Entretien Avec Benamar MÉDIÈNE

Insaniyat 102, octobre-décembre 2023, p. 83-93


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Né le 7 janvier 1939 dans la tribu des M’sirda, au nord de Maghnia. En 1948, la famille émigre en France, en Charente Maritime. Il adhère au FLN en 1958. En 1959, responsable permanent, il est muté dans la région parisienne. En 1960, atteint d’une maladie pulmonaire, il est affecté dans le Sud-ouest de la France. Il alterne études et travail militant. Arrêté en 1961, il sera libéré après les Accords d’Evian. En juin 1962, il participe, à Melun, au séminaire des cadres du FLN. Il fait la connaissance de Kateb Yacine, de M’hamed Issiakhem, de Malek Haddad, de Mourad Bourboune, de Zinet ...

Août 1962, il rentre en Algérie. Il est nommé Délégué régional à l’information pour l’Oranie. Auprès de Mustapha Marghous, responsable de la Fédération FLN d’Oran, il anime des débats, intervient à la Télé et à la radio locale.

En 1968, il reprend ses études et commence sa carrière universitaire, dont les principaux moments sont notés dans cet entretien.

Insaniyat : Benamar Médiène, votre riche parcours est jalonné d’expériences multiples. Sociologue, spécialiste de l’histoire de l’art, romancier, vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages et articles. Vous êtes aussi un homme d’action, militant actif de la lutte de libération nationale, votre engagement permanent dans la vie publique et culturelle est notoire. Comment qualifierez-vous ce parcours ?

B.M. Quelques remarques liminaires : la notion polysémique de « parcours » structure l’ensemble de votre questionnaire et ouvre les perspectives d’un débat qui élargit l’espace à partir duquel les verbes penser et comprendre se rehaussent à hauteur de concepts, et fondent l’épistémè et la finalité des sciences sociales et humaines. L’oubli, la censure, le non-dit, le recours à la nostalgie consolante ou à l’anticipation utopique appauvrissent le travail de la pensée, la poussent vers la fuite en avant, ou plus grave, vers la fuite en dedans. L’expert n’existe pas, sinon par vanité. J’aime lire et j’aime voir, entendre et comprendre, donc agrandir son esprit et son imaginaire. C’est déjà là un programme ambitieux. Le livre m’a sauvé de l’aphasie, la peinture de la cécité. Mon parcours est dans ce polygone étoilé, pas de sens interdits, le stationnement prolongé est déconseillé, il génère la rouille et le plagiat.

L’université m’a permis d’apprendre, de conjuguer ce verbe dans toutes ses formes et à tous les temps. L’université des sciences humaines est en principe le lieu de toutes les émancipations par le moyen de la connaissance, par la capacité à sonder le réel, à comprendre ce qui va de soi (Pierre Bourdieu).

Les dimensions sensibles de la réalité sociale

J’ai eu vingt ans quand il était midi dans le siècle. Libéré de la prison de Toulouse, une autre libération nous tombait dessus comme une pluie d’orage. Au printemps 1962, le vieux monde colonial agonisait, chaque soubresaut emportait des innocents. La tragédie coloniale était finie. Des farces meurtrières occupaient la scène, des militaires français et les milices OAS retournaient leurs armes, visaient leur Chef, assassinaient des civils algériens . La Paix naissait au forceps. De ces guerres prolongées, l’Algérie ne fut pas épargnée. Sept ans de souffrance ne suffirent pas. La guerre des Frères prolongée sidérait les Algériens, fourbus.

Je lance un salut aérien à mes amis M’hamed Issiakhem, Kateb Yacine, Mohamed Khadda, Abdelkader Alloula. Ils m’ont ouvert les portes secrètes qui mènent à l’art, à la poésie, à l’humour. Ils nous ont légué une richesse, qui risque de s’épuiser par la paresse et l’inertie. Ils m’ont inoculé le virus magique de la littérature et de ses variantes. Ce sont des amis bienveillants. Des sentinelles jamais prises en défaut de somnolence.

Cette question qui prolonge la précédente, s’adresse à ma passion artistique et à l’objet de recherche académique que je pratique depuis des décennies. Cette passion, latente à l’adolescence du jeune immigré que j’étais, s’est forgée par la lecture ; elle m’a été communiquée par mes amis M’hamed Issiakhem et Kateb Yacine que j’ai connus en mai 1962, à ma sortie de prison, après l’amnistie décrétée par les accords d’Evian. (Voir les biographies que je leur ai consacrées.) Ma vocation s’est confirmée en 1963, par l’initiative étonnante de mon père, ouvrier analphabète, qui prit le risque d’investir ses économies d’immigré de retour au pays natal, dans une librairie, au 55 de la rue Larbi Ben M’hidi, à Oran. La librairie s’élargit en galerie d’art et en boutique de disques de musique classique. Elle était devenue le lieu de rencontres de la jeunesse d’Oran, des enseignants et des artistes.

Que nous dit le regard ? L’exemple de Ben M’hidi et d’autres…

Je vais situer ma réponse à la brûlante question que vous me posez dans deux situations historiques différentes et deux modes de représentation des figures politiques algériennes, prises sur un même support : la photographie des années 1957-1958 et les récentes affiches électorales de maintenant.

Parti d’Indochine le vent libérateur soufflait sur le Maghreb. L’O.N.U. ouvrait ses tribunes aux bouches cousues. La condition humaine profanée prit la figure de Larbi Ben M’hidi : dans la nuit du 3 au 4 mars 1957, date de la forfaiture : Ben M’hidi fut pendu. Il avait été présenté à la presse, col ouvert d’une chemise blanche, menotté et souriant. Des parachutistes l’entouraient.

Nulle personne au monde n’est désormais censée ignorer la vérité : cet homme entravé, ligoté, marche vers le supplice. La photographie de Larbi Ben M’hidi, souriant et menotté, encadré de paras en armes, réincarne le fusillé du célèbre tableau éponyme de Goya (ou Les Fusillés du 3 mai, selon les traductions). Ben M’hidi est calme, décontracté, sans stigmates apparents. Les soldats rient, ils sont fiers de montrer l’homme capturé, cet homme important. Pourquoi sourit-il alors que son destin est scellé : il va être battu, torturé, tué.

Il sourit parce qu’il est du bon côté de l’histoire. Un des deux parachutistes tient une corde, une menace ou une prémonition. Le résistant algérien sera pendu dans la salle d’interrogatoire. Il ne s’agit pas d’une affaire d’aveu, tous savent qui il est et la cause qu’il défend : un chef de la Révolution, un politique, un théoricien, un idéologue.

Vous n’aurez pas ma parole, seulement mon corps gisant, seulement un râle sorti de ma gorge, jamais mon âme. Je mourrai, vous perdrez tout, y compris l’honneur. J’aimerais que le contenu de cet entretien atteigne mes compatriotes, les étudiants, les collègues.

Je souhaiterais provoquer en Algérie la nécessité du plaisir à regarder, à s'étonner, à s'approprier non seulement l'histoire profonde et contemporaine de son pays, mais aussi ses représentations artistiques, ou selon Fernand Braudel, ses images de marque.

Insaniyat : Revenons à votre parcours. Les grandes étapes qui le jalonnent et comment marquent-elles l’évolution des différents champs de vos pratiques

(universitaire, romancier et spécialiste de l’histoire de l’art) ?

Permettez-moi une incursion vers mon histoire intime, 4 aout 1963 : l’inattendu surgit, dévie les trajectoires, dénoue la vieille énigme des destinées et ramène la poésie à hauteur humaine. J’écris les premières réponses aux questions du Qui je suis ? La phénoménologie des esprits bouscule la dialectique des faits, chamboule l’ordre de l’Histoire. A cette date estivale, je fais la connaissance de Claudie M., Française, native d’Aïn el Turck. Je connais mal l’arabe, la langue oubliée de mon âge enfantin. Claudie est étudiante à Paris à la faculté de Droit et, en Arabe, à l’Institut des Langues orientales. Elle quitte Paris pour enseigner l’Arabe au lycée el Hayat d’Oran., Nous nous marions l’année suivante, récompensés par la naissance de deux enfants.

Retour au terme parcours, à sa déconstruction : il abrite le verbe courir et le terme cursus, ce dernier se prolongeant en curriculum. Ces mots dépassent la sémantique, ils sont pour ainsi dire génétiquement liés. La dialectique génère le mouvement. Cette notion, par sa polysémie, touche à la philosophie. Une image pointe : Socrate et Platon philosophaient en marchant, en parcourant l’agora d’Athènes ou, métaphoriquement en traversant le champ de la connaissance.

Cette idée de parcours, que vous me demandez de reconstituer et sur laquelle ma réflexion s’attarde, agit sur moi comme une injonction à revenir sur des événements qui à trente ans de distance furent décisifs sur le plan professionnel et puissamment émotionnel sur le plan de l’affect.

La nuit du jeudi au vendredi 17 juin 1965, je fus le témoin unique d’une précipitation de l’histoire de l’Algérie, l’annonce d’une tragédie grecque en version algérienne. Ce jeudi, Ahmed Ben Bella, président de la République visitait Oran, donnait le coup d’envoi au match qui opposait l’équipe nationale aux Brésiliens. Le public algérien n’avait d’yeux et d’enthousiasme que pour le roi Pelé, chorégraphe et magicien du ballon. Au diner, le Président paraissait soucieux, le front barré d’une ride tenace. Pensée prémonitoire ou souci politique majeur ? Il téléphonait beaucoup, puis, du balcon de la préfecture, il regardait l’arc maritime qui dessinait la baie d’Oran. Il me demanda de libérer les convives du diner, dont le ministre irakien de l’Agriculture et le Gouverneur d’un Etat du Brésil. En l’absence de Habib Djellouli, le préfet d’Oran, en voyage en Espagne, ma fonction de Délégué régional à l’information m’accordait la prérogative de le représenter. J’avais l’honneur, la joie et l’orgueil d’être dans la proximité immédiate du Président. Une atmosphère étrange pesait sur la scène d’un repas inquiet et sur joué. Huis clos et monologue : le Président dialoguait avec lui-même, face à la mer d’un bleu sombre. Ma présence frôlait le lieu et le corps du pouvoir ; je fus le témoin nocturne, unique et muet d’un homme, qui sera demain au cœur d’un drame shakespearien. Qui est Ben Bella, qui est le mythe ? Se doutait-il que le jeu dont il était le maitre allait prendre fin ? Savait-il que la nuit du vendredi 18 au samedi 19 juin, serait l’une des plus sombres de sa vie et qu’il verrait la métamorphose de l’homme puissant en personnage enchainé ?

Le 5 juillet 1995, seconde année de mon exil en France. Exil précipité et terrifiant après l’assassinat de mon ami Abdelkader Alloula, le jeudi 10 mars 1994. L’Algérie entrait dans sa phase de désastre obscur, hallucinatoire, destructeur.

Alloula et moi devions tous deux partir nous mettre à l’abri. Les assassins avaient été plus rapides.

5 juillet 1995, jour de haute portée symbolique fêté dans le deuil, je soutenais mes travaux universitaires devant un jury réuni à Paris X Nanterre, en vue d’une habilitation en philosophie de l’art. Le public était plus nombreux que les sièges disponibles dans une salle trop étroite. Des amis et collègues, dont Rahmouna et Omar Carlier, Anne Dumazy, Mahmoud Bessaïh, Messaoud Benyoucef, Mohamed Harbi, Sadek Hadjeres, mes frères Mohamed et Abdallah… étaient présents, pour me soutenir. Nous dûmes changer de salle. Ce n’était pas mon nom ou la notoriété de mon œuvre qui suscitait la curiosité : la composition du jury mettait en présence, la rencontre publique exceptionnelle, de professeurs de renommées mondiales.

Georges Labica, philosophe, était mon directeur de recherche et le rapporteur de mes travaux devant le jury présidé par Etienne Balibar, professeur de philosophie à Paris X Nanterre, entouré de Mohamed Arkoun, professeur d’islamologie à Paris III Sorbonne ; de Djamal Eddine Bencheikh, professeur de littérature et d’esthétique arabes à Paris IV Sorbonne et Ahmed Bennaoum, maître de conférences en anthropologie à l’université Paul Valéry de Montpellier.

Mon intervention commença par un aveu de subjectivité assumée et une clause de liberté de choisir mes thèmes : mon parcours personnel, de ce que j’en sais et de ce qui m’en reste, constituerait le sujet et l’objet de mon discours. Je précisais que ce n’était pas une démarche psycho analytique abstraite ni un morceau de littérature auto fictive. Je voulais démontrer que l’éclectisme de mes travaux révélait, mutatis mutandis, la dislocation ou les fractures de ma vie, celles de ma société, de son Etat, et citais Kateb Yacine répétant à qui voulait l’entendre : Je cherche à dénouer la trame de mes exils.

Mon intention était de mettre à distance le concept de colonisé et à le confronter à la réalité de mon expérience, à le corréler à l’exil, cette autre situation de malheur et de violence subis par l’exilé. Il y avait là matière à investigation pour l’anthropologue et le philosophe. Le colonisé est un exilé sui generis, toujours malade de sa patrie perdue, parce que même sur la terre qu’il cultivait, dans la maison où il habitait, il restait sous l’autorité visible ou symbolique d’un pouvoir extérieur, étranger. C’est pour la mère que l’exil est un malheur, répétait en boucle mon ami Kateb. J’ai soumis et commenté cette sentence devant le jury en faisant référence au texte intitulé : Rahma, ma mère, que je l’ai écrit, au nom de sa douleur muette, sur les quais de Port Vendres quand nous y avions débarqué, le 27 février 1948.

L’altérité et le regard de l’autre : l’étrange étranger

Un autre de mes textes, analysé devant le jury portait sur les cartes postales dites des « scènes et types » d’Algérie de la fin du XIXe siècle au début du XXe. Ces images étaient doublées de commentaires écrits au verso par l’expéditeur, dont des poètes, des écrivains, des grands bourgeois. Toute retenue pudique était bannie de ces écrits. Les personnages : garçons au regard inquiétant ou coquins, cireurs obséquieux, adolescentes nubiles poitrine découverte, femmes lascives aux seins nus, aguichant le client dans les maisons closes… Mon frère possédait une belle collection de ces cartes. Nous les regardions et échangions nos impressions de sémiologues praticiens. En réalité nous nous cherchions. Nous essayions de nous reconnaitre dans l’un ou l’autre de ces garçons.

La plupart d’entre eux nous ressemblaient ou ressemblaient au souvenir que nous avions de notre enfance. Oui, il est probable que les gamins et les gamines des rues de Biskra, d’Alger ou de Tlemcen, qui peuplaient le monde des images, excitaient le regard, la curiosité et la libido des colons et des touristes, étaient mon frère et moi, ou nos jumeaux.

Les sciences sociales, outils pour l’action et l’émancipation

Insaniyat : Des premières années de l’indépendance jusqu’en 1994, vous avez travaillé à Oran en qualité d’enseignant chercheur. Pouvez-vous nous décrire l’atmosphère de l’époque ?

Je suis arrivé à mon âge d’homme au moment où l’Algérie triomphait, par la force des armes et des idées, du colonialisme, et retrouvait sa place majeure sur la carte géopolitique du monde. J’avais pris ma part dans ce vaste et brutal combat, ce mouvement émancipateur, conduit par

Le FLN. J’ai expérimenté ma vie dans le vécu d’un peuple d’immigrés, hommes usés par le labeur musculaire éreintant, par les privations et la plus haute des solitudes (Tahar Benjelloun). Responsable permanent à la Fédération FLN de France, j’intervenais au bidonville de Nanterre-la-Folie, une colonie pénitentiaire à ciel ouvert.

Ces hommes, visibles sur les chantiers, fantômes à la nuit tombée, constituaient la force de frappe et l’armée de réserve qui abattraient le colonialisme.

Un des attributs de la souveraineté de la nation, condition essentielle de sa majorité politique, fut la fondation de l’université algérienne. J’ai commencé à enseigner en septembre 1972. Nadir Marouf était le chef du département des Sciences sociales. Durant une quinzaine d’années, je fus son adjoint ou son remplaçant à la tête de l’institut. La passion d’enseigner résorbait ou annulait les éventuels conflits d’ego. Marouf était le maître incontesté des questions méthodologiques. Abdelkader Djeghloul et moi, étions chargés, en alternance, du module ILJ 101, sociologie générale, duo complémentaire et bien reçu par les étudiants. En 1974, je participai au Congrès international de sociologie, au Club des Pins, à Alger. J’étais le rapporteur du Congrès, présidé par René Dumont, qui, cette même année, était candidat écologiste à la présidence de la République française. À la fin des travaux, nous fûmes tous deux reçus par le président du Conseil de la Révolution, Houari Boumediene.

En 1977, j’ai soutenu ma thèse de doctorat de 3ème cycle, à l’université de Lille III. Yves Lacoste et Fanny Colonna faisaient partie de mon jury.

En décembre 1979, eurent lieu les états généraux de l’université algérienne. Je fus élu rapporteur de la Commission : Quelle université ? Moments de débats intenses et jubilatoires. La tendance dite progressiste l’emporta largement. Les fissures idéologiques apparurent. Au moment où j’ai présenté en plénière le compte rendu de la Commission (48 h de débats et une nuit de rédaction) des participants ont ostensiblement ouvert leurs journaux, pour marquer leur indifférence ou leurs désaccords.

Q. Quel regard portez-vous sur la vie littéraire et artistique en Algérie aujourd’hui ? Comment le domaine de recherche sur les arts a-t-il évolué en Algérie ?

Le nationalisme sentimental, né dans la dynamique de l’indépendance, constituait le fond idéologique de la majorité des enseignants et des étudiants structurés dans l’UNEA. Ces premières années de portes ouvertes de l’université étaient marquées par la ferveur politique et le désir du mieux vivre, par l’union des énergies, par la mobilisation syndicale des étudiants, des ouvriers, des paysans, des artistes. Le Volontariat donnait à la grande Espérance les signes de son avènement. L’utopie prenait des allures de réalité.

Au début de mon cursus, la ferveur politique l’emportait sur tout. Nous étions une vingtaine d’étudiants inscrits en propédeutique Lettres, sur lesquels six obtiendraient les trois certificats constitutifs de la licence de sociologie. Pour mon certificat d’ethnologie, j’ai eu l’honneur d’être interrogé par le professeur Jacques Berque, qui m’accorda un 13. (Cela me valut la mention A. Bien.) Grâce à l’activisme de N. Marouf, Jacques Berque et Jean-Paul Charnay intervenaient souvent en anthropologie et en histoire du monde musulman et faisaient amphi comble à chacun de leurs cours.

Il nous fallait connaitre l’Algérie et ses citoyens pour l’élever et l’installer dans l’âge moderne. N. Marouf nous initiait à l’enquête de terrain et à l’analyse des items. Je trouvais les concepts de Fait social total et d’Homme total de Marcel Mauss, trop rugueux et englobant. Ils donnaient à la sociologie la compétence d’une vision holiste, à tendance dominatrice. Je jugeais donc que « ma » science était en déficit de poésie. Durkheim et Gurvitch dominaient le discours de la méthode. Pierre Bourdieu, pourtant premier sociologue moderne de l’Algérie, était peu cité. Son œuvre protéiforme aurait été bien utile à la société algérienne, si peu sensible aux ‘’règles de l’art’’ et à leur puissance heuristique pour impulser une révolution symbolique, en donnant un ‘’supplément d’âme’’ aux révolutions agraire et industrielle entamées dès 1970.

Je fais retour à votre première question. Il est vrai que l’histoire de l’art, la perception, l’analyse et l’appréciation de l’œuvre sont autant de catégories absentes de l’enseignement tous niveaux confondus. Pourtant Oran était devenue le pôle effervescent dans le champ des sciences humaines. Le Centre de Recherches en Sciences Humaines, que dirigeait Djeghloul, était devenu le poumon intellectuel de l’université et de la ville d’Oran, avec une audience nationale et internationale.

Traverser les Humanités, construire une sociologie de la compréhension et du sens…

J’ai franchi des barrières institutionnelles entre les disciplines en me rattachant à d’autres filiations intellectuelles, à leurs doxas édifiantes, à leurs bréviaires méthodologiques et à leurs pères fondateurs. Par cet enseignement j’ai établi de nombreux liens pluridisplinaires : sociologie, anthropologie, littérature, l’histoire de l’art, l’esthétique…, au grand plaisir des étudiants.

Jusqu’au début des années 1970, la première année consistait en une propédeutique qui couvrait ce que l’on appelait à cette époque les Humanités : littérature, histoire, philosophie, psychologie, langues vivantes ou anciennes… Par la suite, toutes les réformes ont privilégié l’aspect technologique sur le cognitif. L’histoire de la philosophie est supprimée dès 1969. L’histoire est entièrement arabisée la même année et amputée de la partie histoire de l’art. Cette dernière aurait pourtant mérité le statut de discipline de plein exercice.

La scène primitive de mon rapport au livre, donc à l’école, à la lecture en langue française, s’est organisée à un âge tardif et dans une situation faite de conditionnements paradoxaux et de nouvelles représentations d’un monde en accélération. L’accumulation primitive du savoir social incorporé ( Bourdieu) et toute l’imagerie qu’il incarnait, s’est constituée sur la perte du capital symbolique antérieur, que je transportais dans mon corps et ma psyché.

Cette notion, d’apparence et d’usage banals, Pierre Bourdieu la théorise à partir de cette série de questions : d’où viennent nos actions ? d’un « Je » décisif, qui serait doué d’une capacité corporelle et cérébrale autonome? Quels sont les mécanismes de reproduction des hiérarchies sociales, culturelles et symboliques ?

Découlent-elles de notre volonté ou de celle du groupe social auquel nous appartenons, et que le sociologue appelle les habitus ou le savoir social incorporé ?

Enfant de neuf ans je suis passé, sans transition, d’une vie quasi biologique à la Cité ouvrière, de la psalmodie coranique à l’écriture sur un cahier, à la lecture silencieuse d’un livre.

Derniers ouvrages parus

(2023). (Collectif) Une visite tardive à François Maspero. Paris : Littérature-Action, (16-17).

(2022). M’hamed Issiakhem, ma main au feu. Alger : Casbah Éditions.

(2018). Khadda, du méridien à l’armoise. Alger : Éditions du MNBA.

                     (2018). Issiakhem ; Les couleurs de l’amitié. Catalogue, Milan.

                     (2016). Khadda, qui se souvient d’Utopia. Musée d’Alger.

(2014). Biographie indicative de Abdelkader Djeghloul. Oran : Éditions de l’Université d’Oran.

                     (2012). Georges Bouquabrin. Alger : Casbah Éditions.

(2012) : Salah Hioun, les couleurs de l’énigme, bio-artistique, Alger : Éditions Zaïdi.

(2010) : Biographie indicative de Georges Labica. Un philosophe en colère.

(2008): (collectif) Rahma, ma Mère. Montpellier : Editions Chèvre-Feuille étoilé.

(2006): Kateb Yacine, le cœur entre les dents. Biographie. Éditions Robert Laffont

                     (2006). Issiakhem. Alger : Casbah-Editions.

 

 

 

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