Insaniyat N° 14-15 | 2001 | Premières recherches | p.27-31 | Texte intégral
Akli MECHTOUB : Mémoire de magister , sous la direction de Mr Salhi Mohamed Brahim, en sociologie, l’Université de Tizi-Ouzou, en Mai 2000.
L’idée même qui a motivé le présent travail est née d’une curiosité, celle d’entendre dans le discours commun la perte d’identité au cours de ces dernières décennies des villages communément qualifiés «Kabyles» ; une forme d’anarchie dans le mode de production de l’espace physique semble s’installer, accélérant en fait l’ignorance de référants puisés d’un creuset culturel local. Ainsi, la morphologie globale qu’offre ces villages contraste avec plus d’intensité, au fil des années, avec l’image d’un établissement humain, compact et homogène, parfaitement intégré dans le milieu naturel qui a tendance à leur donner une forme d’identité.
Cette sensation de désordre n’est-elle pas, au-delà de son apparence, le produit d’un ordre imperceptible d’un simple regard et tout environnement ne renferme-t-il pas en son sein une organisation qui lui est sienne, répondant à une logique interne propre.
Au regard de sa situation géographique désenclavée, l’Algérie a, depuis les temps les plus lointains, connu plusieurs conquêtes, et le contact avec d’autres civilisations a engendré des apports culturels, commerciaux et démographiques nouveaux ; les religions monothéistes se sont diffusées dans les rapports dans la société. Dans l’occupation du territoire, les différents acteurs de l’histoire du pays ont marqué, chacun de son empreinte, le processus de son occupation ; toute la vie sociale se voyait solidement plongée dans son espace lui-même, qui, loin d’être un objet anonyme et neutre, est considérablement mis à l’épreuve des événements de l’histoire agitée du pays. L’Algérie porte en son sein les traits d’une culture millénaire, d’ajouts successifs venus se fondre dans le creuset local, et lui donner au fil du temps son identité ; ces différents apports ont lourdement pesé dans la construction de l’espace constamment modelé au gré des innovations.
Marc Côte a distingué quatre moments importants qui peuvent tracer quelque peu la production de l’espace algérien. La période pré-coloniale (avant 1830) se caractérisait par l’existence d’un équilibre économique entre la population et ses ressources naturelles. Une relative stabilité trouve son appui dans le cadre de vie à travers toute la communauté et l’équilibre d’une société qui s’étend à des niveaux très larges d’emboîtement. Dans l’espace physique, la logique de l’occupation du sol traduit de fortes préoccupations d’intériorité, laissant entrevoir dans les modalités de son organisation de réels objectifs de sauvegarde de l’intégrité de la famille, de l’intimité ; la répartition dans l’espace favorise plus la ségrégation entre les familles qu’au sein même de la famille. Espace introverti, clos, murs aveugles et continus, l’habitat manifestait souvent dans sa forme et son organisation des visées d’intimité et d’unité. Le mode de vie était fondamentalement rural. La montagne ou les endroits situés en hauteur, qui s’opposent à la plaine, constituait le lieu de prédilection d’une fixation au sol et du déroulement d’une vie en groupe. Les plus grandes densités humaines étaient concentrées en dehors des plaines.
Depuis longtemps, notamment à partir du XIXème S. (1830), l’espace algérien a reçu dans ses traits propres l’impact d’un changement brutal avec d’énormes transformations qui ont bousculé les habitudes de ses utilisateurs, se retrouvant face à des schémas souvent contraires à l’esprit même de certains fondements de la société. Cette colonisation (de 1830) avait introduit un nouveau modèle culturel complètement étranger à la société algérienne. Au plan économique, l’esprit de l’entreprise, la monétarisation ou le salariat ont, complètement, bouleversé un ordre ancien enraciné dans un substrat culturel. Les lois promulguées, notamment le Sénatus Consulte (1863) et Warnier (1873), avec une relative reconsidération du statut de l’individu, la suppression de la propriété collective et la spoliation des terres, avaient fortement ébranlé la cohérence d’un mode de vie. Toute la société traditionnelle se retrouvait face à des moments qui contredisaient son identité même. L’organisation du territoire a traduit de nouvelles visions avec le déplacement du pôle d’intérêt vers le littoral et les plaines. L’espace économique se démarque des montagnes où le plus important de la population est concentré. L’occupation de l’espace prend forme par la construction de villages de la colonisation, de lieux de cantonnement à travers tout le territoire. L’espace est devenu ouvert, extraverti et possédait des dimensions plus vastes.
Le recouvrement de l’indépendance (1962) a vu une autre politique prendre place, celle d’un espace planifié, forcé, qui commence par remettre en cause toute la perspective de la période antérieure et ses symboles. L’industrialisation a pris dans les différents plans de développement une place capitale et, par voie de conséquence, de nouvelles orientations. En voulant couper toute référence au modèle économique et social de la période coloniale, l’Algérie n’avait pourtant pas pu se doter de nouvelles structures à même de rétablir un équilibre largement ébranlé.
Les dernières modalités de façonnement de l’espace interprètent encore la recherche d’une identité propre à travers un espace donné, produit sans que son utilisateur soit au centre de ces transformations ; des volontés nouvelles de réapropriation d’un espace fait à leur insu se manifestaient. Toute la production spatiale se voit en fait souvent insérée dans une dualité entre la permanence de traits très en attache avec le passé et l’aspiration au changement. Devant une diversité de modèles culturels, la société se retrouve face à des choix souvent contradictoires qui favorisent les divisions dans son corps.
L’essor considérable réalisé par la communication amenuise davantage les distances grâce notamment aux contacts permanents, directs ou non, qui affectent le quotidien des gens. La mobilité grandissante des personnes et des biens, la circulation de l’information et des idées, ont atteint de gigantesques proportions de sorte qu’il devient incertain qu’un horizon quelconque soit isolé. Les modèles d’organisation de certaines sociétés proches de l’autarcie se voient bousculés, de nouvelles valeurs exogènes sont diffusées. La division du travail n’est plus basée sur le sexe et l’âge, les compétences individuelles ne s’effacent pas complètement devant le pouvoir décisionnel du groupe. La ville qui exalte son mode de consommation devient souvent un modèle d’émancipation, et la culture urbaine s’introduit plus amplement au sein de la vie villageoise. La représentation faite dans le passé de l’espace se voit confrontée à des appréciations nouvelles. Les formes d’organisation de l’espace se retrouvent délaissées à la faveur de repères inspirés d’un langage plus universel.
C’est dans cette réflexion générale que nous avons construit l’objectif spécifique de notre étude sur l’habitat du village de Taourirt Mokrane. De nos jours, la maison dite traditionnelle, de moins en moins rencontrée, s’y voit très souvent livrée à des travaux de réfection qui ont énormément porté de modifications dans sa forme, se retrouvant actuellement à l’écart d’un creuset économique et social où elle plongeait dans le passé ses racines et à la faveur des changements récurrents à toute dynamique des sociétés, la maison traditionnelle aura-t-elle le même destin qu’un objet de musée sans âme et jalousement protégé ou bien saura-t-elle transcender les tensions aux vives aspirations aux changements en adoptant à sa faveur les nouvelles techniques et formes de construction sans qu’elle ne soit dépossédée de ses composants constitutifs particuliers.
Le cadre de cette étude appréhende précisément l’habitat de Taourirt Mokrane, particulièrement l’hara et axxam, insérés dans une double action, d’une part d’un processus de transformation amorcé depuis longtemps et d’autre part, la conformation à des référents d’essence culturelle qui délimite des contours à l’ensemble de ces transformations.
Deux hypothèses tentent d’orienter la question posée :
1. Malgré les aspirations grandissantes aux changements et l’impact de modèles de construction exogènes, l’hara et axxam continuent à révéler des modalités d’organisation qui préexistaient dans le passé, traduisant la persistance de représentation d’ordre socioculturelle.
2.L’hara persiste à affirmer son identité, la prise de possession de son espace, malgré les formes, les dimensions physiques, son organisation, et les matériaux nouveaux mis en œuvre.
La famille étendue est à maintes reprises citée comme étant à la base de l’ensemble de la structure sociale notamment en Kabylie. En se déployant au sol, elle détermine une assise territoriale, essentiellement dénommée l’hara. Elle est composée d’un ensemble de volumes surmontés d’un toit (maison) qui s’organisent autour d’une cour, établissant des relations entre ces volumes et l’extérieur de l’hara, entre le privé et le public.
Est appelé axxam (plur. ixxamen) chacun de ces volumes et azniq, cette cour.
Les divisions horizontales et verticales[1], la polyfonctionnalité de axxam, azniq dans ses deux fonctions à savoir comme un élément régulateur de la tension générée de la dualité entre un «dedans » et un «dehors» et ensuite comme matrice au déroulement de certaines activités à l’extérieur de axxam, semblent rendre à l’hara à son état originel, une forme de spécificité.
Nous avons particulièrement suivi, au-delà des nouvelles formes du bâti réservé à ces cinq éléments structurants liés aux conditions socioculturelles et économiques, les transformations subies par l’habitat de Taourirt Mokrane.
Pierre Bourdieu explique l’ordre organisateur de axxam, un volume unique qui sert de matrice au déroulement d’activités si variées et contradictoires, à partir d’une bipolarisation établie entre toutes ces parties. Les représentations dont sont affectés chacun de ses coins et la sériation que procède la disposition des objets à l’intérieur est d’abord la conséquence d’une hiérarchie qui se rattache à un champ de référence socioculturelle. Le haut qui met les objets en valeur s’oppose toujours au bas, l’humide et le sec, le propre et le sale, le clair et l’obscur, sont parmi ces valeurs antagonistes dans lesquelles se projettent le déroulement des activités dans axxam, d’où l’émanation d’un ordre dans un espace polyfonctionnel, qui suggère le contraire.
C’est dans cet esprit que sont analysés les différents ixxamen à Taourirt Mokrane en ayant en vue le rôle que continue à jouer ce système d’opposition. Nous constations dans plusieurs cas, la persistance de cet ordre caché : les parties humides de axxam accueillent les fonctions qui sont en rapport avec l’eau (cuisine, salle de bain…), l’ancien placement de kanun (sec) prend en charge le poêle à mazout et la cheminée. Il y a persistance de ce champ d’opposition et seulement une substitution dans la nature des activités.
Note
[1]- Terminologie employée par René Maunier.