Insaniyat N°57-58| 2012 | Algérie 50 ans après l’indépendance (1962-2012) permanences et changements | p.07-10 | Texte intégral
À l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (le Crasc) a organisé, en 2012, un workshop[1] et un symposium sur les changements qu’a connus le pays. Cette édition de la revue Insaniyat reprend pour l’essentiel, et exceptionnellement pour l’évènement, des communications de ces deux manifestations[2]. Les contributions sélectionnées pour ce numéro, et qui couvrent les différents secteurs de la réalité nationale de 1962 à 2012, ont été remaniées par leurs auteurs pour qu’elles puissent répondre aux exigences d’articles scientifiques. Ces contributions mettent en exergue deux éléments interdépendants : permanences et changements sociaux en Algérie durant cette période.
Si, aujourd’hui, la revue Insaniyat consacre au thème de changement social cette publication, celui-ci a toujours constitué un objet privilégié des sciences sociales et humaines, et ce, depuis l’émergence de ces dernières.
En Algérie, ou ailleurs, trouver dans les faits un état social inchangé dans le temps, qui serait caractérisé par un conservatisme total, relève de l’absurde, en particulier lorsque l’on confond permanences, voire tradition, et conservatisme. La tradition serait-elle un frein au changement ? À ce propos, citons cette vision tranchante de Charles Mérieux : «…Trop souvent, les gens confondent tradition et conservatisme. En fait, cela n'a rien à voir. Rien n'a été plus moteur, pour moi, que la tradition que m'a transmise mon père et, à travers lui, Louis Pasteur. […] Car on ne crée pas ex nihilo, et du rien, seul le rien peut naître »[3]. Peut-on parler de changement social si l’on ne détermine pas un point, un moment à partir duquel l’on compare le point d’arrivée ?
A l’instar des permanences, le changement social avec ses différentes facettes (évolution, mutation, transformation, révolution,…) sera traité par les contributeurs comme un processus de déstructuration-restructuration, radical, global, rapide ou non, englobant des éléments, qu’ils soient observables et quantifiables ou non, et cela entre deux temporalités.
Ainsi, les contributions abordant cette thématique peuvent être regroupées en trois champs cognitifs : les questions épistémologiques (définitions et sciences sociales face aux changements), les structures sociétales (systèmes de savoir, et droit), et les acteurs (femmes, intervenants urbains, et électeurs).
« Comment rentrer chez Soi ? », telle est la préoccupation principale de Nadir Boumaza. Le changement « constitue une clé d’appréhension de l’ensemble des questions posées à une nation » qui refuse d’accepter ses contradictions. Selon l’auteur, « le mal de voir » a été fondé par l’histoire, une histoire violente, et par la « profondeur des traumas » qui façonnent encore, aujourd’hui, les rapports à Soi, aux Autres et aux Institutions. Afin de dépasser les difficultés du réel, les rapports conflictuels dans le vécu de notre propre modernité, l’auteur préconise « une découverte du chez Soi ».
Ce rapport à Soi et à l’Autre n’est-il pas le lien social qu’analyse Belakhdar Mezouar, soulevant la question de la rupture du lien social ? L’auteur explore ce lien à partir des travaux réalisés ces dernières décennies dans les sciences sociales, et en particulier en sociologie, à travers le couple tradition/modernité.
Selon Omar Bessaoud, au Maghreb et en Egypte, le lien social est perturbé, en raison de la distribution inégale des richesses entre villes et campagnes. Cette inégalité est due aux facteurs internes et externes, et parmi ces derniers, la crise du système capitaliste mondial et la reconfiguration géo-politique de la région. Pour étayer son propos, le contributeur retient comme exemple la région de Sidi-Bouzid, « un territoire oublié de Tunisie », selon lui, et qui a été à l’origine des récents bouleversements, alors que les révoltes des années 1980-1990 dans le Maghreb résultaient « des Programmes d’ajustements structurels et de libéralisation économique ».
Pour Madani Safar Zitoun, le discours sur la violence urbaine au Maghreb et, en particulier en Algérie, relève d’une conception « pathologisante », que ce discours soit de sens commun ou de vulgate sociologique. Les formes de la violence (occupation des espaces publics, commerces informels, incivilités, atteintes aux biens matériels et aux personnes,…) seraient la conséquence d’une « rupture du lien sociétal ». En remettant en cause ce scénario, l’auteur met en exergue « le pacte patrimonial urbain qui s’est noué dans le pays à l’indépendance ». Il conclut sur la persistance étatique d’une gestion urbaine qualifiée de « patrimoniale ».
Par ailleurs, sur la situation de la femme, Belkacem Benzenine relativise les évolutions de la condition féminine durant les cinquante années d’indépendance, caractérisées, à la fois, par la présence et la marginalisation dans la société algérienne. Il met en évidence les écarts entre le discours officiel et les pratiques sociales et politiques. L’auteur évalue les performances des structures chargées de la promotion féminine, qu’elles soient gouvernementales ou non.
Dans le domaine juridique, Ahmed Mahiou établit un état des lieux allant de 1962 à 2012. Il distingue, durant cette période, trois séquences : la première de 1960 à 1973, la deuxième de 1970 au milieu des années 1980 et la troisième, prend effet à partir de la fin des années 1980. Pour ce contributeur, c’est l’ordonnance du 5 juillet 1973 qui, tout en abrogeant le droit colonial, resté en vigueur jusqu’à cette époque-là, symbolise le début de la décolonisation juridique et la fin de la première séquence. La nouvelle Constitution de 1989 « officialise la fin de la légalité révolutionnaire et envisage l’avènement d’un État de droit », conjecturant, ainsi, l’intégration progressive de l’Algérie dans l’économie de marché mondiale.
De son côté, Ahmed Bouyacoub investit, dans son article, deux concepts-clés : croissance économique et développement. Il analyse l’évolution de l’économie nationale de 1962 à 2012 et en conclut que tous les indicateurs font ressortir un taux relativement faible de croissance, durant la période étudiée. Cependant, le taux de développement humain ne cesse de croître même pendant les crises économiques ou politiques.
À son tour, Malik Tahar-Chaouch traite des crises, notamment politiques en faisant un parallèle entre l’Algérie et le Mexique. Il met en rapport des variables comparables entre les deux pays, bien que l’un ait eu son indépendance en 1821 et l’autre en 1962, en surcroit de la géographie. Les éléments de rapprochement, que l’auteur retient, convergent sur plusieurs similitudes ayant trait au déficit de légitimité politique, à la rente pétrolière, au poids du secteur économique informel, aux contraintes identitaires, au legs colonial…
Dans un autre registre, celui du savoir et de la connaissance, comme vecteur d’accumulation des richesses, la contribution de Hocine Khelfaoui porte sur l’invention et l’innovation. D’une manière générale, l’auteur évoque la stérilité des organisations formelles dans la création, et l’usage qu’elles font des technologies « ne dépassent pas le stade d’une utilisation, au mieux conforme au mode d’emploi ». Bien qu’elles restent au stade expérimental, les pratiques informelles sont plus inventives sans qu’elles ne soient traduites en innovations reproductibles et commercialisables. Un ensemble de contraintes externes, sociétales et liées à l’entreprise, ainsi qu’au pouvoir politique sont à l’origine de ce blocage, selon l’auteur.
Les changements induits par la colonisation, et qui ont affecté les noms propres, les personnes et les lieux, sont examinés par Farid Benramdane dans le cadre de l’onomastique algérienne. Etant donné l’importance identitaire que revêt cette opération, les pouvoirs publics procèdent à des changements de noms de communes en promulguant des textes réglementaires dès 1963, suivis par trois textes, en 1981, sur « les noms de villages, villes et autres lieux ». L’auteur note des dysfonctionnements structurels dans la transcription des noms. A cet égard, la solution de la dénomination, conclut-il, relève plus du long terme que de la conjoncture.
En conclusion, la thématique de changements reste un chantier scientifique ouvert par sa complexité et la diversité des approches. D’ailleurs, ce numéro d’Insaniyat sera enrichi par les publications des actes du workshop et du symposium.
Belkacem BENZENINE, Nadir BOUMAZA et Ahmed YALAOUI
Notes
[1] Le workshop et le symposium, qui portaient le même titre « Algérie : penser le changement, quels apports des sciences sociales et humaines ? », Oran, Crasc, ont été organisés, respectivement les 4 et 5 janvier et les 2, 3 et 4 décembre 2012. Pour ce cinquantenaire, le Crasc a programmé d’autres activités, notamment le colloque international « 1962, un monde », les 14,15 et 16 octobre 2012.
[2] Les autres articles seront publiés ultérieurement dans les actes du workshop et du symposium.
[3] Mérieux, Ch. (1988), Le virus de la découverte, Paris, Laffont, p. 36, 136.