Insaniyat N° 32-33 | 2006 | Métissages maghrébins | p.97-109| Texte intégral
Etymological Crossbreeding and Criticism of “Arab Moslem Thinking” Abstract : The etymological methodology applied to Arab Moslem culture is sometimes the only vector enabling an understanding based on rigorous historical elements of poetic patrimonial and musical nature remaining hidden to this day. Supported by linguistic work as well as Mohammed Guettat’s two musical works, this article aims at showing the advantages induced thanks to putting etymological science into practice. Such a step will reinforce on the one hand the necessary historicization process, too absent in studies concerning Arab-Moslem culture and will open up other valorizing perspectives on the other hand for plural cultural thinking. Keywords : etymology - historicization - Maghreb-andalousian - musicology - muwashshah |
Rachid AOUS : Éditeur et critique musical, Paris.
Depuis la parution de son œuvre pionnière, La Musique classique du Maghreb (Sindbad, 1980), le musicologue tunisien Mahmoud Guettat a véritablement renouvelé le regard d’un nombre important de chercheurs et de lecteurs en ouvrant le champ d’étude de la musicologie arabe sur les richesses et les impasses des musiques arabes. S’agissant de ses deux derniers ouvrages[1], leur intérêt principal réside dans la volonté d’appropriation des recherches ethnomusicologiques et historiques par des chercheurs et universitaires maghrébins, davantage en prise directe avec le sujet d’étude et capables d’avancer des arguments de rupture avec des clichés et des stéréotypes traditionnels. Ainsi, si les travaux de M. Guettat constituent désormais une somme incontournable, il est clair que ses recherches en ethnomusicologie doivent être amplifiées, d’autant que le retard enregistré en ce domaine est immense. Cet état de fait n’a rien pour surprendre quand on constate la persistance de mentalités à la fois passéistes, fatalistes et paresseuses[2]. D’où la nécessité de remises en cause salutaires sur la manière de considérer l’Histoire, invitant à des questionnements plus judicieux sur la formation des cultures et civilisations, sur les modes de pensée et de vivre qui en découlent, et à des explorations plus approfondies pour mieux mettre en lumière les liens culturels communs à l’ensemble des grandes civilisations.
De fait, j’ai souvent relevé dans des écrits anciens et contemporains trop de postures de glorification fantaisiste d’un passé culturel mythifié, postures qui recourent à des concepts tels que « Pureté », « Authenticité», « Origine/Racine », « Vérité », tous idéologiquement dangereux parce que traités sur des bases non scientifiques. Or, la condition première à observer dans toute recherche scientifique ou historique est précisément de poser comme postulat qu’il n’existe pas de création ex-nihilo, y compris dans le domaine des religions[3]. Dès les débuts de l’histoire, les passages de flambeau, directs et indirects, d’une civilisation à l’autre, ont marqué les processus d’accumulation des pratiques sociales, culturelles, religieuses, et des savoirs en général. Il va de soi que le génie propre à chacune de ces civilisations n’est pas à minorer pour autant. Mais bien comprendre ces mécanismes de transmission historique, c’est se doter d’une éthique intellectuelle permettant d’analyser dans la nuance, et même avec empathie, les symbioses entre les cultures et civilisations, aussi éloignées qu’elles puissent apparaître a priori[4].
L’étymologie s’est scientifiquement constituée en Europe au XIXe.siècle. C’est un instrument privilégié de recherche historique et comparative lorsqu’il s’agit d’approfondir des savoirs en anthropologie sociale et politique, en sciences humaines et en musicologie. L’ignorance de ses apports (encore fréquente dans le monde arabe) aboutit à faire perdurer des erreurs et/ou déficits d’information dans le domaine linguistique alors même qu’un éclairage plus pertinent ouvrirait à une compréhension sémantique plus précise, et culturellement plus enrichissante de nombre de problèmes. Pour illustrer ce propos, je prendrai deux exemples à partir des termes « blanz » et «muwaššah ».
Blanz et muwaššah : dérives étymologiques
Le mot « blanz », employé depuis plusieurs siècles dans de nombreux poèmes chantés, est une maghrébinisation du mot grec ebenos (prononcer, « evenos ») entré dans la langue arabe sous la forme« abnous » ou « abanous ». Son origine apparaît pour le moins mystérieuse[5]. Ainsi, dans le Dictionnaire d’arabe dialectal marocain de G. S. Colin[6], ce terme reçoit les définitions suivantes:
1- Blanz (Fès), blinz (Marakech), blanz (Tanger); bot., peuplier noir pyramidal, peuplier droit; if, cyprès pyramidal; tout arbre sur port élancé, fusiforme, à quoi l’on compare la taille svelte d’une femme grande et mince; 2- Blanza, bois de lance en bambou.
Ces définitions appellent une triple remarque
1- Elles donnent à penser que le mot est d’origine arabe et que son sens premier est celui qui ressort de ces définitions. Or, la racine arabe de ce mot n’existe pas ; par conséquent, le sens de ce terme ne peut être compris dans toute sa richesse sémantique que si son étymologie est reconstituée.
2- Elles désignent des arbres que la langue arabe nomme autrement.
3- Elles réfèrent à des usages terminologiques propres à des régions bien déterminées sans la moindre suggestion ni référence aux mots arabes qui nomment les arbres mentionnés en langue française (peuplier, if, cyprès, bambou).
Pourtant en Tunisie, par exemple, on trouve l’expression «hadha blanz» pour signifier que telle personne est résistante et robuste « comme du bois d’ébène ». De surcroît, s’agissant du corpus littéraire maghrébin en langue arabe vernaculaire, corpus-source de la littérature majeure[7] du Maghreb, et en dépit de la rareté des travaux universitaires qui lui sont consacrés, il aurait suffi de consulter le lexique des termes du malhûn de Mohammed al-Fâsi pour noter que des poètes de cette aire géographique s’étaient, de longue date, appropriés le mot blanz, lui forgeant le sens suivant : «šajar tušabbah bihi al-qudūd fî ar-rašāqāt wa al-i‘tidāl »[8](« Arbres auxquels l’on compare des tailles [de femmes] élégantes et de belles proportions »). Certes, le dictionnaire Colin susmentionné reprend cette définition mais sans s’interroger sur l’étymologie de ce mot.
Ainsi, en dépit de l’existence de cette précieuse information, cet ouvrage pourtant considéré comme un ouvrage de référence délivre une connaissance tronquée et erronée faute d’une véritable recherche étymologique. Ce type d’erreurs et d’insuffisances est malheureusement fréquent, tant dans la littérature classique et néo-classique arabe que dans la littérature de tradition orale au Maghreb. Pour ce qui concerne cette dernière, elle se voit frappée d’ostracisme pour des raisons de dogmatisme panislamique et panarabe, ce qui accroît encore l’urgence d’un recours systématique à la science étymologique[9]. Outre les observations techniques ci-dessus soulignées, d’autres à caractère plus socio-politique, seront présentées plus loin, après que nous ayons examiné le terme muwaššah.
Ce deuxième exemple permettra d’illustrer davantage la nécessité absolue du recours à la science étymologique pour une connaissance plus précise du domaine historico-culturel arabe. En effet, le terme muwaššah fut chargé, dix siècles durant, de tant de spéculations et de légendes qu’un grand nombre de chercheurs et chercheuses se fourvoyèrent en tentant de lui attribuer une origine précise. Pourtant, dans leur quasi-totalité, ces dernier(e)s soulignaient, avec raison, le lien étroit entre chant et muwaššah en rattachant ‑ sans le démontrer ‑ l’étymologie de ce terme à une caractéristique versificatoire, à partir de la racine arabe wšh.
Peu convaincus par cette définition, d’autres chercheurs ont suggéré que cette même racine pouvait renvoyer à un arrangement de mélodies plutôt que de vers. Et, comme wšh possède également un sens dérivé ‑« parure chatoyante et polychrome » -, une hypothèse liée aux couleurs a fait son apparition. Enfin une quatrième hypothèse, se présentant comme un compromis, donne au terme muwaššah un sens d’ « ornementation », aussi bien dans une disposition de vers que dans celle de mélodies.
Deux de ces hypothèses sont exposées dans L’Encyclopédie de l’Islam:
«Les anciens philologues du crû, suivis par J.Ribera et S.M. Stern le font venir de wišāh « ornement porté par les femmes et consistant en deux séries de perles et de pierres enfilées ou réunies dans un ordre régulier, les deux séries étant disposées en sens opposé, l’une d’elles retournée sur l’autre ». Un muwaššah serait donc un poème où les rimes alternent à la manière d’un wišāh. Toutefois, I. ‘Abbās pense que le sens fondamental de muwaššah serait « ce qui est caractérisé par une couleur différente de sa couleur normale (ou par des rayures), ou un vêtement brodé ou ornementé » ; la transposition serait donc explicable par la similitude entre l’ornementation qui consiste en rayures revenant régulièrement et les vers du poème»[10].
Le schéma décrit dans la première hypothèse peut être figuré par des entrelacs. Or, cette image n’évoque aucunement la disposition des vers d’un muwaššah ou l’alternance de rimes. Si chaque strophe présente une rime différente et que les vers entre les strophes en présentent une autre et sont de même rime, cela ne signifie pas que l’on ait affaire à une alternance de rimes. De fait, les conjectures d’Ihsân ‘Abbâs sur les couleurs et l’ornementation des vêtements ne traduisent ni les changements de rimes ni la variété de longueur des segments métriques qui caractérisent le muwaššah. Pareillement, les « rayures revenant régulièrement » ne peuvent logiquement refléter ou symboliser le « retour » d’une même rime dans les vers entre les strophes.
L’une et l’autre de ces deux hypothèses s’efforcent de forger une définition en conformité avec l’existence d’un certain agencement du vers. Autrement dit, nous constatons l’élaboration forcée d’une image, et ce pour se conformer à une étymologie basée sur la racine wšh. Cette image est induite par le recours à la formation d’un participe passé de la IIe forme verbale muwaššah de waššaha (substantif tawšîh).
A l’évidence, ces explications-interprétations passent sous silence ‑ parce que probablement trop éloignées de la spécialité de nombre de chercheurs ainsi que de leur centre d’intérêt immédiat-, d’autres sens des mots tawšîh et muwaššah[11]. Sur cette question très controversée, je renvoie ici le lecteur à un article particulièrement pénétrant de Michel Nicolas dont je me permets de reprendre la conclusion :
«Contrairement à l’affirmation de Ibn Khaldūn (m. 1406), le muwaššah n’est pas à l’origine poésie, et ne découle pas de la poésie arabe classique. De plus, ni son nouveau statut poétique, à partir du XIe siècle, ni son bannissement des archives des anthologues, n’a fait disparaître ou atténué sa caractéristique première: une catégorie de chant. Ayant démontré le rapport direct du muwaššah avec le chant, et établi son origine moyen orientale, plus précisément, mésopotamienne, je propose une autre hypothèse d’étymologie. Le terme serait une arabisation du mot araméen mūšaha[12] (racine sémitique commune mš(s)h au sens en araméen de : mesurer, évaluer, estimer, calculer, faire de l’architecture ; et par extension : harmoniser, composer de la poésie, puis, plus tardivement, il désignera une catégorie de chant fondé sur une spiritualité sacrale élaborée. Le début en « mū » évoquant le préfixe dans les participes des formes verbales dérivées en arabe, s’ajoutant à une similitude phonétique entre le mot araméen et le participe passé de la IIe forme verbale en arabe (seul le redoublement du 2e radical manque) a produit, dans le passage de la langue araméenne à l’arabe, la forme muwaššah en passant par mūšah avec la suppression de la terminaison en « a » caractérisant le nom en araméen. Ce cas n’est point exceptionnel. Le genre dit maimar, connu dans le sud et le centre de l’Irak jusqu’à nos jours, tire son nom de l’araméen mē(ī) mra. Et, à l’ouest, au Liban, le nom d’un type de poésie populaire (zağal) m‘anna dérive de l’araméen m‘ania (participe passé en araméen de ‘ani, IIe forme verbale de ‘na: « chanter » »[13].
Comme on peut le constater à travers cet exemple, lorsque les traces historiques fiables relatives à des éléments culturels de la civilisation arabo-musulmane font défaut, seul le recours à la science étymologique peut nous permettre d’espérer ouvrir les portes d’une connaissance rigoureuse trop souvent oblitérée à l’aide d’arguments aussi superficiels qu’erronés.
Ziryâb et la tradition musicale maghrébine
Poursuivant dans la sphère musicale savante maghrébo-andalouse, j’ajoute que l’utilisation de la science étymologique s’impose face aux discours plus que contestables sur la vie et la carrière, à Bagdad, du fameux Ziryâb, personnage emblématique auquel est attribué l’invention de la musique dite « arabo-andalouse », et ce sur la seule base de chroniques anecdotiques et contradictoires tirées de compilations d’auteurs arabes anciens dont la précision sur les faits et événements historiques n’était pas la préoccupation essentielle[14]. Cette tradition quasi-hagiographique solidement ancrée commence à être remise en cause de manière souvent timide, alors même qu’il paraîtrait immédiatement ridicule d’affirmer que Bach est le créateur de la musique classique européenne ! Dire que Ziryâb a rapporté de Bagdad à Cordoue une tradition nommée muwaššah correspond certes à des données historiques relativement étayées. Néanmoins, on ne saurait en induire pour autant qu’il est l’inventeur de cette architecture musicale raffinée, complexe et élaborée, une œuvre syncrétique de longue haleine à laquelle ont nécessairement contribué de nombreux musiciens et compositeurs maghrébo-andalous[15].
En fait, ce dont il s’agit vraiment dans la légende de Ziryâb, c’est bien du muwaššah «primitif », selon l’expression de Michel Nicolas, c’est-à-dire d’un genre de poésie strophique ‑ distincte de la poésie classique monorime et strophique ‑ auquel se trouve arrimé un type de chant religieux et profane pratiqué en Mésopotamie. En rassemblant les résultats de recherches récentes[16] et les travaux de Mahmoud Guettat déjà cités[17], il apparaît tout aussi clairement que, dès le XIe siècle, l’élaboration de l’architecture mélodico-poétique de cette musique savante s’est construite au fil du temps dans une relation de symbiose politique et culturelle à partir de deux territoires, le Maghreb et l’Andalousie. Sans prise en compte de ces données, la spécificité maghrébine de cette tradition musicale savante, ne pourrait être comprise à la fois dans sa dimension endogène et dans sa profondeur syncrétique universelle. C’est, en effet, sous ce prisme que peuvent se dessiner les rapports complexes d’échanges culturels et les processus d’appropriation, de réappropriation et de recomposition que l’on repère dans chaque civilisation.
Quelles leçons peut-on tirer à présent de ces quelques exemples, parmi tant d’autres, d’une histoire culturelle longtemps demeurée obscure ou confuse ? Qu’il s’agisse du blanz ou du muwaššah, on peut voir que toutes les données en notre possession (et celles que nous fourniront de futures recherches) nous invitent à « déconstruire » les tabous, mythes et autres clichés qui perpétuent des mentalités culturelles ethnocentriques, des certitudes infondées, bref une posture intellectuelle et psychique qui interdit une juste compréhension historique de la complexité[18] et de la profondeur des phénomènes civilisationnels.
Ainsi, reconstituer la sémantique du blanz devrait nous inciter à cultiver scientifiquement la richesse langagière du corpus poétique et littéraire maghrébin pour l’établir dans le statut de littérature majeure ‑ ce qui ne lui est toujours pas reconnu. Autrement dit, il s’agit d’obtenir des élites gouvernantes du Maghreb que ce corpus soit enseigné dans les écoles, du primaire jusqu’à l’université, parce qu’il est incontestablement porteur d’un idéal du Beau[19]. Cette démarche peut être appréhendée aussi bien sous l’angle politique que culturel dans la mesure où elle vise à légitimer dans l’espace de la civilisation arabo-musulmane une culture plurielle que l’idéologie islamique n’a pas cessé de combattre ‑ hélas avec succès!‑ depuis plus d’un millénaire. Cela implique, entre autres mesures, la réappropriation par les peuples constitutifs de cette civilisation de leur patrimoine poétique et musical, héritage trop souvent revisité sur un plan "folklorique" par les détenteurs des pouvoirs politiques, c’est-à-dire rarement étudié et valorisé pour leurs potentialités éducatives et émancipatrices. C’est pourquoi doit être encouragé tout ce qui participe à l’entreprise d’approfondissement d’une réflexion critique à propos de la spécificité culturelle (et notamment musicale) maghrébine.
Posture critique et sciences sociales au Maghreb
On sait que durant une longue période, c’est l’ethnographie coloniale qui se chargea de la production et de la transmission de l’essentiel du savoir occidental sur la civilisation arabo-musulmane, ce qui, selon Jacques Berque, « (…) en a dévalué les significations et disloqué le système au point de rendre inopérantes les méritoires découvertes qu’elle faisait sur le terrain ». Et c’est ainsi que toute une tradition universitaire a réduit l’apport du Maghreb, en matière de musique savante maghrébo-andalouse, à celui de "transmetteur" plus ou moins fidèle d’un art dont la paternité est attribué exclusivement à Séville, Cordoue, Grenade. Ne peut-on pas voir dans cette conception une sorte de survivance de l’idéologie coloniale qui persisterait à ne trouver aucune profondeur créatrice spécifique dans ce qu’on appelait alors l’Afrique du Nord? Et, aujourd’hui même, qui niera que la culture française s’irrigue aussi de ce qui vient du Maghreb ? Comment ignorer ces multiples apports dont se font les relais tous ces Maghrébins et ces Français, venus d’ailleurs, qui inventent des syncrétismes originaux entre leurs multiples cultures ?
En l’occurrence, il est un langage qui, mieux que tous les autres, se prête à ces syncrétismes, c’est la musique. Dans l’aire méditerranéenne et africaine dans laquelle s’inscrit le Maghreb, dans cet espace multiséculaire où le religieux et le profane se mêlent, l’art musical a toujours joué un rôle de lien social, participant aux réjouissances, tant publiques que privées. Loin de cette "créolisation" du savoir, produit frelaté d’un journalisme sans mémoire qui, chaque matin, croit trouver l’authenticité d’un « chant profond » dans des productions qui ne sont que l’écho de modes éphémères[20], des analyses du type de celles que nous propose le musicologue Mahmoud Guettat font œuvre de rappel nécessaire de ce qu’il en fut de l’histoire réelle d’un objet musical toujours vivant. Par exemple, sur la question des rapports culturels entre l’Europe médiévale et l’Occident arabo-berbéro-andalou, et plus particulièrement des échanges entre musiques de l’Orient arabo-musulman et de l’Occident chrétien, ces analyses permettent de mieux comprendre comment, à partir du XIIe siècle, la poésie courtoise empruntée aux Arabes a irrigué l’école européenne des troubadours. Nous faisons ainsi connaissance avec une galerie de portraits d’acteurs-phares de cette période, parmi lesquels Gerbert d’Aurillac ou Sylvestre II (Xe siècle), premier pape français qui séjourna trois ans à Tolède pour compléter sa formation ou encore Guillaume VIII, père du premier troubadour Guillaume XI d’Aquitaine (mort en 1127), et beau-père ‑ par sa fille Inès ‑ du roi Alphonse VI de Castille (XIe). Celui-ci, après la mort d’Inès, épousa Sayda, la fille aînée du Calife de Séville, al-Mu‘tamid Ibn ‘Abbad, par ailleurs poète renommé et talentueux[21]. L’islamologue Emile Dermenghem, cité par M. Guettat, souligne à ce propos que:
«C’est à cette époque que l’on trouve dans l’Espagne musulmane non seulement les strophes, les personnages, mais aussi les thèmes de ce qui va être la poésie occitane: amour platonique, servage d’amour, amour conduisant à la perfection, beauté reflet des idées éternelles, thème de Don Juan, analyses psychologiques poussées de tous les degrés, du flirt à la passion »[22].
Dans la même perspective, les analyses récentes des musicologues maghrébins ‑ à commencer par celles de Mahmoud Guettat -, sur les origines, les influences, l’esthétique mélodique, l’organologie, les aspects sociologiques et pédagogiques de ces vastes cantates dénommées nûbat23 apportent des éclairages nouveaux permettant de faire avancer nos connaissances sur bien des points restés obscurs. Ainsi, est démontré le rôle essentiel du Maghreb dans la création et la mise en œuvre de cet art musical qu’il convient donc de qualifier de «musique savante maghrébo-andalouse».
Il reste que la réappropriation par des chercheur(e)s imprégné(e)s dès l’enfance de traditions culturelles maghrébines ne doit pas les conduire à verser, même à leur corps défendant, dans une apologétique forcenée ni dans un ethnocentrisme culturel qui furent fatals au dynamisme de la civilisation arabo-musulmane. À partir du domaine musicologique, l’objectif demeure de combattre un environnement intellectuel encombré de stéréotypes et de parasitages idéologiques qui empêchent une juste compréhension historique et musicale de ce patrimoine. In fine, il s’agit, par l’intensification de l’effort scientifique, d’amener les élites gouvernantes à promouvoir massivement nos traditions poétiques et musicales parce qu’elles sont tout simplement porteuses d’un idéal universel du Beau. Cela est d’autant plus important que le corpus poétique sur lequel se fonde la tradition musicale maghrébine est essentiellement de nature profane et, de surcroît, transmis également dans la langue arabe maghrébine. Il a représenté et représente plus que jamais l’un des rares vecteurs permettant de faire circuler cet idéal hors de l’emprise idéologico-religieuse islamique. Ainsi sera mis fin au paradoxe qui voit tout un pan de la culture maghrébine délaissée ou peu soutenue au motif qu’elle est exprimée dans un arabe dit «dialectal», alors même que son contenu en termes de richesse littéraire et d’esthétique musicale raffinée justifie son enseignement généralisé en tant que littérature et art majeurs24.
A partir de références historiques fiables, tous ces travaux rendent enfin possible la mise en exergue d’un aspect fondamental de l’identité culturelle maghrébine, identité dont on sait aujourd’hui quelles sont ses difficultés et ses errances. En effet, "l’être culturel arabo-berbéro-musulman" est structuré par une pensée véhiculée à travers un corpus littéraire en arabe classique consubstantiellement lié à une dogmatique islamique conservatrice symbolisée par la shari‘a. Dans ce contexte, l’entreprise critique peut participer d’un processus où le religieux et le politique se verraient peu à peu dissociés. Ainsi, au-delà de l’aspect purement culturel, valoriser une tradition artistique et musicale spécifiquement maghrébine, c’est introduire l’équivalent de ce que fut la révolution des Lumières dans l’Europe du 18e siècle : ouvrir les esprits au respect de la différence culturelle, attitude éminemment propice à l’éclosion d’une pensée plurielle, fondement nécessaire à l’instauration de tout système politique démocratique.
Bibliographie
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Aron, Raymond, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, librairie J. Vrin, 1969.
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Hadjadji H., Ibn al-Labbâna, le poète d’al-Mu’tamid, Prince de Séville ou le Symbole de l’amitié, Paris, éd. el-Ouns, 1997
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Safir, El-Boudali, "La musique arabe en Algérie", in Documents algériens, n° 36, Cabinet du Gouverneur de l’Algérie, 20 juin 1949, Alger.
Notes
[1] La Musique arabo-andalouse, l’empreinte du Maghreb, t. 1 et Musiques du Monde Arabo-Musulman, Guide bibliographique et discographique, analytique et critique, t. 2. Paris, éd. des Patriarches, Dâr al-’Uns, 2000 et 2004.
[2] Dans cette perspective critique, le concept « d’Etre culturel arabo-berbéro-musulman » utilisé dans ce texte n’est pas une idée fondamentalement originale. Le thème de « L’Homme culturel, l’Homme qui se crée des univers spirituels dans lesquels il vit, et qu’il doit dépasser » est un axe principal de l’œuvre portant sur la critique de la raison historique de Georg Simmel, philosophe allemand de la fin du XIXe siècle. Voir l’analyse de cette œuvre in Raymond Aron, La Philosophie critique de l’histoire. Paris, librairie J. Vrin, 1969, pp 161.
[3] Cf. par exemple Samuel Noha Kramer, L’Histoire commence à Summer. Paris, "Champs" Flammarion, 1993.
[4] De fait, cette vision participe d’une volonté d’élaboration et de diffusion d’une morale conviviale de dialogue et de paix pour les sociétés arabo-musulmanes d’abord et, plus généralement, dans leurs rapports aux autres cultures et peuples. En priorité, elle vise en effet à instiller des idées formatrices d’une pensée libre et productrices de connaissances plurielles ‑ trop absentes dans le monde arabo-musulman ‑ avec, au final, l’émergence d’une exigence démocratique qui s’imposerait aux élites gouvernantes arabes.
[5] Cette origine n’a été éclaircie qu’en 1996. Cf. Les Grands Maîtres Algériens du Cha‘bi et du Hawzi, Paris, éditions el-Ouns-Unesco, 1996, p. 536.
[6] Institut d’Études et de Recherches pour l’Arabisation, Rabat, en collaboration avec le C.N.R.S, Paris, éd. AlManahil, 1993, vol. 1, p. 123.
[7] Sur cette notion de « littérature majeure », cf. R. Aous, La Dogmatique islamique contre la tradition musicale et poétique maghrébine, Paris, éd. des Patriarches, Dâr al-’Uns, à paraître.
[8] Al-Fasi, Mohammed, Ma‘lamat al-malhûn. Rabat, 1991, p. 31.
[9] Sur la méthode "étymologique" que pratiquaient les grammairiens arabes ‑ uniquement pour les termes arabes et leurs dérivés -, cf. l’entrée «Ishtikak» in L’Encyclopédie de l’Islam, Tome IV, Paris / Leiden, E J., Brill et G. P., Maisonneuve & Larose, 1978, p. 127-128.
[10] L’Encyclopédie de l’Islam, Tome VII, 1993, p. 811. On observera qu’entre ces diverses explications, l’Encyclopédie de l’Islam ne prend pas position et laisse donc la question en suspens.
[11] Le sens de tawšîh est présenté comme suit : « connaître la fin d’une phrase à partir de ses premiers mots ». Cf. entre autres : Qudāma Ibn Ğa‘far (m. 948 ou 958), Naqd aš-ši‘r, commentaire de Kamâl Mustapha. Le Caire, 3e édition, 1979, p. 168 ; aussi Ibn Abî al-Isba‘ (m. 1256), Badî‘ al-qur’ān, commentaire de Hafni Charaf. Le Caire, 1957, p. 90. Hafni Charaf cite en note les auteurs classiques qui en font usage dans ce sens. En arithmétique, on relève l’expression : « darb [multiplication] at-tawšîh » mentionnée dans deux manuscrits arabes de la Library of the India Office sous les n°s 756 et 761 (Voir Otto Loth, catalogue, London 1877, p. 220 et 221). En outre, selon Ousâma Ibn Munqid (m. 1188), user du tawšîh, « c’est s’exprimer sur une chose que l’on désire en usant d’une longue métaphore ». Cf. Al-badî‘ fî naqd aš-ši‘r, commentaire de Ahmad Badawi et H. Abd Al-Magîd. Le Caire, 1960, p. 89. De plus, il convient de noter qu’en persan, il existe le terme tawšîh dans le sens d’« acrostiche ». Ce terme est absent des dictionnaires arabes bien qu’il soit entré en langue persane de l’arabe ou plus exactement, à travers la langue arabe … A noter que le titre Al-muwaššah est donné par Muhammad Ibn ‘Umran al-Marzubâni (m. 994 à Bagdad) à son livre d’étude critique sur la poésie arabe classique.
[12] mūšaha est substantif de la IIe forme araméenne : mašaha (1ère forme : mšah). En syriaque, est employé le substantif féminin mšūhha (lié à la Ière forme) pluriel : mūšhaha a (forme tardive de : mšūhaha). La forme mūšhaha rappelle l’arabe muwaššahat.
[13] Michel, Nicolas, "Muwaššah : l’extravagante logique sémantique", Horizons Maghrébins, n° 47/2002, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse.
[14] Pratique au demeurant courante au Moyen âge dans l’ensemble du bassin méditerranéen, et bien au-delà …
[15] Cf. Michel Nicolas, "Muwaššah : l’extravagante logique sémantique", op.cit. et les entrées "Ibn Bādjdja", "al-zarif Mohamed", par M. Guettat, in Musiques du Monde Arabo-Musulmans. Guide bibliographique et discographique. Approche analytique et critique, t. 2. Paris, Dâr al-’Uns, 2004.
[16] Le processus d’importation par Ziryâb de ce muwaššah « primitif », son acclimatation, son développement en Andalousie arabo-berbéro-musulmane constitue précisément l’objet d’un ouvrage de Michel Nicolas, Les Sources du muwaššah andalou (à paraître). L’auteur y démontre que des éléments poétiques et musicaux de cette antique tradition du muwaššah «primitif » sont bien présents dans la musique savante maghrébo-andalouse.
[17] Voir notamment les entrées : "Ibn Bādjdja, Abū Bakr Muhammad (1070-1139)" ; "Ibn Quzmān, Abū Bakr Muhammad b. ‘Abd al-Malik (1087-1160)" ; "Ibn al-Khatib, Lisān al-Dīn (1313-1375)" ; "zarif (al), al Shaykh Muhammad (m. 1385)" ; "Wansharisi (al), "‘Abd al-Wāhid (m. 1549)" ; "Erlanger (d’), Baron Rodolphe (1872-1938)", in Musiques du Monde Arabo-Musulman, t. 2, op. cit.
[18] Cf. Edgard Morin, La Méthode, t. V : L’Identité humaine, Paris, Le Seuil, 2001.
[19] Au sens où Platon et Kant définissaient le Beau comme une valeur universelle et donc comme vecteur d’éducation d’un être «éclairé ». Sur le concept du Beau dans la littérature majeure maghrébine, cf. les développements qui lui sont consacrés dans mon article "Les voix de femmes algériennes dans les traditions musicales savantes maghrébo-andalouses, symbole d’une évolution ou simple illusion ?", Cahiers poétiques, n° 10, CICEP, Université de Paris VIII, octobre 2004, pp. 101-110.
[20] Avec pertinence et dans un style d’un lyrisme savoureux, le musicologue algérien, El-Boudali Safir pointait déjà, dans les années 1940, ces phénomènes superficiels de mode : «Les tendances modernes affichées si vigoureusement par l’école égyptienne, imitées par les jeunes écoles tunisienne et algérienne, bonne en soi et légitimes, n’ont pas toujours été heureuses et vraiment originales. Trop souvent, elles ne sont que des démarquages plus ou moins adroits des danses les plus en vogue : fox, valse, rumba, tango... Si piquantes, si agréables qu’elles puissent paraître, elles doivent être mise à leur vraie place, qui n’est pas la première. Jamais Rossi Tino, Guetary Georges ou Scotto Vincent, n’apporteront au patrimoine artistique des peuples d’Occident ce qu’on pu y verser à pleines mains Bach ou Beethoven, Saint Saëns et Debussy, Albeniz et de Falla ; comme jamais d’autre part les plus alertes ou les plus aimables de ces fantaisies contemporaines ne prétendront effacer, ou simplement égaler, aux yeux des vrais amis de l’art, ces vastes cantates andalouses, fruits de plusieurs siècles de méditation et d’efforts créateurs, synthèse parfaite de plusieurs tendances, aussi riches, aussi fécondes les unes que les autres et dans lesquelles ont su si bien s’exprimer ... le génie d’un peuple et l’âme d’une très grande et très belle civilisation », in Documents algériens, n° 36, Alger, Cabinet du Gouverneur de l’Algérie, 20 juin 1949.
[21] Cf. Hadjadji, H., Ibn al-Labbâna, le poète d’al-Mu’tamid, Prince de Séville ou le Symbole de l’amitié, Paris, éd. el-Ouns, 1997.
[22] Entrée "Littérature arabe", in Histoire des littératures, Paris, La Pléiade, I, p. 850.
23 Nûba : suite de pièces poétiques chantées selon un schéma rythmique rigoureusement élaboré.
24 De plus, cette réappropriation scientifique du patrimoine culturel maghrébin par des élites éclairées contribuera sans nul doute à enrichir le débat critique à l’échelon universitaire (Cf. par exemple la critique de l’ouvrage de Amnon Shiloah, Les Musiques du monde de l’Islam, une étude socioculturelle par Guettat, Mahmoud, in Musiques du monde arabo-musulman. Guide bibliographique et discographique, op., cit. pp. 294-295).