Ahmed CHABCHOUB, (2017).Voyage au pays des noms. Essai d’onomastique culturelle appliquée à la Tunisie. Tunis : La maison tunisienne du livre, 222 p.


Insaniyat 98, octobre-décembre 2022, p. 103-106

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Se situant dans la discipline de l’onomastique culturelle, Ahmed Chabchoub essaye, dans son livre « Voyage au pays des noms. Essai d’onomastique culturelle appliquée à la Tunisie », de faire une interprétation historique et anthropologique de noms très utilisés en Tunisie. Ce livre se divise en deux parties, la première, avec neuf chapitres, s’intitule : L’anthroponymie et ses dessous culturels en Tunisie. La seconde partie, avec dix chapitres, s’intitule : Toponymie versus anthroponymie.

Dans la première partie, l’auteur commence par évoquer la richesse de l’anthroponymie tunisienne qui, durant trois mille ans, a subi l’influence de plusieurs civilisations. La généralisation de l’état civil et l’appellation par nom et prénom à partir de 1957, participeront à la transformation de la société tunisienne, puisque c’est le mérite personnel qui prime désormais et non l’ascendance familiale ou tribale. Autre changement qui confirme le lien entre le système anthroponymique et le contexte social est la mutation du statut de la femme en Tunisie depuis les années soixante, visible dans la façon d’appeler les femmes mariées : « madame telle » à la place de « femme de tel ».

Concernant les origines des patronymes tunisiens, très diverses, l’auteur mentionne qu’elles peuvent être issues des migrations internes « Gabsi, Bouzidi » ou externes « Dziri, Fessi », de la profession de l’ancêtre « Haddad, Cadhi », de surnoms attribués aux aïeux selon une particularité physique « Bouaouina » ou un trait de caractère « El Bahi ». Ces patronymes peuvent aussi être issus de différentes métaphores : animale « Sardouk », végétale « Zitouni » ou astronomique « Bouhlel », tout en ayant une prédilection pour les noms commençant par Ben « fils de… » ou Bou « le père de …, ou celui qui a … ».

La Tunisie est un pays où le maraboutisme a exercé beaucoup d’influence. Ainsi, chaque ville, village ou petit hameau a son propre saint « Sidi » ou sainte « Lella », qui continue à inspirer le choix des prénoms des enfants, particulièrement dans les campagnes. Après l’indépendance, l’engagement de Bourguiba allait contre ce type de traditionalisme maraboutique, en témoigne sa volonté à travers la généralisation de l’état civil d’en venir à bout du marqueur du tribalisme (Ben X ou Ben Y), en ordonnant de supprimer l’espace entre (Ben et X), comme par exemple « Ben Ali » qui est devenu « Benali ». La généralisation de l’état civil a été aussi l’occasion d’embellir les noms, comme « Faqoussa » qui est devenu « Cherfi », ou « Khemira » qui est devenu « Ouardi ».

Les flux migratoires des andalous vers la Tunisie après la chute de l’Andalousie, ont laissé des traces indélébiles sur l’anthroponymie tunisienne. Les patronymes andalous sont reconnaissables par le renvoi à des ethnies ou des villes andalouses, comme Catlène « Catalan », Morsi « Murcia », ou M’nari « de Almenara, au nord de Valence ». Et aussi par le renvoi à des noms espagnols, comme les Boutricou « Patrico », les Madhors « Amador », ou les Filibou « Philippo ». Non moins importante que la présence des andalous, la présence des juifs en Tunisie est ancestrale, en témoignent les patronymes juifs qui expriment la culture, les us et les coutumes locales, comme par exemple : Allouche « l’agneau », Arous « le marié », Sabbagh « peintre », Chakroun « le blond ».

Ainsi, des noms d’origines différentes ont été appropriés et adaptés au parler local tunisien, et les noms arabes ne font pas exception : Khadija a donné par exemple « Khaddouja », « Douja » et « Daija », Halima a donné « Hallouma », et Aicha « Aichoucha », « Aichouch » et « Awichou ». Mais pour les noms berbères, l’auteur explique que les noms  nous sont parvenus exclusivement à travers l’écriture romaine qui les a profondément altérés. Pour en citer des exemples : « Yugr Tn » est transformé en « Jugurtha », et l’écriture réelle de noms tels que « Tacfarinas » ou « Massinissa » est totalement ignorée.

La deuxième partie du livre est consacrée à la toponymie des villes tunisiennes les plus connues. La capitale Tunis vient en premier ; cette ville n’a connu son essor qu’avec les almoahidines en 1159, lorsqu’elle est désignée capitale de l’Ifriqya, et son nom dérive du terme berbère « ens » qui signifie « se coucher » ou « aller passer la nuit à… », du fait qu’elle servait de campement de nuit ou de halte pour les voyageurs. Le nom de Sfax, principale ville du sud tunisien, vient aussi d’un mot berbère, « asfaqis », qui signifie ceindre. Les bâtisseurs de la ville, les aghlabides, l’ont baptisée ainsi en raison d’un fort qui ceignait ce lieu.

Au large de Sfax, l’archipel Kerkennah tire son nom de l’ancienne appellation romaine « Cercina ». L’onomastique de cet archipel a gardé son originalité du fait de son isolement et du mouvement d’émigration des îles vers Sfax. Le nom de l’île de Djerba est issu également de la période romaine, au quatrième siècle les romains l’appelaient « Gerba » ou « Girba ». Mais la toponymie de l’ile est prédominée par des noms berbères tels qu’Aghir, Taguermess et Mellita, et les patronymes les plus utilisés révèlent la présence des cultures arabe, juive et berbère.

Le Kef est la ville principale du Nord-Ouest, elle est appelée « Sicca » sous les carthaginois, « Cirta » sous les numides et « Sicca Veneria » (la ville temple) sous les romains ; elle ne trouve son nom actuel qu’à partir du seizième siècle. Au Sahel, la ville de Monastir est fondée par les phéniciens au quatrième siècle av. J.-C. ; ces derniers la nomment « Ruspina » qui signifie la presqu’île. Les apports externes en raison de l’ouverture de Monastir sur la mer, et son passé chrétien qui a perduré jusqu’au quatorzième siècle, marqueront l’anthroponymie de cette ville. Sousse est parmi les villes tunisiennes qui ont connu le plus d’appellations : « Hadhrim » sous les phéniciens, « Hadrumetum » sous les romains, « Hunéricopolis » sous les vandales, « Justiniapolis » sous les byzantins, « Marsa Erroum » puis « Soussa » sous les arabes, et finalement « Sousse » sous les français.

Le nom de Kélibia, ville du Nord-Est remonte au premier siècle av. J.-C., lorsque le roi Agathocle de Syracuse bâtit la ville et l’a nommée « Clypea ». Le « P » de « Clypea » est transformé en « B » par les arabes qui ne prononcent pas cette lettre, ce qui a donné l’appellation actuelle. Gafsa, « Capsa » sous les romains, est une ville millénaire qui a donné son nom à la civilisation capsienne apparue dans la région il y a 10 000 ans. La découverte du phosphate en 1886 a façonné cette ville, y compris son système anthroponymique en raison de la forte immigration des ouvriers mineurs. La ville de Testour est construite par les andalous venus d’Espagne après qu’ils aient été chassés par Phillipe II en 1609. Forcés d’adopter des noms chrétiens après la chute de l’Andalousie, ces immigrés marqueront cette ville par leurs patronymes espagnols. 

L’auteur conclut son livre en évoquant l’effort que nécessite une telle étude onomastique, parce que se trouvant au carrefour des sciences humaines et sociales, comme l’histoire, l’anthropologie, la linguistique et la sociologie. Nous regrettons tout de même dans ce livre passionnant à lire, les nombreuses fautes de frappe et certains arguments peu étayés.

Noureddine MIHOUBI

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