Insaniyat N°14-15 | 2001 | Numéro spécial: Premières recherches | p. 57-68 | Texte intégral
Mohamed GHOMARI : Université M. Boudiaf, Département d’Architecture, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
Introduction
Notre intervention s'intéresse à un type d'espace qualifié d’entre deux[1]. Moins maîtrisable sur le plan spatial que l’espace strictement privé, et regroupant des catégories différentes de sous espaces, il est situé dans une zone de passage qui aboutit à l'espace public. La non prise en charge des espaces libres entre et autour des constructions par les gestionnaires de la ville, offre l’opportunité aux habitants de s’approprier une partie de ces espaces pour qu'ils deviennent une fois limités, une extension de l'espace domestique.
L'espace public limitrophe n’a jamais était vide de signification. Par sa proximité à la fois de l'espace privé et de l'espace public, il est ou il devient un espace d’articulation, de progression ou encore de rupture, mais il n’est jamais anonyme ni complètement abandonné. L’individu en tant qu’acteur socio-culturel, le temps et l'espace en tant que variable, sont les trois éléments les plus importants qui vont dessiner, marquer, puis identifier l'espace public limitrophe.
Cet article qui s'inscrit dans un travail de recherche tente de mettre en lumière l’importance de la dimension symbolique dans le processus dynamique et complexe des phénomènes d’appropriation des espaces publics limitrophes dans le cas d’une cité d’habitat semi-collectif, construite en 1976 et située dans la première périphérie oranaise à savoir le quartier Point du jour. L’analyse des phénomènes d’appropriation a révélé trois niveaux de réflexion interdépendants:
- chaque type d’habitat renferme des potentialités spatiales spécifiques pour une intervention de ses occupants. La qualité de l’espace public limitrophe est mesurée selon ses capacités à offrir aux habitants des alternatives de modifier les rapports qu’ils entretiennent avec celui-ci.
- l’histoire sociale des habitants, peut être un élément déterminant pour dicter certaines pratiques appropriatives de l'espace générées par un ensemble de traditions sociales, économiques et culturelles.
- et enfin le niveau auquel nous nous intéressons est celui qui considère que l'avènement appropriatif de l’espace limitrophe et les différentes formes qu’il peut prendre relèveraient en fait d’une logique symbolique d’émergence, inscrite dans un cadre référentiel culturel.
L’appropriation : indicateur des rapports sociaux et d’appartenance à une sphère sociale
Prétextant l’absence de gestion des espaces publics, les habitants à travers les rapports de voisinage qu’ils entretiennent, ont pu développer des stratégies collectives dans le domaine de l’appropriation. Dans ce contexte l’interviewé précisait que “C’est en fait un voisin qui a suggéré l’idée pour s’approprier cet espace. Alors ils ont fait les démarches administratives pour avoir l’autorisation pour des travaux de clôture. L’autorisation comportait les noms des trois locataires qui devaient bénéficier de l’espace pour y garer leurs voitures ” .
Il ressort aussi à travers les propos d’un ensemble d’interviewés que l’appropriation collective est un signe de réussite et d’intégration sociale. Parlant des habitants qui ne se sont pas appropriés les espaces limitrophes similaires aux leurs, un habitant dira : “enfin d’autres personnes ne possèdent pas les moyens financiers pour entreprendre une telle action, ils disent ne pas vouloir se casser la tête avec cela. Ce sont en fait des gens qui ne sont pas ambitieux, ils travaillent, ils sont retirés, ils n’ont pas le contact avec l’administration”.
Ainsi nous remarquons que l’image véhiculée par la pratique de l’appropriation de l’espace public limitrophe, exprime des signes révélateurs de l’appartenance à une strate sociale. “Il existe d’autres personnes qui s’en moquent éperdument, ils n’ont pas fait de démarche, ne sont pas du tout intéressés, ils sont préoccupés par d’autres problèmes. La vérité, ce sont en fait des gens qui ne se sont pas intégrés dans un groupe cultivé, ça compte beaucoup, car vous voyez s’il y a une appropriation collective , vous êtes sûr que parmi le groupe de personnes il y'a un meneur qui a des relations et des connaissances à des niveaux décisionnels différents qui lui facilitent l’octroi de l’autorisation (Wilaya, APC, service d’urbanisme etc..)”.
Par contre d’autres interviewés le perçoivent comme une forme d’exclusion et de mépris. Ce sentiment s’expliquerait par le fait que certains habitants ayant un rang élevé dans la hiérarchie sociale se sont appropriés individuellement des espaces censés être collectifs. “D’autres voisins qui sont soit égoïstes soit ils se prennent pour des malins, ont fait les démarches administratives d’une manière individuelle et ils ont pris tout l'espace pour eux, comme il y a un cas tout près d’ici, cela lui a permis d’agrandir son appartement et en plus il a pu y aménager un espace jardin”.
N’ayant pas fait de recours auprès des tribunaux pour qu’ils les rétablissent dans leurs droits ces habitants partent déjà perdants dans leurs démarches et considèrent que certaines pratiques appropriatives sont à mettre en corrélation avec la position sociale qu’occupe l’appropriant. “Pourquoi, quand moi j’ai demandé l’autorisation de faire des modifications pour ma propre maison, cela m’a été refusé et quand je vois qu’une autre personne parce qu’il occupe des fonctions dans le corps de la justice il s’est accaparé tout l'espace qui est en principe collectif, personne ne lui dit rien, ce n’est pas normal”.
L’espace public censé être ouvert à la pratique publique se voit soumis à des emprises diverses, accaparé, délimité, et contrôlé par parties successives, il s’inscrit dans un processus de confirmation du statut social à l’intérieur du groupe. A l’image d’une belle maison, l’espace limitrophe une fois approprié et construit, exprime par sa taille, son aspect formel , son utilisation, et par le niveau sélectif de son franchissement, des niveaux d’appartenance socialement différenciés.
Un décalage entre usage et langage avec une recherche des qualités de l’habitat individuel
Souvent les personnes questionnées ne trouvent pas de qualificatif à l'espace qu’ils se sont appropriés, même si la fonction qui lui prêtée paraît évidente. Ainsi on évoque, le terme de cour ou de haouch, de jardin, ou bien de garage pour la voiture. En parlant de jardin ce n’est en fait que quelques pots de fleurs qui agrémentent l'espace approprié, en le qualifiant de cour, en référence à la maison traditionnelle, il n’accueille aucune fonction domestique, et enfin en le désignant de garage, la voiture y est stationnée surtout la nuit.
Ainsi le vocable et les mots utilisés sont marqués par un manque de précision qui témoigne certainement de l’ambiguïté dont relève l'espace limitrophe. Les références utilisées font appel à des composantes de l’habitat individuel, souvent recherchées à travers les pratiques spatiales inscrites dans la réalisation du projet résidentiel. L’appropriation des espaces publics limitrophes dans les tissus d’habitat collectif est un aspect des plus significatifs lorsque nous découvrons qu’à travers les pratiques de l’espace, la recherche des qualités véhiculées par une image de l’habitation individuelle est au centre des préoccupations de l’habitant. La sécurisation, l’intimité, la tranquillité, sont souvent des termes contenus dans le discours des enquêtés.
Porteuses de notions attribuées au logement de type individuel en référence à la tradition (melk, horma, soutra), les actions entreprises affectent à des niveaux différenciés, les espaces publics limitrophes dans toutes leurs diversités spatiales. “Tel qu’il est actuellement l’espace est nu, et visible, je sais qu’on donne des autorisations pour la construction de mur de clôture, mais s’ils (les autorités) nous le vendaient ça serait mieux, et nous serions tranquilles, je l’annexerai à la maison et ainsi tout deviendra melk (propriété privée)”
Ainsi la réservation d’un espace pour stationner le véhicule, la construction d’une clôture haute et sécurisante, l’entretien et le maintien d’une végétation variée, sont des signes révélateurs d’une recherche d’identification aux espaces de l’habitat individuel ainsi que le marquage d’un territoire privé. L’attention portée par les habitants à la qualité de l’espace public est souvent évoquée lorsqu’ils veulent justifier l’intérêt porté à l'espace qu’ils se sont appropriés ou qu’ils ont l’intention de s’approprier.
Une identification à travers des expérience vécues traduit une certaine recherche de la qualité de l'espace public.“ Je voudrais bien exploiter cet espace pour le fermer avec un grillage et un portail, à la façon d’un ensemble d’habitation que j’ai vu à Casablanca ou le groupement des maisons s’organisait autour d’un espace central sous forme d’un jardin collectif planté de cocotiers d’arbres et de fleurs et de la pelouse. C’était très joli et agréable à voir. J’aimerai bien avoir un pareil type d’espace, où on pourra sortir le soir quand il fait chaud à l’intérieur des maisons. Tel qu’il est actuellement l’utilisation de cet espace limitrophe extérieur pose un problème d’intimité. Je sais pertinemment que si ce projet peut aboutir, une voisine qui adore les plantes en fera un espace très agréable”.
Des expériences collectives dans le but d’embellir les espaces publics extérieurs n’ayant pas abouti justifierait ce revirement d’intérêt porté à l'espace limitrophe. “Concernant cet espace extérieur qui est mal entretenu, nous avons échangé des idées avec les voisins du bloc, et nous nous sommes entendus à faire quelque chose pour arranger la situation”. Dans un but d’agrémenter l’environnement, lui donner un aspect propre, et donner une image plus agréable du quartier, les habitants ont tenté de s’organiser afin de se substituer aux pouvoirs locaux pour gérer les espaces publics.
Très vite cet engouement tourne au désenchantement à l’égard des efforts qu’il faut déployer pour entretenir d’une manière acceptable des espaces ouverts à la collectivité publique. “Quand vous voyez l'état de l'espace public qui nous entoure, vous êtes démotivés. Chacun ne s’ occupe que de son chez soi et çà s’arrête là. A plusieurs reprises nous avons décidé d’effectuer des journées de volontariat pour arranger les choses, mais personne ne bouge et personne n’est intéressé”.
L’entrée: l’expression d’une quête de qualité
L’état de l’entrée du bâtiment en terme d’entretien, est le premier indicateur qui nous renseigne sur l’attitude des voisins envers leurs espace collectif. C’est en fait le premier élément d’appréciation des rapports qui lient l’ensemble des habitants avec les espaces situés au delà du seuil de leur logement. Ainsi nous constatons par exemple que le fait de sécuriser la porte d’entrée au bâtiment pour en contrôler l’accès, est souvent une action commune qui fait l’objet d’un consensus. “C’est moi personnellement qui me suis occupé d’arranger la serrure de la porte d’entrée qui ne fermait pas, il n’y avait pas de sécurité pourtant j’habite au dernier étage. Après, la serrure s’est cassée personne ne veut prendre l’initiative pour l’arranger, moi je ne le referai plus”.
Concernant les logements de type semi-collectif de notre cas d'étude, nous remarquons qu’en fait initialement les accès aux logements du 1er niveau donnaient directement sur l'espace extérieur. Cette situation a été remédiée par l’installation d’une porte commune sur l’escalier (même si cela occasionne une gêne lors de son ouverture pour la personne qui les emprunte en montant) et qui a abouti par la suite à une obstruction complète de la cage d’escalier modifiant ainsi la configuration initiale de la façade.
Une autre forme de mise à distance passe par l’installation d’un système d’interphone qui permet un marquage collectif de l’espace commun. Ainsi la reconnaissance de l’étranger ne se fait plus au seuil du logement mais au seuil de l'espace collectif, qui lui confère par conséquent un rôle de changement de situation qui bascule l’utilisateur d’un espace public dans un espace communautaire à caractère privatif.
La gestion de l'espace porteuse d’une symbolique collectivement recherchée
A l’image des espaces extérieurs appropriés collectivement, la volonté d’identifier et de qualifier d’une manière collective ou individuelle les espaces communs, dénote le désir des habitants à vouloir donner une image positiviste de leur environnement immédiat.
Dans ce contexte, plusieurs soucis sont à noter à travers le discours des habitants. Ils relèvent tous en fait d’une qualité de perception de l'espace collectif qui doit être porteur d’une image positive au regard des autres. Il doit être la première bonne impression qu’aura l’étranger avant de pénétrer dans l'espace strictement privé. “En ce qui concerne la cage d’escalier, nous nous sommes entendus entre voisins afin d’arranger et de décorer la cage. Nous avons une porte qui se ferme, et nous comptons installer un Interphone. Les voisins des étages supérieurs ont même installé quelques plantes sur les paliers, c’est bien et c’est agréable”.
Le caractère du statut juridique du logement et son corollaire sur l’acte d’appropriation
Les aspirations ou restrictions appropriatives des espaces limitrophes sont souvent mises en relation avec le statut juridique du logement occupé. Les cas d’autocensure qui s’apparentent à une auto-interdiction de l’acte d’appropriation à cause du statut de locataire, s’opposent à une volonté affirmée pour une occupation des espaces publics lorsque l’habitant est propriétaire de son logement. Cette situation trouve sa logique dans le sentiment de légitimité de l’acte d’appropriation qui renforce chez l’habitant la volonté de retrouver les composantes de l’habitat individuel, et dans le cas d’une spéculation immobilière ultérieure, de garantir une valeur ajoutée au coût du logement.
Si les aspirations sont souvent avouées à travers les propos des personnes enquêtées, les actes d’appropriation ne se sont pas concrétisés uniquement à cause du caractère locatif du logement. En effet un autre motif non moins important reste la crainte d’investissement de somme conséquente d’argent sans accord ni garantie préalable, fait hésiter certains habitants propriétaires ou locataires à vouloir entreprendre des travaux de marquage conséquents.
L’espace limitrophe : expression d’une symbolique religieuse
Notre investigation ayant porté sur une population de confession musulmane, la dimension religieuse demeure en fait fortement prégnante dans la pratique appropriative de l’espace limitrophe. L’argumentation fondée sur un ensemble d’indicateurs faisant référence à la religion, était souvent voilée par d’autres notions relatives au problème de la gestion de l'espace extérieur. Cependant le rappel des préceptes de l’Islam dans les rapports de voisinage, les diverses manifestations de cette pratique d’appropriation chez l’habitant témoignent d’une volonté à sacraliser les lieux appropriés.
La recherche d’une préservation de la horma, ou d’un lieu de pratiques rituelles ou religieuses (fête du sacrifice du mouton par exemple qu’on égorge dans ces espaces appropriés) stigmatise une symbolique de l'espace attribuée culturellement à la religion, et qui participe à l’identification territoriale. Dans ces cas la recherche de la délimitation du territoire prend toute sa valeur dans le discours des habitants. Elevée au plus haut rang, la préservation de l'espace privé par des systèmes de contrôle et de distanciation affirme encore une fois une intention de déplacement des frontières.
Celles-ci, qui selon le modèle de territorialisation basé sur une symbolique religieuse ne garantissent plus la fonction de séparation entre un espace public et un autre extrêmement intime. “Nous aurions aimé qu’ils (en parlant de l’Etat) nous vendent cet espace puisque cela ne dérange personne. Nous serions plus tranquilles, nous aurions une totale sécurité, avec la possibilité de mettre en retrait la maison par rapport à l’entrée, elle sera protégée (mestoura) ça sera une garantie pour notre intimité”.
La symbolique religieuse va jusqu'à “sacraliser” l’espace approprié, en lui donnant une dimension rituelle. Pour illustration, une famille interviewée, exprime à travers sa pratique appropriative de l’espace limitrophe, un rituel de sacralisation d’un lieu de pratique du père disparu, dans un souci de préservation de la mémoire du lieu. “Pour mon mari c’est un plaisir pour lui de jardiner cet espace. Déjà le jujubier que vous voyez ici, c’est son père (que la paix soi sur lui), qui l’a ramené d’Oujda (Maroc) et qui l’a planté. Il dit en fait que lorsque l’arbre donne ces fruits, et en souvenir de son père, il doit en offrir aux voisins en guise de sadaka (acte d’offrande récompensée par dieu) pour son père ”. Il existe d’autres exemples similaires de sacralisation de l’espace limitrophe comme un lieu chargé sur le plan symbolique et religieux où la pratique appropriative est perçue comme une pérennisation d’une habitude d'une personne chère disparue, et un devoir à accomplir en mémoire du défunt.
L’appropriation de l’espace limitrophe support d’une sociabilité :
A travers une analyse des pratiques de l'espace nous noterons que les actions individualisées sont souvent acceptées et approuvées par le groupe composé des autres habitants. Conscients qu’ils occupent des espaces qui sur le plan juridique ne leur appartiennent pas, les habitants qui s’approprient les espaces publics limitrophes font des efforts pour les entretenir et les valoriser.
Cette volonté de prise en charge de la gestion des espace publics totalement abandonnés par les autorités concernées, leur garantit des concessions de la part des autres habitants en terme d’usage et de pratique de l'espace en question. Cette configuration très répandue dans l’habitat de type collectif, offre à l’habitant occupant généralement le logement du RDC, la possibilité de jouissance de l'espace contigu en échange de son entretien régulier.
Ainsi une forme de sociabilité s’organise autour de l'espace approprié, qui devient certes quelques fois objet de conflit entre les voisins quand il s’agit de préserver sa propreté (au moment où les enfants jettent les ordures par les fenêtres par exemple) mais qui en fait rassemble unanimement l’ensemble des voisins lorsqu’il s’agit de garantir une image de qualité du bâtiment en particulier et du quartier en général. “C’est uniquement moi qui m’occupe de cet espace, quelques fois je me lève tard le soir pour pouvoir arroser les quelques plantes qui s’y trouvent. Il serait bien si tout le monde faisait la même chose cela donnerait une bonne image de la cité. Pendant une période nous avons organisé un genre de volontariat et nous avons planté quelques arbres. Il n’en reste aucune trace. Tout a été arraché”
“D’autres voisins ont beaucoup de propositions concernant l’aménagement de cet espace, l’un d’eux me disait :Je pourrais par exemple en ce qui concerne l'espace à l’arrière construire un mur en dur pour le rendre moins accessible. J’y mettrai des plantes et je m’en occuperai pour l’entretien et la propreté. C’est bénéfique pour moi et pour les voisins”.Connaissant aussi les problèmes de vol et de vandalisme des appartements à partir des fenêtres, les espaces appropriés et fermés relativement par des clôtures quelquefois rudimentaires et précaires, décourageraient les éventuels voleurs pour accéder au logement par les ouvertures des façades.
A travers ce type d’affirmations des occupants des étages supérieurs nous notons que les actions appropriatives des espaces extérieurs contigus aux bâtiments, produisent une certaine forme de sécurisation pour l’ensemble des habitants qui leur est offerte par les occupants du rez-de-chaussée. Ces derniers se trouvent encouragés et confortés encore d’avantage dans leurs pratiques de l'espace.
La pratique appropriative des paliers, une forme exceptionnelle mais révélatrice
Le palier, ultime espace se trouvant avant l’accès à l'espace privé et coïncidant avec le seuil du logement, est souvent le support de pratique qui ne déroge pas à une symbolique culturelle que nous retrouvons dans les propos des occupants.
Maintenir le palier d’entrée propre, en passant un coup de serpillière au moment où l’on lave les sols de l’intérieur de la maison, est très révélateur du besoin de vouloir contrôler une partie de l'espace commun de proximité. Faire remarquer que ce sont en fait les enfants des voisins qui n’arrêtent pas de salir la cage d’escalier et les paliers d’accès est aussi une forme revendicative qui traduit la nécessité de rattachement de cet espace de proximité à l'espace privé, qui peut s’étendre du moins à travers l’action de nettoyage au delà de la porte d’accès pour couvrir le palier et même la volée d’escalier. “Il y a des femmes de ménages du service de l’OPGI , qui passent régulièrement pour nettoyer la cage d’escalier, mais en dehors de cela chacun nettoie son palier prés de son entrée”.
Si l’appropriation permanente du palier d’entrée aux deux logements du dernier niveau est largement souhaitée par les occupants des appartements concernés, elle est peu concrétisée car exigeant une relation de voisinage très forte et une intimité grande entre les occupants de ces logements.
Cependant cela ne peut voiler l’utilisation de termes marquant le désir de vouloir circonscrire son espace strictement privé pour en marquer la singularité par rapport à l'espace extérieur. La recherche d’une sécurisation de plus en plus impressionnante, d’un environnement plus calme, sont souvent évoqués dans le discours des habitants.
Parfois, nous avons rencontré le cas de quelques habitants qui sont devenus propriétaires des deux logements du dernier niveau et qui se sont appropriés le palier en y plaçant la porte d’entrée. Dans ces conditions la terrasse, autre espace collectif, s’en trouve limitée dans l’utilisation et dans l’accès. Ainsi il s'agit d’un espace qui pour beaucoup d’habitants est devenu synonyme de support d’une fonction annexe à l’habitation à savoir, dépôt de réservoirs à eau, d’antennes de télévision, et récemment d’antennes paraboliques, et aucune allusion n’est faite à la terrasse inaccessible comme espace perdu.
Autant à travers les pratiques de l'espace extérieur de proximité et le discours des habitants, on notait les références à l’habitat individuel pour retrouver quelques unes de ces qualités sur le plan des espaces ouverts par exemple (cour, jardin, haouch) et autant la notion de terrasse souvent existante dans ce type d’habitat n’a pas fait l’objet de convoitise en terme d’appropriation du fait de son inaccessibilité et du coût onéreux de toute tentative appropriative.
Les logiques des pratiques appropriatives et des formes qu’elle peuvent prendre ne sont pas étrangères à des considérations symboliques qui sont l’expression d’un attachement à des valeurs de type culturel, social, ou encore religieux. Les trajectoires résidentielles, les histoires sociales, les rapports de voisinage sont en tant de champs qui permettent l’échafaudage, l’émergence, et enfin la pratique symbolique.
Conclusion
L’individu en tant qu’acteur intervenant sur l'espace, est un élément socialement et culturellement défini. Cela n’est jamais sans incidence sur l'espace souhaité, vécu ou imaginé. Les trajectoires résidentielles, les expériences vécues, les a priori religieux, le niveau social, sont autant de variables intervenant dans la construction de l'espace, son usage et l’image qu’il doit véhiculer.
L’espace public limitrophe n’échappe pas a cette logique constructive. Avant d’émerger dans un ensemble d’habitat nouvellement occupé, il est d’abord pensé selon une série de référents socioculturels qui vont le construire au fur et à mesure des contraintes et aléas de l’environnement dans lequel il va apparaître progressivement. La variété, dans la conception spatiale de l'espace limitrophe approprié, dans l’appréhension de ses limites, dans l’usage que peut en faire chaque habitant, prouve que l’identification de l'espace ne peut être étrangère aux acquis socioculturels des individus et des groupes sociaux qui le pratiquent. Du désir expressif de vouloir s’approprier l'espace public limitrophe, au désarroi de certains habitants face à l'existence de ce type d'espace et l'ambiguïté dont il est porteur, la recherche d’un marquage d'un territoire immédiat, répond entre autre à une logique symbolique véhiculée par un ensemble de référents socioculturels.
Mohamed GHOMARI
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Note
[1] -Depaule, J. C. : A travers le mur.- Collection Alors, Ed. C. C. I. et C. G. P., 1985.- p. 70.