Patrimoine et histoire (Note critique)

Insaniyat N° 12 | 2000 | Patrimoine(s) en question | p.109-113 | Texte intégral


Hassan REMAOUN :  Sociologue – Historien, Université d’Oran, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


De beaux livres avaient été produits dans les années 1970 pour faire connaître le patrimoine artistique algérien. Nous avions notamment eu les livres illustrés consacrés à Nasredine Dinet, à Mohamed Racim, deux autres volumes portant sur les musées d'Algérie, et même toujours édités par le Ministère de la culture, une publication traitant du cinéma et de la Guerre de libération nationale, ainsi que l'ouvrage de Z. Sekelli sur l'Art culinaire à travers l’Algérie.1

Depuis lors ce genre de production semble avoir été marginalisé sans pourtant il est vrai complètement disparaître, notamment à l'occasion d'expositions avec diffusion de catalogues ou grâce à la ténacité de quelques personnes et institutions. Assistons‑nous ces dernières années, à une évolution plus prometteuse? Les deux ouvrages de Malika HACHID2 traitant en particulier de l'art du Maghreb et du Sahara anciens poussent déjà à l'optimisme par leur tendance à vouloir concilier goût esthétique et rigueur scientifique, et pour notre bonheur ils ne sont pas les seuls. Nous en signalerons ici deux autres publiés par Sabah FERDI 3 et Tatiana BENFOUGHAL.4

A travers ses deux ouvrages Malika RACHID nous communique le résultat d'une carrière consacrée à la préhistoire et à l'histoire du Sahara et de la civilisation berbère, ceci en tant qu'universitaire, chercheur et directrice du Parc national archéologique du Tassili.

Sa connaissance Sahara qu'elle a parcouru et au sein duquel elle a longtemps vécu comme archéologue, et la maîtrise des productions scientifiques concernant la région lui permettent à travers une approche interdisciplinaire de nous présenter une somme encyclopédique concernant le Maghreb et le Sahara Central de l'Epipaléolithique et du Néolithique à nos jours. Elle fait bien entendu appel à l'archéologie et à la paléontologie, mais aussi à la géologie et à la climatologie, à la zoologie et à la botanique ainsi qu'aux travaux d'anthropologie et d'ethnographie, de linguistique et d'histoire, le tout agrémenté par une iconographie particulièrement riche (des centaines de photos, schémas, cartes).

Un peu dans la lignée de travaux qu'elle avait menés plus tôt5, M. HACHID défend des thèses hardies et elle l'admet pouvant parfois prêter à discussion, mais ses conceptions d'ensemble sont novatrices, et argumentées, malmenant pas mal d'idées reçues.

Dans Le Tassili des Ajjer, l'auteur fait bien entendu le point quant au patrimoine archéologique de la région, les fameuses gravures rupestres notamment, mais en tentant à les resituer dans le contexte écologique et humain au sein duquel elles ont vu le jour.

L'idée centrale qui y est développée est que loin de constituer une simple curiosité touristique due au hasard de transhumances de populations marginalisées, les fresques du Tassili sont au centre d'un important carrefour de cultures fondateur d'une civilisation originale, indépendante et parfois plus ancienne que celles qui depuis l'avènement du néolithique ont vu le jour au Moyen orient, en Egypte ou en Méditerranée, les influençant même plutôt que le contraire.

Le pastoralisme, la poterie et l'art rupestre seraient ainsi des indicateurs aussi fiables parce qu'adaptés écologiquement, que l'agriculture, l'architecture ou l'écriture telle qu'apparues ailleurs.

Dans Les Premiers Berbères il est toujours question du Tassili mais plus sous l'angle de ses relations avec l'Afrique du Nord dans son ensemble puisqu'elle y traite de l'apparition des Berbères et de l'extension de leur langue et de leur culture entre la Méditerranée et le Sahara central. L'auteur va tenter de confronter les résultats de la paléontologie et de la linguistique historique et glottochronologie avec sa discipline de base, l'archéologie pré et protohistorique pour étayer sa thèse sur l'origine des Berbères (un peu ce qu'un autre archéologue Colins Renfrew avait essayé de faire à propos de l'émergence des langues indo européennes)6.

En linguistique historique M. Hachid s'appuie notamment sur les travaux de Christopher Ehret et de Salem Chaker pour avancer que le berbère serait le résultat de l'évolution d'une langue mère l'afro‑asien ou afrasien utilisé 17000 à 15000 ans B.P.7 entre le nord du Soudan et les Hauts Plateaux de l'Ethiopie (et non au Moyen Orient). L'une des branches de l'afrasien aurait connu différentes évolutions par différenciations de populations pour déboucher notamment au 11e ou 10e millénaire B. P. (soit à peu près le 9e ou 8e millénaire B. C) sur l'apparition des sous groupes que constituent l'égyptien, le berbère et le proto sémite (ancêtre de l'akkadien, du phénicien de l'hébreu, de l'arabe...).

Le berbère émerge en Afrique du Nord avec les Protoméditerranéens Capsiens dont les traces remonteraient à environ 10.000 ans B.P, et qui assimileront des populations plus anciennes, les Mechtoïdes dont la culture ibéromaurussienne remonterait à 22000 ans B.P. Le processus d'assimilation pourrait d'ailleurs selon l'auteur être rapproché de celui dû à la vague d'islamisation‑arabisation qui commence au VIIe, VIIIe siècle A.C. Le Berbère gagnera de même vers le Sud atteignant le Sahara central vers 5000 B.P (thèse partagé aussi par l'anthropologue Slimane Hachi) et il y côtoiera deux ethnies noires: les descendants des fameuses têtes rondes représentées dans les fresques du Tassili. ainsi que ceux mélanodermes représentés avec les bovidés et qui seraient les ancêtres des Peuls.

Toujours à propos de la diffusion du berbère l'auteur tient cependant à préciser : “les anthropologues sont unanimes à reconnaître que les populations berbères actuelles n'offrent pas une spécificité physique pouvant renvoyer à un type anthropologique berbère unique, le stéréotype racial doit être écarté même si en Afrique du Nord l'entité civilisationnelle berbère est une réalité évidente dont les racines s'ancrent dans la préhistoire ”. M. Hachid indique de même ses divergences avec d'un côté le linguiste Christopher Ehret et de l'autre l'anthropologue Jean Loïc Le Quellec.

Ehret considère en effet que le protoberbère n'aurait gagné le Maghreb que vers 3000 B.C, ceci à la suite d'une nouvelle migration afrasienne causée par des changements climatiques. Plus restrictif encore Le Quellec pense que le protoberbère n'émergera pas au Maghreb oriental avant 2500 BC, pour ne gagner le Sahara qu'avec l'introduction du dromadaire (peut être au 1e siècle A.C). Avec ces questions et quelques autres c'est donc un important débat qui est relancé dans ces deux ouvrages, lesquels reflètent par ailleurs l'avancée réelle de la recherche concernant la préhistoire et la protohistoire de l'Afrique du Nord et du Sahara.

Nous assistons assurément à un véritable processus de mise à jour sinon de renouvellement des synthèses élaborées par des précurseurs tels Lionel Balout, Gabriel Camps et Henri Lhote.8

Mosaïque des eaux en Algérie de Sabah FERDI9 constitue un véritable plaisir pour les yeux puisque l'ouvrage est essentiellement composé de belles photographies prises dans leur majorité par Ali Maroc et commentés par l'auteur qui est une des spécialistes de l'art ancien en Algérie et actuellement conservatrice du Musée et Sites de Tipaza. Les citations empruntées aux auteurs antiques, (de Homère à Apulée de Madaure et Saint Augustin) agrémentent le tout. Le thème de l'ouvrage porte sur la représentation des eaux dans l'art de la mosaïque qui va fleurir entre les IIème et Vème siècles dans les provinces romaines d'Afrique du Nord soit la proconsulaire (Tunisie et extrême Est algérien actuels), la Numidie (Est Algérien), et la Mauritanie Césarienne (Ouest algérien et une partie du Maroc). On sait que durant cette période, la mosaïque de pavement, art apparemment né à Carthage ou en Sicile, va abondamment être utilisée pour la décoration des thermes, basiliques et riches demeures urbaines ou à la campagne.

Les principaux musées algériens disposent de nos jours d'une importante collection de mosaïques qui ont pu être préservés, et représentent des scènes généralement empruntées à la mythologie. Un grand nombre d'entre elles tournent autour du thème de l'eau des sources ou de la mer. Une centaine de mosaïques mettant en scène l'océan, des fleuves, des monstres marins et des poissons, des dieux et déesses (Neptune, Venus,...) des nymphes et néréide, ainsi que des scènes d'amour, de voyage, de pêche, de nage...

Quatre thèmes principaux résumeraient selon l'auteur la signification symbolique de l'eau dans ces mosaïques

1) L'eau, origine et véhicule de toute vie.

2) L'eau, nourricière et régénératrice.

3) L'eau, lieu de puissance maléfique.

4) L'eau, lieu de navigation, des échanges des grands voyages et de l'errance.

Dans Bijoux et Bijoutiers de l’Aurès, Tout en axant sa recherche sur l'art de la bijouterie dans l'Aurès, Tatiana BENFOUGHAL nous présente un riche panorama sur l'évolution du style des parures et de bijoux en usage au Maghreb central et oriental, et ce de la préhistoire à nos jours.10

Elle nous montre avec une abondante iconographie à l'appui, comment l'Aurès qui a pu conserver à travers les siècles une originalité artistique y compris dans le inonde berbère, a pu en même temps tirer abondamment profit des courants humains et culturels qui auront contribué à façonner l'Algérie historique.

L'auteur présentera les techniques et matériaux divers utilisés selon les époques : l'argent en premier lieu, mais aussi l'or, le corail, la verroterie, la pâte odoriférante, on encore le nacre et les perles baroques, et les cornes ainsi que d'autres matières organiques.

Tatiana BENGHOUFAL qui s'attarde particulièrement sur les différents types de bijoux en usage dans la région, nous fait aussi une description de la profession de bijoutier et de son évolution dans l'Aurès. L'auteur qui travaille sur la bijouterie et l'art de la parure en Algérie, depuis une bonne vingtaine d'années, vient ainsi enrichir une tradition de recherche ethnographique, archéologique, historique, muséographique et esthétique qui remonte au XIXème siècle.


Notes

1- Cf.: les ouvrages suivants

‑ Un maître de la peinture algérienne, Nasreddine Dinet, Présentation et choix de commentaire de Sid Ahmed BAGHLI (SNED, Alger 1975).

Mohamed RACIM. Miniaturiste algérien. Introduction biographique par S.A. BAGHLI.- Alger, SNED, 1977.

‑ Musées d'Algérie. I Reflets du passé. Participation aux textes de S.A. BAGHLI, M. BOUCHENAKI, R. BOUROUIDA et C. BRAHIMI.- Alger, Ministère de l'Information et de la Culture, 1974.

‑ Musées d'Algérie. Il L’Art populaire et contemporain. Participation au texte Y. NACIB et A. BENDEDDOUCHE .- Alger, Ministère de l’Information et de la Culture, , 1974.

‑ Cinéma et production cinématographique 1957-1973. Alger, Ministère de l'Information et de la Culture, 1974.

‑ Z. SEKELLI, L'art culinaire à travers l'Algérie..- Alger, SNED, 1973. Ie édition; Alger, ENAL, 1988. 3e édition.

2- HACHID, Malika.- Le Tassili des Ajyer, aux sources de l'Afrique. 50 siècles avant les pyramides préface de Théodore Monod et avant propos de Marceau Gast .- Alger / Paris, Edif 2000/ Paris ‑ Méditerranée, 1998.- 310 p.

‑ Les Premiers Berbères. Entre Méditerranée, Tassili et Nil .- Alger/ Aix-En- Provence, INA‑YAS Editions/ Edisud, 2000.- 317 p.

3- FERDI, Sabah.-Mosaïques des Eaux en Algérie. Un langage mythologique des pierres.- Alger, RSM communication, 1998. -194 p.

4- BENFOUGHAL, Tatiana.-Bijoux et bijoutiers de l'Aurès.- Paris, CNRS Editions, 1997. 253 pages. Réédité en 2000.

5- cf notamment de Malika HACHID : El‑Hadjra el‑mektouba. Les pierres écrites de l’Atlas saharien. 1 Volume de textes. 176 p. 1 volume d'image, 385 photos couleurs.- Alger, ENAG, 1992.

6- cf. de C. RENFREW: L'énigme indo‑européenne. Archéologie et langage.- Paris, Flammarion, 1990 et 1994.

7- B. P. se lit Before Present (avant le présent que par convention on date à l'année 1950). B.C. se lit Before Christ (avant J.C), et A.C. After Christ (après J.C).

8- On pourra se référer à ce propos à:

Lionel Balout: Préhistoire de l’Afrique du Nord. Essai de chronologie.- Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1955. et –Algérie Préhistorique.- Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1958 ;

Gabriel Camps: Aux origines de a Berbérie Massinissa ou les débuts de l'histoire in Libyca, tome VIII, 1e semestre 1961 et Les Civilisations préhistoriques de l Afrique du Nord et du Sahara.- Paris, Doin, 1974;

Henri. Lhote : A la découverte des fresques du Tassili.- Paris, Arthaud, 1976 ‑ Vers d'autres Tassili.- Paris, Arthaud, 1976. et Les chars rupestres du Sahara. Des Syrtes au Niger par le pays des Garamantes et des Atlantes.- Toulouse, Ed. des Hespérides, 1982.

9- Au moment de rédiger cette note nous apprenons la prochaine publication par S. FERDI d'un nouvel ouvrage illustré, traitant des vestiges archéologiques et paysages pouvant témoigner de la présence de saint Augustin dans son pays entre 388 de notre ère, .soit à la date de son retour de Milan, et 430 date de sa mort à Hippone. II y a là assurément de quoi conforter notre optimisme. cf S. FERDI : Augustin de retour en Afrique 388‑430 Repères archéologique dans le patrimoine algérien (Ed. Musée de Tipaza et Université de Fribourg/ à paraître en 2001).

10 ‑ II existe des dizaines d'ouvrages et d'articles qui contribuent à la question et que l'auteur cite dans sa riche bibliographie. Parmi ces publications on pourra citer ici:

F. BENOUNICHE: ‑Les bijoux algériens, Alger, SNED, 1978.

G. CAMPS et H. FABRER: Les bijoux de la Grande Kabylie. Collection du Musée du Bardo et du CRAPE (Arts et Métiers graphique, paris 1970).

‑ Bijoux berbères d'Algérie. Aix en Provence, Edisud, 1990.

 

 

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