaît que la télévision fascine les enfants, qu’elle les immobilise et provoque un choc émotionnel qui favorise l’imprégnation, l’un des modes les plus puissants de l’apprentissage. «Elle rend, dit-elle, les enfants violents pour la simple raison que le crime dont ils ne devraient être que les témoins exceptionnels devient un événement banal». La psychologue et directrice de recherche au CNRS, conclut l’une de ses études en disant que l’enfant qui ne peut exprimer ses émotions, qui sera davantage tenté de passer à l’acte par imitation inconsciente. Bertrand Tavernier, porte aussi un jugement sévère[16]. Il pense que les jeunes consomment des images sans avoir de réelle curiosité pour la vie réelle. C’est cela qui, à son avis, pose problème. Il trouve qu’ils voient beaucoup de films et qu’ils n’ont pas d’autres sources d’intérêt qui pourraient mettre ces images en perspective. Pour ce cinéaste, qui a consacré de nombreux films sur le sujet, «les jeunes vivent dans un monde virtuel et se soumettent à de fausses valeurs, sans rien retenir de leur éducation, quand ils en ont reçu une. Du coup, les images dont ils s’abreuvent s’emparent d’eux comme un virus. Mais, voir des tonnes de films ne les rend pas toujours délinquants, heureusement».

La nouveauté des années 1990 est l’apparition d’une volonté politique dans un certain nombre de pays pour limiter la violence, contrôler le processus et développer des attitudes de vigilance.

Pour contrôler, enrayer ou limiter les risques que peuvent provoquer les films et téléfilms violents, chaque pays a inventé sa réglementation spécifique. Les Etats-Unis viennent de mettre au point une puce, la V-Chips, rendue obligatoire depuis le 1er Janvier 2000. Il s’agit d’un signal électronique intercepté par la puce, laquelle peut ou non bloquer l’émission. Ce sont les parents qui filtrent les programmes à leur guise, selon l’âge ou le sexe de leur enfant, mais aussi selon le degré de violence des images, des sons et des commentaires.

Les Français ont opté pour la signalétique anti-violence, une méthode originale pour filtrer les programmes violents par tranche d’âge. Le CSA[17], laisse aux parents la responsabilité de juger du degré de nocivité d’une émission. Encore une fois, ce sont les adultes qui autorisent ou interdisent l’accès à l’écran en fonction de la maturité de leurs enfants. Le CSA évite ainsi de se trouver en situation d’autorité morale ou de censeur.

En Algérie, aucune protection n’a été prévue autre que la censure. Mais la nouvelle donne médiatique qui plonge le téléspectateur algérien dans un océan d’images et de sons, pose avec acuité le problème. Longtemps sevrés de programmes, la jeunesse algérienne se voit proposer une offre exceptionnelle des chaînes satellitaires. Certaines familles se déclarent outrées par toutes les scènes de violence gratuites qui envahissent leurs petits écrans. Ce qui leur semble particulièrement grave, ce sont les séquences à caractère sexuel, qui arrivent impromptues, dans n’importe quel programme et à n’importe quelle heure de diffusion. La nocivité du risque d’exposition involontaire, fait que dès l’ouverture du poste de télévision, ils évitent les chaînes occidentales trop permissives.

Mais, compte-tenu du fait que dans le contexte de la société algérienne, il n’y a pas de grandes distances, pas de ruptures entre l’univers social des adultes et celui des enfants, aucune mesure particulière ne peut être totalement efficace contre cette nouvelle invasion d’images et de sons concoctés sous d’autres cieux. A force d’être confrontés à des problèmes d’adultes, à force de vivre intensément en leur sein, enfants et adolescents subissent et reflètent leur influence, notamment certaines formes de pensée et de comportement.  

Une génération entière d’enfants et d’adolescents a été culturellement «fabriquée» avec et par la télévision pour le meilleur et pour le pire[18]. Pour pallier la pénurie d’images et de sons des réseaux nationaux, les décideurs ont recours à cette «culture»  de substitution, entièrement transnationale, qui propose à domicile et à volonté, sexe, violence, culte de la force brutale et de l’argent. Mais, si une consommation abusive de films anachroniques comporte des risques pour le développement des consciences et des sensibilités, et si certaines émissions peuvent colorer négativement la perception du monde et la manière d’appréhender la réalité, il faut se garder des simplifications abusives.

Les effets pernicieux des images et des sons sont réels lorsque rien n’est fait pour les éviter. Il est par exemple regrettable de constater l’indifférence de l’institution éducative à l’égard de l’audiovisuel. Pourquoi ne pas commencer à initier les jeunes aux différentes technologies et au mode de production des nouveaux médias ? Pourquoi ne pas leur apprendre à décoder les messages et les aider à développer un esprit plus critique ? Les enseignants et les formateurs devraient dépasser les éternelles palabres sur le degré de nocivité que présente la «boîte à images», réactions souvent passionnelles et sans nuances et s’atteler à préparer les jeunes à vivre en adéquation avec leur environnement. Les médias n’ont pas que les effets néfastes. En offrant aux enfants et aux adolescents une vaste vision du monde qui dépasse de beaucoup celle acquise par l’école et l’environnement immédiat, ils montrent qu’ils possèdent aussi des effets salutaires. Plus qu’une loi ou qu’une décision arbitraire, ce qui semble essentiel et urgent est l’information du public, l’éducation des enfants, l’intervention des parents et l’auto-règlementation des médias.


Notes

[1]- Cf. Etudes et Documents d’Information, N°43, UNESCO, 1965.

KATZ, E.- La Recherche en communication depuis Lazarsfeld.- In Hermès, Cognition, Communication, Politique, No 4.- Paris, Ed. du CNRS.

[2]- L’effet cathartique a été évoqué par Aristote, à propos de la tragédie antique. Aujourd’hui, cet effet est appliqué à la télévision. On dit que le petit écran soulage des frustrations au travers de la participation imaginaire à une scène agressive.

[3]- Le 16 Janvier a été accordé aux intégristes repentis comme date limite pour déposer les armes.

[4]- RAMONET, Ignacio.- TV Nécrophile. Le Monde Diplomatique, Mars 1990. I. Ramonet déclarait : « On avait oublié qu’aujourd’hui l’information TV est essentiellement un divertissement, un spectacle qu’elle nourrit fondamentalement de sang, de violence et de mort ».

[5]- Cf. Rapport du Colloque international « Formes Contemporaines de violence et Culture de la Paix ».-, Alger, ONDH-UNESCO, 20/22 Septembre 1997.

[6]- MAFFESOLI, M..- La violence totalitaire.- Paris, PUF, 1979.

[7]- Le 20/11/89 à New York : L’Assemblée Générale des Nations Unis, adoptait à l’unanimité la Convention Internationale sur les Droits de l’Enfant, Ratifiée, 10 ans plus tard par 191 Etats dont l’Algérie.

[8]- MELON-MARTINEZ, Enrique .- La télévision dans la famille et la société moderne.- Paris, Ed. Société française, 1969.

[9]- CHALVON, Mireille ; CORSET, Pierre ; Souchon, Michel.- L’enfant devant la télé.- Ed. Casterman E3, 1981. (Dans ce livre qui bouscule beaucoup d’idées reçues, la passivité de l’enfant n’y apparaît pas comme une évidence, ni l’incitation à la violence comme un fait prouvé, mais d’autres aspects y sont mis en valeur, en particulier l’influence considérable des conditions de réception dans les familles.)

[10]- CHOMBART DE LAUWE, BELLAN, Marie José Claude.- Enfants de l’image. Enfants personnage des médias / Enfants réels.- Paris, Payot, 1979.

[11]- TARDY, M. ; BERTIN, J..- Le professeur et les images, Collection Supérieure.- PUF, 1966.

[12]- Etats-Unis, (Arkansas) : 4 écoliers et une enseignante ont trouvé la mort à la suite d’une fusillade d’enfants. Grande Bretagne, (Liverpool) : un enfant de 2 ans est tué par 2 gamins de 11 ans, selon un rituel horrible imité d’un film d’horreur : « Children’s play 3 ». Norvège : 3 gamins assassinent une fillette à l’issue d’un jeu, inspiré de deux séries : "Powers rangers" et « The Edge ». France, 3 écoliers de 10 ans lynchent un clochard.

[13]- FRYDMAN, Marcel.- Télévision et violence.- Belgique, Ed. médicales de Charleroi.

[14]- Telle est la conclusion de la Convention internationale sur la violence dans les médias qui s’est tenue aux USA en Octobre 1994. A côté de la violence fictionnelle, existe la violence réelle du monde que les médias amplifient. Les nouvelles font aujourd’hui le tour de la terre en temps réel. Au moment même où ces lignes sont rédigées ( 26/05/2000 ), nous apprenons un énième assassinat par arme à feu aux Etats-Unis. Un enseignant du Collège de Lake Worth (West Palm Beach) était tué à bout portant d’une seule balle par l’élève qu’il venait d’exclure de sa classe pour indiscipline. Encore une fois réalité et fiction vont se rejoindre…

[15]- LURÇAT, Liliane.- Violence à la télévision : L’enfant fasciné.- Ed. Syros Alternatives.

[16]- TAVERNIER, Bertrand.- Réalisateur de L’Appât, film récent inspiré d’un fait divers très violent. Entretien : La Vie du 09 / 03 / 95.

[17]- Le Conseil supérieur de l’Audiovisuel français (CSA) a mis au point, en Octobre 1996, un dispositif de protection des mineurs : Un cercle, un triangle, et un carré de couleurs différentes, signaux pour le feu vert parental.

[18]- Le vrai débat réside dans l’équilibre subtil à trouver entre les médias et la société et cela, en respectant la liberté d’expression de chacun et la nécessaire protection des enfants.

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