Insaniyat N° 10 | Violence : contributions au débat | p.73-78 | Texte intégral
Violence in text, agression in writing in “Ideal Topography for a characterised agression” by R. Boudjedra Abstract: Violence, scourge of modern times or mishap from former times, continues to be in front at the social scene and takes on different aspects depending on the means of expression which takes it over and represents it Literature and novels indirectly devote a certain interest in a certain context defined by the preoccupation of the moment. |
Nadia OUHIBI - GHASSOUL : Enseignante, Faculté des Lettres, des Langues et des Arts- Université d’Oran.
Fait littéraire
La littérature aujourd’hui ne dissocie plus de l’acte d’écrire du questionnement qu’il suscite, et ne sépare plus, fonction poétique, au sens de création, de fonction critique, au sens de réflexion sur sa propre élaboration.
S’inscrivant dans ce processus du questionnement, les romans de Boudjedra interpellent, parce qu’ils présentent au lecteur : un texte inachevé, digressif, voire gênant dans sa façon de narrer les événements et d’emblée, indisposant ce même lecteur, habitué à plus de stabilité narrative, à un bien-être romanesque, fourni, par ce que la critique appelle, le roman conventionnel.
Boudjedra, comme ces écrivains qui ont signé «le pacte de l’écriture buissonnière », accorde une importance accessoire au récit, si bien que ses textes deviennent, un pré-texte, au déploiement de l’écriture, une écriture excessive, proliférante, et envahissante, dont le langage, par le dérisoire qu’il traduit, déplace la finalité du récit, qui n’est plus dans l’expression de quelque chose, mais dans l’explosion du texte, la saturation de l’espace, l’affolement du personnage, l’égarement du lecteur, l’intérêt du critique, l’agression peut commencer.
La lecture du roman
La manière d’appréhender un texte, de lire, est en fait, dictée par la structure même de celui-ci, structure qui s’établit à partir du matériau, qui est le langage, ainsi le critique, qui se propose de faire «telle lecture », n’agit pas selon des motivations personnelles, mais il est contraint par la nature même du texte, par la façon, dont se construit l’univers romanesque.
«Topographie » : n’est pas la banale histoire d’un voyageur dans le métro parisien, encore moins :
«L’odyssée pitoyable et exténuante d’un Algérien qui vient de quitter son pays, pour se retrouver dans les boyaux dédaléens vivant quotidiennement » comme le présente, le résumé des éditions Denoel.
«Topographie», c’est d’abord le récit des mots, avant d’être celui de quelque chose. Il constitue cet espace privilégié, dans lequel ceux-ci s’affrontent, s’organisent, s’articulent, se désarticulent, fonctionnent de manière autonome, perturbent le personnage, et agressent le lecteur.
Celui-ci, rompu à certaines habitudes de lecture, se préoccupe de retrouver la réalité dans le récit, or, dans «Topographie », la puissance des mots est telle qu’elle déplace l’intérêt de la lecture et perturbe l’attention du lecteur.
Dans ce cas, pourquoi cette volonté de faire «coller » l’histoire, élément textuel à une réalité extra-textuelle ?
Si l’on admet que le roman a un fonctionnement interne, qu’il organise les éléments de son univers, en relation avec ce même univers, la correspondance au texte, à la réalité, n’est plus de mise.
«Topographie » n’invite pas à confronter la fiction à la réalité mais à dérouter, à inquiéter le lecteur.
En ce qui concerne le personnage, la chose est entendue, est déjà dans un espace conçu, en vue d’une agression.
Récit cyclique d’une part, régressif et tentaculaire, d’autre part, il constitue «le piège idéal » dans lequel les mots se racontent et préparent leur agression.
Le lecteur, comme le personnage, par le biais du procédé de mise en abyme, avancent en terrain miné.
«Tout» dans ce texte, labyrinthique et tortueux, une valise en carton, tenue par un pseudo fakir, une blessure en forme d’étoile, une boule de flipper, un tatouage de la barre dégoulinant sur menton, est prétexte, à un éparpillement, et invite le lecteur à suivre, non plus :
«L’écriture d’une aventure, mais l’aventure de l’écriture ».
Violence et agression
L’écriture est dérivée de sa fonction utilitaire, elle n’est plus là pour traduire, guider ou informer, mais pour égarer.
Elle ordonne, structure l’espace, le rend idéal, celui-ci est l’objet d’une élaboration qui exclut le hasard et tend vers l’agencement parfait, le piége infaillible : il est «Topographie idéale pour une agression », un labyrinthe d’où on ne peut s’échapper, un espace fermé, enchevêtré de lignes qui se mêlent et se démêlent, de façon à brouiller les tracés ; l’écriture fait éclater l’espace, le projeter, elle organise perturbation et confusion. «Topographie », c’est moins l’écriture d’un lieu que le lieu d’une écriture, et à tout moment, le texte narratif devient un texte poétique et substitue à l’intérêt romanesque, l’intérêt esthétique.
L’espace du roman : le métro parisien, générateur de cataclysme métallique ou de séisme magnétique, provoque le vertige, et le voyageur ahuri, qui déambule dans les couloirs, s’en veut de ne s’être pas prémuni, contre le sortilège du grondement des trains.
On aurait pu le prévenir. De toutes manières, il est fait comme un rat ! Dans cet univers de la fantasmagorie, où chaque objet a son double, chaque panneau publicitaire, sa réplique, chaque élément, son équivalent : « Métalliquement graphiquement, et thématiquement similaire » p.74.
La tension monte !
« Sans parler de la panique sourdant à travers temps et nerfs comme macérée dans une solution de formol rappelant la configuration cauchemardesque du labyrinthe, il perd la notion du temps, flageole sur ses jambes, attrape l’éternité en fixant l’espace devant soi sans arrière-pensée, sans penser à rien, même plus à ce piège grotesque et grandi... mais surtout gigantesque dans lequel il est tombé bêtement, lui et sa valise » p.95.
L’absence aux enfers continue
«Cette pathétique valise qu’il trimbale partout, et qu’il n’avait lâché pour rien au monde, dans cet espace », conscient du danger qui le guette..., il reprend sa valise dire qu’à sa descente de bateau, il a envoyé un télégramme à ceux du piton, restés là-bas, et libellé en ces termes : ARRIVE STOP - SAIN STOP- SAUF- STOP.
Ils ont dû bien ricaner !
Consacré aux mots, l’espace de “Topographie ” , leur permet de mettre à jour des lignes, des tracés, des parcours, des schémas, des circuits qui sont déjà une projection de l’espace des choses.
Le langage doit se libérer des contraintes syntaxiques, étirer la phrase sur plusieurs lignes ou même plusieurs pages, et procéder ainsi à une surcharge du texte, par une synonymie systématique :
« L’espace réel, hachuré, strié, sélectionné et désarticulé » p.16.
Les mots ne sont plus là pour signifier, mais pour encombrer un espace déjà saturé. Ils soulignent des évidences et enlisent le récit.
«Une famille nombreuse composée des aïeux, des parents, des enfants, des tantes, des cousins, des sœurs, ect. » p.158.
Tous les éléments narratifs se conjuguent, pour créer l’impression de naufrage, de débâcle : les lumières affolant le voyageur, les miroirs falsifiant les espaces, les multi-pliants les réfractant à l’infini, le débordement perspective, le déferlement de la foule, les ombres pressées, le passage des trames, achèvent l’égarement déjà entrepris et préparent l’agression.
Le métro est
« Un réseau incohérent –agressif –répressif » p.78.
Il constitue un puzzle qui inquiète par le dédoublement des espaces qui s’étendent perpendiculairement, parallèlement, verticalement.
Dès le début du récit, l’agression a déjà eu lieu et le récit est déjà commencé, c’est par bribes, que l’enquête est menée, par « on ne sait qui ! ». Les noms n’ont aucune importance et ce roman reconstitue une tragédie et comme dans la tragédie antique le prologue (le titre ici), annonce déjà le dénouement, le récit à l’imparfait décrit le voyageur dont on ne sait rien, sauf qu’il a une valise, qu’il vient du piton et qu’il cherche à se rendre à la station Bastille.
Est-ce un hasard, si la situation salutaire porte le nom de Bastille, eu égard aux événement qui s’y sont déroulés et que l’histoire a rapportés ?
Dès la première page du récit, à la 3éme ligne, le voyageur a déjà été l’objet de l’agression, puisque l’enquête a déjà commencé.
L’agression subie est de quatre types
Elle est verbale.
Elle est graphique.
Elle est visuelle.
Elle est physique.
Elle concerne et le voyageur et le lecteur.
D’abord pourquoi l’agression ?
Parce qu’il s’agit d’un voyageur, illettré, étranger, qui traîne une valise avachie, boursouflée, qui échauffe les esprits :
Elle, fillette, qu’il reconstituerait en un tour de main, indissociable du thème du voyage, stéréotype dans une société de transit, elle conditionne, voit, condamne le voyageur en bute à une foule indifférente, dont il ignore la langue.
Abruti par le grondement des rames, effrayé par le claquement sec et métallique des portes , il devient sourd et aphone et ne peut qu’exhiber son précieux bout de papier sur lequel une écolière avait sagement recopié la précieuse adresse.
Il fait son « entrée » dans le métro, avec cette vague appréhension d’un drame à venir.
On le heurte, on le bouscule, on le montre du doigt, on le questionne, il ne peut pas répondre, il ne sait pas répondre, on ne lui a pas appris cette langue.
L’agression se poursuit
La similitude des espaces est partout.
Par un procédé d’écriture : la mise en abîme (un des tracs du roman moderne).
Le narrateur met en parallèle des situations, que rien au départ, ne réunit.
Arrête sur une gigantesque affiche vantant le café colombien « produits Columbia »
« Parce qu’il le teint et le brillant huilé du café, il sera grésé au hasard des couloirs, il bute sur une jolie fille » :
«Vrais de Chesterfield, maintenant les hommes vont aimer les collants ».
« La fille habillée d’un collant est peu vater, et il se rend compte que personne ne regarde... alors pudique il baisse les yeux et avance en regardant ses vieilles chaussures ! ».
Encore une raison de s’agresser
«Il ne savait pas le bougre qu’il allait y laisser sa peau «pensez à Téfal !»
«Quand une tomate va au four, elle risque d’y laisser sa peau »
Pourtant les lascars aux avertis, à la réception du télégramme n’en finissent pas de ricaner :
«Le malheureux, il ne sait pas ce qui l’attend, il lui reste l’usine (que d’ailleurs, il ne connaîtra pas) avec ses laminoirs piratant sur leurs cylindres, hérissés d’acier... » p.112.
«D’autres sont tombés dans un grand cri d’échafaudages très hauts, les yeux cernés par l’horreur du vide... et la violence du vide, primitive cède à la langueur, mêlant peu à peu l’eau et le sang, giclant du crane... » p.80.
L’agression surgit de partout
Les voitures aussi «crachent» des gongs à cause de pots d’échappement défectueux, tout comme ces travailleurs étrangers, qui à force de travailler près des hauts fourneaux, «crachent » eux aussi leurs poumons, dans les sacs de ciment.
Le déferlement d’images, de sons, de couleurs, d’odeurs, de bruits, de score anonymement, perdent le personnage.
A la p.151, (le roman en compte 243) c’est fini : il tombe sur la horde qui s’avance sur lui l’haleine fétide.
«A leur manière de le humer, de le toiser, il avait compris d’instinct, dans un interstice hallucinant de lucidité tranchant et annonciatrice de l’agonie » p.154.
S : «Topographie » interpelle, c’est beaucoup plus, pour l’agression dont est victime le lecteur, plutôt que le personnage.
Ce qui importe, en fait, c’est cette agression ourdie contre le lecteur, et qui concerne dès l’incipit du roman.
Nous savons que le récit suppose une cohérence, donne un ordre, et l’ordre relève de l’organisation des évènements qui dans leur présentation, découpent une chronologie.
Or, la cohérence ne peut être assurée, si l’ordre n’est pas respecté, si les éléments de la fiction ne correspondent pas à ceux de la narration.
Si les éléments constitutifs d’un univers de fiction traditionnel, sont réunis dans «Topographie» à savoir : un voyage, un itinéraire, une agression, une enquête... leur agencement sema le trouble, et introduit un écart, par rapport à une tradition romanesque établie.
Le lecteur malmené par un récit récurrent, tentaculaire, abîme, subit une avalanche de mots, qui déplace l’intérêt du roman.
Il tombe en arrêt devant ces images de :
«Fromage de paquets de détergents de sauce tomate de paysages exotiques de plats cuisinés de poêles à frire de produits de maquillage d’écriture à l’envers de machines à laver de maison de campagne de canapés de cuir de papier hygiénique de télévision de matelas de voyages Lotophages de spaghetti de bicyclettes de déodorants de yaourts... » p.p.15.16.
Le tout présenté ainsi, en vrac, sans ponctuation
Enumération effrénée, frénésie du texte, surcharge de l’espace logorrhée verbale, délire, le lecteur pris dans la tourmente des mots, comme le voyageur, tente de trouver, de retrouver un chemin.
«Repu de fatigue, inondé de chaleur n’en croyant pas ses yeux devant l’écran jaunâtre sur lequel il regarde le véhicule tressauter comme un scarabée royalement déployé mais pris d’un tic, surchargeant sa démarche et la maniérant jusqu’à l’immobilisation la plus totale recroquevillé sur lui-même cognant de la tête pour en sortir, talonnant pour trouver l’issue apparaissant disparaissant comme un tropisme en aluminium argenté pris à son propre piège... » p.88.
Qui en fait, est agressé ici ?
Une interférence diabolique s’établit entre l’espace et l’écriture «entre les choses, les objets et les êtres ».
Grossissement du délai, observation microscopies, association d’idées, digressions sémantiques, proliférations, accumulations, énumération, autant de procédés qui envahissent le récit, noient l’intérêt dramatique et font basculer le roman dans la modernité... c’est le triomphe du réalisme révolutionnaire.