A quels impératifs de la loi répond le plaisir d’affliger la violence à soi ?

Insaniyat N° 10 | Violence : contributions au débat | p.89-99 | Texte intégral


Farid BENCHEIKH  : Chercheur, Criminologue, a notamment publié l’ouvrage « La symbolique de l’acte criminel » aux éditions L’Harmattan, 1998.


Deux questions préalables engagent la présente réflexion sur la violence à soi :

  • L’une, qu’est-ce qui légitime la supposition à priori d’une charnière entre une conduite dont l’interprétation relèverait du domaine de la psychologie, ou de la psychologie sociale dans le cas du suicide collectif, et la loi pénale dont l’objet principal est censé être limité à l’acte nuisible à autrui ?
  • L’autre, non moins importante que la première, nous contraint, quant à elle, à justifier l’intérêt de notre exposé pour le criminologue et le philosophe du droit.

La réponse à la première question se fonde sur deux arguments majeurs. Le premier est tiré de l’histoire du droit pénal. Celle-ci nous apprend que la loi n’était pas aussi indifférente qu’on le pense, vis-à-vis des conduites auto- afflictives. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que le suicide était considéré par la loi pénale, jusqu’à la déclaration des Droits de l’homme, comme un délit de lèse-majesté.

La deuxième est fournie par la bizarrerie de la conduite de certains délinquants qui ne peuvent s’empêcher d’emprunter la voie de la transgression de la loi en vue de bénéficier d’un châtiment. « Partout et toujours, il y a eu des hommes qui se conduisaient de manière à attirer sur eux la répression pénale»[1], disait E. Durkheim.

Ce phénomène a même contraint certains psychiatres - criminologues, tenants d’une certaine théorie abolitionniste à reconnaître, malgré eux, l’aspect auto- punitif de ces conduites qu’ils rencontrent quotidiennement dans la clinique psychiatrique.

Toutefois, cette reconnaissance ne les empêche pas de continuer à classer les comportements auto - punitifs dans les différentes catégories de la nosographie psychiatrique.

Il va sans dire que cette manœuvre leur permet de s’approprier le droit de traiter ces cas, qu’ils ont eux-mêmes pathologisés, au dépend du droit de punir de la société et celui d’être punis des individus.

Cette dernière conséquence intéresse directement le criminologue en ce qu’elle a de rapport évident avec la récidive. Un rapport que je tenterai d’élucider ici. J’aurais ainsi répondu à la deuxième question.

Je commencerai donc cet exposé par l’examen des manifestations du comportement auto - afflictif à travers l’histoire, les messages qui nous proviennent de la littérature, de la philosophie et enfin à travers l’éloquence de la clinique psychologique. L’objectif de cette démarche est de confirmer que ce genre de comportement n’est pas un phénomène isolé qui justifierait le diagnostic de la morbidité à son égard.

Dans un second temps je tenterai d’analyser un autre phénomène qui s’avère être un corrélatif du premier. Il s’agit du sentiment de culpabilité.

Pour finir, j’essayerai de concrétiser cette corrélation en une somme hypothétique. La convergence des données du départ de cette somme hypothétique avec les déductions théoriques nous donnera enfin la légitimité d’intituler la dernière partie de cet exposé : "l'éthique transcendante du sujet".

Les manifestations de l’auto-affliction

En ce qui concerne les manifestations du besoin de se punir, au niveau de la collectivité, on n’est pas mieux renseigné que par l’histoire, l’anthropologie     et la sociologie. L’histoire des religions nous apprend qu’“aux Indes, dès l’antiquité, sous l’influence considérable du Brahmanisme, les sages, à la recherche du nirvana (délivrance de tous les maux dans le néant absolu), se suicidaient fréquemment au cours de fêtes religieuses.

Au Tibet et en Chine, cette doctrine s’étendit sous l’impulsion du Bouddha Siddharta Gautama.  

L’Egypte aussi a connu ce genre de suicide. Les suicidaires allaient jusqu’à se grouper en association afin de trouver les moyens les plus agréables pour mourir ”[2].

“ Tite-Live, Césare, Valère-Maxime nous parlent, non sans un étonnement mêlé d’admiration, de la tranquillité avec laquelle les barbares de la Gaule et de la Germanie se donnaient la mort. Il y avait des Celtes qui s’engageaient à se laisser tuer pour du vin ou de l’argent. En Polynésie, une légère offense suffit très souvent à déterminer un homme au suicide. Il en est de même chez les individus de l’Amérique du Nord. Chez les Dacotahs, chez les Creeks, le moindre désappointement entraîne souvent aux résolutions désespérées. On connaît la facilité avec laquelle les Japonais s’ouvrent le ventre pour la raison la plus insignifiante ”[3].

Cependant, les condamnations les plus rigoureuses de l’acte suicidaire n’ont pas arrêté les vagues successives des suicides. Au 17e siècle le suicide fut considéré, officiellement, comme un crime de lèse-majesté, divine et humaine[4], mais cela ne changea en rien l’activité suicidaire. La Déclaration des Droits de L’Homme l’autorisa et il demeure jusqu’à nos jours une voix qui veut se faire entendre.

Nous apprenons aussi sur les peuplades primitives de l’Amérique du Sud qu’ils ne pouvaient pas vivre sans avoir le sentiment qu’ils étaient redevables à la divinité d’une ration de sang. “ Imaginez ce que pouvait être la psychologie d’un peuple comme celui des Aztèques qui tous les cinquante ans vivait plongé dans la crainte de la fin du monde ! L’immolation rituelle des jeunes filles, des enfants ou des guerriers prisonniers, le combat souvent n’avait pas d’autre but que de pourvoir les autels ” [5].

Non loin de ces civilisations, celle des Mayas, d’Amérique Centrale éprouvait le même besoin de s’infliger des châtiments douloureux en hommage à quelques divinités assoiffées de sang.

Toutefois, la civilisation aztèque reste la plus marquante de l’histoire par la violence de ses pratiques auto-punitives qui rendent, plus que les autres civilisations, le besoin d’être puni manifeste et témoignent de la grandeur de sa force impulsive. Certains des membres du peuple aztèque étaient appelés à payer de leur sang en le faisant jaillir des oreilles, ou bien en tirant par un trou percé dans la langue une cordelette revêtue d’épines [6].

D’autres peuples attribuaient à la capacité de subir une souffrance, une fonction qui consistait à évaluer l’aptitude de la personne à assumer un rôle social. “ Chez les Arunta, les Warramunga, hommes et femmes se font des blessures aux bras avec des bâtons enflammés pour devenir habiles à allumer le feu. Ainsi, chaque fois, sous forme de douleur appropriée, on avance le prix de l’avantage que l’on cherche à se procurer” [7]. Voilà donc ce que nous apprennent l’anthropologie et la sociologie sur le besoin de s’auto - infliger des douleurs.

La littérature aussi vient à l’appui de l’anthropologie et de la sociologie pour confirmer la réalité du besoin de punition et de son inhérence à la nature humaine. Rappelons-nous l’histoire d’Epiméthée et de Prométhée de Spittler. A la fin de l’histoire, le roi Epiméthée vient voir son frère Prométhée souffrant pour le supplier d’essayer de se délivrer de son introversion dont il était volontairement prisonnier. “J’ai repentir pour toi du fond du cœur, Prométhée mon frère bien aimé ”, lui dit-il, et il ajoute, “ Mais à présent, prends courage, car vois-tu, j’ai ici un onguent garanti contre toute souffrance, et tu peux l’employer également pour châtier et pour soulager ”[8], et quand Prométhée eut refusé le remède, Epiméthée “se mit à crier et à prophétiser dans le feu du zèle ”. “ En vérité tu sembles avoir besoin d’une punition plus grande, et la leçon présente de ton destin ne te suffit donc pas ” ! [9]

Cette œuvre splendide et tant d’autres œuvres littéraires et philosophiques, viennent corroborer les observations sociologiques et anthropologiques qui nous renseignent sur le besoin profond de punition, qui anime et motive une grande partie de la conduite des hommes. Certains pensent même qu’il était à l’origine de l’instauration des institutions pour répondre à son exigence. Nous lisons dans l’ouvrage de Nietzsche qui s’intitule “ Ainsi parlait Zarathoustra ” : « Vous ne voulez pas tuer, juges et sacrificateurs que vous êtes, avant que l’animal n’ait hoché la tête?  Voyez, le blême criminel a hoché la tête : dans son regard parle le grand mépris ».  Et il explique ensuite aux juges que punir, pour eux, doit être un acte de pitié[10].

Non loin de Nietzsche dans le temps, Cesare Beccaria écrivait : « Consultons le cœur humain et nous y trouverons les principes fondamentaux du véritable droit de punir que détient le souverain. »[11].

Cette intuition fondamentale que nous retrouvons chez Durkheim, Nietzsche et Beccaria et selon laquelle l’homme serait porteur en lui-même du désir et du besoin d’être puni, les psychologues et les psychiatres de toutes les tendances l’ont confirmée dans la pratique. Contraints par les faits cliniques palpables, ils ne pouvaient qu’admettre l’existence de cette composante de la psyché humaine. C’est ainsi que les notions de masochisme, de pulsion de mort et de sentiment de culpabilité ont vu jour. C’est en effet à l’occasion de l’étude de la mélancolie, de la névrose obsessionnelle, telle que la kleptomanie, des psychoses et du deuil pathologique que le besoin d’être puni a pu s’imposer aux observateurs en tant que phénomène inhérent à la vie psychique.

Néanmoins, ce n’est pas parce que ce phénomène a été révélé par des cas pathologiques qu’il demeure l’apanage de la morbidité. Il est, au contraire, une constituante de la vie psychique normale dont l’altération rend sa perception aisée, car dans l’altération, il se laisse appréhender d’une manière exceptionnellement insistante.

Dans les milieux carcéraux, les révélations des détenus et l’étude de certains dossiers m’ont beaucoup appris sur les agissements conscients et inconscients de ce besoin sur la conduite des hommes sains d’esprit, ou du moins qu’on ne peut considérer comme des malades mentaux en se référant à la classification psychiatrique des maladies mentales.

J’apprends, par exemple, à propos d’un détenu, Mr. H., 29 ans, incarcéré pour plusieurs viols et vols à main armée, qu’il avait laissé sa carte d’identité à sa dernière victime, après quoi il a été arrêté et condamné à 12 ans de réclusion criminelle. Un autre, Mr. C., affirme dans ses discours que le moment le plus important dans sa carrière criminelle, parce que le plus soulageant, était son arrestation. Un troisième, Mr. V., incarcéré depuis six ans au centre de détention de Melun, pour avoir assassiné son associé. Ce patient, après avoir dissimulé le corps et nettoyé le sang qui a coulé dans le magasin, n’a pas manqué de se trahir en répondant à la fille de la victime, qui téléphonait pour demander des nouvelles de son père absent depuis quelque temps de la maison, en lui disant qu’il lui est arrivé quelque chose de grave. Et c’est cette révélation qui l’avait amené en prison en raison de sa contradiction avec sa déclaration faite à la police, dans laquelle il avait affirmé que la dernière fois qu’il avait vu son associé c’était la veille de sa disparition en sortant du magasin et qu’il était en parfaite santé. Cela étant, je n’ai pas besoin d’insister ici sur le fait qu’une grande partie du temps des séances d’analyse, avec ce patient, a été consacrée à l’énigmatique question du pourquoi de cette révélation préjudiciable aux précautions de l’exécution de son crime, ces dernières perdent leur sens par le fait de cette révélation.

Il n’est pas rare d’entendre les détenus dire que l’arrivée de la police pour les arrêter les sauve effectivement de quelque chose qui réside en eux et qui est, à leurs yeux, plus grave que le crime lui-même.

La stéréotypie d’une certaine forme de récidive est à même de nous renseigner sur le désir inconscient d’être pris, que certains délinquants ressentent. Il y a, en effet, des sortants de prisons qui sont repris par la police pour les mêmes délits commis avec la même méthode, et quelquefois même, au même endroit, tout en sachant que l’œil de la police ne les a pas quittés après leur sortie de la prison.          

Daniel Lagache nous rapporte un exemple clinique très éloquent concernant le besoin de punition exprimé à travers la transgression. Il s’agit du cas d’un garçon de 13 ans qu’il avait rencontré au cours d’une expertise mentale à la laquelle il était commis par le tribunal de Montluçon, lequel devait juger ce jeune garçon, accusé de vol et de tentative de vol. Ce dernier a été acquitté pour manque de discernement. Quelque temps après, il a été arrêté pour plusieurs vols et jugé une deuxième fois par le tribunal d’Albi qui l’a acquitté également et l’a remis à sa famille pour les mêmes raisons. La troisième fois, ce jeune garçon a été arrêté à Marseille, pour les mêmes délits. A cette dernière arrestation, il avait dépassé ses 18 ans. Le tribunal voulant le placer dans un asile, il prit la fuite. Il est retrouvé après plusieurs jours à l’hôpital de Toulouse, car après avoir volé une bicyclette, il avait eu un accident de la route: il s’était fait écraser le pied gauche dont trois orteils avaient dû être amputés. Après sa guérison, il était rentré chez lui et n’avait plus bougé. Après cela, l’enfant connaît une stabilité durable[12].

L’accident était ressenti, enfin, comme une punition que les tribunaux lui avaient à maintes reprises refusée.

Je ne sais par quel mécanisme associatif de représentations ce genre d’exemple fait resurgir dans mon esprit l’idée de F. Hegel selon laquelle il faut considérer le criminel comme un coupable, car ainsi on l’aurait traité selon sa dignité d’homme[13]. Je ne peux m’empêcher de penser, cependant, que culpabilité, dignité et acte criminel constitueraient une trilogie susceptible de former une unité syntaxique symbolique déchiffrable.

Certains auteurs pensent même qu’il n’est possible de transgresser une loi que si on est apte à se sentir coupable au préalable.

Le sentiment de culpabilité

Parmi les auteurs qui se sont exprimés au sujet de l’idée de l’unité fondamentale entre la transgression et le sentiment de culpabilité, Alphonse de Waelhens qui écrit en évoquant Heidegger : « Il n’est possible de commettre des fautes que sur le fondement d’un être coupable originel».[14]

L’idée de la culpabilité originelle n’est certes pas neuve, elle remonte à l’avènement des religions du salut et même avant, mais la nouveauté réside dans l’idée de la préexistence de la culpabilité par rapport à l’acte criminel et par rapport aux autres comportements à connotation auto-afflictive.

Si les psychanalystes étaient les premiers à avoir mis l’accent sur l’idée du crime par sentiment de culpabilité et à avoir mis au clair l’aspect auto - punitif de certaines manifestations symptomatiques, leur clinique n’était pas le seul révélateur de ces vérités. Quand Freud écrivait pour la première fois son article sur ce sujet en se basant sur les faits révélés par la clinique des névroses, il faisait en même temps référence au Criminel blême de Nietzsche[15]. Théodore Reik, quand il écrit son ouvrage pour développer les idées de Freud sur le sujet, ne se contente pas, lui non plus, d’évoquer les résultats de la clinique. Il rapporte beaucoup de faits historiques et se réfère constamment à l’anthropologie. Les peuplades primitives étudiées dans ce contexte, ne connaissaient pas encore de religions et pourtant, nous dit Reik, « Tout se passe comme s’il y avait en eux le commandement vital “tu ne tueras point”, et qu’aucune violation de ce commandement ne dût rester impunie. »[16].

Mélanie Klein, cette grande spécialiste de la psychologie infantile, se référait à la notion de péché pour illustrer le mouvement pulsionnel qui engendre le sentiment de culpabilité chez les jeunes enfants. « Ce n’est pas sans excellentes raisons psychologiques que l’envie trouve sa place parmi les sept péchés capitaux »[17], a-t-elle écrit.

Hormis l’anthropologie et la psychanalyse, des confins du siècle où s’éteint la Renaissance nous vient le message shakespearien pour nous renseigner sur cette composante de la psyché humaine qu’est le sentiment de culpabilité. «Je suis moi-même honnête, ou presque et pourtant je pourrais m’accuser de telles choses que mieux vaudrait que ma mère ne m’eut pas enfanté», disait Hamlet à Ophélie.[18]

C’est d’ailleurs cette intuition qui a suggéré au héros de Shakespeare de faire rappeler aux meurtriers de son père leur crime à travers une pièce théâtrale qu’il avait inventée. C’est, en effet, grâce à ses manœuvres axées sur le sentiment de culpabilité qu’il avait réussi à faire dire au roi ses prières pour demander clémence au ciel et à sa mère, ses confessions concernant sa complicité.

Ainsi, la leçon que contient le message shakespearien concerne l’immortalité et l’indestructibilité du sentiment de culpabilité. En effet, la leçon semble nous apprendre que, si dure que soit l’âme criminelle, elle ne peut se séparer de cette constituante psychique qu’est le sentiment de culpabilité. Une constituante dont le mécanisme ne peut fonctionner sans interaction avec ceux des autres constituantes psychiques, tel que le besoin d’être puni, sauf à considérer, bien évidemment, chaque constituante séparément. Dans ce dernier cas, toutes les interprétations du fonctionnement de chaque phénomène deviennent vraisemblables, car elles acquièrent le statut d’hypothèse. Toutefois, il faut, pour cela, procéder à une opération de séparation préalable et à l’isolement de chaque phénomène afin de pouvoir le décorer de fruits de l’imagination dont la force créatrice est attestée par les créations artistiques et la poésie. Quant à l’esprit scientifique, il ne nécessite guère cette opération si l’observateur possède d’autres éléments susceptibles de rendre la compréhension aisée. L’interprétation qui s’acquitte de l’obligation de placer le phénomène observé dans l’ensemble du système duquel il fait partie, ne peut se prétendre de la science. Car, ce faisant, on agit comme un archéologue, ou un historien de l’art, qui interprète   la signification d’une pièce séparément de la frise de laquelle elle fait partie et lui attribue, par- là, ses propres interprétations entachées de subjectivité, au lieu de donner la parole à la logique révélée par l’enchaînement des pièces sculptées dont l’ensemble forme la frise.

Cette obligation n’a pas été respectée par certains scientifiques en matière de criminologie, ceux-là mêmes qui, contrairement à leur idéologie abolitionniste, ont reconnu que le besoin de punition fait partie intégrante de la vie psychique, ils se sont autorisés à mettre les manifestations de ce besoin sur le compte de la pathologie. Le psychiatre Jacques Leyrie écrivait : «L’attention du magistrat instructeur peut être attirée soit par le caractère inhabituel d’un délit minime (vols d’objets sans utilité notoire pour l’intéressé, infraction commise en présence d’un policier en tenue, etc.), soit par la bizarrerie du comportement de l’inculpé (attitude indifférente à l’égard des poursuites, perturbation  du raisonnement logique). L’expertise mentale, si elle est ordonnée, confirme le diagnostique de la schizophrénie.»[19]

A considérer les phénomènes psychiques de cette manière, dans les cas où la transgression constitue un moyen par lequel son auteur tente de susciter la désapprobation sociale afin de bénéficier du châtiment, on peut assurément plaider pour la morbidité et dénoncer l’inadéquation de la peine.

Cela étant, demandons-nous si les promoteurs de la vision mécaniste et pathologisante de la délinquance sont conscients de l’impact de la dichotomie qu’elles opèrent entre les différentes constituantes du psychisme.

Nous ne pouvons, assurément pas, douter un seul instant de la vaste culture ni de la qualité scientifique des promoteurs de ladite vision. Mais le problème est d’ordre idéologique et la divergence ressort, de ce fait, à l’antagonisme des pôles du pouvoir et non à ceux du savoir.

Car, en effet, la lecture des mouvements des phénomènes psychologiques découverts par la psychologie des profondeurs, tels que le sentiment de culpabilité et le besoin d’être puni, en considérant l’existence de l’un comme une     adjonction à l’autre, laisse supposer l’existence d’une éthique immanente à la vie psychique. Cette supposition nous conduira à une autre déduction intéressante, mais qui ne servira certainement pas la cause des abolitionnistes, puisque l’observateur sera amené à apprécier la similitude entre les constituantes éthiques de la vie psychique et celles de nos institutions juridiques. La conclusion finale sera donc que ces dernières trouvent un appui supplémentaire, et certainement l’un des plus puissants, dans la nature de l’Homme.

L’éthique transcendante du sujet

La découverte du fondement psychologique de la peine, ainsi que l’idée de l’analogie entre l’univers psychique et les institutions juridiques et morales ne reviennent pas exclusivement à la psychologie des profondeurs. Des philosophes, des juristes et des phénoménologues avaient déjà essayé d’attirer l’attention sur l’existence de ces phénomènes. Le passage de Beccaria que j’ai cité au début de cette conférence, concernant le droit de punir du souverain, ainsi que celui de Durkheim et les prophéties de Zarathoustra de Nietzsche, ne sont-ils pas éloquents à ce propos.

M. Paul Amselek, un pionnier de la phénoménologie juridique, pense que chacun de nous se sert des normes juridiques d’une manière instinctive et somnambulique[20].

Néanmoins, le mérite de la psychologie des profondeurs demeure le fait qu’elle confirme ces intuitions en se basant sur des faits cliniques qui lui permettent des articulations théoriques très importantes, grâce auxquelles des repères épistémologiques deviennent perceptibles. Ces derniers jouent, pour ainsi dire, le rôle d’un pont jeté sur les différentes rives du savoir en général, et entre celles du savoir psychologique et le savoir juridique en particulier.

Ainsi, les éléments découverts par la clinique de la psychologie des profondeurs et qui rendent l’extrapolation d’un champ du savoir à l’autre légitime, se résument en trois points essentiels:

1) L’apparition simultanée de l’angoisse, dont le sentiment de culpabilité représente le pendant, et de l’agressivité pulsionnelle du sujet réorientée vers son propre moi.

Les psychanalystes ont observé très tôt ce phénomène de l’apparition simultanée de l’angoisse émanant du travail latent du sentiment de culpabilité et de l’apparition de la tendance à l’auto-destruction, descendante légitime de la pulsion de mort. Une sorte de régularité immanente qui caractérise la vie interne du sujet. Tout se passe comme si la sensation de l’angoisse par le sujet coupable avait comme fonction de le désigner comme tel, pour qu’ensuite le verdict promulguant l’auto-punition réelle au symbolique à travers le symptôme, puisse avoir de l’effet.

Cette fonction de l’angoisse nous fait rappeler une notion bien précise dans le domaine de la loi pénale. Il s’agit du principe d’imputabilité.

2) Le deuxième élément qui permet de faire le rapprochement entre l’univers pulsionnel et la théorie pénale est le fait que l’angoisse et le sentiment de culpabilité soient ressentis par le sujet comme une douleur, autrement dit comme un châtiment qui aurait comme objectif de lui faire sentir ce que son agressivité peut produire chez l’autre. C’est dans ce sens que les cliniciens leur ont attribué la fonction de domptage de la pulsion sadique.

Cela étant, la douleur ressentie comme une justice rendue fait resurgir dans notre esprit la notion de rétribution qui jouit d’une considération inégalable, dans la théorie juridique.

3) Le troisième élément qui rend certaine l’existence d’une charnière entre le psychologique et le juridique s’exprime dans la proportionnalité de l’intensité de l’angoisse par rapport à la force de la pulsion agressive. Ce phénomène nous donne le droit de parler de talion.

L’expérience clinique a montré que, non seulement l’angoisse et les autres manifestations de la douleur psychique apparaissent simultanément avec l’activité pulsionnelle agressive, mais aussi, que leur intensité est proportionnelle à la force de cette activité pulsionnelle.

En matière de psychologie infantile par exemple on a remarqué que, «plus le sadisme de l’enfant décroît, plus l’action de ses images irréelles et effrayantes se réduit, puisqu’elles sont le produit de ses propres tendances agressives.»[21].

«La théorie pénale ne peut manquer d’être sensible au fait que les autopunitions inconscientes des névrosés reposent entièrement sur la loi du talion. Ce fait de la vie psychique souterraine, qui ne cesse d’étonner l’observateur dans les processus affectifs des névrosés, ressort également avec beaucoup de netteté dans le besoin de punition. Lorsque nous passons en revue, même rapidement, ces autopunitions inconscientes, nous nous trouvons devant des supplices imaginaires fantastiques, inconnus de la législation criminelle actuelle, tels que la castration, le fait d’être enterré vivant, d’être emmuré, la mort par étouffement, les fers et différentes autres variantes de la peine capitale tout aussi atroces. Les sensations physiques représentent souvent des tortures imaginaires »[22] .

Un détenu à la maison centrale de Poissy, répétait dans chaque séance une phrase qui devenait par son insistance le témoin d’une fixation obsédante. Il disait, (à chaque fois que sa relation avec les personnes aimées est évoquée) que la tendresse pour lui, depuis qu’il est incarcéré, ne peut se concevoir, ni être admise comme une preuve d’amour si elle n’est pas précédée par une douleur intense. Il lui attribuait une fonction de purification.

Cependant, l’une des perspectives les plus encourageantes qui a renforcé ma confiance en mon entreprise est celle de Jean Laplanche qui met l’accent, non seulement sur la fonction du talion dans le psychisme humain, mais aussi sur l’existence de la mobilité et du déplacement de la douleur d’un organe à l’autre. Ceci se produit spécialement dans le cas de l’hystérie.

Ce fait témoigne à son tour bien évidemment de l’existence d’un jeu d’équivalence dont la présence dans le monde juridique est aussi une caractéristique de la théorie pénale et qu’on nomme peine de substitution. Pour illustrer son idée de la substitution, J. Laplanche écrit : "L’Œdipe a péché par ses organes génitaux et il est puni par l’œil"[23].

Cela étant, on ne force pas les faits ni on ne change la réalité en disant que l’appareil psychique fonctionne d’une manière analogue au fonctionnement des institutions judiciaires, sans avoir besoin de fonctionnaires ni de policiers. Il faut noter, néanmoins, à propos du fonctionnement de l’appareil psychique, que ses verdicts autopunitifs sont parfois beaucoup plus sévères et quelquefois même cruels, car cet appareil est soumis à des lois psychologiques dont la logique punitive est différente de celles des politiques criminelles des sociétés.

L’éthique immanente à la vie psychique du sujet humain est, malgré son analogie avec la justice de la société, régie par la loi de l’inconscient. Celle-ci transcende parfois même le principe de plaisir et va à l’encontre de ce qui pourrait satisfaire les désirs du sujet lui-même, comme nous pouvons le remarquer dans le cas du suicide, de l’auto-mutilation et du deuil pathologique.

Cela étant, le désir de se faire justice, s’il n’est pas satisfait au moins partiellement par les lois de la société, car celles-ci peuvent le tempérer dans certaines conditions, l'éthique du sujet est capable de transcender les lois de la société pour s’affirmer comme telle.

Cette leçon, les Grecs nous l’avaient transmise dans l’acte suicidaire d’Antigone. Cet acte, comme nous le savons, n’était pas tant guidé par l’amour de la transgression que par le désir de faire régner une loi plus rigoureuse que celle de la cité. Pour se faire entendre, la loi dictée par l’éthique personnelle de l’héroïne avait exigé sa mort.

Toutefois, malgré la différence entre la loi pénale et l’éthique du sujet, l’appoint demeure impressionnant. Il suffit de rappeler les constantes structurellement inhérentes aux deux univers, que je viens de résumer en trois points essentiels.

Nous sommes en droit de nous demander à quelle loi naturelle et à quelle partie instinctive de l’être répondent les méthodes de traitement et la prise en charge médicale du sujet délinquant. De quel droit et surtout à quel prix les promoteurs d’une telle politique pathologisent-ils les besoins instinctifs de l’homme ?

En pathologisant la délinquance, la société risque de livrer le délinquant à la cruauté de son tribunal archaïque et dans d’autres cas à la machinerie inconsciente qui lui dicte la récidive. Celle-ci représente à ses yeux, dans certains cas, le seul moyen apte à faire entendre la voix de l’intérieur qui demeure dans toutes les circonstances inaudible pour ces promoteurs.

Cette voix intérieure, même si ces derniers l’entendaient, ils ne peuvent lui répondre par un neuroleptique ni par un électrochoc, car sa nature est rebelle à la chimie du cerveau.

La conception mécaniste de l’Homme refoule toute la symbolique de l’acte   et tente de l’étouffer en s’adressant aux fluctuations biochimiques de l’organisme et aux fonctions mécaniques de l’instinct, les tenant pour responsables de la conduite délictueuse.

La récidive ne peut être dans ce cas qu’un langage qui s’adresse à cette méconnaissance et à cette indifférence de la politique éducative qui place l’individu dans un monde morbide. La référence à la morbidité signifierait, ainsi, que toute signification du geste et de la parole est dissoute et ridiculisée, puisque l’attribution symptomatique renvoie souvent à l’anormal et à l’insensé.

La récidive et le suicide ne seront, dans ce cas, qu’une revendication de la parole et du sens, méconnu par cette attribution indifférente et insensible au langage de l’acte gouverné par une éthique transcendante du sujet.

Le sujet n’a pas le choix devant une telle indifférence entre l’insistance par la récidive ou l’abandon de son moi aux sentences impitoyables de son propre tribunal. Ce dernier n’hésite pas, dans certain cas, à prononcer une peine destructive pour un défi imaginaire.


Notes

[1]- DURKHEIM, Emile.- Les règles de la méthode sociologique.- Ed. PUF, 1963.- p.65.

[2]- MARON, Pierre.- Le suicide.- Ed. PUF, 1975.- p.8.

[3]- DURKHEIM, Emile.- Le suicide.- Ed. Puf, 1990.- p.239

[4]- MARON, Pierre.- Le suicide.- Op. cité.- p.10.

[5] BAZIN, Germain.- Histoire de l'Art.- Ed. Massin, 1986.- p. p.48–49

[6]- Ibid.- p.49.

[7]-Ibid.- p. p.35–36.

[8]- GUSTAV JUNG, Cari.- Types psychologiques.- Genève, Ed. De la Librairie de l'Université, Georg et Cie. SA, 1983.- p.168.

[9]- Ibid.

[10]- NIETZSCHE, Friedrich.- Ainsi parlait Zarathoustra.- Ed. Le livre de poche, Librairie générale de France, 1983.- p. p.46.47

[11]- Beccaria, Cesare.- Traité des délits et des peines.- Ed. Cujas, 1966.- p. 66.

[12]- Lagache, D..- Le psychologue et le criminel.- Ed. PUF, 1979.- p. p.4 à 15.

[13]- Hegel, F..- Principes de la philosophie du droit.- Paris, Ed. Gallimard, 1940.- p.115

[14]- Waelhens, A..- Le mythe de la peine.- Actes du colloque de Rome, organisé par le Centre international des études humaines et par l’institut des études philosophiques de Rome – Ed. Montaigne, 1967.- p.416.

[15]- Pour l’article de Freud, voir son livre qui s’intitule «L’inquiétante étrangeté et autres essais».- Ed. Gallimard, 1985. - p.169 et suite.

[16]- Reik, T..- Le mythe de la culpabilité.- Ed. PUF, 1979.- p.43.

[17]- Klein, Mélanie.- Envie et gratitude.- Ed. Gallimard, 1968.- p.29.

[18]- SHAKESPEARE, W..- Librairie générale de France.- Le livre de poche, 1984.- p.65.

[19]- Leyrie, J..- Manuel de psychiatrie légale et de criminologie clinique.- Ed. Vrin. 1977.- p.61.

[20]- Amselek, Paul.- Perspectives critiques d’une réflexion épistémologique de la théorie du droit.- Ed. Cujas, 1965.- p.273

[21]- Klein, M..- Essais de psychanalyse.- Op. cité.- p.231.

[22]- Reik, T..- Le besoin d’avouer.- Op. cité.- p.250.

[23]- Laplanche, J..- Rétribution et réparation : une perspective psychanalytique.- Archives de philosophie du droit, 1983.- p.119.

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