Insaniyat N° 17-18 | 2002 | Langues et Société - Langues et Discours | p.3-7 | Texte intégral
Langue(s) et société en Algérie et au Maghreb.
Analyse des pratiques langagières des locuteurs algériens et maghrébins.
Beaucoup d’articles, d’études et d’ouvrages ont été publiés sur la question des langues dans notre pays (mais aussi au Maghreb). Alors pourquoi consacrer, à nouveau, un numéro de revue à ce sujet.
Nous voulions, avec ce numéro, sortir des sentiers battus de l’analyse socio-politique et idéologique de la question pour aborder plus spécifiquement la manière avec laquelle se structurent les relations entre les faits langagiers et les faits sociaux (la société dans son ensemble).
Sans entrer dans les débats des anthropologues sur les rapports entre les langues naturelles et la réalité (voir les travaux de Whorf et Sapir) ni dans ceux qui ont vu un foisonnement de contributions majeures sur les configurations sociolinguistiques des sociétés humaines (voir les travaux de Labov, Marcellesi, Fishman, Ferguson etc…) et, plus particulièrement, pour ce qui nous concerne, les sociétés maghrébines et la société algérienne plus précisément (voir les travaux de A Bounfour, A Boukous, Y Cherrad-Benchefra, A Dourari, A Filali-Ansary, G Grandguillaume, D Morsly, K Taleb-Ibrahimi, M Yahyatène) et bien d’autres.
Nous voulions, autant que faire ce peut, éviter les exposés généraux sur la question des langues dans les sphères maghrébine et algérienne et focaliser notre attention sur les pratiques langagières effectives des locuteurs algériens et maghrébins.
- Que font-ils quand ils parlent ? Quand ils écrivent ? Quand ils chantent ?
- Comment se structurent, à travers leurs conduites langagières, leurs rapports à leur(s) langue (s), ainsi qu’aux normes linguistiques dominantes dans nos sociétés ?
- Comment gèrent-ils ou ne gèrent-ils pas leur multilinguisme ?
- Quelles sont les stratégies de communication qu’ils mettent en oeuvre ? Comment se structurent-elles ?
- Quelle est la place qu’occupent les phénomènes de contact de langues dans leurs pratiques et leurs stratégies ?
-Y-a-t-il des indicateurs de stratification sociale dans les comportements langagiers des locuteurs algériens et maghrébins ?
- Peut-on parler de comportements spécifiques aux femmes et aux jeunes générations (ainsi qu’à d’autres catégories, la liste n’étant pas exhaustive) et comment se manifeste cette spécificité ?
- Comment se manifestent les phénomènes de rupture entre les pratiques dialectales attestées et reconnues en Algérie et dans le Maghreb d’avant l’indépendance et les bouleversements qu’ont connus, justement, les sociétés algérienne et maghrébine depuis, par les effets conjugués de l’exode rural massif et la massification de la scolarisation.
A partir de situations de communications concrètes et variées, nous voulions brosser un tableau de la configuration socio-langagière de notre société (et des autres sociétés maghrébines) non plus d’un point de vue macro -même si cela n’a pas toujours été possible, en témoignent les deux contributions incluses dans ce numéro, la première, celle de F Laroussi sur la diglossie en Tunisie, contribution au demeurant très intéressante même si nous ne partageons pas entièrement son point de vue et que nous prenons plutôt, à notre compte, les observations d’A Dourari à ce sujet ; alors que la seconde, celle de Z Beghoura en langue arabe introduit la dimension philosophique dans l’appréhension des rapports qui lient les faits de langue aux faits de société-, mais micro sociolinguistique avec en filigrane l’hypothèse que cette configuration risquerait d’être en porte-à-faux, pourrait même faire éclater les perceptions dominantes sur le fonctionnement diglossique de nos sociétés.
Il s’agissait, pour nous, de démontrer que si fonctionnement diglossique il y a, il se situerait, plutôt, sur le plan des représentations et des attitudes aux langues et non pas dans les pratiques et les comportements effectifs des locuteurs.
Ce sont, en définitive, quelques hypothèses, quelques pistes de travail, de réflexion que nous avions suggérées lors de notre appel à contributions.
Nous n’avons pas pu couvrir tous les axes proposés ni toutes les pistes suggérées mais, au vu de la matière que nous avons pu rassembler, nous pouvons, même nous osons affirmer que nous présentons un bien beau numéro, riche et varié, même si la partie en langue arabe est moins fournie [1] que celle en langue française ; les choix pertinents des auteurs et la variété des sujets et des situations abordés –en relation étroite avec la thématique d’ensemble- nous conforte de la justesse de nos présupposés.
Quel plaisir de voir les remarques et observations émises par Y Cherrad-Benchefra, F-Z Mekkaoui dans leurs analyses de l’utilisation de la langue française par les étudiants de l’Université de Constantine ainsi que des paroles de ces mêmes étudiants, nous dirions de leurs mots d’esprit ou blagues comme les a nommés Y Cherrad-Benchefra, la description du traitement que font subir ces étudiants des différents registres à leur disposition dans le marché linguistique algérien, la transgression des normes établies, le métissage[2] évident et déclaré de leurs productions, venir corroborer nos propres observations telles qu’elles apparaissent dans les trois contributions que nous proposons dans ce numéro.
Même la manière de construire les sobriquets par nos compatriotes –voir, à cet effet, la belle et fine étude d’O Yermèche- participent de cette transgression et de la liberté que prennent les locuteurs algériens dans leur utilisation de leur(s) langue(s).
Ils le font aussi bien à l’écrit qu’à l’oral comme le démontre A Dourari dans son analyse d’un corpus de graffitis recueillis dans quelques villes algériennes, plus précisément en Kabylie.
Et ne voilà-t-il pas F Benramdane qui renchérit et qui, à partir du récit de l’histoire de la «place rouge » de la ville de Tiaret nous interpelle sur le sens de l’Histoire (avec un grand h) dans la normalisation implicite et/ou explicite des usages langagiers dans leurs manifestations orales dont nous savons l’importance dans notre société encore très marquée par la prégnance de la tradition orale et dans les rapports de celles-ci avec l’écrit dans ses aspects officiels et institutionnels mais aussi, dans ses aspects informels c’est-à-dire les écrits non-officiels, ceux des acteurs-locuteurs-scripteurs tels que nous les avons décrits dans notre étude des enseignes dans nos villes et plus particulièrement dans la ville d’Alger.
Il serait intéressant, par ailleurs, de pousser plus loin les analyses dans le sens suggéré par A Kassoul et ML Maougal pour ce qui concerne les pratiques langagières scripturaires des Algériens (dommage que nous n’ayons pas pu avoir de descriptions des pratiques langagières de nos voisins maghrébins) prises dans leur identité propre, elle-même investie par la variation comme le vérifie le propos de M Abbassa sur la poésie andalouse qui a mêlé, avec un rare bonheur, la langue arabe dans toutes ses variantes et la langue espagnole, preuve s’il en est que la diversité, la variation et la transgression des normes et des règles canoniques n’est pas le propre de l’oral.
De multiples exemples de cette liberté dans le traitement de la langue (des langues, devrions-nous dire) sont attestés dans la littérature algérienne et maghrébine.
Tout dans les comportements des locuteurs et locutrices – le joli corpus que nous présente F Lakhdar Barka au sujet des mots de mort pour exprimer la vie dans le discours des femmes de la ville de Tlemcen démontrent bien comme l’a spécifié L-J Calvet [3] que les stratégies de communication des locuteurs in-vivo c’est-à-dire réalisées à l’épreuve de la vie sont souvent plus fortes que les prescriptions in-vitro des politiciens et planificateurs et qu’elles peuvent en détourner les effets et les résultats d’une manière inattendue.
Que dire pour conclure cette présentation ? Eh bien, reprendre en partie celle que nous avions déjà rédigée pour un précédent article tant les tendances mises en évidence par toutes les contributions semblent vérifier l’hypothèse selon laquelle «les locuteurs algériens ont en commun la possibilité d’user d’une gamme de variétés qui constituent leur répertoire verbal. » [4] et une grande capacité à la créativité qui «font voler en éclat l’idée et la notion d’une langue uniforme, d’une langue pure si tant est qu’une telle langue existe ! …mettent en évidence la capacité des locuteurs algériens à se mouvoir dans leur répertoire verbal en en exploitant toutes les facettes et leur liberté souvent marquée d’impertinence à l’égard des normes imposées, la résistance à l’imposition d’un ordre linguistique venu d’en haut. Comme elles semblent dénoter le déplacement vers une nouvelle acception de la Norme qui ne serait plus synonyme d’un ordre symbolique imposé mais norme de compréhension, de possibilité de transfert entre les langues, norme d’échange, norme-création, norme-interaction, norme-ouverture, norme-mobilité, norme plurielle, riche de la diversité de ce pays.
Et enfin, elles traduisent le dépassement que les locuteurs algériens opèrent dans le champ de la communication sociale, du marché langagier, en revendiquant la liberté de circuler entre les langues, de créer leur propre langage sinon leur propre langue.
N’y-a-t-il pas plus belle preuve de résistance et de liberté à la fois ?»[5]
Khaoula Taleb-Ibrahimi
Notes
[1]- Nous avions espéré pouvoir présenter les contributions de nos deux étudiantes Nacéra Boudina et Louisa Khetari mais elles n’ont pu être, pour des raisons personnelles, au rendez-vous. Nous aimerions, à ce propos, faire mention des travaux de recherches qui ont été soutenus par nos étudiants et étudiantes au titre de la première post-graduation ou magister de langue arabe et qui se sont inscrits résolument dans le champ de l’investigation sociolinguistique.
Ils concernent aussi bien le dialecte algérois tel qu’il apparaît dans le discours des vieilles algéroises (N Boudina) que le comportement langagier des jeunes algérois de Bab El Oued (R Doughbar), celui des étudiants trilingues arabe-kabyle-français
(L Khetari) etc. ; d’autre part, nous avons eu à participer à des jurys de magisters portant sur les rapports et contacts de langue entre les dialectes arabes et le dialecte kabyle au Département de langue arabe à l’Université de Tizi-Ouzou, c’est dire si la sociolinguistique est en train de frayer son chemin dans les universités algériennes.
[2]- Voir notre contribution au séminaire international organisé conjointement par l’IRMC et l’EHESS en juin 2001 sur «Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb » et portant sur «Un cas exemplaire de métissage linguistique : les pratiques langagières des jeunes algériens ».
[3]- Voir Calvet, L-J : Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine.- Paris, Payot, 1994.
[4]- Voir notre ouvrage paru en 1995 et réédité en 1997, Les Algériens et leur(s) langue(s), Dar El Hikma, Alger.
[5]- Une contribution à l’hommage à Louise Dabène paru en 1998 au CDL-LIDILEM de l’Université Stendhal Grenoble 3 sous le titre «de la créativité au quotidien, le comportement langagier des locuteurs algériens ».- in De la didactique des langues à la didactique du plurilinguisme.