Autour de l’islam transméditerranéen. Quand les migrations construisent les métiers du religieux. Imams Sénégalais de Marseille et Marocains de Bruxelles


Insaniyat n° 96, avril-juin 2022, p. 39-60


 


Sophie BAVA : Socio-anthropologue à l’Institut de Recherche pour le Développement- Aix Marseille Université-LPED. Coordinatrice du Laboratoire Mixte International Movida.

Farid EL ASRI: Professeur de l’Université et Directeur du Center for Global Studies de l’Université International de Rabat, Rabat, Maroc.


Comprendre l’émergence de la fonction de l’imam en Europe, notamment à partir d’une sociologie de Marocains à Bruxelles et de Sénégalais à Marseille, consiste à s’inscrire au croisement entre une sociologie des migrations contemporaines et une anthropologie religieuse de l’encadrement des musulmans en Europe. Si les contextes et les causes des réalités musulmanes superposées ne sont pas les mêmes, les processus de transmission du religieux relèvent d’une mécanique assez semblable qu'il nous a semblé intéressante à comparer.

La mise en perspective historique du métier d’imam en Europe ancre la trajectoire migratoire économique des années 1960 comme un socle compréhensif nécessaire à la fabrication, voire à la transformation du métier d’encadrant communautaire et de la construction d’une corporation d’imam progressivement installée et institutionnalisée dans quelques pays européens. La rétrospective porte inéluctablement sur une présence d’islam qui, en ouvrant les valises d’ouvriers, de marins et de commerçants, Sénégalais et Marocains, illustre une installation progressive et un ancrage rendu possible pour certains. Dans cette anthropologie de l’ancrage religieux, on se rend vite compte qu’il manque un acteur clé, qui, à la marge de l’usine, des marchés et des foyers, pourrait transmettre, voire assurer l’encadrement idoine d’ouailles pour les pratiques rituelles. Le paysage religieux local qui n’offre aucune ressource d’imamat nécessitera donc un pragmatisme qui conduira, d’abord, à la fabrication d’un “imam de fortune” à travers la naissance de vocations non programmées et, ensuite, pour certains à l’importation du « produit imam » depuis les terreaux des origines ou à sa mise en circulation entre pays d'origine et pays d'installation. Ce point de départ historique de la fabrication d’imams participe d’un processus d’institutionnalisation depuis la base où se fabrique la légitimation communautaire, notamment par le caractère centrifuge d’un charisme ou de la force d’un discours centripète générant des disciples ou des suiveurs en ligne. Cette démarche originellement spontanée et évidente de légitimation s’est faite à l’origine dans l’ignorance et le désintérêt des pouvoirs publics. Le laisser-faire va élaborer une marque de fabrique d’imams en Europe et peser à terme sur le leadership de l’islam engagé dans un processus de représentativité et de légitimité d’une voix française ou belge d’islam. Face à ces initiatives issues d’associations cultuelles traditionnellement établies à la débrouille, de grandes initiatives politiques de formation des imams sont, désormais, envisagées aux côtés de lieux privés de formation déjà en cours. Les débats actuels qui portent, en effet, sur la formation locale des imams en Europe, ne cessent finalement de tenter de répondre à ces démarches de recrutements en vue d’endiguer les arrivées de théologiens hors sols, provenant de l'extérieur des frontières européennes et proposer des alternatives locales. La question de l’enseignement de l’islam et de la formation des imams en Europe, souvent présentée comme la panacée aux questions liées à l’intégrisme ou au dit radicalisme, est décrite comme fondamentale par les pouvoirs publics et les médias européens mais reste encore anecdotique dans la transformation de la sociologie d’une corporation religieuse.

Á partir de terrains spécifiques mis en miroir, nous essaierons de contribuer à la compréhension de transformations et de tendances inhérentes à un métier nouveau en Europe, qui s'est construit au fil des migrations et des débats de société.

  1. Partir pour se former ou rencontrer sa vocation religieuse en migration

Á partir de quelques figures de leaders religieux sénégalais, que nous mettrons en perspective avec les temps de la migration sénégalaise vers la France, une scène musulmane en mouvement et les étapes dans leur mobilité religieuse personnelle nous nous interrogerons sur la question de l’encadrement religieux. En effet, vivre la mobilité, amène les personnes que nous avons rencontrées à aborder le rapport à leur famille religieuse, dans le pays d'origine et dans le pays d'ancrage parfois dans la continuité ou la rupture, mais le plus souvent en faisant de la distance une ressource créatrice en religion, ce qui, nous le verrons, influera directement sur leur carrière religieuse.

Le Sénégal n'a pas mis en œuvre de politique nationale d'accompagnement religieux de ses ressortissants, il n'a pas transnationalisé ses imams ni ses cheikhs, et la question de la formation religieuse ne s’est pas posée jusqu'il y a peu. Même si cela paraît une évidence, nous devons préciser que le débat et les intérêts diplomatiques autour de la formation religieuse entre les pays « sécularisés » européens et africains, ne se posent pas de la même manière. Si la formation des imams en Europe est aujourd'hui question d'actualité alors qu'elle a été longtemps renvoyée aux pays dont étaient originaires les migrants, comme pour le Maroc et d'autres pays musulmans, l'imamat a ses instances représentatives. Nous ne sommes pas dans des configurations identiques au Sénégal, par exemple, où l'imamat est bien souvent héréditaire. En effet, comme nous le dira Cheikh Gueye[1] : « De tout temps il y a eu une formation informelle des imams car, en réalité, le statut d'imam n'existe pas, il n'est pas institutionnalisé ni par une structure étatique, ni confrérique, ni supra islamique. (...) même si ces dernières années des associations d'imams ont été constitués pour essayer de " surveiller " les imams formés à l'étranger »[2]. Comme en Europe, suite aux attentats des dernières années, aujourd'hui, les États africains tentent de mieux "contrôler" la transmission de l'islam à travers notamment les contenus des prêches (Sambe, 2018). Depuis février 2017, quelques centaines d'étudiants sénégalais ont été choisis par les instances de chaque confrérie pour venir étudier au Maroc à l'Institut Mohamed VI de formation des imams. Ceci montre que la question est désormais inscrite dans l'agenda des groupes religieux sénégalais, poussés par une actualité préoccupante qui amènent les États à repenser, avec les personnes et les acteurs religieux, la question de la formation de leurs ouailles. Mais jusqu'il y a peu de temps, et de manière générale pour les Sénégalais, ce sont, en majeure partie, les hommes et les femmes par leurs mobilités qui ont installé leur religion à l'étranger et construit, en accord avec leurs hiérarchies religieuses confrériques, des pratiques d'encadrement « adaptées » tant au pays d'accueil et de passage qu'au pays de départ.

  1. Les fondations d'une organisation soufie sénégalaise en France : de l'imam commerçant ou ouvrier aux Cheikh-s itinérants

Á Marseille, aux premiers temps de la migration sénégalaise dans les années 60, la figure de l'encadrement religieux recouvrait celle de l'imam des commerçants. C'est le cas de l'imam Seck, ancien tirailleur sénégalais et commerçant, décédé en 1996, qui a, par ailleurs, été le premier Sénégalais membre de Marseille-Espérance[3], une association « vitrine » de la ville de Marseille promouvant la paix entre les communautés religieuses. Les premiers commerçants installés dans la ville qui avaient, pour leur part, bénéficié d'un bon accueil par les anciens marins et tirailleurs déjà installés, accueillirent et aidèrent les nouveaux qui arrivèrent dans les années soixante-dix, à organiser leur religion. El Hadj Sy était un commerçant, membre de tijjaniya qui tenait un restaurant dans le quartier de Belsunce. En tant que musulman, il accueillait ses proches pour des cérémonies de prières dans une petite pièce, une arrière-boutique qu'il avait négociée avec un commerçant juif. Un jeune étudiant Sénégalais trésorier du dahira[4] mouride dira de lui : « C'est un imam à la rue mission de France, un vieux, un ancien tirailleur, bien instruit, et qui cohabite avec les arabes, mais lui c'est un tijjane ». Et c'est principalement lui qui a accueilli dans un premier temps tous les jeunes disciples de la mouridiyya débarquant à Marseille et qui organisait avec eux les prières hebdomadaires et les ziyaras dans d'autres circonstances, comme quand les cheikh-s Sénégalais sur le chemin de La Mecque par les voies maritimes, s'arrêtaient faire escale à Marseille. Les membres des dahiras se retrouvent souvent dans des appartements ou arrière-boutique pour les activités sociales et religieuses où ils reçoivent aussi régulièrement les cheikhs des tariqa sénégalaises en visite à Marseille. En dehors de ces petits locaux et plus tard des Maisons Serigne Touba qui verront le jour dans les années 90, les Sénégalais se rendent habituellement le vendredi, dans les mosquées avoisinantes de leur lieu de résidence ou de travail ou encore dans les mosquées où exercent depuis les années 2000 des imams proches de leurs confréries, souvent originaires du Sénégal ou du Mali. Lorsque les prières se font au dahira, généralement le dimanche ou lors d'évènements particuliers, ce sera dans les premiers temps de la migration, le plus ancien ou le plus légitime, l'aîné ou le plus lettré de la communauté qui dirigera les prières et les lectures des khassaïdes[5].

Les commerçants et ouvriers mourides ont donc été les entrepreneurs de leur religion en migration et pour transnationaliser leur mouvement, ont dû s'adapter et trouver dans le pays d'installation les intermédiaires nécessaires à leur religion (Bava, 2017). La hiérarchie a, quant à elle, dès le début des années 90, délégué un cheikh qui allait suivre les migrants, Sérigne Mourtala Mbacké, un cheikh qui pouvait être le « garant de la continuité ». Il a œuvré en construisant le mouridisme en migration en compagnie des premiers taalibés ayant assuré le culte sur place. Ces cheikhs itinérants (Bava, 2003), sont les « légitimes régisseurs de biens de salut » qui ont su s'adapter aux nouvelles configurations de la confrérie au cours du siècle, jusqu'à suivre les taalibé-s dans la migration en adoptant, comme eux, une pratique de la circulation (Bava, 2017).

III. Les étudiants mourides arrivent en France : l'association religieuse comme levier du panislamisme

Dès le milieu des années 1970, on observe une importante migration estudiantine sénégalaise dans les universités françaises. Ces étudiants mourides, souvent d'origine urbaine, fils de professeurs, de fonctionnaires et qui avaient auparavant inauguré les premiers dahira-s de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar (M.C. Diop, 1980) organisent alors la confrérie dans la migration autour d'associations comme, « L'Association des Étudiants et des Stagiaires Mourides d'Europe » (AESME) créée en 1977 et remplacée par le M.I.M.E (Mouvement Islamique des Mourides Européens) d'Abdoulaye Dièye[6] et des dahiras. Pour ces jeunes, se retrouver, passait par une affirmation identitaire, et par la reconstitution à l'étranger de structures installées dans les villes sénégalaises depuis quelques années, c'est-à-dire les dahira-s des étudiants et intellectuels mourides.

En France, la volonté de ces jeunes était d'amener les Sénégalais mourides à s'organiser, dans le respect des obligations religieuses et des valeurs laïques. N’ayant pas les mêmes préoccupations que leurs aînés, commerçants et ouvriers, ces étudiants insistaient sur un des aspects de la littérature de Cheikh Ahmadou Bamba qui est celui d’« affirmer la spécificité mouride à l'intérieur de l'Islam par une revalorisation culturelle ». D. Cruise O'Brien notait déjà, dans les années quatre-vingt, le travail et le prosélytisme de ce groupe de jeunes intellectuels qui voulait faire connaître l'œuvre du fondateur mais aussi en faire un héros national, un symbole de la nation sénégalaise et des Sénégalais contre l'ex-colonie, ils proclamaient ainsi dans leur journal : « tout le monde finira mouride »[7]. Leurs outils de lutte passaient par la connaissance du mouridisme et des archives coloniales, et non pas par les simples récits de miracles qu'ils jugeaient trop populaires. Ils voulaient transmettre le mouridisme tel qu’ils l’entendaient, en s'octroyant un rôle d'intercesseur dans le projet confrérique, alors qu'ils n'étaient pas des descendants légitimes autorisés à exercer l'autorité religieuse au sein de la confrérie. Un rôle qui dépassait donc la tradition représentée dans la confrérie par la famille Mbacké Mbacké. Cruise O'Brien cite dans son article (1988 : 152) un entretien réalisé en 1985 avec le président du MIME : « Nous ne sommes pas les chanteurs de louanges de la famille Mbacké. Nous sommes les fils spirituels d'Ahmadou Bamba. Nous n'avons pas besoin d'être un Mbacké pour être un guide spirituel »[8].

La seule manière d'avoir un rôle légitime dans la confrérie est d'être porteur d'un débat et d'un « projet de civilisation » dans cette période post-indépendance, et c'est à cette tâche que ces jeunes universitaires s'attèlent aussi bien au Sénégal que dans la migration. Cette pensée« réformiste » correspond à la période du « réveil islamique », et ces jeunes Sénégalais en France rejoignent aussi certains groupes de réflexion qui leur donnent la possibilité d'exprimer leur appartenance à l'islam.

Selon A. Tall[9], ils souhaitaient transmettre un héritage mouride aux jeunes nés en Europe afin que cette culture religieuse les préserve des tentations de leur âge comme celles de consommer de l'alcool, des drogues, etc. Pour cela, leur rôle sera de rétablir la vérité sur l'histoire coloniale, ainsi que vanter le rapport des mourides au travail et les encourager dans cette voie. Parallèlement à ce mouvement plus prosélyte naît l’idée de former des cheikhs en France, des guides spirituels qui puissent développer le mouridisme après leur départ. Ainsi, est fondée l'AIADM, l'Association Islamique Internationale d'Aide et de Diffusion du mouridisme et le centre culturel islamique de Taverny ainsi que d'autres maisons Sérigne Touba à Paris puis Marseille qui, aujourd'hui, assurent la transmission aux enfants. Ces mouvements ont généralement tenté, à travers une relecture de l'histoire mouride, de transformer le mythe en idéologie nationaliste, d'élaborer du rituel religieux à partir de nouveaux apports historiques mais cette interaction, intellectuels/baol-baol[10], n'a pas fonctionné, notamment par les priorités trop politiques des « étudiants » appelés à repartir ou à devenir des cadres de partis politiques au Sénégal (A.M Diop, 1980). Mais les uns comme les autres ont désiré installer le mouridisme dans les villes de migration et s'affirmer comme musulmans en France en écho aux autres associations islamiques pour que le mouridisme soit reconnu comme un islam orthodoxe à travers le personnage pieux et fidèle aux prescriptions du Coran et à la Sunna qu'était Cheikh Ahmadou Bamba. Voulant se départir de certaines valeurs traditionnelles, comme la gestion des bénéfices du sacré par un groupe restreint, leur volonté était d’inscrire le mouridisme dans un islam pensé comme plus moderne.

Soutenus par Serigne Aboul Ahad, le khalife général des mourides de 1968 à 1989, ces mouvements ont malgré tout perdu progressivement de leur crédibilité et de leur puissance dans la migration. Dans les organisations religieuses en migration, les étudiants arrivent avec de nouvelles idées mais une fois repartis, la dynamique de leur association s'affaiblit. Pour ceux qui restent, les plus stables, les anciens, ceux qui se sont organisés entre ici et là-bas, ceux qui se sont ancrés en France avec ou sans leur famille, leur rôle est de maintenir une continuité dans ces organisations avec la hiérarchie mouride traditionnelle, tout en se posant la question de la transmission.

  1. « Rattrapés par le sang » : le rôle des héritiers et des arabisants dans la construction d'un islam « communautaire » et « intégré »

Les héritiers sont les étudiants issus des branches confrériques, ayant pour certains étudié dans le monde arabe et qui sont arrivés en France à la fin des années 80 en vue, pour certains, de faire un 3ème cycle universitaire. Souvent, passés par les universités islamiques, ils maîtrisent autant la tradition mouride que l'islam classique et les sciences modernes et vont devenir les futurs garants de la transmission dans leur communauté. Ce mouvement d'éducation vers d'autres pays musulmans s'est développé à partir des années soixante seulement (Bava, 2014). Les expériences estudiantines leur ont permis de compléter leur formation islamique et d'aller au-delà d’un apprentissage centré sur le Coran et les khassaïdes en s’ouvrant à d’autres écoles. Leurs études achevées, certains retourneront au Sénégal, notamment les héritiers, les fils de cheikh qui prendront place dans leur confrérie quand d’autres arriveront en Europe. Rappelons que tout cheikh peut être imam mais tout imam n'est pas forcement cheikh. Ainsi, ces « non héritiers » qui peuvent être perçus comme illégitimes ont réussi à négocier une place dans la confrérie grâce à leur formation religieuse à l’étranger. Toutefois, à l’instar de l’exemple du Hisbut Tarquiyya (Gueye, 2002) au Sénégal, cette légitimité n’est pas égale à la transmission par le sang.

Prenons l'exemple de Mame Balla Mbacké, petit-fils direct de Cheikh Ahmadou Bamba qui, au début des années 2000, avait la trentaine et nous disait « Si ces jeunes petits-fils de Sérigne Touba sont en France pour compléter leurs études dans d'autres domaines, ils se font très vite rattraper par leur « sang » et se trouvent confrontés à leur mission mouride qui est d'être entièrement disponible pour les taalibé-s de la confrérie. Leur mission est alors d'être proches des taalibé-s, de transmettre et contrôler la baraka et le mouridisme, d'assister les événements religieux et les cérémonies familiales, de répondre aux demandes de la hiérarchie confrérique et aux sollicitations des taalibé-s, mais pas de produire des interprétations. Ce sont ces héritiers ou arabisants qui vont au-delà des fondateurs des dahiras et des intellectuels nationalistes, aider à l'organisation du mouridisme en France, notamment en l’établissant plus officiellement.

Arrivé à Paris, il s'occupe des taalibés dès qu'il a du temps libre à côté de ses études : « Ils viennent te voir ou ils te téléphonent quand ils ont un baptême, un mariage, quand ils ont un magal, quand ils ont un décès, alors tu y vas et tu fais le « sacre », la prière. Quand il y a quelqu'un qui veut savoir quelque chose sur le mouridisme, il m'appelle par téléphone, vient me voir ou me demande de venir le voir donc je crois que l'on continue à faire ça quelle que soit la situation et des fois c'est difficile à gérer. ».

La durée du séjour de ces « petit-fils » dépendra de leur projet de vie, parfois des opportunités qu'ils auront pour travailler en France. L'exemple de Mame balla Mbacké, rattrapé par son héritage en migration est celui d'un cheikh prenant une place différente dans la société française. Il se positionne pour les taalibés mais se préoccupe également du lien à tenir avec la hiérarchie religieuse tout en participant à l'organisation du mouridisme en France.

  1. Quatrième temps. Sortir de sa « communauté » pour guider l'islam

Cheikh Ahmed a aussi été rattrapé par sa vocation en migration et il mobilisera une autre manière de vivre sa religion construite entre plusieurs territoires. Partis comme étudiants, la vocation religieuse rattrape ces héritiers qui, comme Cheikh Ahmed, vont peu à peu prendre place dans le dialogue avec la société civile et politique sur les questions d’islam en France. Une fois officiellement imams leurs prêches seront parfois comme des plaidoyers pour un religieux tolérant dans l’espace public, essayant de concilier les textes et la pratique avec le contexte et les réalités de l’installation des Sénégalais en France. Cheikh Ahmed Ndiéguene, par son parcours d’étudiant, d’imam, d’animateur radio, est une des figures de cette génération de Sénégalais ayant organisé l’islam soufi en migration. Il est passé de l'imam étudiant menant le culte à la Cité Universitaire. à l’imam pour la communauté sénégalaise, puis l’imam défenseur d’une théologie contextuelle et plurielle dans une France qui pousse à l’organisation des acteurs du religieux et enfin à l’imam entrepreneur de la tijjaniyya entre plusieurs territoires.

Ahmed N’Dieguène est issu d’une grande famille religieuse tijjane originaire de Thiès et très reconnue au Sénégal. Il passe son enfance au Sénégal et écoute les histoires que son grand-père, chef religieux reconnu, lui transmet. Déjà jeune adolescent, Cheikh Ahmed organisait des « journées culturelles » à la Grande mosquée de Dakar. Parler de l’islam et de sa réception l’intéressait considérablement.

Après le baccalauréat au tout début des années quatre-vingt-dix, il vient en France et s'inscrit en architecture à Marseille et fait son chemin parmi d'autres musulmans, des étudiants de toutes origines, du Maghreb, du Golfe, d'Asie, d'Afrique occidentale… mais pas avec les Sénégalais de Marseille. À l'université, les étudiants avaient un petit local qui leur servait de salle de prière. Ahmed, comme tous les autres, prenait son tour de prêche et devenait ainsi temporairement imam pour les autres étudiants. Ayant étudié la théologie, initié au rite malékite, il s'adaptait pourtant aux différences de chacun : « Il fallait s'adapter, donc j'ai déjà appris à m'adapter théologiquement parlant » nous dit-il. Entre les différentes approches de la théologie musulmane, les rites de chacun, les langues, Ahmed devait bricoler tout en souplesse. Ainsi, il a pu découvrir d'autres rites, d'autres musulmans avec qui les discussions théologiques s'éternisaient. Tout ce temps-là, jusqu'en 1996 environ, Ahmed rencontrait peu de Sénégalais hors du milieu étudiant, « je n'étais pas dans le monde immigré, je n'assistais pas à ce qu'ils faisaient, donc je ne connaissais pas les Sénégalais ». Pourtant, en raison de son nom de famille qui le rattachait inéluctablement à une grande famille religieuse sénégalaise, quelques familles, puis, de plus en plus, commencèrent à le contacter. Les occasions suscitant sa présence étaient principalement les baptêmes, mais également parfois les décès et les mariages : «Je venais pour les cérémonies et petit à petit j'ai commencé à connaître le milieu des Sénégalais à Marseille, et les gens m'appelaient régulièrement, un peu par superstition parfois, comme c'est moi qui avais baptisé tous leurs enfants, il fallait que ce soit moi qui continue». Après les cérémonies, il se retrouvait parmi les hommes et ensemble ils parlaient d'islam, de certains points précis sur la vie du prophète, sur les textes ou sur la pratique de l'islam en France. Un jour, le professeur de l'école coranique du quartier de Belsunce à Marseille, lui a demandé d'officialiser ce qu'il appelait des «causeries». Ils commencèrent à cinq en alternant une fois chez l'un et une fois chez l'autre, puis, se retrouvèrent jusqu'à plus de cinquante, femmes et enfants compris dans un seul appartement. Pour Ahmed, ces espaces ne doivent pas être marqués et l'on retrouve autant « de tijjanes que des mourides, ceux qui n'ont pas de confréries et ceux qui sont musulmans et qui ne pratiquent pas » Ahmed intégrait le milieu des migrants et Cheikh Ahmed prenait sa place parmi les Sénégalais et les musulmans à Marseille. Progressivement, il anima des causeries en wolof pour les hommes et les femmes et pour les enfants en français. Les thèmes qu'il abordait étaient souvent initiés par une phrase du Coran, autour d’événements contemporains liés à l'islam ou encore des questions de sociétés qui motivaient les discussions.

Puis parallèlement, Cheikh Ahmed N'Dieguène anima sur Radio Gazelle une émission hebdomadaire en français traitant des problèmes quotidiens que rencontrent les jeunes, malgré les remarques de certains Sénégalais qui auraient souhaité qu'il utilise le wolof. Jeune imam, dans les années 2000, il rejoint le Conseil des imams de Marseille et de ses environs (CIME), qu'il n'a jamais quitté même s’il s'en est éloigné. Pour lui, les arguments débattus au sein du conseil étaient plus « politiques et communautaires » que religieux, ce qui ne lui convenait plus.

Entre les cours à l'école coranique, les causeries, et les animations sociales, les participants décidèrent de se structurer et de fonder l'AFAP (l'Association des familles africaines de Provence), une association loi 1901 qui s'occupe des problèmes sociaux, des rapatriements funéraires, et d’un volet dirigé vers les enseignements et la formation à l'islam. Il y a maintenant une deuxième génération française qui est devenue parents, veut transmettre à ses enfants l'islam soufi mais également l'histoire, la langue et la culture du pays.

Avec cette génération, la question de la transmission en France va se poser plus ouvertement qu’alors au sein des premiers dahiras. Les anciens, ceux qui étaient venus seuls et dont la famille était restée au Sénégal, avaient d'ailleurs du mal à adhérer à la création des Maisons Sérigne Touba ou des centres culturels mourides et tijjanes. Le temps consacré à  la confrérie devait être investi dans la ville sainte et non pas en migration. Á Marseille, la question fit débat durant presque 20 ans chez les mourides (Bava, 2017), puisque le premier centre culturel mouride n’a vu le jour qu’en 2018. Cheikh Ahmed, qui comme d'autres leaders religieux sénégalais installés, mariés et parents en France, a contribué pourtant à cette transition religieuse. Il est capable de parler d'un islam universel face à un public très différent, de travailler les textes pour les comprendre dans un contexte donné, généralement celui de la société actuelle, mais il est aussi très attentif à ce que vit la population sénégalaise à Marseille. C'est l'exemple parfait d'un leader religieux entre tradition, hybridation et ancrage dans la société locale. Son cheminement dans l'islam, sa trajectoire du croire est marquée d'étapes et de rencontres, mais aussi de déplacements territoriaux, entre Thiès, Dakar, Fès et Marseille. Lui qui voulait être architecte a rejoint en migrant la tradition familiale, ce qu'il n'aurait peut-être pas fait en restant au Sénégal. Ici, les Sénégalais ont besoin de lui, la société musulmane marseillaise également, et il tient son rôle en fonction de leurs attentes, s'investissant d'ailleurs plus dans son rôle d'imam en 2009, quand il est nommé imam de la mosquée Bilal à Marseille. Une institution religieuse qu’ il a transformée, selon lui, en « mosquée cosmopolite », la seule en France tenue par un Sénégalais où devant 800 à 1000 fidèles par semaine il mobilise deux langues de prêche pour accorder les origines nationales différentes des fidèles mais aussi les plus jeunes ne maîtrisant ni l’arabe, ni le wolof. Les dahira-s regroupent les membres de chaque branche confrérique et les causeries de Cheikh Ahmed représentent « les Sénégalais de Marseille dans toutes leurs différences», comme il le dit lui-même. On ressent chez lui un véritable télescopage entre deux traditions, musulmane traditionnelle d'un côté et communautaire dans un pays laïque de l'autre. Ces dernières années, il a d’ailleurs été contacté par le préfet pour participer à des réunions à la suite des attentats, ainsi qu’à des réflexions sur les formations religieuses dont il souligne le problème de leurs indépendances. Ce qui l'intéresse c'est le vivre ensemble, l'islam de partage. Il est souvent invité à des débats interreligieux avec des prêtres à Marseille et ailleurs. Dernièrement, il a été convié par Google et YouTube qui ont organisé à Londres un sommet sur l'islam en ligne avec des professionnels, des chercheurs et des imams de plusieurs pays. On leur a parlé de l'influence des réseaux sociaux mais aussi des techniques pour mettre en ligne des images, ou sur la manière de faire une chaine YouTube, ce qu'il fait avec beaucoup plus d'aisance notamment à travers le réseau de formation religieuse en ligne El Hanafiyya dont il accompagne le projet.

  1. Une histoire belge des imāms bruxellois d’origine marocaine

Engager l’analyse de la fonction de l’imam à Bruxelles, au travers d’un prisme sociohistorique, nous permet d’appréhender la logique profonde des transformations de réalités musulmanes en mouvement et ainsi mesurer les processus d’adaptation, de construction, voire de résistance d’une profession religieuse exposée à des enjeux microsociologiques et sociétaux particuliers (Dassetto, 2011 ; Martiniello, 1992 ; Martiniello, Réa et Dassetto, 1997). La population musulmane bruxelloise est, à l’instar des dynamiques nationales et européennes, traversée par une caractéristique commune d’une présence non-préparée à l’origine et qui était exclusivement orientée vers le souhait d’un départ imminent (Martens, 1976). La « transplantation » des premières heures finit par voir des Musulmans définitivement s’inscrire dans la société Belge et s’affirmer comme citoyens du pays, après avoir, d’abord, été une composante étrangère et transiter par la suite vers une réalité intermédiaire d’immigration (Dassetto & Bastenier, 1984). Ce processus d’ancrage progressif polira, sur quelques décades, les expériences religieuses musulmanes dans la ville et ce, tant sur le plan organisationnel, institutionnel, discursif que cultuel (Khader, Martiniello, Réa et Timmermans, 2006).

L’histoire contemporaine d’une présence d’islam sur Bruxelles va ainsi voir les contours du cadre religieux se sculpter à coups d’essais et dessiner en particulier le cahier de charge du métier de l’imam-arrivant et ce, jusqu’au profil de l’imam issu du terroir Belge et qu’il faudra encore faire émerger (El Asri, 2018a). Les dispositions d’accueil des imams, recrutés depuis les milieux d’origine, assoiront de facto une forme de structure religieuse ethniquement marquée, et qui reste d’actualité sur le plan de la configuration des mosquées, telle que déployée dans les lieux de culte bruxellois (Torrekens, 2009). Ces premiers imams permettront le développement d’une légitimité communautaire toutefois variable au travers de leur fonction religieuse dynamique. Aussi, un leadership se profilera dans le temps, au gré de la potentialité des uns et des autres, et répondra aux attentes communautaires locales sur des échelles micro-localisées. Le charisme individuel permettra également l’émergence de quelques figures incontournables dans le paysage des communes bruxelloises. Ces voix ascendantes marqueront une présence permanente d’un leadership religieux stable, notamment au travers du processus d’institutionnalisation de l’islam en Belgique, qui les situe dans des réseaux et espaces d’expression allant bien au-delà des communautés locales. On retrouvera donc naturellement ces voix à travers la constitution de la ligue des imams de Belgique, du conseil des théologiens reconnus par l’organe du temporel du culte en Belgique ou d’assises religieuses plus informelles et parfois plus solennelles (réceptions officielles, dépôts de gerbes en hommages aux victimes d’attentats, mobilisations médiatisées et collectives pour la paix, célébrations de fêtes religieuses communes, etc.), voire même siéger au sein du Conseil des Oulémas Marocains d’Europe (CEOM) et dont le siège se trouve à Bruxelles et avec, comme président, un imam Marocain de Belgique nommé depuis le Maroc par Dahir royal (créé par le Dahir n°1.03.300 du 22 avril 2004).

Le métier d’imam va se fabriquer par tentatives et développer une médiation aux contours nouveaux et avec cet élargissement de la simple fonction rituelle intra-muros jusqu’à une sortie progressive et assumée des sentiers du mihrab. Les imams observés depuis le départ des installations seront autant les encadrants cultuels de la tranche masculine des primo-migrants, les accompagnateurs en conseils ou en représentations religieuses lors des rituels liés aux fêtes de famille nucléaire, que les enseignants pour l’apprentissage de l’arabe et du Coran aux premiers-nés en contexte Belge.

Ces jeunes-imams Marocains sont des lettrés issus, pour la plupart, de l’enseignement religieux traditionnel. Ils se caractérisent, malgré les quelques profils émergeants du lot, par une intense activité interne à la communauté des fidèles et une très faible connectivité avec l’environnement social d’installation. Leur statut de Fqih, au devoir cultuel précis, les extirpera d’une fonction de praxis rompue aux mentalités des bourgades de milieux ruraux maghrébins et notamment rifains, pour les voir devoir interagir avec un contexte drastiquement étranger. Si le rôle de l’imam pèse fort en interne, c’est aussi parce qu’il joue le rôle de médiation entre le corpus religieux et le fidèle, ce dernier n’ayant pas toujours les moyens cognitifs et linguistiques pour accéder lui-même aux données et parvenir à construire son autonomie de pensée. Le succès de l’imam repose donc sur la nécessité d’une forme de dépendance pour la compréhension des sources scripturaires. Notons également que dans un climat sécuritaire, exacerbé par l’émergence d’un extrémisme religieux et ciblant notamment des communes bruxelloises, les imams ont quelquefois servi de facteur explicatif des dérives d’une partie de la jeunesse musulmane. Pour atteindre cet objectif, une mise en chantier in extremis de formations s’active plus que jamais. La formation des imams[11] est même construite comme une panacée aux problèmes et en faveur de la construction d’un « Islam de Belgique ». Il est ainsi question de promouvoir, par l’appui indirect des politiques publiques, une force de proposition de la formation religieuse et notamment des imams, tout en contrant, à l’instar des alertes lancées par l’Organe de coordination pour l’analyse des menaces (OCAM), les formations d’imams déjà existantes et qualifiées d’inquiétantes[12].

Par une approche sociohistorique, on accentuera la façon dont les processus de transformations endogènes au métier d’imam et les influences externes conditionnent une corporation toujours en construction.

VII. Imam des « Trente Glorieuses » en bleu de travail

Le premier indice de visibilité de la migration économique bruxelloise issue de pays musulmans, et notamment marocaine pour le cas qui nous intéresse ici, s’étend sur un premier segment temporel entre 1964 et 1974. Cette phase implique d’abord des ouvriers étrangers, engagés dans le secteur primaire (les mines de charbon jusqu’à leur fermeture et vers la sidérurgie et les grands chantiers de construction), et finira par voir arriver des épouses au gré des prolongements contractuels de jeunes-hommes originellement issus des milieux ruraux et surtout de villages du Nord du Maroc. L’effet induit par ces regroupements progressifs féminisera, puis, rajeunira la population musulmane nouvellement installée à Bruxelles.

Face à cette main-d’œuvre qui caractérisera la sociologie de l’islam en Belgique, d’autres expériences de proto-islam existent. Ces dernières sont anecdotiques sur le plan de la représentativité mais pèseront sur les processus décisionnels clés et jetteront les premières balises de l’institutionnalisation de l’islam en Belgique. Il y a notamment « l’Islam des ambassades » et avec l’Arabie Saoudite en tête de proue dans les rapports avec les instances diplomatiques Belges. L’islam n’est, à ce stade des relations, qu’une réalité sur papier, bien plus qu’une présence qui va décider de s’installer définitivement. La cessation du Pavillon Oriental, bâtiment de l’Exposition Universelle, pour un bail emphytéotique, dès 1968 par Arrêté Royal, à la Ligue Islamique Mondiale (créée en 1962 par le Roi Fayçal d’Arabie Saoudite – Muslim World League -MWL) est caractéristique de la configuration à venir de l’islam sur un demi-siècle. L’État inaugure le Centre islamique et culturel de Belgique dit Grande Mosquée du Cinquantenaire. Situé en plein cœur des quartiers européens, ce lieu va jouer un rôle symbolique et effectif déterminant, notamment au travers de sa direction à laquelle on attribue la casquette de Grand Imam, et ce, jusqu’à la reconnaissance de l’Organe Chef de Culte en Belgique en 1999. Avec les scandales médiatiques post-attentats de 2015, notamment par les positions qualifiées d’ambiguës tenues par les porte-paroles dudit centre et des affaires de formations d’imams à caractère antisémite et rétrograde, l’Arabie Saoudite a fini par céder le bail convenu, à la suite d’un ballet diplomatique discret entre Bruxelles et Ryad. Un départ et une cessation des lieux fut aboutie et la remise des clés se concrétisera au printemps 2019[13].

À côté de cet islam officiel se dessine une autre figure, celle d’intellectuels musulmans issus des franges éduquées du Proche-Orient. Ces étudiants inscrits en troisième cycle dans les universités européennes seront forts engagés idéologiquement et certains vivront d’ailleurs sous le statut d’exilés politiques. Ces acteurs vont servir parfois d’interface et de voix d’un islam savant et/ou militant et qui permettra certaines connexions avec des migrants marocains, voire augurer des influences sur les toutes premières générations nées en Belgique.

Entre les pourparlers diplomatiques et les cercles d’intellectuels, ce sont surtout de jeunes musulmans, Turcs et Maghrébins pour la plupart, qui s’organisent pour le rituel religieux à l’usine et font des moments de prière, des pas-de-côté aussi bien rituels qu’identitaires (Bougarel et Diallo, 1991). Les Marocains se découvrent dans leurs engagements canoniques et observent de nouvelles façons de prier, au travers de la pratique rituelle de collègues Albanais, Sénégalais, Pakistanais ou Turcs, par exemple (Bougarel et Diallo, 1985). Les arrêts pour la prière à l’usine apaisent les nostalgies, avant même que les lieux de prière n’émergent et ne servent de cocon protecteur et reproducteur du climat d’origine. L’imam officiant devait nécessairement porter la résonance du village abandonné et réconforter localement, momentanément et dans l’ultime aspiration au retour définitif.   

VIII. Sortir la Djellaba des valises

Les années 1970 caractérisent la dernière parenthèse des accords bilatéraux entre le Maroc et la Belgique signés en 1964 et actent, pour l’islam, le principe des cultes reconnus en Belgique. Cet élément constitutionnel permet d’intégrer l’islam dans le paysage officiel dès juillet 1974. La reconnaissance officielle du culte musulman portera à terme sur la mise sur pied d’un organe chef de culte (1999) et qui a comme prérogative la gestion des dossiers comme ceux de l’aumônerie, des mosquées, des imams ou des enseignants de religion islamique officiants dans les établissements publics.

Outre les modalités pratiques de nouveaux investissements dans les lieux de culte, qui commencent à s’organiser en associations sans buts lucratifs, la question soulevée par les imams-encadrants restera centrée sur les possibilités religieuses légales de se retrouver là, en Occident. En effet, le discours des imams se constitue d’emblée comme une sorte de voix de tour-opérateur qui prépare au départ et qui conseille les fidèles sur les meilleures façons de réussir un atterrissage dans le pays d’origine et permettre d’effacer les traces du décalage entre l’ici et le là-bas. Il sera dès lors difficile de demander à des imams de parler d’intégration dans ces contextes ou d’apprendre la langue du pays d’accueil alors que leur fonction est précisément celle de l’accompagnement conjoncturel ici pour un raccompagnement à la frontière.

À cette dimension, viennent s'ajouter les définitions héritées des espaces de l’époque de l’empire califal qui circulent dans les œuvres classiques et qui interrogent les leaders musulmans bruxellois. L’espace européen est historiquement construit comme celui du non-islam, voire de l’espace de l’hostilité. Comment donc aménager les enracinements sereins et faire descendance sans nier ces arrière-fonds conceptuels ? Autrement dit, un imam bruxellois peut-il encourager les Musulmans sur lesquels il a une responsabilité morale à rester sans avoir pu en mesurer les conséquences de l’établissement dans le Dār du non-islam ? Si quelques imams Marocains trancheront explicitement sur l’illicéité de rester en Belgique dans les années 1970-1980, beaucoup d’autres imams longeront les murs en évitant de poser le débat ou en invoquant le principe de précaution et notamment face à la dérive sociale et scolaire des jeunes générations.

Aussi, par la greffe de pratiques religieuses du là-bas, le malékisme hérité des écoles traditionnelles et des pratiques culturelles marocaines, se construit une ethnicisation factuelle des salles de prières. La fragmentation évidente des mosquées sur base des origines nationales, s’explique aussi par la facilité linguistique, en matière de communication des imams, et par une reconnaissance des pratiques d’écoles juridiques de l’islam qui réconcilient avec les coutumes religieuses laissées au pays d’origine.

  1. Imam mondialisé face au monde musulman

Les Musulmans qui décident de rester en Belgique, sans définitivement trancher pour le cas de la première génération et notamment après 1974 (moment de la cessation unilatérale des accords d’acheminement d’une main d’œuvre depuis le Maroc), s’organiseront de façon énergique au début des années 1980 en communautés locales et décideront d’investir dans de grands espaces dédiés au culte et à la faveur des enfants pour l’apprentissage du Coran et de l’arabe (Bistolfi, 1994).

Mais le début des années 1980, coïncide, à plus grande échelle, avec une série d’événements majeurs qui secoueront le monde musulman et qui résonneront dans le contexte bruxellois de façon évidente. C’est surtout l’expérience iranienne qui va reconfigurer nombre de perceptions idéologiques des Musulmans Marocains. L’imam Khomeiny incarne un espoir indéniable après l’humiliation ressentie suite à la défaite arabe de Kippour en octobre 1973. L’audace de faire front aux puissances occidentales va ré-initier de nombreux retours de Marocains à des pratiques plus zélées à l’Islam et pousser même ces ouvriers aux premières expériences du pèlerinage à La Mecque. Le péché originel de la sortie médiatique des musulmans bruxellois reste définitivement celle de la manifestation pro-Kadhafi et qui permet de faire transiter les perceptions de l’étranger-immigrés vers celui de l’étrange-intégriste. Les mobilisations (F. Dassetto et A. Bastenier, 1987).

Les années 1980 auront construit un éventail assez large de voix d’imams Marocains dans le paysage bruxellois et ouvert des tendances religieuses prépondérantes d’une commune à une autre. Ainsi, le mouvement du Tablighisme aura le vent en poupe à Schaerbeek avec la voix de l’imam marocain Mustapha Nouhi (Dassetto, 1988). La dynamique des Talâi’ sera davantage opérante à Molenbeek et s’articulera de façon complexe avec la voix de son imam Mohamed Toujgani. Le chiisme établi à Anderlecht verra l’imam tangérois Belkhidar tenir de nombreuses assises et débats avec des acteurs locaux avant de prôner le dialogue intra-musulman. Le salafisme ne prendra pied de façon plus formelle que lorsque certains directeurs saoudiens entreront en fonction et notamment après l’assassinat d’al-Ahdal et lorsque de jeunes lauréats d’universités saoudiennes s’organiseront dans le paysage associatif bruxellois durant toute la décennie 1990. C’est, enfin, dans ce contexte chargé qu’un institut pour la formation des imams en arabe est mis sur pied en 1989 au sein du Centre Culturel et Islamique de Belgique.

  1. Une notabilité religieuse entre défiance, dissonance
    et vétérance

La dynamique religieuse des imams Bruxellois aura été grippée de l’intérieur durant les années 1990. Les dissonances discursives et idéologiques, les courses aux leaderships et les positionnements de carrière sur les mosquées les plus significatives de la ville auront marqué la corporation des imams Marocains. Mais l’éclatement de la verrière au sein de la communauté marocaine se ressoudera quelque peu au moment de la construction pragmatique et intéressée d’une corporation d’imams dans le processus de l’institutionnalisation de l’islam. Cette fédération des imams permettrait à ces derniers la reconnaissance d’un statut officiel et une rémunération fixe, contractualisée et plus attrayante de l’État. Mais les enjeux statutaires ne deviendront opérants que durant la seconde première moitié des années 2000.

Entretemps, le paysage islamique bruxellois sera traversé par une forme de « glocalisation » nouvelle et où les polémiques d’outre-Méditerranée et celles issues du monde musulman s’inviterons dans les réalités locales et sur les chaires d’imams Marocains.

La visibilité nouvelle d’une jeunesse musulmane assurant un grand dynamisme associatif va, par contre, désenchanter les voix d’imams. Elle éveillera aussi des logiques d’affrontements de courants francophones dans des formes nouvelles et notamment entre le salafisme bruxellois et les mouvements prônant une dédramatisation de la mixité ou un engagement citoyen assumé, voire une réforme du religieux. Des fragmentations paroxysmiques de groupes aboutiront à des menaces, voire à des affrontements verbaux extrêmes. Les imams, dépassés par ces émergences et succès hors de leur portée, vont pour quelques-uns s’adapter et se rapprocher de l’une ou l’autre voix à succès.

Les années 2000 amorcent, enfin, un tournant en faveur de l’institutionnel musulman avec la mise sur pied de l’Exécutif des Musulmans de Belgique. Un passage des imams par le canal organisationnel leur conférera un nouveau rôle et qui élargira leur stature et autorité. La ligue des imams, le conseil des Théologiens de l’exécutif des Musulmans de Belgique, l’Union des mosquées de Bruxelles où siègent des imams profilent un cadre à l’imam bien plus large que sa fonction d’origine. Il devient la voix du théologien local que l’Organe Chef de Culte consulte pour trancher sur les avis religieux liés à ses prérogatives.

Mais l’enjeu reste, aujourd’hui et plus que jamais, celui de la formation des imams. De nombreuses pistes de formations se développent avec les universités du pays pour les imams aux langues nationales et l’Exécutif des Musulmans de Belgique met sur pied des formations au contenu théologique tout en déléguant aux universités partenaires des formations portant sur le vivre ensemble et sur l’analyse des religions en Occident (Berkey, 2012 ; El Asri, 2018b ; El Asri, 2018c).

Conclusion : les temps théologiques de la formation

Ces parcours, sur plusieurs générations et d’installation en France et en Belgique depuis les années 70, nous ont permis d’observer des temps théologiques articulés aux temps de la migration. Une théologie de la migration faisant références dans les parcours des migrants, d’abord, aux premiers temps des religions où l'exil, l'exode étaient la norme, puis convoquant, par la suite, une théologie plus nationaliste où les symboles nationaux de l'islam vont servir à accompagner la légitimité de la migration, pour s’arrimer, ensuite, vers une théologie de l'installation plus plurielle, souvent plus humaniste et universaliste que l'on rencontre sur ces scènes religieuses qui connectent les pays d'origine, de passage et d'installation et qui s’interrogent sur l'islam de demain.

Des ouvriers en bleu de travail, des vendeurs ambulants et d’autres encore, ont initié une forme de transmission d’un « kit pratique » de ce qu’est la pratique religieuse et ainsi greffé un rapport de transmission porté sur le normatif religieux et qui continue de conditionner un certain rapport à la foi et au culte au gré de la transmission générationnelle. Un imam est tout à la fois lié à un métier dans la mosquée, mais il peut être pluri-situé et peut agir sur divers espaces de transmission de savoirs. La dynamique d’action de l’imam dans la cité permet d’appréhender comment des discours et des pratiques de l’islam se construisent, se transmettent, s’approprient et pèsent sur les auditoires musulmans. Ces acteurs sont des ressources importées avec un bagage théologique souvent limité, mais pas seulement, car ils peuvent être issus de lieux de formations traditionnels reconnus ou de personnalités charismatiques, d’imams temporaires, de cheikhs itinérants, voire de fonctionnaires rattachés et missionnés par le pays d’origine. La circulation des pratiques et des savoirs religieux par l’imam dans la ville se fait, aujourd’hui, dans un contexte de « glocalisation », de virtualisation et de denses croisements des contenus et des formes du métier d’imam. Cette démocratisation d’accès à la pratique de l’imam-en-chaire s’accompagne d’une écoute à partir d’auditoires incontrôlables et avec une résonance qui ne se limite plus au temps du direct de la diffusion d’une parole. Ceci génère donc une objectivation nouvelle du métier et une réflexivité des praticiens qui pèse sur la définition de l’imam européen.

La question de la place de l’imam en Europe et de son champ d’action hors de la géographie traditionnelle de l’islam et de son rôle dans les ancrages et légitimations des installations définitives de migrants se pose encore.

Aujourd’hui, plus que jamais, les engagements d’imams, produits par la transmission des pratiques cultuelles d’islam se trouvent soumis à rude concurrence tant à l’échelle locale que sur de plus larges niveaux ou aux dilutions des frontières sur le champ du virtuel. Les savoirs d’imams sont également confrontés aux profusions d’accès par les fidèles aux ressources religieuses en circulation, aux librairies permettant la diffusion d’ouvrages d’initiations et de spécialisations sur l’islam, aux acteurs religieux de passage ou agissants dans les structures parallèles aux mosquées, aux voix consonantes ou dissonantes de leaders institutionnels dans les quartiers, les cités ou sur le virtuel. De leur côté, les imams participent par un rapport régulier aux fidèles à la percolation de leurs savoirs, de leurs tendances juridiques, normatives et morales de l’islam, à leur penchant dogmatique et à une certaine culture d’islam héritée des terroirs du pays d’origine et malaxée au contexte d’installation, voire ouverte à la glocalisation. La sédentarisation des imams assignés à sermons et à l’accompagnement des prières canoniques au sein des mosquées n’érode pas la possibilité de voir émerger des formes de mise-en-route de voix et de voies d’imams.

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Notes 

[1] Entretien Cheikh Gueye, Dakar, mai 2018.

[2] Chercheur à ENDA et actuellement secrétaire général du Cadre unitaire de l'islam au Sénégal.

[3] Association pour la paix entre les communautés religieuses à Marseille fondée en 1989 par R. Vigouroux, ancien maire de Marseille autour de quelques leaders religieux.

[4] Tijjanes et mourides à Marseille connaissent le même type d'organisation en termes de dahira, associations qu'ils ont fondées sur le modèle sénégalais dès les années 70 mais déclarées en association culturelle loi 1901 à leur installation en France (Bava, 2004).

[5] Poèmes de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la Mouridiyya.

[6] Cheikh Abdouleye Dièye a été formé en architecture et en urbanisme à Paris où il est arrivé à la « Maison des étudiants africains» dès 1977. Il fondera dans les années 2000, The International Sufi School. School of peace and service, qui délivre des formations.

[7] Revuel Ndigël, n° 2.

[8] Entretien réalisé par Cruise O'Brien D.C. en 1985 avec D. Diop, président du MIME..

[9] Entretien novembre 2000.

[10] Commerçants mourides.

[11].Cf..https://cdn.uclouvain.be/public/Exports%20reddot/cismoc/documents/la_formation_des_imams_en_Belgique.pdf, consulté le 24 septembre 2018

[12] Cf. https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_l-ocam-inquiet-de-la-formation-des-imams-en-belgique?id=9913436, Consulté le 3 décembre 2018

[13] Cf. http://www.felicedassetto.eu/index.php/blog-islams-et-monde-musulmans/258-apres-ligue-islamique-mondiale, Consulté le 2 mai 2018

 

 

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