Insaniyat N° 13 | 2001 | Patrimoine(s) en question | p.3-7 | Texte intégral
Consacrer un autre numéro de la Revue à la ville, après le numéro 5 paru en 1997, est une façon de mesurer l’ampleur prise par le phénomène urbain dans notre vie quotidienne et l’irréversibilité de cette tendance. Depuis un peu plus d’une année, la ville est apparue et apparaît encore sous les feux de l’actualité algérienne en raison de la contestation sociale liée à l’affectation de logements urbains et au sous-équipement des quartiers. C’est dire aussi, que les questionnements des uns et des autres demeurent toujours de rigueur, au sein à la fois des structures universitaires et des institutions technico-administratives (colloques tenus en 2001 sur ‘’Les Villes nouvelles‘’ à l’université de Constantine, sur ‘’Enseignement et pratiques architecturales‘’ à l’Ecole d’architecture d’Alger, sur ‘’Urbanisme et politique de gestion des grandes villes‘’ à Oran sous l’égide des ministères de l’Habitat et des Collectivités locales…).
Dans le cheminement du numéro portant sur les ‘’Villes algériennes‘’, se retrouvent les grands thèmes abordés et renouvelés certes, mais avec ici, une ouverture de recherche comparative avec les autres pays du Maghreb dont les expériences similaires peuvent permettre aux algériens d’en tirer profit et ce, d’autant plus que dans de nombreux domaines de l’aménagement urbain, le retard pris par l’Algérie depuis une douzaine d’années est perceptible (études urbaines générales, résorption de l’habitat précaire, montage financier du logement social, aménagement des quartiers, réhabilitation du vieux bâti…). Par ailleurs, la continuité des travaux, portant sur l’analyse urbaine en tant que telle, dont les approches pluridisciplinaires permettent de sérier les diverses réalités de la ville, témoigne de notre déficience dans la connaissance approfondie de nos villes.
De nombreuses interrogations sur la ville traversent les sujets traitant de l’aménagement des médinas maghrébines. En effet, dans un article dense, fondé sur l’analyse d’une série de thèses doctorales et de documents d’urbanisme produits sur les médinas du Maroc et de Tunisie, Pierre Signoles expose quelques éléments de réflexion concernant « les relations qui sont établies - ou qui pourraient s’établir – entre recherche, pratique, planification et gestion urbaines à propos des médinas maghrébines ». A travers le concept de la centralité des médinas, c’est toute l’approche de la ville qui mérite d’être revue dans les métropoles du Maghreb, voire du Monde arabe… et surtout correctement posée dans « la globalité urbaine ».
Chargés d’études et politiciens rejoignent parfois certains chercheurs dont le discours, ici, à propos de médina de Tunis « se situe sur un plan presque exclusivement idéologique…et les politiques de sauvegarde sont établies sans tenir compte du système complexe qu’est la ville aujourd’hui, comme si la médina était toujours une totalité autonome ». Ce questionnement est relatif aux grandes villes touchées par la métropolisation et à celles connaissant l’ émergence de nouvelles centralités dans leur périphérie (Rabat, Tunis, Tanger…). Tout en se dressant contre la façon dont est traité le patrimoine des médinas, P. Signoles présente un bilan critique des études portant sur la centralité des médinas (Sfax, Meknès, Salé, Rabat, Fès…) et dont les chargés d’études algériens devraient tenir compte en vue d’éviter les mêmes erreurs.
Les acteurs sociaux, à l’instar de l’Association du Bou Regreg (Salé), peuvent apporter des travaux éclairés qui permettent d’éviter les malentendus entre chercheurs, praticiens et gestionnaires. « Dans la plupart des études d’aménagement, les auteurs éprouvent la plus grande difficulté à prendre en compte réellement le système d’acteurs dans sa totalité…ce qui ne peut se manifester que… par un appauvrissement des analyses…qui sont souvent dénaturées… par des responsables développant un discours hautement idéologique », plus intéressés pour imposer une gestion urbaine par le haut.
Une des questions soumises à l’examen de toute opération d’aménagement se rapporte aux enjeux que le chercheur se doit de détecter, notamment lorsque le temps a pu sédimenter les différentes actions entreprises. Dans cet ordre d’idée, Ammara Bekkouche tente de percer certains enjeux coloniaux lors de la création de la ville neuve de Sidi Bel Abbés. Ainsi, avant tout projet de création d’une agglomération urbaine, la localisation géographique, au même titre que les ressources économiques locales ou la géopolitique régionale et/ou nationale, est un critère de choix pour son développement. Selon l’auteur, Sidi Bel Abbés « serait une forme élaborée de ville- neuve…répondant à… des modèles de villes-neuves françaises et de villes coloniales espagnoles » ; tout dans sa structure de plan, son architecture et la distribution de ses faubourgs marqués par la ségrégation ethnique et sociale se retrouve dans le prototype de la ville coloniale. L’insertion de la ville dans l’organisation urbaine régionale apparaît comme un gage de réussite. A une autre échelle, la distribution d’un semis urbain sur le territoire d’un Etat procède de la même logique d’efficacité.
Depuis les indépendances, tout « le processus cumulatif du fait urbain sur la zone littorale, présenté par les trois pays du Maghreb est révélateur de politiques qui n’ont pu inverser, ou partiellement seulement, les tendances fondamentales du mode d’organisation de l’espace, commandées par des impulsions externes » relève Vanessa Rousseaux à propos du Maroc, de la Tunisie et de l’Algérie. Consciente de l’intérêt porté à ce constat et s’interrogeant sur la durabilité de l’armature urbaine de chaque pays, l’auteur fournit de multiples données qui viennent affermir la connaissance comparative des trois réseaux maghrébins.
Il y aurait à élargir la connaissance de nos territoires, villes et quartiers et à rendre visibles les innombrables travaux de recherche stockées dans les documentations universitaires. Exposer les problématiques abordées, les méthodes utilisées, les résultats obtenus et les problèmes rencontrés dans une discipline comme le font, pour la géographie, Abed Bendjelid et Driss Benchehida en synthétisant les travaux portant sur la métropole oranaise durant une quinzaine d’années, c’est indubitablement faire œuvre utile et contribuer à l’accumulation scientifique de travaux dispersés. En décortiquant les problématiques élaborées entre 1975 et 1991, les auteurs relèvent les dysfonctionnements perçus comme étant les plus sensibles et qui persistent depuis plus d’une décennie ; « le désengagement de l’Etat, l’affaiblissement des classes moyennes, l’extension de la pauvreté…, annonçaient de fait, quelques pistes de recherche fertiles telles que… la dégradation de l’environnement, le peu d’écoute accordé par les autorités locales aux doléances des habitants… ». En outre, à côté des géographes, Oran est un lieu de recherche fréquenté par des historiens, des architectes et des sociologues et chaque chercheur dans une discipline donnée y apporte un angle de vue singulier.
La connaissance spatiale et économique est faite de discontinuités liées directement ‘‘aux politiques urbaines’’ menées par les pouvoirs publics. Saddek Benkada traite d’un demi-siècle d’extension de la périphérie urbaine oranaise en suivant, pas à pas, les grandes réalisations urbanistiques comme leur ralentissement. L’auteur dresse « le constat de la difficulté de la gestion urbaine de la périphérie (1988-98)…et celui de la fragmentation physique et sociale de cet espace, reflétée par la présence de secteurs de villas cossues et… les vastes zones d’exclusion sociale, de non droit et de violence de toute nature ». Cette situation d’éclatement du bâti périphérique est mise à profit par Abdelkrim Benammar pour dénoncer « une urbanisation par à coups qui a généré des espaces urbains nouveaux déstructurés et non intégrés ». Aussi, s’agit-il pour l’auteur d’élaborer une étude prospective sur quelques zones périphériques et ce, en se fondant sur une tâche prioritaire, à savoir la densification ; celle-ci « se double nécessairement d’une revalorisation de l’ensemble de l’environnement dans lequel elle intervient ».
Profondément enracinés dans l’histoire du territoire local, les savoir-faire ancestraux pratiqués dans les vieux centres urbains semblent connaître une singulière vitalité de l’économie et de la société locales. Améziane Ferguène décrit longuement ce système productif local qui, à Sfax, est « un processus complexe où se rencontrent et se combinent les métiers traditionnels, la micro- industrie du secteur formel, les activités informelles, l’épargne familiale et personnelle, le marché officiel et parallèle ». Elle est « l’œuvre de marchands, d’artisans et de gens de métiers entreprenants qui sont fortement enracinés dans la tradition et simultanément, ouverts sur le monde moderne auquel ils n’hésitent pas à emprunter, chaque fois que cela est possible et nécessaire, les procédés de production, les savoir-faire et les innovations ». C’est dire là, toutes les capacités et les possibilités de développement local, propres à des sociétés citadines enracinées dans la culture locale certes, mais encore déconsidérées par les tenants du modèle standard de l’économie ; en tout état de cause, elles arrivent à contribuer grandement au dynamisme économique de quelques grandes villes du Maghreb.
Face à cette ville réelle qui travaille, transmet son savoir-faire et innove en cherchant à s’adapter à la globalisation, la ville peut aussi être idéalisée, sentie et vécue. A travers, Constantine, la ville imaginaire est dépeinte en tant que telle dans le roman étudié par Mohammed Daoud. Le sujet se rapporte au retour à Constantine, après une longue absence, d’un propriétaire foncier absentéiste qui déambule dans ‘’une ville’’, autre que celle qu’il a connue dans les années 1930-40. Dans « sa mémoire, Constantine capitale régionale du monde rural… symbole de la culture… est aujourd’hui dégradée » car envahie par les produits de l’exode rural qui ont provoqué un renversement total de ses structures sociales et économiques. Ce décalage entre sa mémoire et la réalité urbaine le perturbe au plus haut point et occasionne une sorte de rupture dans sa vie psychique. Dans le même champ, Abdelkader Charchar s’interroge sur les motifs de l’insignifiance du roman policier dans la littérature arabe et ce, en dépit de l’extension démesurée des espaces urbanisés des grandes villes du Monde arabe. En vérité, le roman policier qui demeure bien marginal dans cette littérature « n’a pas été adopté par la modernité arabe à la différence de nombreux transferts » occidentaux captés dans d’autres domaines de la vie.
Enfin, dans une analyse critique des mémoires de géographie, Abed Bendjelid dresse une sorte d’état des lieux de la recherche universitaire récente sur les villes. Il s’agit de rendre visible « cette masse d’essais réalisés, estimés à 269 mémoires soutenus à l’université d’Oran entre 1992 et 2001 ». Autour de quatre thèmes classés, il s’est agi de poursuivre quelques interrogations, en vue de comprendre les mécanismes de fonctionnement de l’extension des villes et de l’accession au marché foncier et immobilier, de percevoir les stratégies des acteurs publics et privés dans la formation du bâti urbain, et de déceler les dysfonctionnements observables dans l’environnement des villes algériennes.
Ce numéro portant sur les recherches urbaines, élargi pour le première fois aux études relatives au Maroc et à la Tunisie, donne simplement l’étendue des éclairages apportés et qui restent à apporter, par les différentes disciplines des sciences sociales, à la connaissance des milieux et des réalités urbaines actuelles et passées du Maghreb. La ville vécue par les hommes, la gestion administrative et politique de la ville, les stratégies d’acteurs et les conflits, ‘’les politiques urbaines’’ menées… sont autant de sujets thématiques qui méritent d’être soumis à réflexion et interrogés par les chercheurs en sciences sociales, voire les praticiens et les politiques.
Abed BENDJELID