Insaniyat N° 16 | 2002 | Réalités, acteurs et représentations du local en Algérie | p.31-53 | Texte intégral
The local power question Abstract : Since the early 90’s, the Algerian system has known several changes in the economic and political field, only this evolution hasn’t touched the nature and content of organic and functional relations existing between central state institutions and local ones considered then in their dependence of a hierarchical and dictatorial character as refuting the decentralization principle sanctioned by the constitution. Key words : Autonomy – Center – Decentralization – Integration – Peripherary – Power and regionalization. |
Rachid ZOUAÏMIA : Professeur à la Faculté de Droit, Université M. Mammeri de Tizi-Ouzou
Introduction
En dépit des transformations multiples subies par le système politique algérien et des spécificités que charrie chaque période de l'histoire du pays depuis l'indépendance, il est possible de répertorier un certain nombre de constantes qui constituent la charpente d'un tel système. En d'autres termes, le système politique peut être perçu en terme de génotype, soit une enveloppe génétique qui définit les caractères fondamentaux du système et fixe "les limites entre lesquelles peuvent varier les expressions particulières que reçoit le modèle dans la réalité"[1]. Lorsque les transformations ne visent pas les principes fondamentaux, il s'agit de simples variations phénotypiques, "soit de phénomènes normaux de dérivation qui restent à l'intérieur des marges autorisées par le système lui-même"[2].
Si l'Algérie a connu plusieurs phases dans son histoire institutionnelle de 1962 à 1988 comme l'édiction d'une Constitution en 1963, son abrogation consécutive au coup d'Etat du 19 juin 1965, l'adoption d'une nouvelle Constitution en 1976 et sa révision en 1988, il reste que les transformations du système politique pendant cette période ne sont que de nature phénotypique, en ce sens qu'elles prennent le trait de simples dérivations qui ne remettent pas en cause les constantes du système ou caractères fondamentaux qui le définissent en terme d'autoritarisme et de centralisation. C'est à la suite des réformes institutionnelles de 1989[3], approfondies en 1996, que s'ouvrent des perspectives de rupture et que semble s'opérer le passage d'un génotype à un autre : d'un système autoritaire et centralisé à un système fondé sur une redistribution démocratique du pouvoir au profit des collectivités locales.
Il reste que l'analyse affinée des nouveaux modes d'articulation des rapports de pouvoir entre le centre et les pouvoirs locaux montre que les transformations n'ont pas affecté le mode de régulation étatique du champ sociétal : certes, autoritarisme et centralisation ne s'expriment plus de manière brutale comme par le passé, le pouvoir central use des catégories juridiques des Etats libéraux en les vidant toutefois de toute leur substance originelle.
I. La mutation du modèle de référence
A. Du modèle d'intégration absolue
C'est devenu un truisme que de relever le caractère mimétique du droit algérien qui reproduit les institutions, concepts et catégories juridiques hérités de la puissance coloniale[4]. Toutefois, l'analyse affinée du phénomène mimétique montre que la réception du droit français se limite souvent à des domaines restreints. Il arrive également que les règles calquées soient transfigurées pour répondre aux besoins spécifiques du nouvel Etat indépendant, voire mises entre parenthèses, de sorte que la norme juridique ne remplisse plus qu'une fonction décorative[5]. Il faut sans doute insister, par ailleurs, sur l'étendue d'un mouvement contraire – un mouvement inversif – qu'emprunte le nouvel Etat pour se départir des schémas classiques et tenter de s'inscrire dans un nouvel ordre, conforme à ses options politiques et idéologiques.
L'examen du statut des collectivités locales passe par l'analyse du complexe de relations qui les lient à l'Etat et ce, dans le cadre d'un système étatiste marqué du sceau de l'emprise étatique tant sur la société que sur l'économie. Les collectivités locales n'existent pas en soi. Elles sont enserrées dans un réseau de rapports dont la nature, l'intensité et l'étendue participent de la définition du statut dans lequel elles se moulent. Dans le cas algérien, le type initial de ces rapports de l'Etat aux collectivités locales s'inscrit dans le cadre du modèle d'intégration absolue qui se traduit par une double emprise de l'Etat sur les collectivités locales :
- Une absence de séparation (une confusion) entre instances centrales et instances locales ;
- Une subordination des instances administratives locales aux instances administratives centrales[6] et aux instances politiques.
En somme, l'emprise de l'Etat sur le pouvoir local comporte une double incidence sur le principe de la décentralisation que l'on peut analyser en termes de marginalisation du champ local et de subordination des collectivités de base[7].
1. Le statut de relais périphériques de l'Etat
Dans le cadre de la réforme communale de 1967, il est clairement énoncé que la "décentralisation n'a pas pour objet d'exprimer une autonomie de la commune. Notre Etat est un Etat unitaire. La commune n'est donc point une sorte de République autonome ayant le pouvoir de légiférer dans certaines matières qui lui seraient réservées et qui se démarqueraient par rapport au pouvoir central"[8]. Dans le même ordre d'idées et s'agissant de la Wilaya, "cette décentralisation n'a pas pour objet d'exprimer une autonomie quelconque de la Wilaya …"[9].
L'opposition brutale des termes de décentralisation et d'autonomie révèle d'emblée les véritables dimensions du débat : si l'Etat consent à se dessaisir d'une partie de ses attributions au profit des collectivités locales, il ne les considère point comme des "infrastructures politiques" mais comme de simples "infrastructures administratives"[10]. Leur rôle n'est pas alors d'entreprendre la "libre-administration" d'une portion du territoire, mais de participer à l'action du pouvoir révolutionnaire dans sa quête de transformation du visage de la société. Elles sont dès lors entrevues dans leur dimension de rouages administratifs, de simples relais du pouvoir central, soit des structures participatives qui servent à faire entériner par les cellules prétendument autonomes les choix opérés au sommet.
Une telle option se traduit par la transfiguration de la technique de décentralisation qui se confond, dans le cas algérien, avec celle de la déconcentration. A ce titre :
- les élus locaux sont de simples "recrues" du régime dans la mesure où ils sont présentés au suffrage des électeurs par le parti qui se confond avec l'Etat au niveau de la hiérarchie supérieure ;
- le régime de l'approbation des délibérations des assemblées locales devient la règle au lieu de constituer l'exception ;
- le contrôle traditionnellement reconnu au juge administratif est transféré à l'autorité de tutelle ;
- le contrôle politique n'est pas rigoureusement défini, de sorte que les lacunes des textes doivent être interprétées comme laissant un pouvoir sans limites entre les mains du pouvoir central ;
- enfin, l'insuffisance des ressources des collectivités locales accroît de manière déterminante leur dépendance vis-à-vis du pouvoir central et les place dans le statut d'assistées, ce qui leur ôte toute velléité d'action autonome de libre-administration.
2. Les facteurs explicatifs
Parmi les facteurs à l'origine de cette transfiguration de la technique de la décentralisation, on peut retenir les facteurs d'ordre historique liés à l'organisation de l'appareil politico-militaire algérien durant la période coloniale. Le repli vers la clandestinité imposait en effet la mise en place de structures hiérarchisées dont le mode de direction autoritaire palliait le risque de désintégration du mouvement national de libération.
A cela il convient d'ajouter des facteurs d'ordre politico-idéologique : à l'unité de la Nation correspond l'unicité du parti avec, comme corollaire, l'unité de direction qui, en tant que principe fondamental régissant l'organisation politico-administrative, rejette toute forme de pouvoir concurrent. Ce qui explique que la notion de "pouvoir local" n'a pas droit de cité en Algérie. Prônant le socialisme de l'équilibre des classes, l'Etat algérien diffuse une idéologie unanimiste qui ne peut s'accommoder d'un quelconque pluralisme et notamment de l'existence d'une pluralité de centres de décision.
Enfin, les facteurs d'ordre économique sont liés au phénomène du sous-développement dont le traitement exige une unité de vue qui doit se traduire dans la concentration du pouvoir décisionnel entre les mains d'une autorité suprême unique et donc le rejet d'une véritable décentralisation aboutirait à l'éclosion de logiques multiples, voire contradictoires, qui échappent au centre d'impulsion suprême.
Si la pertinence d'une telle analyse n'est pas mise en doute, il convient toutefois d'ajouter que la forme d'organisation et de redistribution du pouvoir est intrinsèquement liée à la véritable nature du régime politique mis en place dès 1962.
Dès l'indépendance, on assiste à la mainmise de l'armée sur l'appareil d'Etat. Seule force organisée, elle joue sur l'opposition entre différentes forces sociales qui se neutralisent pour imposer le choix "étatiste", marqué par la surcentralisation du pouvoir entre les mains du chef, par le principe d'unité qui s'étend à toutes les sphères de l'activité humaine pour n'admettre aucune concurrence. Autour de l'armée gravite la bureaucratie dont la "volonté de se subordonner la bourgeoisie privée, son seul rival dangereux, ne souffre d’aucune équivoque"[11].
L'action prégnante de l'Etat, qui s'amplifie avec les mesures de nationalisation et les monopoles, se justifie doublement :
- d'abord, elle permet à la couche sociale au pouvoir de bénéficier de la rétrocession d'une partie de la plus-value sociale et surtout de la rente pétrolière ;
- elle permet en outre à l'Etat de s'assurer une autonomie par rapport à la société. Le contrôle des ressources est en effet à l'origine d'une situation de monopole qui fait de l'Etat le passage obligé de toutes les demandes sociales. Dans la mesure où les dirigeants contrôlent le levier étatique, ils se retrouvent dans la situation juridique du propriétaire des moyens de production et, à ce titre, président à l'allocation des ressources diverses dans une perspective de type néo-patrimonial[12].
Dans ce type d'organisation, la société fait ainsi l'objet d'une clientélisation par l'Etat : le contrôle qu'exerce ce dernier sur les segments de la société est lié à sa capacité d'allouer les ressources matérielles nécessaires. La pénétration de la société est ainsi assurée à travers la mise en mouvement par l'Etat de l'une de ses fonctions essentielles : la fonction allocative.
Ce monopole qui permet à l'Etat de s'assurer une "effectivité"[13] au niveau de la société, n'est pas sans rappeler l'image du père. "L'idée du père, écrit un auteur, incarne l'ambivalence des sentiments collectifs car le père est à la fois bienfaiteur et gendarme"[14]. Ambivalence que l'on retrouve dans le processus d'échange qui s'établit entre l'Etat et la société et qui s'articule autour des notions de "récompense" et de "punition".
B- Au modèle d'intégration relative ?
1. La crise de l'Etat Providence :
Dans une première phase qui court de l'indépendance au milieu de la décennie 1980, la gouvernabilité de la société algérienne a été assurée grâce à la mise en œuvre, par le pouvoir, d'une série de mécanismes dont celui de la légitimité qui s'exprime :
- au niveau symbolique, par la référence à l'histoire de la guerre de libération ;
- au niveau économique, par la mise en œuvre d'un processus d'échange entre Etat et société qui s'articule autour des notions de récompense et de punition.
Les récompenses ou sanctions positives (distribution de biens, valeurs, services, emplois, logements), sont d'autant plus importantes que l'interventionnisme massif de l'Etat, au double plan organique et fonctionnel, conduit à l'exclusion de toute concurrence sur le terrain de la satisfaction de la demande.
Les punitions ou sanctions négatives, soit la mise en œuvre du pouvoir de coercition, conduisent à l'obéissance à l'ordre établi[15].
Ce subtil dosage entre sanctions positives et sanctions négatives est à l'origine d'un équilibre soigneusement entretenu qui permet d'éviter la rupture, la remise en cause du système. L'obéissance sera d'ailleurs d'autant plus effective et acceptée que les sanctions positives seront consistantes et variées pour compenser les rigueurs de la contrainte. On comprend ainsi que la remise en cause d'un tel système autoritaire comporte le maximum de risques : risques de répression d'abord ; "mais tout aussi fondamentaux sont les risques économiques et sociaux qui résultent de la dépendance"[16] de la société à l'égard de l'Etat bienfaiteur.
Ces éléments, qui fondaient l'exclusion du corps social de la vie politique et une centralisation poussée du pouvoir dans le cadre d'une variante des régimes dictatoriaux, sont toutefois remis en cause avec l'émergence d'un double déficit de légitimité :
- le référent symbolique s'émousse, en effet, à mesure que l'on s'éloigne de la guerre de libération que la majorité de la population, d'ailleurs, n'a pas vécue.
- en second lieu, à la surcharge de l'Etat, aggravée par une démographie galopante, correspond une baisse drastique des ressources qui lui permettaient de s'assurer une gouvernabilité minimale de la société et ce, corrélativement à la chute brutale des cours mondiaux du pétrole. Il s'ensuit une crise d'effectivité[17] qui parasite les relations traditionnelles qu'entretient l'Etat avec la société. Assuré jusque-là sur des bases distributives, le mode de régulation sociale s'en trouve affecté dans la mesure où l'équilibre entre les deux types de sanctions est rompu.
Le déséquilibre est brutalement contesté par une société qui récuse le processus d'échange classique s'il est amputé de l'une de ses composantes majeures, soit les sanctions positives. C'est le sens à donner aux secousses sociales qui ont agité le pays durant le mois d'octobre 1988 et qui se sont soldées par les réformes institutionnelles de février 1989. Dans la mesure où le fonctionnement de l'économie de rente est bloqué, le processus de démocratisation s'impose aux tenants du pouvoir comme une soupape de sûreté, une concession en vue d'opérer dans les meilleures conditions le passage d'une économie administrée à une économie de marché, d'un système étatiste à un système libéral. En un mot, il s'agit pour l'Etat de se départir des mécanismes classiques de régulation pour en adopter d'autres, ceux en vigueur dans les pays à économie libérale.
2. De nouveaux modes de régulation : l'émergence du pouvoir local ?
Le paradigme de la régulation :
A l'image de beaucoup de pays du Tiers-Monde, l'Etat découvre la recette de la déréglementation[18] pour procéder à une redéfinition du partage du champ économique entre fonctions collectives et fonctions privées, entre fonctions centrales et fonctions locales. Progressivement, les collectivités de base s'insèrent dans un nouveau modèle d'intégration : le modèle d'intégration relative qui les hisse au rang de personnes publiques à part entière.
On entend par paradigme "l'existence de croyances, valeurs reconnues et techniques qui sont communes aux membres d'un groupe scientifique donné"[19]. Quant au concept de régulation, il signifie "un ensemble de processus (sociaux, juridiques, économiques) qui, par l'interaction d'acteurs, de règles et de structures ; règlent dans la durée la vie sociale au sein d'un ou de plusieurs groupes en y maintenant le lien social"[20].
En d'autres termes, la régulation peut être définie comme "le concept qui permet de penser en même temps la cohérence profonde du système et son caractère contradictoire et qui permet d'en déduire l'analyse de ses lois de mouvement, de ses transformations, de sa dynamique"[21]. Une telle approche, on le voit, ne se limite pas à une vision statique de l'ordre juridique [22] dans ses rapports à l'instance économique ; elle a le mérite de s'attacher aussi bien à l'examen des conditions de reproduction du système qu'à l'analyse des potentialités qu'il recèle et qui lui permettent d'affronter les crises et de s'adapter au changement [23].
Si l'on tente de tester le caractère opératoire d'un tel concept dans le cas des rapports de l'Etat à la société en Algérie, on s'aperçoit que le mode de régulation mis en œuvre durant toute la période interventionniste s'apparente à un véritable "contrôle social" [24] à travers la mise en œuvre d'un droit étatique unilatéral et envahissant qui embrasse toutes les sphères de l'activité économique et sociale [25] : l'Etat pouvait ainsi se prévaloir d'être à la fois "scénariste, metteur en scène et acteur du développement"[26].
Toutefois, devant l'ampleur de la crise de l'Etat-Providence et face à un champ socio-économique de plus en plus complexe, on s'aperçoit de la "désadaptation" [27] du système régulatoire étatique dans ses formes les plus classiques [28]. On assiste ainsi à une remise en cause du rôle de l'Etat dans le processus de régulation du champ socio-économique qui s'exprime, notamment, à travers le phénomène de déréglementation et de retrait de l'Etat qui se manifeste à un double point de vue :
D'abord, on assiste à la mise en œuvre du principe d'autonomie du corps social qui bénéficie d'un large champ d'autonomie et recouvre sa souveraineté. Les citoyens jouissent de toutes les libertés fondamentales consacrées par les Constitutions occidentales. Ils peuvent s'organiser librement dans le cadre de structures associatives ou syndicales autonomes, bénéficient de la liberté de la presse, du droit de grève, du droit de créer et de s'affilier à des partis politiques. Ce qui implique la fin du monopartisme et la mise en œuvre de l'un des principes moteurs de la démocratie : le multipartisme et son corollaire l'alternance au pouvoir.
En somme, les structures partisanes, associatives, syndicales, qui n'étaient que de simples relais de pénétration et d'encadrement de la société, deviennent des instances sociétales, des instances de liberté qui sont le produit de la société et émergent, à ce titre, en dehors de toute emprise étatique. Cela implique qu'"à la souveraineté partisane se substitue la souveraineté des citoyens"[29], soit du peuple dans sa multitude.
D'autre part, on peut aisément percevoir la volonté de l'Etat de se départir d'une gestion centralisée des affaires de la cité. Ce reflux de l'intervention de l'Etat se manifeste d'abord au niveau organique où on assiste à un dégraissage des structures à travers la privatisation des entreprises publiques. Il se manifeste, par ailleurs, au plan fonctionnel et ce, à un double point de vue :
- En premier lieu à travers le démantèlement des monopoles étatiques comme le commerce extérieur, les banques et établissements financiers, les assurances, le transport aérien[30], activités désormais soumises au principe de la libre concurrence et ouvertes à l'initiative privée.
- En second lieu, ce retrait de l'Etat s'exprime à travers un processus de déréglementation. L'Etat n'intervient plus pour régenter l'activité économique, l'orienter, l'encadrer, la contrôler au moyen de réglementations tatillonnes et détaillées. Il n'intervient plus que pour édicter des normes minimales qui constituent les "règles du jeu" et ce, au nom du nouvel ordre en construction. C'est le cas, par exemple, en droit du travail. C'est également le cas dans le domaine des prix qui ne sont plus fixés par l'administration mais relèvent de la loi de l'offre et de la demande au nom du principe de liberté. Il en est de même en matière d'investissements où on assiste à la consécration de l'un des principes cardinaux des systèmes libéraux : le principe de la liberté du commerce et de l'industrie.
Dans la mesure où le droit de l'Etat n'a plus le monopole de la régulation des rapports socio-économiques, d'autres acteurs interviennent sur la scène en vue d'occuper les espaces abandonnés par l'Etat : c'est le cas de l'entreprise qui est érigée en personne juridique et en acteur économique à part entière, c'est également le cas des ordres professionnels (avocats, notaires, commissaires-priseurs, architectes, huissiers, médecins, pharmaciens, géomètres experts fonciers, traducteurs interprètes officiels, experts comptables, commissaires aux comptes et comptables agréés) que le législateur soustrait de plus en plus au contrôle étroit de l'Etat de sorte qu'ils tendent, progressivement, à exprimer l'autonomie dont jouissent ces professions libérales. L'ordre professionnel devient ainsi "un lieu d'élaboration de règles autonomes et originales. Il constitue désormais un niveau pertinent"[31] d'analyse dans l'univers du droit.
On passe ainsi de la régulation étatique à une autorégulation où les acteurs déterminent eux-mêmes leurs propres normes de conduite et également les procédures de règlement des conflits qui leur sont internes. La déréglementation aboutit en somme à la mise en œuvre de nouvelles formes de régulation, à une régulation par d'autres moyens qui sont déterminés par le jeu des rapports de force et d'intérêts dans le champ sociétal.
Dans le cas des collectivités locales, on assiste à l'édiction de nouveaux Codes en 1990[32] destinés à codifier les nouveaux types de rapports entre le centre et la périphérie ainsi que les nouvelles données nées de l'abandon de l'unicité partisane au profit du multipartisme dans la mesure où les partis politiques sont appelés à se substituer aux "recrues" du régime en vue d'assumer la gestion locale. Les réformes jettent ainsi les bases d'une nouvelle articulation des rapports de l'Etat à la périphérie : les élus locaux sont appelés à se substituer à l'Etat dans de multiples domaines. En somme, on en attend l'émergence d'un véritable pouvoir local.
On remarque toutefois que les pouvoirs publics continuent d'intervenir de façon massive dans le champ local au moyen des règlements et circulaires comme en témoigne le volume annuel du Journal Officiel qui n'a pas subi de changements notables. Par ailleurs, l'autorégulation est un phénomène nouveau, n'ayant pas encore d'assises sociales stables et solides, ce qui pourrait expliquer le niveau interventionniste de l'Etat. A ce titre, le droit étatique n'est pas sur le point de "dépérir".
En somme, la régulation étatique est encore d'actualité. Ce qui tend peut-être à la différencier du contrôle social, c'est la nouvelle orientation des pouvoirs publics dans le sens de l'édiction de règles moins contraignantes, plus souples ; des règles de plus en plus flexibles. Cette flexibilité marque ainsi "le lien avec certaines préoccupations dominantes aujourd'hui dans le champ social, en économie ou en politique, et souligne par-là les nécessités accrues de souplesse et d'adaptation du système juridique face aux multiples évolutions technologiques et économiques"[33].
II. La valeur décorative des réformes :
A. Le pharisaïsme du législateur :
Si l'on assiste aujourd'hui à la mise en œuvre d'un processus de désengagement de l'Etat de la sphère économique, à la réception de l'ordre juridique libéral dans son volet économique à travers l'importation de technologies juridiques libérales sous la pression des institutions comme le FMI ou la Banque Mondiale, les rapports qui lient l'Etat aux collectivités locales restent marqués du sceau du contrôle social en termes de hiérarchie, de dépendance, de tutelle. A l'opposé du champ économique, le processus d'évolution institutionnelle ne semble pas avoir entamé l'architecture du système politico-administratif algérien, de sorte que les relations de pouvoir qui se tissent entre l'Etat et les collectivités locales restent marquées par le principe classique de centralisation.
L'analyse affinée des modes d'articulation des rapports de pouvoir entre le centre et les instances locales montre, que les transformations n'ont pas affecté, le mode de régulation étatique du champ local : autoritarisme et centralisation ne s'expriment plus de manière tranchée comme par le passé ; le pouvoir central use en effet des catégories juridiques des Etats libéraux en les vidant toutefois de toute leur substance. Elles sont soumises à une torsion telle qu'elles n'ont plus qu'un lointain rapport avec celles en vigueur dans le pays d'origine. A ce titre, la notion de "décentralisation" continue d'être galvaudée pour englober des situations auxquelles elle ne s'applique nullement.
Ainsi, on constate une nette dichotomie entre réformes économiques et réformes politico-institutionnelles : tandis que dans le champ économique on assiste à une nette réception de l'ordre juridique néo-libéral à travers l'importation de plus en plus massive de technologies juridiques " clés en main", il en est autrement dans le domaine politique où le pouvoir fait montre de crispation maladive et congénitale lorsqu'il s'agit d'accompagner les réformes économiques par des réformes politiques réelles[34]. De sorte que la "conversion instantanée à la démocratie"[35] ne peut être qu'illusoire.
Si l'on tente de dépasser le cadre étroit de l'analyse juridique des textes édictés depuis l'entrée en vigueur de la Constitution de 1989 pour les replacer dans leur contexte écologique, force est de constater que les relations de pouvoir qui lient l'Etat aux collectivités locales restent marquées du sceau de la centralisation. Le phénomène de dérégulation ou de retrait de l'Etat qui aboutit à une redéfinition du champ de pouvoir entre divers acteurs, n'a pas entamé les rapports entre Etat et collectivités locales.
D'abord, le mouvement de démocratisation des institutions ne doit pas faire illusion outre mesure. Les réformes institutionnelles ont été accompagnées par la mise en œuvre d'une pratique systématique qui est celle de la naissance d'un certain nombre de partis politiques sur "orientation" des pouvoirs publics, notamment des services de la police politique. Ainsi, on assiste à la perpétuation du modèle d'intégration absolue du fait que les réformes politiques et institutionnelles ne sont pas consécutives à un processus historique, comme dans le cas des démocraties libérales, mais restent marquées par la véritable nature du système politique algérien qui n'a pas subi de mutation notable. En outre, et s'agissant de l'élargissement du pouvoir à certains partis politiques, il s'agit là d'une pratique commune aux régimes autoritaires qui, en période de crise, ont tendance à élargir "le centre de l'élite" comme l'exprime un auteur américain[36].
Par ailleurs, on remarque que le droit ne fonctionne pas selon les termes de la norme édictée par le législateur, ce qui soulève la question du degré d'effectivité de la loi dans le champ socio-politique. On constate en effet que le droit algérien reste sujet à un phénomène d'ineffectivité largement répandu qui aboutit à l'émergence de pratiques sociales de nature à parasiter l'application de règles nouvelles ayant tendance à la remise en cause des intérêts, positions et statuts des acteurs du système politique. Lorsque le pouvoir fait montre de signes d'ouverture dans le domaine politique, il ne s'agit là que de discours : les textes juridiques porteurs d'une telle ouverture sont frappés en effet d'ineffectivité. Ils n'ont qu'une valeur décorative et ornementale. Ainsi, et en pratique, le phénomène de décentralisation est parasité par des pratiques socio-politiques et socio-économiques, de sorte que législation et réglementation qui consacrent le processus de décentralisation du processus de décision, sont frappées d'ineffectivité ab initio[37].
Enfin, l'ordonnancement juridique ayant trait à l'organisation territoriale comporte en lui-même ses propres limites.
1. S'agissant des rapports organiques entre les structures
- Le wali est désigné comme organe exécutif tandis qu'un véritable régime de décentralisation implique qu'une telle autorité soit élue à l'image, par exemple, de la pratique née des réformes françaises initiées en vertu de la loi de 1982.
- Le pouvoir de tutelle reconnu au représentant de l'Etat s'exerce dans une multitude de domaines de sorte qu'il devient la règle au lieu de constituer l'exception. A ce niveau, il convient d'ajouter que dans le modèle français auquel se réfère l'expérience algérienne, la tutelle a été purement et simplement supprimée et remplacée par un contrôle administratif[38].
- Ce contrôle de tutelle est préalable, ce qui signifie que les délibérations ne sont exécutoires qu'après approbation de l'organe de tutelle.
- L'organe de tutelle bénéficie du pouvoir de réformer les décisions des autorités communales alors qu'un tel pouvoir n'est reconnu dans les démocraties libérales qu'au juge administratif, saisi à cet effet par le représentant de l'autorité centrale.
- Enfin, l'emprunt des catégories juridiques de l'ordre libéral ne doit pas faire illusion : en effet, les structures de liberté, qui constituent l'interface des structures d'autorité dans les régimes libéraux, sont soit flanquées de structures parallèles destinées à en surveiller le fonctionnement, voire à en parasiter toute velléité d'autonomie, soit tout simplement dénaturées. A l'instar du Conseil de la Nation, au niveau central, dont la composante "démocratique" est entamée par la nomination d'un tiers des sénateurs par le Président de la République, les collectivités locales n'échappent pas à de telles pratiques de "muselage" du pouvoir local. A titre d'exemple, si le secrétaire général de mairie est nommé par le Maire en France, il l'est par décret présidentiel en Algérie, pour les communes importantes, alors qu'il est placé sous l'autorité hiérarchique du président de l'A.P.C., ce qui constitue une aberration dans un système fondé sur le principe cardinal de la décentralisation et ne manque pas de vider la notion de décentralisation de toute sa substance. En somme, les catégories juridiques importées des systèmes libéraux sont soumises à une torsion telle qu'elles n'ont plus qu'un lointain rapport avec celles en vigueur dans le pays d'origine.
2. S'agissant des sphères de compétence des organes
Tandis que le phénomène de dérégulation (ou de régulation par d'autres moyens) aboutit à l'émergence d'acteurs sociaux et à la naissance du principe d'autorégulation, les collectivités locales restent soumises à un véritable contrôle "social" de l'Etat qui répugne à leur reconnaître le statut de personnes publiques à part entière. Deux exemples fournissent l'exacte mesure de la dépendance des collectivités territoriales à l'égard du centre : les finances locales et l'aménagement du territoire.
a - S'agissant du volet des finances locales, les communes ne disposent pas de sources de revenus propres dans la mesure où l'on ne peut parler en terme de fiscalité locale. Elles se retrouvent dans une situation de grande dépendance vis-à-vis de l'Etat qui détient le monopole aussi bien dans la création de l'assiette fiscale que dans la levée des impôts. Dans la mesure où elles sont dans l'incapacité d'agir tant sur le volume que sur les modalités de mise en œuvre des impôts locaux, elles subissent le système des "transferts" qui les place en position de demandeurs face à l'Etat "bienfaiteur".
C'est ainsi que la plupart des communes passées aux mains de l'opposition se retrouvent dans une situation de véritable asphyxie sous l'effet conjugué du poids de l'endettement et de la parcimonie des pouvoirs publics dans la prise en charge financière des doléances des acteurs locaux. Dans la mesure où les communes ne disposent pas de ressources propres leur permettant de faire face aux multiples missions de développement local, les élus ont tendance à adopter des stratégies clientélistes de nature à leur assurer le financement des projets socio-économiques ou culturels d'envergure. On arrive ainsi à une situation de clientélisation des élites locales à travers la centralisation des ressources financières aux mains de l'Etat, de sorte que les élus ne sont considérés par les citoyens que comme des «recrues» du régime en place. En témoigne d'ailleurs de manière éclatante la perception qu'ont les citoyens des élus locaux lors des émeutes qu'on a pu observer à travers plusieurs localités à l'échelle nationale et principalement en Kabylie et à l'est du pays en juin 2001 où la contestation visait indifféremment le pouvoir central et les élus locaux.
b – Dans le domaine de l'aménagement et de l'urbanisme, les collectivités locales ne sont point considérées comme des acteurs de la vie politique, économique et sociale en ce sens qu'elles n'ont pas de mission planificatrice propre, soit l'établissement de schémas régionaux d'aménagement et de développement du territoire. Or, à la lumière du droit comparé, les collectivités territoriales assurent des interventions stratégiques, bénéficient d'une faculté d'asseoir une politique de développement dont l'autonomie varie d'un pays à l'autre.
En Algérie, les liens de type hiérarchique qui lient l'Etat aux collectivités locales s'expriment à travers les procédures conduisant de l’intention du projet d’aménagement à sa mise en exécution. Dans le cas de la planification urbaine, qui s'inscrit dans le cadre de l’aménagement du territoire, elle est subordonnée à la planification économique dont l'initiative revient essentiellement au pouvoir central, d'où la marginalisation des acteurs locaux. A titre d'exemple, le schéma régional relève de l'initiative des structures chargées de l’aménagement du territoire "en liaison et en concertation avec les collectivités locales". En d'autres termes, le pouvoir d’initiative relève des structures ministérielles. Comme le relève à juste titre un auteur, "dans le cadre de la mise en œuvre de la politique d’aménagement, le ministre compétent initie, conçoit, et propose les instruments institutionnels, les procédures afférentes. En outre, il est tenu d’animer, de suivre l’élaboration des schémas national et régionaux. Pour ce faire, il a toute la latitude de promouvoir, d’organiser le ou les cadres de concertation et d’adaptation des choix, des objectifs de l’aménagement futur (décret exécutif n° 94-240 du 10 août 1994). Il apparaît de ce qui précède que le centre a la primauté, la position dominante dans l’aménagement. Ceci est d’autant plus vrai que les instruments de détail ou instruments opérationnels (article 56 de la loi d’aménagement ), subordonnés aux instruments de référence, sont de la compétence liée des collectivités locales. Le centre imposera de la sorte ses choix à la périphérie"[39].
Ainsi, si le schéma national doit en toute logique relever de l'Etat, l'élaboration des schémas régionaux doit nécessairement associer les élus locaux en leur qualité d'acteurs concernés et ce, dans le cadre de larges concertations à un niveau régional. Or, dans la pratique, l'Etat reste "l’unique maître du jeu décisoire comme le fait justement remarquer A. Rahmani (Les limites des prérogatives des communes en matière de planification urbaine, Centre de documentation et de recherche administratives, Alger, 1990, p. 20)"[40].
A. La contestation du modèle
Le phénomène de centralisation des procédures d'allocation des ressources diverses constitue un moyen économique déterminant aux mains des dirigeants en vue de perpétuer la clientélisation de la société. De cette manière, les groupes locaux ne peuvent prétendre à une quelconque légitimité du fait qu'ils jouent le rôle de simple courroie de transmission entre le centre et les groupes sociaux. Il reste que l'on assiste aujourd'hui à l'émergence d'une double crise : crise dans les moyens de produire plus de biens de valeur couplée à une crise des principes de répartition de ces biens, mais surtout de redistribution de la rente entre les membres des groupes sociaux.
Or, le blocage du système, qui ne peut fonctionner dans un cadre qui lui est allogène, entraîne l'apparition de nouvelles formes de contestation qui semblent aboutir à la "mise en quarantaine" de l'Etat et de ses structures locales ainsi qu'à la revendication de nouvelles formes d'articulation entre le centre et la périphérie. Au-delà des revendications multiples portées par les partis politiques, les syndicats autonomes ou certaines corporations et ayant trait à l'ouverture du champ politique, au respect des droits de la personne humaine, à la levée des contraintes imposées par les pouvoirs publics en matière de liberté d'expression, on assiste, à partir du mois d'avril de l'an 2001, à une évolution qualitative des revendications de différents segments du corps social qui se soldent par des émeutes et des affrontements meurtriers avec les forces de l'ordre. Parmi les revendications portées par ce mouvement sociétal, on relève pêle-mêle la fin de la "hogra", la reconnaissance de Tamazight comme langue nationale et officielle, le logement, l'alimentation en eau potable, l'électrification, l'emploi. En un mot, un large consensus s'établit autour de la faillite de la gestion locale depuis les dernières élections de 1997, marquées par une fraude quasi généralisée. Comme l'exprime un ancien responsable d'un parti politique au niveau de la Wilaya de Jijel, "on est en droit de dire que le premier responsable de cette gabegie n'est autre que le pouvoir qui a désigné ce qu'on appelle aujourd'hui des élus"[41]. Ce qui remet en cause, selon une autre formulation, le mode actuel d'articulation des rapports du centre aux structures de proximité et pose la question du statut des collectivités et des élites locales.
En d'autres termes, et en dehors de la remise en cause d'un pouvoir centralisé et imperméable à la demande de plus en plus pressante de larges franges de la société, l'opposition politique tente de présenter des alternatives à l'architecture institutionnelle actuelle qui tournent essentiellement autour des concepts de fédéralisme, de régionalisation et d'autonomie, qu'il est essentiel de distinguer au plan théorique et dans une perspective comparatiste avant d'en présenter le sens et la portée qui leur sont donnés par les acteurs politiques.
1. Régionalisation, autonomie, fédéralisme : préalables conceptuels
On distingue traditionnellement entre l'Etat fédéral (comme les Etats-Unis d'Amérique, l'Allemagne, la Suisse, la Russie) et l'Etat unitaire (à l'exemple de la France, des pays scandinaves, du Royaume-Uni ou du Portugal), ce à quoi on a pu adjoindre des formes plus ou moins atypiques telles l'Etat régional, à l'image de l'Italie, ou l'Etat des autonomies, à l'instar de l'Espagne[42].
Une telle distinction a toutefois évolué sous l'effet de l'évolution institutionnelle interne propre à chaque pays et en fonction de sa propre histoire. Ainsi, on distingue aujourd'hui quatre (4) types d'Etats[43] :
- L'Etat unitaire simple est celui où les collectivités territoriales bénéficient d'une dévolution de pouvoirs et de compétences en vertu de la loi. Entrent dans cette catégorie, notamment, la France, la Grèce, le Luxembourg, l'Irlande, la Suède ainsi que le Danemark.
- Dans l'Etat unitaire décentralisé, les pouvoirs reconnus aux échelons locaux le sont non plus par une simple loi, mais par la Constitution comme dans le cas des Pays-Bas.
- Quant à l'Etat régionalisé, il se distingue du précédent dans le sens où l'échelon territorial jouit d'un pouvoir législatif autonome. On peut citer dans cette catégorie le cas de l'Italie qui a initié en 1999 des réformes institutionnelles dans le sens de l'élargissement de l'autonomie locale. Tel est également le cas de l'Espagne, structurée en communautés autonomes qui bénéficient toutefois de compétences variables et différenciées.
- Dans l'Etat fédéral, enfin, l'échelon intermédiaire bénéficie de sa propre Constitution et prend lui-même la forme d'Etat avec les attributions classiques qui y sont attachées. Le cas classique est celui des Etats-Unis d'Amérique, de l'Allemagne, de la Suisse ou de l'Autriche.
Il n'en demeure pas moins qu'en pratique, les lignes de partage ne sont ni aussi simples, ni aussi tranchées, de sorte que certaines expériences de régionalisation poussée se situent à la limite du système fédéral, à l'image du Royaume-Uni où l'Ecosse et le pays de Galles ont bénéficié en 1999 d'une dévolution de larges pouvoirs dans de multiples domaines, d'où l'émergence de la notion d'Etat "multinational".
A la lumière de cette mise au point nécessairement succincte autour des concepts et notions mises en œuvre en droit comparé, il est intéressant d'entreprendre l'examen des solutions alternatives que proposent certains courants politiques dans le cas algérien.
2. Les solutions alternatives
Si l'on excepte les diverses prises de positions politiques ayant trait à la configuration institutionnelle de l'Etat au lendemain de l'indépendance, la première personnalité à avoir posé les termes du débat autour d'une réforme en profondeur de l'architecture institutionnelle s'avère être un ancien membre du Conseil de la Révolution et ancien responsable de la wilaya II durant la guerre de libération : le colonel Boubnider qui, dès 1990 et à la suite de l'ouverture politique consacrée par la Constitution de 1989, propose le retour au régime des wilayas nées sous le règne de l'occupation coloniale, avec toutefois leur érection dans un cadre fédéral. Il va sans dire qu'une telle prise de position n'a eu d'impact, à l'époque, ni au niveau du pouvoir, ni au sein de l'opposition.
Au niveau de l'opposition politique, le discours est aujourd'hui à la régionalisation et à l'autonomie. Deux partis émergent de la multitude : le Front des Forces Socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD). Tandis que le premier prône l'idée de "régionalisation positive", le second lui emboîte le pas à travers la formule de "régionalisation dans le cadre de la refondation nationale", et ce, au moment où l'on assiste à la naissance d'une nouvelle structure dirigée par Ferhat Mehenni, le Mouvement pour l'Autonomie de la Kabylie (MAK).
S'agissant de la position du FFS, elle s'appuie à l'origine sur l'expérience espagnole de l'Etat régionalisé et principalement du statut de la Catalogne qui bénéficie d'une grande liberté d'initiative, notamment en matière fiscale, et ce, en comparaison des 16 autres communautés autonomes, non compris le Pays basque. Le FFS, dont le discours n'a pas évolué sur la question, semble toutefois avoir "gelé" un tel type de revendications et ce, sous la pression des événements de Kabylie et des mouvements de protestation qui se sont multipliés à travers plusieurs régions du pays. Ainsi et lors d'un entretien de presse, son premier secrétaire rejette d'abord l'idée d'autonomie telle qu'avancée par le MAK en ce sens qu'elle est susceptible "de générer des velléités séparatistes et des dérives dangereuses pour le pays. Il faut d'abord réfléchir à faire sortir le pays de la crise, mettre les conditions idéales pour un fonctionnement démocratique et songer à des réformes réelles qui permettent une plus grande participation de la population dans la gestion des affaires publiques"[44]. Quant à l'idée de régionalisation telle que préconisée par son propre parti, le même responsable précise qu'elle a été prônée dans un contexte autrement différent de celui d'aujourd'hui avant d'ajouter qu'elle est susceptible "de réunir les conditions pour que les régions soient homogènes économiquement et efficaces dans leur fonctionnement"[45] sans trop s'étaler sur le contenu ni l'étendue d'une telle réforme.
La deuxième force politique à s'inspirer de l'expérience espagnole, le RCD, estime que la question institutionnelle est au cœur de la crise actuelle. Pour en sortir, il propose l'idée de refondation nationale, "concept-programme qui postule la régionalisation d'une nation algérienne intégrée dans une matrice nord-africaine démocratique, elle-même en synergie avec la Méditerranée occidentale"[46]. Quant au concept-même de région, il renvoie d'abord au découpage wilayal de la guerre de libération au point de vue consistance, il renvoie en outre à l'expérience espagnole au point de vue du statut des collectivités territoriales. En ce sens, le RCD préconise que les régions soient dirigées par des gouverneurs élus au suffrage universel. Quant aux assemblées régionales, également élues, elles seraient dotées de larges compétences en vue de légiférer souverainement dans une multitude de domaines actuellement entre les mains du pouvoir central qui ne conserverait que des "missions régulatrices et régaliennes"[47]. De telles propositions sont toutefois nuancées à travers une vision différenciée de l'architecture institutionnelle des régions qui s'explique par des considérations liées à la configuration socioculturelle du pays, à l'immensité du territoire et aux spécificités de chaque ensemble homogène. D'où l'idée de "régionalisation modulable"[48] à l'image de ce que l'on retrouve, par exemple, aussi bien en Italie qu'en Espagne[49].
Sur le même registre, le MAK prône l'idée d'autonomie à travers l'érection de la région en structure dotée d'un gouvernement et d'un parlement locaux. S'agissant de la répartition des compétences entre la région et le pouvoir central, ce dernier se verrait dépouiller de l'ensemble de ses attributs classiques au profit de la première, exception faite de la diplomatie, la défense nationale, l'émission et le contrôle de la monnaie. Ainsi, la région serait érigée en structure de libre-administration dans des domaines aussi variés que la sécurité, l'éducation, l'économie[50]. Il reste qu'une telle solution alternative ne concerne, selon ses initiateurs, que la Kabylie, à la différence des solutions de caractère national que préconisent tant le FFS que le RCD. Comme l'affirme le premier responsable du MAK, "nous n'avons pas l'envergure d'un parti national (…). Nous ne pouvons imposer à d'autres régions ce que la Kabylie réclame pour elle-même"[51]. Enfin, pour tenter de concrétiser une telle revendication, le MAK compte initier un référendum au niveau de la région.
Le concept de région ainsi pensé et l'idée de régionalisation qui sous-tend sa mise en œuvre sont toutefois rejetés de manière tranchée par le pouvoir central eu égard aux risques de désagrégation du système politico-administratif unitaire, centralisé et hiérarchisé qu'ils impliquent. C'est ainsi que l'expérience éphémère du gouvernorat du Grand Alger, qui était susceptible d'être élargie au reste du territoire, a été mise entre parenthèses motif tiré des risques qu'elle fait peser : soit la constitution de "féodalités" locales difficilement contrôlables par le pouvoir central[52].
En revanche, et devant la montée croissante de la revendication sur ce thème, le pouvoir semble consentir à la mise en œuvre d'une réforme institutionnelle touchant les relations entre l'Etat et les collectivités locales, notamment à travers l'érection de régions comme circonscriptions administratives se situant entre la wilaya et l'Etat. C'est d'ailleurs l'une des propositions formulées par le Comité de réforme des structures et missions de l'Etat présidé par Missoum Sbih[53]. Lors d'une tournée dans la wilaya de Constantine, le chef du gouvernement aurait également suggéré l'idée d'une nouvelle forme de décentralisation en préparation tout en plaidant la prise en charge des "identités régionales"[54]. Il reste qu'une telle perspective est soigneusement encadrée par les pouvoirs publics qui la limitent à ses aspects administratifs en ce sens que la région n'est perçue que comme une simple "infrastructure administrative" et ne peut, à ce titre, jouir des compétences propres aux "infrastructures politiques".
A la lumière de ces diverses positions, on perçoit mieux la différence de nature existant entre "régionalisation administrative", qui consiste à ériger la région en une circonscription administrative dans le cadre d'une plus grande décentralisation du pouvoir, et "régionalisation politique" lorsque tant le cadre que les compétences de ce nouvel échelon qu'est la région vont au-delà de celles d'une simple circonscription administrative pour embrasser une multitude de domaines, de champs jusque-là monopolisés par le pouvoir central. Or il se trouve que ce sont là les bastions les mieux gardés d’une classe politico-militaire qui rechigne à ce que de tels secteurs soient la cible de changements d’autant plus urgents que la crise menace les fondements de tout le système. En témoigne d'ailleurs la position des deux principaux partis de la coalition gouvernementale, le Rassemblement National Démocratique (RND) et le Front de libération Nationale (FLN), qui tentent de "diaboliser" de telles solutions alternatives à l'échec de l'Etat centralisé. Comme l'exprime le FLN, l'unité "du territoire national constitue une des constantes sur lesquelles le parti ne peut faire de concessions quelles que soient les alternatives avancées, à savoir la régionalisation, le fédéralisme ou l'autonomie"[55]. A croire que l'initiation de telles réformes signifie de manière mécanique la partition du pays.
Notes
[1]-Timsit, G. : Théorie de l'administration.- Paris, Economica, 1986.- p. 350.
[2]-Ibid.
[3]-Sur la question, Cf. Zouaïmia, R. : Institutions et forces politiques : l'incertitude.- In Lakehal, M. (dir de), Algérie : de l'indépendance à l'état d'urgence.- Paris, Larmises/L'Harmattan, 1992.- pp. 227-244.
[4]-Cf. Rivero, J. : Le phénomène d'imitation des modèles étrangers en droit administratif.- Mélanges Ganshof van der Meersch.- Paris, LGDJ, T. III, p. 622 ; également Langrod, G. : Genèse et conséquences du mimétisme administratif en Afrique.- RISA, 1973.- p. 119.
[5]-Sur cette notion, Cf. Zouaïmia, R. : Le droit économique dans la régulation en Algérie.- Revue Africaine de Droit International et Comparé, n°1, 1990.
[6]- Cf. Timsit, G. : Théorie de l'administration.- Op. cité.
[7]-Cf. Zouaïmia, R. : Remarques critiques sur la mutation des structures périphériques de l'Etat en Algérie. - Revue Algérienne des Sciences Juridiques, Economiques et Politiques, n° 2, 1986.- p. 291 et ss.
[8]-Charte communale.- Alger, Ed. du FLN, 1967.- p. 9.
[9]-Charte de la Wilaya.- Alger, Ed. du FLN, 1969.- p. 10.
[10]-Michalon, T. : Les collectivités locales algériennes d'hier à aujourd'hui. - Thèse, Université d'Aix, 1976.- p. 169.
[11]-Harbi, M. : Le FLN : mirage et réalité.- Paris, Ed. J. A., 1980.- p. 34.
[12]-Addi, H. : L'impasse du populisme.- Alger, ENAL, 1991.- du même auteur : L'Algérie et la démocratie : pouvoir et crise du politique dans l'Algérie contemporaine.- Paris, Ed. La Découverte, 1994.
[13]-Leca, J. : Sur la gouvernabilité.- In Leca, J. et Papini, R. (Eds.) : Les démocraties sont-elles gouvernables ? - Paris, Economica, 1985.- p. 18.
[14]-Legendre, P. : Histoire de l'administration de 1750 à nos jours.- Paris, P.U.F., 1968.- Coll. Thémis, p. 204.
[15]-Leca, J. : Sur la gouvernabilité.- Op. cité.- pp. 18-20.
[16]-Jobert, B. : Centre, périphérie et politique de participation populaire : esquisse théorique.- Annuaire du Tiers-Monde, 1984.- p. 56.
[17]-Leca, J. : Sur la gouvernabilité.- Op. cité.- p. 18.
[18]-Cf. Zouaïmia, R. : Déréglementation et ineffectivité des normes en droit économique algérien.- Revue Idara, n° 1, 2001.- p. 125 et ss.
[19]-Ost, F. et Van de Kerchove, M. : De la scène au balcon. D'où vient la science du droit ?- In Chazel, F. et Commaille, J. (dir. de), Normes juridiques et régulation sociale.- Paris, LGDJ, 1991.- p. 71.
[20]-Chouraki, A. : Quelques difficultés actuelles d'articulation du juridique et du social.- In Chazal, F. et Commaille, J. (dir. de), Normes juridiques et régulation sociale.- Op. cité.- p. 285.
[21]-Barrere, C. : Matériaux pour le développement des concepts de crise et de régulation.- Issues, n° 1, 1978.- p. 87.
[22]-Cf. Miaille, M. : La critique du droit.- Droit et Société, n° 20-21, 1992.- p. 73 et ss.
[23]-Cf. Zouaïmia, R. : Le droit économique dans la régulation en Algérie.- Revue Africaine de Droit International et Comparé, n° 1, 1990.- p. 103.
[24]-Commaille, J. : Normes juridiques et régulation sociale. Retour à la sociologie générale.- In Chazel, F. et Commaille, J. (dir. de), Normes juridiques et régulation sociale.- Op. cité.- p. 21; également Crozier, M. : Le problème de régulation dans les sociétés complexes modernes.- Ibid.- p. 134.
[25]-Zouaïmia, R. : L'ambivalence de l'entreprise publique en Algérie.- RASJEP, n° 1, 1989.- pp. 145 et 146.
[26]-Rainaud, J.M. : Réflexions sur le droit administratif du développement. - Revue de Droit Prospectif, n° 2, 1976.- p. 37.
[27]-Contrairement à la notion d'inadaptation qui rend compte d'un état statique, celle de "désadaptation" est fondée sur la dynamique qui anime le fonctionnement des systèmes. Une telle approche montre en effet que ce processus est évolutif en ce sens que l'inadaptation va sans cesse croissant.
[28]-Laggoune, W. : De l'Etat entrepreneur à l'Etat actionnaire : discours juridique et réalité d'un processus.- Revue Algérienne des Sciences Juridiques, n°4, Economiques et Politiques, 1993.- p. 723 et ss.
[29]-Lajoie, J. L. : La troisième Constitution algérienne.- RDP, 1989.- p. 1363.
[30]-Loi n° 98-06 du 27 juin 1998 fixant les règles générales relatives à l'aviation civile, J. O., n° 48 du 28 juin 1998. Pour un premier commentaire, Cf. Tabet Derraz, A. et Kaddous, F. : Privatisation et transport aérien en Algérie.- Idara, n° 2, 1999.- p. 239 et ss.
[31]-Commaille, J. et Jobert, B. : La régulation politique. L'émergence d'un nouveau régime de connaissances? - In Commaille, J. et Jobert, B. (dir. de), Les métamorphoses de la régulation politique.- Paris, LGDJ, 1998.- p. 20.
[32]-Loi n° 90-08 du 7 avril 1990 relative à la commune et loi n° 90-09 du 7 avril 1990 relative à la wilaya, J. O. n° 15 du 11 avril 1990.
[33]-Chouraki, A. : Quelques difficultés actuelles d'articulation du juridique et du social.- Op. cité.- p. 294.
[34]-A ce titre, il est intéressant de faire le lien entre, d'une part la pratique algérienne de découplage entre réformes économiques et réformes institutionnelles, d'autre part l'expérience des réformes Gorbatchéviennes dans l'ex Union Soviétique.
[35]-Vedrine, H. : Refonder la politique étrangère française.- Le Monde Diplomatique, décembre 2000.
[36]-Entelis, J. P. cité par Addi, L. : L'impasse du populisme. L'Algérie : Collectivité politique et Etat en construction.- Alger, ENAL, 1990.- p. 117.
[37]-Sur la question, Zouaïmia, R. : Déréglementation et ineffectivité des normes en droit économique algérien. - Op. cité.
[38]-Cf. Becet, J. M. : Les grands problèmes relatifs à l'organisation administrative et les choix du législateur de 1982-1983.- In Auby, J. M. (dir de), Droit Public, T. I, Théorie générale de l'Etat et droit constitutionnel, Paris, Economica, 1985.
[39]-Bouaïche, M. : La politique urbaine : un mode de régulation particulier ? - A paraître in Revue Idara.
[40]-Ibid.
[41]-Menia, F. : Mécontentement social à Jijel : la responsabilité des pouvoirs publics.- La tribune, 19 juillet 2001.- p. 11.
[42]-Sur la question, cf. Prelot, M. et Boulouis, J. : Institutions politiques et droit constitutionnel.- Paris, Dalloz, 1998.
[43]-Cf. Pour une République territoriale. L'unité dans la diversité : Rapport du Sénat, n° 447, 1999.- 611 p.
[44]-Metaoui, F. : Entretien avec Ali Kerboua (premier secrétaire du FFS). - El Watan, 23 septembre 2001.
[45]-Ibid.
[46]-Benseba, N. : Sadi plaide pour la régionalisation.- Le Matin, 7-8 septembre 2001.
[47]-Bendaoud, L. : Le RCD : jusqu'au fédéralisme s'il le faut … .- El Watan, 10 septembre 2001.
[48]-Benseba, N. : Sadi plaide pour la régionalisation.- Op. cité.
[49]-Voir, Zerrouki, H. : Le modèle espagnol est-il applicable en Algérie ? - Le Matin, 11 octobre 2001 ; Marti, S.: L'autonomie régionale a-t-elle un avenir économique ?- Le Monde Economie, 12 septembre 2000.
[50]-Interview de Ferhat Mehenni au quotidien El Watan du 10 septembre 2001.
[51]-Interview de Ferhat Mehenni au quotidien Le Matin du 11 octobre 2001.
[52]-Le Conseil constitutionnel a été "chargé" de déclarer les textes juridiques ayant trait au gouvernorat du Grand Alger non conformes à la Constitution.
[53]-Voir, Oukazi, G. : Régionalisation et autonomie : le choc des visions. - Le Quotidien d'Oran, 9 septembre 2001.
[54]-In L'Actualité du 24 octobre 2001.
[55]-Amnay, I. : Un débat nouveau.- El Watan, 10 septembre 2001.