Insaniyat N° 10 | Violence : contributions au débat | p.67-72 | Texte intégral
A Special Violence Abstract: A banal use of the term «violence» hides different phenomenon and doesn’t help in understanding historical circumstances of their manifestation. |
Belkacem MEBARKI : Enseignant à la faculté des Lettres, des Langues et des Arts, Département de français, Université d’Oran, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
L’écriture des Beurs est l’expression même de la violence voulue comme art littéraire. Elle se veut comme miroir déstabilisant de deux espaces clos qu’elle met à nu, au-delà du témoignage ou de l’inventaire thématique relatif à l’émigration dans lesquels nous avons pris l’habitude de la confiner. Certes, l’écriture des Beurs semble prêcher par sa naïveté du fait qu’à peine sortis de l’enfance, ces enfants de l’exil se sont mis à raconter leur aventure. Cependant, il faut reconnaître à cette littérature, dans cette naïveté même, sa force de nous bousculer dans notre confort et dans nos certitudes en nous rappelant que nous sommes tous des êtres excentrés, “en perpétuel exil de nous-mêmes et du monde”[1], et que «chacun de nous secrète d’“autres mondes” futurs, en cherchant à transformer le réel afin qu’il lui ressemble un peu»[2].
Les écrivains Beurs ont choisi de quitter la sécurité de l’espace culturel des ancêtres, comme celui d’ailleurs, de la littérature maghrébine telle que traditionnellement définie, et se sont offerts la liberté d’emprunter les chemins de l’errance. Chemin à double sens, car s’il est censé mener les personnages, nomades périphériques, vers un centre idéalisé ; il a surtout le mérite de ramener le lecteur, pour peu qu’il accepte de se débarrasser de ses préjugés de lecture, à son origine, en l’incitant à revisiter les intuitions et les intentions de la pensée occidentale et de la pensée orientale, toutes deux mises face à leur absence de communication.
Au-delà du déplacement social désiré par les personnages vers un centre matériellement alléchant, s’opère un glissement identitaire par remise en question d’une vision du monde. Ainsi, sommes-nous plutôt tentés d’interroger cette littérature en ce qu’elle peut nous suggérer qui dépasserait un simple phénomène d’ordre social et économique et de la suivre dans sa manière crue de mettre à nu une société maghrébine qui se fait violence dans sa mutation multidimensionnelle.
Cette littérature de l’underground[3] met en scène, en les opposant, passé et présent, Orient et Occident, parents et école, espace d’origine et espace d’accueil… Cette écriture de la colère, constitutive d’une personnalité en devenir, nous entraîne, à travers ces dyades, vers notre dimension ontologique qui nous pousse à reconsidérer le rapport que nous avons allègrement installé entre l’amour et la raison, la tradition et la modernité, la spiritualité et la matérialité, l’âme et le corps.
La dimension exilique véhiculée par la littérature des Beurs réside peut-être dans son invitation au déplacement de ces oppositions dyadiques et à la quête d’une synthèse interculturelle synergique malgré la disjonction des modèles et l’éclatement des registres. Sinon, comment suivre sans trop de paternalisme intellectuel, l’aventure d’un discours dans un espace et une civilisation qui ne sont pas les siens ?
Azouz Begag, écrivain Beur lyonnais, narrateur de la “beuritude” par excellence, a ce mérite de nous inviter, occidentaux ou maghrébins, à revoir notre manière traditionnelle de diviser le monde en deux blocs culturels, juxtaposés et qui se tournent le dos. Le style de cet enfant d’émigrés est celui d’une écriture palimpseste. En effet, par delà l’histoire pathétique d’un enfant de banlieue en bute à des problèmes familiaux qui semblent au départ relever d’un simple conflit de générations ou de difficultés d’intégration pour un fils d’ouvrier venu d’ailleurs, le discours de l’œuvre, d’une extrême violence, heurte la sensibilité et les convictions du lecteur trop habitué à ce qu’on lui caresse les principes dans le sens des croyances et des goûts. Begag perturbe par sa franchise et ses romans déstabilisent les deux sociétés mises en scène et qui, pour se faire respecter et imposer l’insoutenable légèreté de leur fondement arbitraire, s’enferment dans « leur monde rassurant où chacun est persuadé d’être “à sa place”, en étant intégré dans un univers qui est le meilleur possible, voire le seul valable face à tous les autres traités comme barbares »[4].
Les romans de ce Beur bousculent donc les certitudes et la satisfaction des mondes clos dans lesquels nous nous sommes, les uns et les autres, hermétiquement enfermés, car l’ouverture sur l’Autre nous perturbe, nous inquiète. Ces romans nous font découvrir notre incapacité d’accepter les mutations que nous impose l’évolution d’un réel qui n’admet plus les frontières ni, encore moins, l’idéalisation des modèles culturels nationaux. Idéalisation handicapante pour notre être et rédhibitoire pour notre plénitude. “Je ne peux être pleinement moi que si je suis en même temps l’Autre”, voilà peut-être, consciente ou non, la problématique de l’écriture bégaguienne. Une problématique qui brouille les repères, qui transgresse le modèle binaire et qui, de la sorte et à sa façon, mine les fondements de l’exotisme et de l’orientalisme. Begag, malgré lui peut-être, ne verse nullement dans la littérature de néo-colonisé ou de l’émigré ébahi par la richesse de l’espace dominant, et qui raconte ses déboires d’acculturé pour amuser le lecteur occidental. Ses préoccupations profondes paraissent autres ; elles passent par des négations qui lui font terriblement mal ; au lecteur aussi.
Ce travail de sape, réalisé par la technique du contre-discours ironique, s’effectue surtout par l’éclatement des espaces mis en scène : celui de la banlieue avec sa misère sociale et économique, celui des parents avec leur modèle culturel anachronique enfin, celui du centre désiré (mis en perspective) dont la ligne d’horizon semble en perpétuelle fuite.
Les deux principaux romans de Begag racontent le rêve brisé qui provoque l’écriture. Une écriture qui rend compte d’une prise de conscience douloureuse d’être dans un monde riche, censé soulager de leur souffrance et de leur pauvreté des émigrés en quête d’un bien-être matériel, mais qui les relègue à sa périphérie. Cette situation est en fait une mise en exil dans un exil. Des parents, fuyant le dénuement du lieu d’origine, retrouvent cette même misère matérielle, doublée d’une marginalisation sociale, voire même raciale, figurée par le bidonville ou la banlieue de résidence.
Du Chaâba, amas de “baraquements à géométrie désordonnée, une masse informe”[5], bidonville plein de boue et de crasse, lieu rustre, laid et violent, à la boîte de nuit[6], lieu de rêves, “paradis” duquel étaient “privés” [7] les parents (et duquel seront également privés les enfants, même avec tout ce qu’ils tentent pour), du bidonville au “paradis” fictif et inaccessible, l’errance s’installe et l’imaginaire devient déliquescent.
Cette ruine des assises et cette évanescence des horizons détermineront le style de cet écrivain Beur. Une narration “rap”, une écriture “blues” (raï, serais-je tenté de dire), s’imposent comme transgression de la norme en vigueur. Comme le narrateur considère qu’il est rejeté de partout, il n’a désormais d’autres valeurs, d’autres visions à défendre que les siennes propres, autres que celles qui relèvent du chauvinisme, du nationalisme, de l’ethnocentrisme ou du racisme. L’entreprise n’est certes pas aisée et peut, en cas d’échec (ce qui n’est pas exclu), déboucher sur un dédoublement de personnalité, cause d’irréparables dégâts chez un grand nombre d’enfants d’exilés dans leur territoire natal.
Et pourtant, ils la tentent, cette entreprise !
Décliner son identité d’origine, annoncer son identité d’avenir, revisiter sa mémoire, affronter les vexations xénophobes, s’armer du modèle de l’autre pour casser la clôture de son monde, ce sont-là autant de marques de “beuritude”, autant de thèmes qui permettent aux écrivains Beurs de tenter l’expérience d’autres axes d’énonciation dans de nouveaux paradigmes identitaires, différents de ceux tracés selon la théorie du nivellement culturel ou déterminés sur une altérité fondée sur des critères d’appartenance non stable parce que déterritorialisée. Michel Laronde relève justement ce propos : «Le terme Beur ne livrera sa signification identitaire que pour autant qu’il se distinguera par touches différentielles d’autres termes en opposition systématique (…). Et c’est dans le discours romanesque même que se trouve la justification de cette démarche théorique, avec la récurrence (chez plusieurs auteurs) de la relation paradigmatique sous une forme syntagmatique signifiante dont le modèle est l’association tautologique de deux éléments identitaires : “Ni Français, Ni Arabe”[8]». Comme il souligne par ailleurs que : «Pour la génération issue de l’immigration maghrébine, il y a brouillage du discours sur l’identité par saturation du concept d’altérité”[9].
Un élément fondamental de l’altérité est sans conteste le personnage du père. Le lecteur est désappointé par la manière dont ces narrateurs parlent de ce personnage, figure on ne peut plus sacrée dans l’imaginaire maghrébin, mais qui perd toute sa valeur en exil. Begag, comme tous les autres Beurs, donnent une image très dépréciée du père. On ne pourrait se flageller de manière plus masochiste! Qu’on le fasse écraser par un camion[10], qu’on le fasse tomber d’un échafaudage pour lui faire perdre la raison et le qualifier de “chien”[11], ou que, moins violemment comme pour le cas de Bouzid[12], on l’affuble d’ignorance et de rudesse, ce personnage du père endosse non seulement la responsabilité de l’exil (ce qui serait un moindre mal, l’exil étant perçu au départ comme un acte positif), mais il assume surtout l’incapacité du modèle maghrébin de s’affirmer, face au modèle occidental arrogant.
Solide rempart en d’autres lieux et en d’autres situations, sur lequel on se serait appuyé en cas d’incertitude, ce père s’avère faible et fragile. Il a perdu tout son pouvoir. Relégué au plus bas de l’échelle socio-économique (il est manœuvre dans le meilleur des cas), il baragouine un dialecte abâtardi et pratique une religion folklorisée. Cette pauvreté matérielle et cette misère culturelle font honte à ses enfants.
Le paradoxe est que malgré cette déchéance, qui fait de lui un sous-homme dans un espace où il est étranger, il “se méfie, hypocritement”, de l’Autre, chez qui il s’est exilé pourtant. L’enfant récuse ce comportement jugé inadéquat et ridicule. Ce faisant, il installe une distance entre son père dont il rappelle le lien d’origine “Mes parents sont algériens” et lui-même. “Je suis né à Lyon”. Ces affirmations relèvent du chronotope puisqu’elles dénotent que des liens émotionnels sont en train de se développer entre le narrateur et un lieu et que ces mêmes liens se défont avec un autre lieu. L’écrivain confère ainsi, une autre dimension à l’exil qui devient de la sorte la base de départ d’une personnalité nouvelle dans cet ailleurs, ruinant de la sorte l’espoir du retour, secrètement entretenu par les parents.
Cette vie future, pense-t-on, se confectionne et s’émancipe à l’école, institution omniprésente, et omnisciente s’il en faut. Cette école occidentale n’est pas perçue simplement comme un lieu d’apprentissage de la vie. Elle joue plutôt le rôle d’antichambre avant le centre, de purgatoire avant “le paradis”. L’enfant d’émigré y va pour “apprendre” les valeurs de son espace natal, les chemins de la modernité, que ne peut lui dispenser et lui montrer par défaut, l’espace décentré de ses ancêtres.
Cette institution présente cependant quelques inconvénients. En effet, sa mission éducative et “civilisationnelle” devient purement idéologique lorsqu’elle défend une altérité locale qui se manifeste par le rejet de l’Autre, par la ridiculisation de ce qui vient du Sud , considéré comme anachronique. On s’y plaît à rappeler à l’enfant de l’exil à chaque fois que l’occasion s’y prête (et elle s’y prête souvent), qu’il porte un nom imprononçable, que sa culture d’origine ne lui permet pas d’accéder à la modernité, qu’il est même génitalement inapte pour des études normales et qu’il n’est là que pour perturber la race des travailleurs (le C.E.T. lui suffit largement, si toutefois il réussit ce tour de force de ne pas s’en faire exclure, comme ce fut le cas pour Madjid : “ils se retrouvèrent dehors, assis sur les marches de l’escalier d’entrée d’une tour de béton, comme un étranger débarquerait dans un pays neuf où tout va très vite”[13].
En fin de compte, cette école, sur laquelle on fondait tant d’espoir, ne s’avère pas comme un adjuvant efficace et sûr. Elle se montre comme l’expression d’un modèle qui doute de lui-même en caricaturant l’Autre et au lieu de mener le Beur à son équilibre, à sa plénitude, à son harmonie avec son sol natal, elle ne fera que rendre plus mouvants ses repères en accentuant son écartèlement et sa confusion mentale. Cette déception se traduit par un comportement névrotique, et par moments, par une violence insupportable, schizophrénique.
Sinon, comment lire cette honte que ressent le Beur à l’endroit de sa mère, espace matériel renié, abjuré ? Une scène fort émouvante résume ce malaise : un jour, la mère de Azouz, voulant se comporter comme les autres mères “modernes”, vint attendre son fils à la sortie de l’école, une boîte de chocolat à la main ; or, son fils, qui était en compagnie de deux camarades de classe, refuse d’aller vers elle. Il nous avance l’explication suivante : “Soudain, une vision insupportable boucha le cadre de la porte. Là, sur le trottoir, évidente au milieu des autres femmes, le binouar (peignoir) tombant jusqu’aux chevilles, les cheveux cachés dans un foulard vert, le tatouage du front encore plus apparent qu’à l’accoutumée : Emma (ma mère). Impossible de faire croire qu’elle est juive et encore moins française”[14]. La présence de cette mère, dans un espace qui n’est pas le sien, met en surface le malaise profond d’un narrateur en situation d’incertitude. Dans une atmosphère de ruptures où toutes les images sont déformées par des miroirs brisés, cet enfant soumet à sa vision perturbée, sa mère, donc son origine. Il va jusqu’à transgresser un tabou millénaire : celui de faire juger sa mère, musulmane, par deux personnages juifs. Lorsqu’on sait la place qu’occupe le juif dans l’imaginaire maghrébin musulman, la scène dépasse certainement le simple caprice d’un narrateur, par “ce brouillage du discours sur l’identité par saturation du concept d’Altérité”[15].
S’extraire de la périphérie, courtiser le centre, déplacer son père et sa mère dans un nouveau paradigme identitaire soumis à l’application de l’Autre, ce sont là, les thèmes pris en charge par la parole nomadisante bégaguienne qui dit, violemment, les sacrifices et les obstacles que doit surmonter un candidat à la mutation, contraint, lui qui veut faire corps avec son espace de naissance, d’afficher sa différence et de l’exposer à qui veut la remarquer.
L’aventure de Azouz ne peut être lue comme l’histoire banale d’un Beur qui a “une identité à réobtenir, qui ne se laisse faire ni par les Arabes, ni par les Français”[16]. Cette aventure est, quelque part, celle de chacun de nous ; car au-delà de simples péripéties d’un enfant d’émigrés, les romans de Begag (et des autres Beurs) mettent à nu les paradoxes des sociétés actuelles qui, tout en se réclamant de la modernité, restent en fin de compte très intolérantes.
A l’image de ces Beurs, nous avons des difficultés à vivre notre identité plurielle, notre rapprochement de l’Autre, tout en gardant les éléments fondamentaux de notre Altérité, ce qui nous met en décalage aussi bien avec notre modernité qu’avec notre tradition. L’exemple de ces narrateurs de l’émigration, qui régurgitent de manière cathartique un exil et un décentrement, est celui des aventures diffluentes d’une tranche de l’humanité qui a du mal à garder son équilibre dans les changements qui lui sont imposés de l’extérieur et de l’ailleurs. L’écriture des Beurs nous apprend que les mutations se font dans la douleur. Pour ce qui nous concerne, la douleur d’être obligés de nous regarder dans le miroir de l’Autre lorsque le nôtre devient défléchissant ou flou par narcissisme identitaire. Begag et ces compères Beurs se sont attelés à nous dépoussiérer les miroirs, à nous réinstaller les repères. Le chemin est peut-être long, pénible, mais il est désormais tracé.
Notes
[1]- KRISTEVA, J..- Etrangers à nous-mêmes.- Paris, Fayard, 1988.
[2]- MIQUEL, C..- Critique de la modernité, l’exil et le social.- Paris, l’Harmattan, 1992.- p.64.
[3]- LACHMET, A..- In Actualité de l’Emigration, 1988.
[4]- Cf. MIQUEL, C..- p.25.
[5]- BEGAG, A..- Le Gône du chaâba.- Paris, le seuil, 1986.- p.11.
[6]- BEGAG , A..- Béni ou le paradis privé.- Paris, le seuil, 1989.
[7]- Idem.
[8]- LARONDE, M..- Autour du roman Beur, immigration et identité.- Paris, l’Harmattan, 1993.- p.19.
[9]- Ibid.- p.20.
[10]- BELGHOUL, F..- Georgette.- Paris, Ed. Barrault, 1986.
[11]- CHAREF, M..- Le thé au Harem d’Archi Ahmed.- Paris, Mercure de France, 1983.
[12]- Bouzid, père de Azouz Begag.
[13]- CHAREF, M..- Op. cité.
[14]- BEGAG, A.- le Gône…- p.190.
[15]- LARONDE, M..- Autour …- Op. cité (Note 9).- p.20
[16]- BOUKHEDENNA, S..- Journal “Nationalité : immigré (e)”.- Paris, l’Harmattan, Collection “Ecritures Arabes”, 1987.- p.126.