Insaniyat N°55-56| 2012 | Jeunes, quotidienneté et quête d’identité | p 221-226
La publication des mémoires de Ramdane Bouchebouba est une source de la première importance pour la connaissance de l’histoire du PPA (Parti du Peuple Algérien) et du MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques). C’est également un témoignage émouvant sur la dure condition des familles rurales qui ne possèdent que la force de leurs bras.
Une enfance algérienne
Natif du douar Beni Thour dans la région de Boudouaou (ex Alma), l’auteur né en 1924, raconte son enfance dans une famille pauvre qui dut se déplacer plus d’une fois, à la recherche d’un travail, dans les fermes environnantes. Les terres ne manquaient pas à Alma, mais la plupart sont possédées par les colons et quelques propriétaires algériens. Les exploitations constituaient les beaux vergers d’agrumes et autres fruits, des vignobles, des terres consacrées aux primeurs et au tabac.
Toute la famille de Bouchebouba travaille : le père employé dans un chantier tandis que la mère et tous les enfants, garçons et filles, surtout au printemps au moment du repiquage des plants de tabac. Au mois de juillet, l’effeuillage, puis l’enfilage des feuilles de tabac occupent toutes la famille. Les feuilles sont triées à l’automne avant d’être mises en ballots pour être vendues à la Régie des tabacs. Ce travail qui mobilisait toutes les mains libres permettait à la famille de gagner un peu d’argent, dans des conditions de travail particulièrement difficiles. Outre la longueur des journées « dix-sept heures en été », la manipulation des feuilles de tabac à mains nues est très salissante et laisse un goût très amer - si bien que « depuis le printemps et jusqu’à la rentrée des classes, mes parents et moi mangions de la galette amère » précise Ramdane Bouchebouba.
Le contrat d’exploitation est celui qui prévalait alors dans les campagnes algériennes, soit le khamessat. Le cinquième dévolu à la vente de la récolte est continuellement amputé des avances faites au khammes, si bien qu’il lui est impossible d’améliorer son sort et celui de sa famille. La précarité est telle que l’endettement est le seul recours pour survivre. Usuriers et prêteurs pressurent les pauvres paysans sans retenue. Même le départ ailleurs ne change rien à la misérable condition de ces familles démunies qui constituent une véritable armée de réserve, taillable et corvéable à merci dans ces années trente où le contrecoup de la crise mondiale aggrave la situation locale déjà très critique. L’exode rural a libéré une importante main-d’œuvre prête à se vendre à n’importe quel prix, juste pour ne pas mourir de faim. Ramdane Bouchebouba consacre plusieurs passages au vécu et à la détresse des familles contraintes de quitter les montagnes « à la recherche d’un travail chez les colons de la Mitidja. Ceux-ci en profitent au maximum pour proposer les salaires les plus bas et certains, sans honte, font faire des essais avant l’embauche pour le déchaussage de la vigne, […] sans bourse déliée » pp. 53-54.
Dès la mort de son oncle maternel, Benmerzouga, propriétaire de terres plantées de tabac, refuse de renouveler le métayage au père de Ramdane, et le somme de quitter immédiatement les lieux. La famille abandonne le gourbi construit sur ses terres et partit pour s’installer au village, c’était en 1935.
A la veille de la seconde guerre mondiale, son père est réquisitionné pour aller travailler à la ferme Bonnet, à Baghlia. Nouveau départ pour la famille Bouchebouba où le père et le fils sont immédiatement employés. Leur salaire est fixé à deux doubles décalitres de céréales par mois (un de blé et un d’orge) et à quinze douros (le douro est égal à 5 anciens francs).
Dans ces conditions difficiles, Ramdane Bouchebouba est inscrit en 1930 à l’école à l’âge de 6 ans, prépare le Certificat d’études primaires à la rentrée 1936-1937 et le passe avec succès.
« Pour vivre, il faut travailler »
On l’a vu, Ramdane Bouchebouba a commencé à travailler très jeune dans les champs de tabac. Muni du CEP, il est livreur de pain pour le compte du boulanger du village. À Boudouaou, il découvre l’existence d’une section du PPA et l’influence de l’Association des Ulémas, assiste à l’élection au conseil général de Mohammed Douar en octobre 1937… R. Bouchebouba devient tout de suite sympathisant du parti. La lecture du journal el Ouma le passionne. Il adhère au syndicat des boulangers. En même temps, il pratique le football avec les jeunes de son âge avant d’être intégré dans le club local, la JSA (la Jeunesse Sportive de l’Alma). Le déclenchement de la Seconde guerre mondiale entraîne l’arrestation des militants du PPA qui est interdit. La défaite de la France en juin 1940 et la mise en place de l’Etat de Vichy sont le moment où le jeune R. Bouchebouba s’instruit un peu plus des choses de la politique et de la résistance du fait de la présence à la boulangerie où il continuait de travailler avec un Espagnol, anti fasciste. Dès octobre 1941, clandestinement, la section du PPA dissoute est de nouveau mise sur pied…R. Bouchebouba y participe bien entendu. A la fin de l’année 1942, « Boudouaou est devenu […] un bastion et un relais entre Alger et la Basse Kabylie pour la propagande nationaliste ». Le 7 novembre 1942, le débarquement anglo-américain ouvrit une page nouvelle pour l’évolution politique des Algériens.
Ramdane Bouchebouba poursuit son action dans la région
- Bouchebouba est très actif dans l’organisation du PPA, se dépense sans compter pour développer les idées du parti clandestin, principalement dans l’Est de la Mitidja. Il est alors le principal animateur du comité local de Boudouaou. Il s’occupe intensément de la formation politique, fait lire Al Watan et l’Action Algérienne, entreprend un travail de propagande auprès des soldats algériens et sénégalais stationnés dans le village, y rencontre Benkhedda Benyoucef, Benhabylès Abdelmalek. Quand les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) sont créés au printemps 1944, R. Bouchebouba et ses compagnons se fondent dans les sections AML, non sans prendre les « postes clés : le secrétariat général et la trésorerie ». Ce fut un moment décisif pour la politisation des populations rurales auquel participe R. Bouchebouba. Mais l’été 1944 commence mal pour R. Bouchebouba qui est licencié par son patron. Il est alors embauché à Reghaïa par l’armée anglaise comme civil dans les ateliers de réparation. Il y passe cinq mois jusqu’au mois de février 1945… Dans sa famille, sa mère craint qu’il ne soit arrêté à cause de ses activités nationalistes. Elle avait en mémoire les dures représailles qui ont suivi le soulèvement de 1871. Cette insertion dans le temps long de la résistance encourageait sa détermination plus qu’elle ne l’en éloignait. Durant cette période, R. Bouchebouba achète des armes à l’armée américaine. La mobilisation de l’Est–Mitidja s’amplifie : on compte pour Boudouaou, Reghaïa, Aïn Taya, Rouiba 1180 militants et 1424 sympathisants inscrits aux AML. R. Bouchebouba participe au défilé du 1er mai 1945, R. Bouchebouba défile dans les rues d’Alger pour la première fois. Après les manifestations du 8 mai et le déchaînement de violence dont les villes de Sétif et de Guelma, R. Bouchebouba est informé de l’imminence d’un soulèvement prévu pour le 23 mai 1945… Il rapporte le contenu des discussions à l’annonce de cette décision, les préparatifs d’un plan d’attaque et la question du manque d’armes qui hantait la plupart des militants. Le 22 mai parvient le contre ordre qui est accueilli avec soulagement par les uns, avec regret et mécontentement par les autres. La déception de certains est telle qu’ils abandonnent leur responsabilité à ce moment.
L’action militante de Ramdane Bouchebouba de 1945 à 1952
Le 29 mai 1945, R. Bouchebouba reprend ses activités militantes. Quand le Parti réapparut sur la scène publique, son engagement se poursuivit. Ainsi le 19 octobre 1946, jour des élections législatives, R. Bouchebouba se retrouve au bureau de vote de Boudouaou, comme responsable du MTLD. Cette présence lui valut d’être exclu de la JSA. C’est alors que R. Bouchebouba décide de créer l’Etoile Sportive Musulmane de l’ALMA (ESMA) qui arbore les couleurs verte et blanche (1947).
A compter de cette date, la vie de R. Bouchebouba se confond avec celle du parti. Il connaît sa première arrestation le 2 mai 1947 à la suite d’inscriptions murales. Après sa libération survenue le 27 octobre de la même année, la direction du PPA-MTLD décide de l’affecter, le 2 novembre 1947, dans la région de Palestro où le parti compte 9 736 adhérants ; Beni Khalfoun en a 2987 ! R. Bouchebouba met au point une organisation clandestine non sans difficultés « allant des susceptibilités aux conflits d’intérêts familiaux ». Lors des élections municipales d’octobre 1947, il veille au succès de la liste MTLD menée par Tahar Ladjouzi.
Au mois d’août 1948, le PPA-MTLD réorganise le territoire divisé désormais en 9 wilayas. R. Bouchebouba est toujours affecté à la 6° wilaya celle de Médéa qui s’étend « du versant sud du Djurdjura jusqu’à l’extrême sud algérois » dont le responsable est Mohammed Dekhli (dit Si Bachir). Outre la daïra de Palestro, R. Bouchebouba a la charge de la daïra de Bouïra. Ses activités sont entrecoupées par les poursuites policières. L’été 1949, il est affecté dans l’Oranie. Nommé chef de la daïra de Sidi Bel-Abbès, il sillonne la région avant de diriger la daïra d’Oran au mois de mai 1950. Le moment est difficile car l’O.S. (Organisation Spéciale) vient d’être démantelée et les arrestations en cascade déstabilisent la vie du parti.
L’été 1950, R. Bouchebouba accueille Abdelhafid Boussouf et le familiarise avec la région d’Oran et de Mostaganem. Boussouf fut nommé à la tête de la daïra de Sidi Bel-Abbès à la fin de l’année 1950. R. Bouchebouba est toujours responsable de la daïra d’Oran, il est en relation avec Mohammed Maroc, le chef de la Wilaya d’Oran, ex membre de l’O.S., recherché par la police.
Au début d’avril 1951, R. Bouchebouba est affecté à la daïra de Médéa fait ses déplacements les jours de marché dans les centres de Berrouaghia, Aïn Boucif, Boghari et Chellala. Il y séjourne six mois avant d’être muté de nouveau à la Wilaya de Sétif à la fin de septembre 1951 où le parti connaissait des difficultés et manquait de militants. La forte présence de l’UDMA compliquait l’implantation du parti en particulier à Saint Arnaud (El Eulma) (ville où était installé le docteur Lamine Debaghine).
Lors de la réunion du Comité national du parti en janvier 1952, il échappe de peu à l’arrestation en s’enfuyant du local situé au numéro 15 de la rue Marengo, à Alger.
Les mémoires de R. Bouchebouba ne vont pas au-delà de cette année 1952 malheureusement. Ce militant sera membre du CRUA créé au printemps 1954. Nous aurions aimé connaître de l’intérieur les activités du CRUA et les liens qui unissaient ses fondateurs, les divergences nées lors de la scission qui a divisé les rangs du parti PPA-MTLD. Comment fut accueillie la décision prise par les « 22 » de passer à la lutte armée ?
Nous ignorons aussi comment R. Bouchebouba a poursuivi ses activités militantes au sein de la fédération de France, les circonstances de son arrestation en 1959.
Ces mémoires sont une véritable mine pour l’historien qui, comparées aux archives policières, permettront de rendre compte de l’évolution du parti depuis la Seconde guerre mondiale jusqu’au début des années 1950. Le texte est très bien écrit et se lit agréablement, il faut rendre grâce au travail soigné de l’éditeur.
Ouanassa SIARI TENGOUR