L'institution de la famille à l'épreuve de l'exil dans les camps de réfugiés sahraouis

 Insaniyat N°4 | 1998 | Familles d'hier et d'aujourd'hui | p. 79-88 | Texte intégral 


The family institution put to test during exile in Sahraouian Refugee camps

Abstract : War, exile and refugee camps have caused the break-up of the extended family system in witch Sahraouian families evolved. Twenty three years of active resistance have produced upheavals whose extent remains to be measured. That is how the low of silence has reduced the genealogical memory in the building up of an identity to nothing. It is decreed that « tribalism is a crime against the nation » moreover, liberty of alliance has followed after supervision and a new social past imposed itself in which women play a greater role. Lastly, the strengthening of woman’s statue enabled her to reserve residence runes maternal locality (matrie-localité) replaces paternal locality.

Keywords : family, exile, western Sahara, tribe, woman


Sophie CARATINI: URBAMA-UNIR, Université de Tours, France


Une société nomade sédentarisée dans des camps de fortune, des fils de guerriers transformés en combattants, contraints de laisser à leurs femmes le soin de prendre en charge la vie civile, l'exil pour tous, avec le statut peu glorieux de "réfugiés", tel est l'héritage laissé en 1975 par les Espagnols aux habitants de leur "province saharienne". Depuis lors, les Sahraouis ont compté leurs forces et organisé la lune. Tous ont dû y prendre part: les hommes, les femmes et les enfants; et pour ce faire, ils ont été séparés.

Qu'était donc la famille sahraouie du temps du nomadisme et qu'est-elle devenue après vingt-trois ans de résistance active ? Telles sont les questions auxquelles il est possible d'apporter aujourd'hui quelques éléments de réponse.

1. La famille élargie d'autrefois

Au Sahara, la famille était toujours une grande famille. L'enfant n'avait pas pour seuls interlocuteurs son père, sa mère et ses frères et sœurs. Tout le monde se mêlait de son éducation : le rôle maternel semblait décuplé à travers les grand-mères, les tantes, les grandes sœurs et les cousines, tandis que le rôle paternel était réparti, lui aussi, entre le père, les grands-pères, les oncles, les grands frères et les cousins. C'était ainsi, du moins, du temps des qaba'il[1], au temps du nomadisme.

La famille nucléaire n'était donc pas le modèle dominant, ni pour les enfants ni pour les couples, et les savoir-faire comme les savoir-être se transmettaient à travers les générations au soin de la famille élargie. Ainsi l'individu se trouvait-il toujours placé au centre d'un réseau complexe de liens affectifs, sociaux, économiques et politiques dont il subissait la pression autant qu'il en récoltait les avantages. Cette place, généralement donnée par la naissance, pouvait aussi être négociée, lorsqu'une personne, une famille, ou même un groupe plus large souhaitait changer de réseau, passer d'une qabîla à une autre, s'intégrer dans la parenté. Car le langage de la parenté était ici, comme ailleurs et toujours, une manière de nommer les relations sociales. Il se référait à des codes de comportements, des usages, des valeurs qui permettaient à chacun de construire son identité et de trouver sa juste place dans le groupe. Une place qui définissait la succession des rôles que l'individu s'efforçait de bien jouer toute sa vie durant, faisant ce que les autres attendaient qu'il fasse, au-delà des impondérables, pour ne pas déchoir. Avant toute chose, il devait préserver le capital de liens qu'il avait reçu en héritage, l'enrichir s'il pouvait, et le transmettre ensuite à sa descendance.

De cet ensemble de liens, l'anthropologie a retenu deux catégories

ta filiation et l'alliance. La première inscrite dans la verticalité du temps, situe l'individu et sa descendance dans un groupe; elle est la chaîne du tissu social. La seconde, inscrite dans l'horizontalité de l'espace social, relie ces chaînes par une multitude de fils; elle est le trame du tissu social. Enfin, avec l'examen des règles de la résidence, il est possible d'appréhender la manière dont le système se traduisait physiquement dans le temps et dans l'espace, d'examiner les lieux et les moments de la reproduction sociale.

1.1. Le rôle de la mémoire généalogique dans la construction identitaire

Dans la société saharienne, les règles de la filiation, semblables à celles qui prévalent dans l'ensemble du Monde arabe, sont patrilinéaires. C'est dire que tout individu est rattaché à une lignée d'hommes considérés comme "naturellement" identiques, puisque la femme ne transmet pas son sang à ses enfants[2], et que c'est par le sang qu'on se différencie. Avant la lutte de libération nationale, la construction de l'identité des personnes et des groupes passait donc par le repérage de tous les gens vivants et morts dans le corps desquels coulait ou avait coulé le même sang. C'est pourquoi le premier d'entre eux, l'ancêtre de référence, qui avait légué son nom et son rang -en regard de ta hiérarchie qui préside aux représentations arabes de l'histoire de l'humanité-, était l'élément déterminant de la définition de chacun, partant de l'image de soi. Bien sûr, tout cela n'était qu'un discours idéologique, niais dans une société où la matérialité des choses était Si ténue, où l'abondance était passagère et la propriété provisoire-l'économie pastorale est périssable par essence et ne transforme pas la nature, l'identité n'avait rien de tangible sur quoi s'accrocher, elle ne pouvait être qu'une construction imaginaire. Le paysan a sa terre, le seigneur son château, le citadin sa ville, le citoyen son Etat. Le nomade, lui, n'a que son corps, sa mémoire et sa parole. La "terre" de ses ancêtres est un territoire flou, changeant et toujours à conquérir; rien ne lui est acquis.

1.2. Le contrôle de l'alliance et le pacte social

Le groupe nomade ne pouvait survivre sans organisation. Il n'y a jamais eu, au Sahara Occidental, de rois ni d'émirs pour assurer la sécurité des gens et la prospérité des troupeaux. Aussi l'alliance entre les hommes, plus encore ici qu'ailleurs, avait-elle besoin d'être forte. En rivalité constante pour l'accès à des ressources pastorales toujours insuffisantes, obligées de se scinder pour suivre leurs troupeaux, les organisations nomades, fortement structurées, n'avaient pas d'autre choix que la solidarité. Une solidarité large, formée de cercles concentriques qui enserraient l'individu dans la famille, la famille dans le lignage et le lignage dans la qabila,les contours de cette solidarité par niveaux étant donnés par la référence commune au paterfamilias, à l'ancêtre de la lignée et a celui du groupe. Détenteurs du pouvoir politique et du pouvoir économique, puisqu'ils assumaient la défense du territoire et la production pastorale, les hommes, quelles que flissent leur inimitiés personnelles, étaient contraints à la solidarité. Pour cela, chacun était tenu par un faisceau d'obligations. Au contrat moral à la multiplication des dons, des prêts et des contre-dons, s'ajoutait l'échange des femmes. En dépit du discours endogamique de l'alliance préférentielle locale (le mariage avec la fille du frère du père[3]), s'était développé la pratique de l'exogamie lignagère (une tendance marquée pour le mariage avec la fille du frère de la mère réelle ou classificatoire>, instaurant une circulation de femmes orientée entre les familles et les lignages, du bas vers le haut de la hiérarchie interne (faible mais existante) du groupe. L'hypergamie (le fait, pour une femme, d'épouser un homme de statut égal ou élevé que celui de son père) étant la tendance Si ce n'est la règle, ce déplacement continuel des femmes entre les chaînes masculines reproduisait de génération en génération la cohésion des groupes, tout en manifestant les préséances à respecter. La femme était donc au cœur du pacte social dans la société bédouine, elle en était la garante passée, présente et future.

1.3. La résidence et la circulation des femmes

Comment la femme produisait-elle et reproduisait-elle cette trame horizontale indispensable à l'organisation des hommes? Par le mouve­ment. Car ici, comme dans l'ensemble du Monde arabe, la règle de résidence est la patrilocalité, c'est-à-dire que la jeune mariée s'en allait dresser la tente conjugale dans le campement de son époux. Ce faisant, elle inaugurait une circulation de biens et de personnes incessante entre le campement de son père et celui de son mari : on se rendait visite dès que la nomadisation le permettait, la jeune femme enceinte allait accoucher chez ses parents, le gendre, même Si les lois de la pudeur lui interdisaient de se présenter devant ses beaux-parents, devait réguliè­rement leur envoyer des cadeaux et les assister. Les enfants du couple, également, participaient puissamment à réactiver les liens entre le clan du père et celui de l'oncle maternel dont ils étaient Si proches et qui était devenu, par la force de la relation entre le frère et la sœur, leur obligé. Lorsque les mariages se répétaient et que plusieurs femmes, d'une génération à l'autre, circulaient dans le même sens, leur connivence en était renforcée par le fait qu'elles étaient du même sang et qu'elles se retrouvaient à vivre dans le même campement, tandis que tous les hommes du groupe donneur acquéraient indistinctement le statut d'« oncles maternels» par rapport aux membres du groupe preneur; ce qui scellait véritablement l'alliance entre les deux groupes et renforçait l'unité de l'ensemble

2. Les camps de réfugiés et l'éclatement de la famille

Qu'en est-il aujourd'hui, après quarante ans de colonialisme et vingt-trois ans de guerre? Devant les ennemis communs, l'Espagne puis le Maroc, le pacte social interne à chaque groupe s'est d'abord élargi à l'ensemble de la population, désormais appelé le "peuple" sahraoui en novembre 1975, à la Guelta Zemmour, les représentants des élus à la Djema (l'Assemblée territoriale espagnole), signent ensemble et avec les dirigeants du Front Polisario le pacte de "l'Unité Nationale". L'année suivante, à la suite de l'invasion marocaine et de la fuite des civils vers l'Algérie, seule terre d'asile possible, la création de la République Arabe Sahraouie Démocratique s'accompagne d'un nouveau contrat social qui transcende les liens communautaires attachant les individus à leurs divers groupes d'appartenance et les libère par là-même de leurs obligations. Que devient la famille, nucléaire ou élargie, dans cette démocratie de l'exil, quand les hommes sont à la guerre, que les enfants étudient à l'étranger et que les femmes, massées sur la Hamada de Tindouf, ont pris en charge l'organisation des campements?

2.1- La filiation ou la loi du silence

Pour les dirigeants du Front Polisario, "tribalisme" signifie division. En effet, ce qu'on appelle aujourd'hui le peuple sahraoui est le rassemblement des groupes qui nomadisaient au Sahara occidental et dont le passé mouvementé est fait, comme toute histoire saharienne, de liens contradictoires construits dans la guerre et la paix, la domination et la soumission. Comment "être un" face à l'adversité et surtout face aux organisations internationales qui ne reconnaissent qu'aux "peuples" le droit à l'autodétermination, alors qu'on est plusieurs, ou qu'on l'a été? Comment cesser de l'être? Comment faire pour que les solidarités tribales deviennent des solidarités nationales sans rien perdre de leur force? Tel est le dilemme devant lequel chacun s'est retrouvé - pas seulement les dirigeants - et auquel une réponse sans doute trop simple a été apportée: le silence. Sur les murs, on a placardé ce slogan : "le tribalisme est un crime contre la Nation"; et, dans les familles, on s'est tu. On s'est interdit de raconter à ses enfants l'histoire de leurs ancêtres, l'identité ne s'est plus construite en regard des lignées mais dans et par la Nation. Pour que le sentiment national puisse grandir, on a pensé qu'il fallait dissimuler les appartenances. La génération "qui savait" a donc engendré une génération "qui ne sait plus", du moins en apparence, car il a sans doute été difficile, voire impossible, d’empêcher le secret de filtrer ici et là. Quoi qu'il en soit ces vingt ans d'autocensure ont produit une génération qui effectivement, n'a plus que des bribes de savoir quant aux noms et à la répartition spatiale et sociale des groupes de pasteurs nomades auxquels appartenaient les générations passées et dont ils sont issus.

2.2. La liberté de l'alliance comme nouveau pacte social

La société sahraouie en exil ne s'est pas contentée d'imposer le silence aux mémoires. Pour réaliser son projet de démocratie. Elle a mis en œuvre une révolution fondée sur la réflexion -l'approche critique des modèles de société existants -, les discussions et la négociation. Au sein de cette nouvelle organisation, qu'en est-il de l'institution du mariage? Dans une situation aussi critique. il a été décidé d'encourager la procréation car le peuple sahraoui est peu nombreux et son combat peut être long : pendant longtemps encore, il aura besoin de forces nouvelles. Mors l'Etat a favorisé les unions, mais comme l'on ne sait plus que très localement (ou l'on ne dit plus) quelle lignée donne une femme à quelle autre, personne ne peut vraiment mesurer les effets de ces nouveaux mariages. Pourtant, vouloir abolir le tribalisme c'est aussi abolir les mécanismes d'alliance interne qui le favorisaient, mais là encore, personne, semble-t-il n'a pu ou n'a réellement pris le temps de faire l'analyse du système, il fallait parer au plus pressé. De même qu'on a rapidement opté pour le silence dans l'espoir de parvenir à casser les mécanismes de la reproduction sociale, on s'est dépêché de condamner l'excision, de supprimer la dot, marier une fille sans son consentement n'a plus été possible et la femme s'est vue accorder le droit de parole dans les assemblées.

De quel nouveau type d'instrumentalisation la femme sahraouie est-elle ainsi devenue l'objet? Comme par le passé, la société des hommes lui demande de procréer, de lui donner d'autres générations d'hommes. Mais il y a plus la guerre et l'exil sont difficiles à mener de front. Les combattants ne peuvent plus s'occuper de tout : ils ont besoin d'elles. Jadis, chez les pasteurs, la femme avait déjà un rôle important car l'homme était souvent à l'extérieur des campements. Ce rôle, certaines l'avaient un peu perdu dans les années 1970, lorsque la sécheresse avait poussé les pasteurs vers la ville. Dans les camps, les tâches qu'elles ont à mener sont sans commune mesure avec leur vie passée, et leur rôle: leur place et leur statut s'en sont trouvés, de fait, profondément modifiés.

Le travail réalisé par les femmes sahraouies est immense. Il a stupéfié tout le monde, à commencer par les hommes sahraouis. Dans les camps, elles ont tout pris en charge : la santé, l'éducation, l'artisanat, la distribution alimentaire, l'hygiène, l'agriculture, les temps de la vie sociale et la négociation des conflits, les vieux, les enfants, et même la construction, en brique sèche, des bâtiments publics et privés. En même temps, elles ont participé au débat national, donné leur avis, voté, fait entendre leur voix partout. Très vite elles ont créé une «Organisation des Femmes Sahraouies» qui veille sur les plus démunis, réfléchit à la situation de la femme présente et future, participe aux rencontres internationales organisées par les associations féminines du monde entier, sollicite et mobilise l'aide internationale, s'informe et fait circuler l'information, écrit.

Par ce nouveau contrat tacite entre les sexes, la femme sahraouie a gagné, avec le droit de refuser un époux, le droit à la santé, à l'éducation et à la parole.

2.3. La résidence et le détournement des règles

Ce renforcement du statut de la femme, et surtout le fait que tous les hommes dans la force de l'âge résident loin des camps, lui a permis d'inverser la règle de la résidence. A la patrilocalité, elle a préféré la matrilocalité. Le phénomène n'est pas général, et ne nous a pas été possible d'en mesurer l'ampleur, mais c'est une tendance, un passage à l'acte possible de ce qui a toujours été désiré par les jeunes filles: dresser leur tente à coté de la tente de leur mère. En l'absence des pères, des frères et des maris, c'est plus facile; or ils ne sont jamais là : les garçons (comme d'ailleurs les filles) sont pensionnaires dès l'âge de douze ans et, après leur formation, les jeunes gens sont affectés dans les régions militaires, au gouvernement ou dans les délégations étrangères. Depuis le cessez-le-feu de 1991, quelques-uns résident au milieu des femmes (des infirmiers, instituteurs ou membres des administrations locales, des blessés de guerre ou des combattants en permission), mais, dans l'ensemble, ils sont très nombreux. Congés et permissions sont accordés avec parcimonie. Ceux qui sont à l'étranger reviennent une ou deux fois par an, les combattants ne disposent que de quelques jours par mois, qu'ils ne passent pas toujours dans leur famille. Ils vivent ensemble, cantonnés dans les régions militaires du Sahara libéré (les zones situées à l'Est du mur de défense construit par les Marocains). Seuls les fonctionnaires de l'administration centrale peuvent rentrer tous les week-end dans les camps, mais, là encore, ils ne sont que quelques-uns et les difficultés de transport entravent considérablement la circulation de tous.

Lorsqu'un mariage est décidé, et accepté par les parents des époux (dont l'autorisation reste indispensable), le gouvernement de la R.A.S.D. fournit au couple, outré les denrées indispensables à la fête, le matériel de base dont il fera son foyer : la toile de tente qu'il faudra coudre et un trousseau léger (matelas, nattes, ustensiles de cuisine, etc.). En réalité, c'est la femme qu'il dote ainsi, puisque la tente, dans la société bédouine, est par essence un bien féminine. Comment, quand la situation reste incertaine et alors que les femmes assurent le travail nécessaire à la survie des camps, imposer à une jeune fille d'aller, en l'absence de son époux, vivre au côté de sa belle-mère? Comment ne pas trouver légitime la prière de la mère vieillissante qui souhaite garder Sa fille auprès d'elle? Et surtout la plus jeune? Il semble désormais acquis que Si toutes ses autres filles sont parties vivre ailleurs, celle-là, au moins, lui est laissée. Pourtant, on a voulu conserver cet aspect du code de l'honneur qui empêchait jadis ce type de rapprochement : les relations du gendre et du beau-père sont tellement chargées d'une pudeur convenue qu'ils n'ont toujours pas le droit de se regarder dans les yeux, et il est encore impossible de prononcer le nom de gendre devant son beau-père, du moins lorsque ce dernier est âgé. Mais en l'absence des hommes, les contraintes imposées par le code ne gênent plus personne. Même Si le père, devenu vieux, demeure en permanence chez sa femme, il ne côtoie pas en permanence le mari de sa fille dont la tente est pourtant dressée juste à côté. Il faut être deux pour être gêné. La plupart des jeunes femmes sont seules avec les plus petits de leurs enfants et s'apprêtent à subir, outre l'absence du mari, celle, combien plus douloureuse, de tous ceux de leurs enfants qui auront dépassé l'âge de douze ans. C'est trop de ruptures. Mors, quand la mère du mari vit loin de celle de la femme, dans un autre camp, il est compris, et même admis, que sa nouvelle bru ne vienne pas l'y rejoindre, surtout Si la belle-mère a déjà ses propres filles, logées à proximité, pour prendre soin d'elle.

Un camp de réfugiés, dans la quotidienneté, est comme un village clos. Si la fixité produit et reproduit entre les familles issues de toutes les anciennes tribus des liens nouveaux, l'étroitesse du champ social, l'enfermement dans le cercle des regards, a ses effets pervers : on parle, on cause, on cancane, et lorsque reviennent les hommes, on distille sur eux de ces venins dont les femmes du monde entier sont les magiciennes. La séparation, trop longue, ajoutée à l'irrépressible besoin d'écouter les bonnes et mauvaises langues rend les unions fragiles : les divorces sont nombreux. Comme les tentes restent la propriété des épouses et que les femmes campent près de leur mère et sœurs, on aboutit à la situation inverse de ce qui était la norme jadis : ici, maintenant, à travers l'institution du mariage (et du divorce qui en est le pendant), les femmes ne bougent plus, ce sont les hommes qui tournent.

Conclusions et perspectives

Lorsque en 1991 a été déclaré le cessez-le-feu, l'ONU a mis en place une mission chargée de procéder à l'identification des populations susceptibles de se prononcer lors du référendum d'autodétermination. Les critères devant permettre cette identification des votants ont été débattus, ont fait l'objet de négociation et, finalement, de conflit entre Sahraouis et Marocains. Il s'agit là d'une question qui dépasse l'objectif de cet article. Retenons néanmoins ici que le démarrage du processus d'identification a brisé le mur du silence en ce qu'il a rendu public le recensement des populations tel qu'il avait été fait par les Espagnols en 1974 dans leur « province saharienne» quelques mois avant leur départ. Or, la liste des personnes nommément recensées a été dressée par familles, par lignages et par «tribus».... Et voilà qu'il a fallu retrouver les anciens chefs de lignage requis comme témoins par les commissions d'identification, tandis que la radio sahraouie se mettait à diffuser, sur le même schéma, la liste des gens dont le nom figurait sur le document espagnol: il fallait bien les prévenir qu'ils étaient appelés à voter! Dans la stupéfaction générale, certains ont appris -après 15 ans de vie commune - à quels groupes nomades appartenaient leurs voisins, de quels lignages étaient leurs amis, les membres du gouvernement ont été montrés du doigt, tout le monde s'est retrouvé fiché. Enfin tout le monde, il y eut aussi ceux qui n'étaient pas sur les listes, alors qu'ils étaient pourtant bien là, luttant depuis le début, ayant souvent perdu un père ou un frère au combat. Les jeunes, éberlués, ont découvert un système d'identification d'eux-mêmes (Je vote ou je ne vote pas? Je suis ou je ne suis pas?) Dans lequel ils n'arrivaient plus à se situer. Ils ont compris aussi qu'on leur avait sinon menti, du moins cacher certaines vérités. Etaient-elles Si dangereuses? Comment pourraient-ils le mesurer, eux qui, justement, ne savent pas?

Le cessez-le-feu de 1991 n'a pas seulement rappelé à chacun son groupe d'appartenance. Il a permis la circulation des personnes, par l'ouverture des frontières et le relâchement des tensions. La déception qui a succédé à l'espérance qu'avait soulevé la perspective du référendum a provoqué, sinon l'envie d'abandonner la partie, du moins le besoin de s'évader un moment. A l'espoir déçu du salut collectif a succédé le désir plus modeste du salut individuel, et chacun a fouillé sa mémoire, se demandant Si quelqu'un, quelque part, ne pourrait pas lui venir en aide. Ceux qui avaient des parents restés à l'étranger - en Mauritanie, en Algérie, en Afrique ou en Europe - sont allés leur rendre visite; d'autres qui avaient des affaires en suspens sont partis les régler, en particulier en Espagne où les autorités avaient fait savoir qu'elles acceptent désormais de verser les arriérés de pensions et de soldes. Ils sont revenus les uns avec l'argent, les autres avec des marchandises, et, petit à petit, une minuscule économie monétaire a commencé à s'installer dans les camps de réfugiés. Avec elle, et avec le constat de la fréquence des divorces, a reparu, par endroits, la pratique de la dot...

S'il est trop tôt pour donner à tous ces phénomènes une signification, ils semblent néanmoins les signes d'un relâchement de l'organisation des camps et d'une difficulté, pour la première génération, de transmettre à la seconde l'intégralité du souffle qui l'avait poussée au dépassement de soi. Les filles qui reviennent d'Algérie, de Cuba ou d'ailleurs sont comme les jeunes filles du monde entier elles aiment, en plus de leur pays, le Coca Cola et les histoires d'amour. Inquiètes d'avoir appris ce qu'était devenu le statut de la femme algérienne après la Révolution, elles regardent le monde des hommes avec suspicion, sachant que la nouvelle génération masculine, elle aussi formée ailleurs que dans la société sahraouie, est revenue de cet ailleurs avec des idées qui ne présagent rien de bon. Elles disent que Si elles réclament à nouveau une dot, c'est pour obliger les garçons à prendre conscience de la valeur de la femme, de l'importance du mariage et de la graviter du divorce. Pourtant, dans la société sahraouie, comme dans l'ensemble de la société maure, le statut de la femme divorcée n'est pas dévalorisé contrairement à ce qu'il en est plus au nord du Maghreb.

Devant tant d'incertitudes, devant ces difficultés nouvelles des femmes, leur inquiétude, l'incompréhension, parfois, qui apparaît entre la génération qui a connu l'exil et celle qui est née là, devant les tensions récentes apportées par l'argent, les va-et-vient des uns et des autres, l'accroissement démographique et cette situation bâtarde qui ne res­semble ni à la guerre ni à la paix, et qui n'a que trop duré, le gouvernement a réagi. En 1995, il a procédé à des élections, mis en place un parlement qui s'est donné pour tâche de rédiger et d'adopter l'ensemble des codes juridiques dont tout Etat moderne a besoin. Dans ce corpus à venir, un code de la famille est prévu. L'Union des Femmes Sahraouies participe aux discussions, anxieuse de parvenir à inscrire dans la loi ce que les femmes ont acquis dans les faits. Jusqu'à présent peu d'informations ont filtré sur les travaux en cours. On sait seulement que le code de la famille sahraoui n'a pas pour référent le code de la famille algérien, qui apparaît plutôt comme un contre-modèle, et qu'il a pour principal objectif de clarifier la position du gouvernement de la R.A.S.D. et des représentants du peuple, en regard de la législation musulmane, sur la question de la famille. Il s'agit donc d'aboutir à un nouveau pacte social. En attendant, et quels que soient les termes du contrat, on est en droit de s'interroger sur le devenir de la famille sahraouie, alors que, dans les camps de réfugiés, la plupart des femmes vivent seules -qu’elles soient mariées ou divorcées- avec une ribambelle d'enfants nés bien souvent de pères différents


Notes

[1]- Qabila au pluriel qaba'il, a été historiquement- et improprement- traduit par les orientalistes par le termes français "tribu" (tribe en anglais). Il est difficile aujourd'hui de ce débarrasser de ce terme (les chercheurs marxistes ont essayé, sans succès, dans les années 1970-1980), car il est devenu d'usage courant dans le langage des Africains et des orientaux francophones. Les Sahraouis par exemple, dans leurs - publications françaises, parlent de lutte contre le "tribalisme", le "phénomène tribal", les "tribus".

[2]Cf CARATINI, S..- le rôle de la femme au Sahara occidental.- In La pensée, n0308.- p.p. l 15-124.

[3]- Comme il a été montré ailleurs (CARATINI, S. -Les Rgaybat 1610-1934.-L'Harmattan, 1989), le mariage avec la cousine croisée ne contredit pas le discours endogame puisque toutes les cousines croisées sont, dans la qab 'la,des cousines parallèles patrilatèrales classificatoires.

 

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