La thèse de Lydie Haine-Dalmais propose, à partir d’un important corpus de plusieurs milliers de photos, une analyse rigoureuse et convaincante, tenant compte à la fois de l’aspect forcément quantitatif du traitement des données mais aussi des différents contextes de production de ces documents, dans leur synchronie et dans la diachronie de l’histoire du Maghreb. Si Lydie Haine-Dalmais conserve le terme d’indigène, c’est dans son sens originel et pour l’opposer au terme d’allogène qui qualifie selon elle le regard « extérieur » que les Européens vont poser sur les pays du Maghreb et sur leurs habitants.
Tome I partie I, l’auteure s’intéresse aux producteurs d’images.
Sa thèse montre justement que l’indigène est une catégorie visuelle « inventée » par le regard posé sur l’autre et ses prolongements photographiques. Entre sociologie et histoire culturelle, ce travail permet de comprendre qui étaient les producteurs d’images, inscrits dans des rapports sociaux évoluant avec le temps : militaires, scientifiques et professionnels attentifs au marché de la photo ou à l’expansion de la presse. Ces différentes catégories ont des usages différents de la photo qui donnent à l’ensemble considéré une grande diversité permettant d’affiner l’analyse de l’image au Maghreb.
Si l’on a toujours à l’esprit, quand on songe aux photos dont le vecteur le plus populaire fut la carte postale, les stéréotypes les plus dominants, comme le cavalier arabe ou la femme lascive, la thèse de Lydie Haine-Dalmais nous permet de comprendre comment ces images convenues sont justement « advenues » : l’auteure montre d’abord que la photo s’inscrit dans une histoire des représentations de « l’autre » marquées par l’imaginaire orientaliste et ses formes les plus prestigieuses : littérature et peinture. Les antécédences, mais aussi les liens organiques sont montrés : si la peinture est le modèle absolu, la photo passe tout d’abord du statut auxiliaire de témoin documentaire, plus commode que le croquis, à celui d’un art qui se veut autonome. L’auteure montre également que l’engouement pour ce nouveau médium des élites éclairées, friandes de techniques modernes, attentives à pousser l’exploration au cours de leurs voyages, explique pour une part que ce genre d’images ne soit pas restée une forme mineure.
L’auteure procède à une typologie des débouchés commerciaux de la photo au Maghreb qui en démultiplient les images, de la carte postale au livre illustré en passant par les affiches touristiques. Autant d’éclats visibles dont la démultiplication, paradoxalement, ne fait que renforcer les stéréotypes. L’autre grand pourvoyeur d’images du Maghreb est la propagande politique qui entend magnifier l’œuvre française. L’auteure montre que la fonction de l’image est ici de valoriser les différents « moments » historiques de la présence française : « Conquête », « Pacification », « Civilisation ».
Au-delà de ces regards formatés ou commandités, l’intérêt de la recherche est aussi de proposer un focus sur une catégorie nouvelle de photographes renouvelant le regard sur le Maghreb et ses habitants : il s’agit des femmes photographes. Lydie Haine-Dalmais prend en compte à la fois l’importance du genre (facilitateur) dans les contacts avec les populations et leur statut de chercheuses car ces femmes qui saisissent un nouvel outil documentaire pour compléter leurs enquêtes de terrain sont des scientifiques dont les plus célèbres sont Germaine Tillion et Thérèse Rivière : l’usage de la photo implique pour elles une réflexion sur la méthodologie ethnographique, réflexion elle-même insérée dans une refondation du travail ethnologique, au milieu des années 1930, qui se veut alors un véritable travail de terrain, pour une analyse « de l’intérieur » des sociétés, pour « se faire oublier », condition propice à recueillir d’autres types d’images que les postures attendues (p. 134). Ces femmes portent un regard renouvelé sur les femmes maghrébines, documentent au jour le jour la place des femmes dans la vie quotidienne, la famille, les fêtes religieuses et les activités de travail, celui de la laine ou des champs. « Les photos (de Thérèse Rivière) sont prises en plongée, en centrant le cadrage sur les mains » (p. 179).
Partie II, La construction des stéréotypes et les évolutions du regard
Lydie Haine Dalmais se focalise sur l’évolution du regard tout au long des séquences historiques successives qui marquent la présence française. Dans la première séquence, 1850-1890, la photographie, selon l’auteure, est utilisée pour élargir en métropole l’aura de la conquête de l’Algérie et des progrès de la colonisation qui s’étend au Maghreb. Le cas du voyage et des missions de Félix Jean Antoine Moulin est analysé en fonction de ses centres d’intérêt (les acteurs de la colonisation) mais aussi de la composition savamment orchestrée de ses photos qui par exemple dans les clichés des Bureaux arabes où se côtoient Algériens et Européens, hiérarchisent les personnages : « les Européens occupent une place centrale, sorte d’honneur conféré, immédiatement lisible par n’importe quel lecteur » (p. 197). Dans la même partie, l’auteure montre, à partir de l’exemple des photos du Sahara et des expéditions scientifiques, que le but est d’obtenir une image du territoire, mettant ce medium au service de la maîtrise du territoire maghrébin (p. 200).
La séquence historique suivante, 1890-1920, marque le triomphe de l’idée impériale nourrissant un ensemble de stéréotypes représentant les populations dominées mais aussi montrant à l’envi un territoire « pacifié » et la facile fréquentation de ses différents lieux de vie, même lorsqu’il s’agit des lieux de la sociabilité maghrébine (souk, cafés dits « maures »). Lydie Haine-Dalmais croise son corpus avec l’analyse d’Omar Carlier sur l’évolution du café, lieu de sociabilité et d’effervescence politique, devenu alors « enjeu social qui nécessite un contrôle de la part de l’administration coloniale » (p. 265). Pour la représentation des femmes, l’auteure montre que la symbolique des accessoires, des décors, celle des attitudes, sont sous-tendues par les ressorts de la domination coloniale et l’imaginaire orientaliste.
Par la suite, dans la séquence 1920-1950, avec l’idée de promouvoir la mise en valeur et l’aspect moderne de la « mission civilisatrice », d’autres images adviennent après la première guerre mondiale, qui saisissent des écarts entre tradition et modernité : ainsi l’auteure montre que les photographies des ethnologues s’intéressent à l’artisanat qui peut disparaître, aux savoirs-faire traditionnels, tandis que les photographies plus officielles entendent montrer un Maghreb actif, qui se modernise sous la houlette de la France, conduisant tous ses habitants vers la modernité et le progrès par la mise en scène de la politique hygiéniste ou encore de la politique scolaire comme « signe tangible de la politique coloniale », alors que la scolarisation reste pourtant très limitée. « L’enseignement indigène est à ce titre un enseignement technique dont l’utilité est de former en priorité de la main-d’œuvre qualifiée et bon marché, comme le montrent les photographies » p. 302. D’où l’intérêt nouveau des photographes et de leurs commanditaires pour de nouveaux sujets : images d’enfants et celles de mères (au dispensaire, etc). Ces images de mères prennent le pas quantitativement sur les premières images de femmes lascives des « scènes et types ». De même les images d’hommes montrent aussi une évolution : aux Maghrébins passifs des premiers clichés succèdent des photos d’hommes montrés dans leur activité professionnelle, notamment artisanale (p. 284). Les paradigmes de la représentation ont évolué tout au long du siècle, « les temporalités qui influencent les photographes sont à la fois politiques, techniques et historiques » (p. 315).
Tome II, partie III, l’auteure consacre cette dernière grosse partie aux différents registres de l’altérité du Maghreb photographié, en choisissant trois thèmes centraux : la construction d’identités altérées des différentes communautés par l’instrumentalisation de l’image photographique, le regard porté sur les femmes et l’évolution des photos de la jeunesse.
Premier chapitre, Les identités altérées
L’étude de Lydie Haine-Dalmais sur les communautés est très intéressante pour apprécier comment se fixent des références qui servent au contrôle des populations. Au-delà de l’image qui veut « caractériser » le « Maure », puis « l’Arabe », ou le distinguer du « Kabyle » ou du « Juif », c’est toute une construction d’identités communautaires qui est en jeu, à laquelle la photographie participe en lui apportant « une nouvelle légitimité (…) notamment grâce à l’objectivité supposée de l’outil photographique » (p. 324). Pour rendre crédibles et visibles ces distinctions, les photographes n’hésitent pas à utiliser de façon régulière les mêmes accessoires (tissu, vase) qui viennent corroborer qu’il s’agit par exemple d’une « jeune fille kabyle » comme pour les photos de Geiser (p. 335). Au-delà des distinctions « physiques » ou locales dans lesquelles les autorités se complaisent, l’auteure montre que ce sont encore les « indigènes » rebelles qu’il convient de distinguer des indigènes « auxiliaires » et « colonisables ».
Les photos de communautés affirment un discours politique. C’est le cas du mythe kabyle, présent dès l’Exposition universelle de Paris de 1889 pour laquelle des albums de photos, séparant Arabes/Kabyles, circulent. Dans les années 1930, la société des femmes berbères intéressent les chercheurs et les photographes dont les clichés saisissent activités artisanales et mode de vie, loin des images fantasmées ou exotiques qui occupèrent les premiers anthropologues physiques dont la curiosité, relayée par la carte postale « renvoie directement à la perception de cette communauté par la colonisation » (p. 342). En ce qui concerne les communautés juives du Maghreb, « l’une des caractéristiques de ces clichés est de refléter le croisement des traditions et de la modernité », dit l’auteure (p. 344) à propos des photos de Denise Bellon prises en Tunisie en 1947 (Djerba).
Comment est représentée la violence coloniale et la résistance à l’ordre colonial ?
Lydie Haine Dalmais remarque qu’ « à l’opposé des représentations des communautés voulues proches de l’ordre colonial, les photographies portent également sur la réalité de la violence coloniale face aux révoltes politiques, aux insurrections et aux répressions (…) » (p. 344). Mais « les images conservées dans les archives ne donnent que peu à voir des événements ». Lydie Haine-Dalmais précise que les images existantes depuis la conquête sont « des images atténuées de la violence qui n’évoquent qu’indirectement la dureté des affrontements » (p. 345). Les images sont reprises dans la presse locale ou nationale sous forme de gravure, d’après photographie ; la technique ne permettant pas alors de publier les photos. Par la suite l’image évolue, se faisant plus crue, montrant des exécutions et les cadavres après exécutions, mis en scène « comme des trophées » (p. 347), telles que les images des émeutes de Fez en 1912, parues en première page de l’Illustration. Lydie Haine-Dalmais traite aussi de la Guerre du Rif, conflit couvert par la presse, montrant que, si la majorité des photos font voir le terrain des combats, une importante proportion se plaît à exhiber les insurgés lorsqu’ils sont vaincus, ou Abdelkrim sur le chemin de l’exil, après sa défaite (pp. 350-351). A l’occasion des émeutes du Djellaz en Tunisie, en 1912, on peut appréhender le regard différent porté sur une rébellion par un photographe autochtone, Samama Chikly, l’un des premiers photographes tunisiens, issu de la communauté juive, qui montre les inculpés dans une grande dignité (p. 351).
Justement, l’un des intérêts de cette recherche est de montrer également que des photographes natifs du Maghreb s’affirment au cours de la période étudiée, comme Samama Chikly déjà cité pour la Tunisie ou Joseph Boushira pour le Maroc. Pour Chikly, l’étude montre que ses photos de la communauté juive de Tunisie donnent « une image de soi éloignée des stéréotypes des photographes européens » (p. 355). Par contre, pour l’Algérie, peu de photographes sont traités. L’auteure nous dit que « les premiers photographes professionnels maghrébins musulmans sont des photographes itinérants sur lesquels peu d’informations nous sont parvenues » (p360). Il reste donc un pan encore obscur de cette histoire que d’autres sources, si elles émergent un jour, pourront documenter. L’auteure cite deux photographes, Lazhar Mansouri et Mohamed Kouaci. Si le parcours militant de ce dernier a été documenté par Marie Chominot dont les travaux portent sur les photos de la Guerre d’Algérie, le corpus d’images, prises par Kouaci, n’est connu aujourd’hui qu’au travers de l’intérêt que l’artiste Zineb Sedira a porté à son œuvre comme mémoire photographique en péril.
Le deuxième chapitre de cette partie s’attelle à la question du regard sur les femmes. Lydie Haine-Dalmais analyse ce cas à partir d’un corpus de plus de 1200 photos, issu de fonds divers, structuré en trois bases de données. Le but de l’auteur « vise à définir la nature du regard européen spécifiquement posé sur la femme maghrébine » (p. 367). Après s’être interrogée sur les différentes significations du rapport au regard et au corps rapportées à la femme, l’auteure parle d’ « incompréhension culturelle » (p. 367), car le regard sur la femme peut être perçu au Maghreb comme un regard qui offense alors que les habitus en Europe diffèrent. Bien plus, c’est l’altérité qui une fois encore fait surenchérir le regard porté sur les femmes : imaginer les femmes qui s’offrent, imaginer « dévoiler l’Orient caché », donner un message sensuel de l’image de la femme, avec les fantasmes de beauté primitive, naturelle, de femme soumise. Entre art et érotisme, des images véhiculées par des photographes, dont le cas-limite semble être celui de Lenhert (p. 397), entretiennent non sans violences, l’image de la femme « comme un objet de fantasme et d’érotisme » (p. 367). Violence sous-jacente qui est comme un révélateur d’un autre enjeu, celui de dominer une société en capturant l’image des femmes.
Mais l’étude poussée permet aussi, par-delà les stéréotypes, de saisir les évolutions et la complexité de l’image de la femme photographiée. L’évolution perçue par l’auteure entre 1900 et 1930, relève notamment de « changements de la politique coloniale et de la nouvelle approche ethnologique » (p. 402). En particulier, l’auteure retient les images qui montrent la femme en tant qu’actrice sociale dans les lieux de sociabilité cachée (intérieur, Hammam) ou visibles (marché, cimetière, fontaine) mais aussi dans les rites de passage (mariage) ou dans des activités artisanales (poterie, tissage). L’image de la femme évolue. Si les premiers photographes tentent de fixer, par exemple lors d’un mariage dans le Sud, les scènes qui leur paraissent les plus exotiques, comme le déplacement de la mariée à l’intérieur du palanquin porté par le chameau, les ethnologues tentent quant à eux de décrire la coutume et d’insérer ce qu’ils en voient dans une « interrogation sur le statut de la femme, en commençant en général par un questionnement sur le rôle du mariage» (p. 409).
Chapitre III : Quant à l’étude des photos de la jeunesse, l’auteure montre d’abord que la définition de cette catégorie ne va pas de soi. Mais il semble tout à fait pertinent d’avoir sélectionné cette classe d’âge pour voir les caractéristiques de ces images et leur évolution au cours de la période. D’autant que « la jeunesse maghrébine photographiée devient progressivement un enjeu de la colonisation » (p. 415). Sur le plan quantitatif tout d’abord, l’auteure indique que les enfants sont les sujets les moins représentés (330 photos sur plus de 1200 et souvent accompagnés d’adultes). Ils sont souvent montrés dans des ensembles construits et peu de façon individuelle, en pied ou en portrait, enfermés dans les mêmes stéréotypes qui ont cours (p. 419), « L’enfant est souvent photographié avec des accessoires qui le relie à la communauté. » (p. 420). L’enfant est photographié selon le genre, avec très peu de clichés mixtes.
Dans un premier temps, les filles sont plus représentées mais cette tendance s’inverse dans les années 1920, quand il s’agit de montrer les enfants garçons à l’école. A mettre en parallèle avec l’image que la métropole veut donner de son œuvre de modernisation et avec les besoins d’une main-d’œuvre formée. Autre point intéressant découlant de l’étude quantitative, le constat de « l’absence d’image de mixité ethnique » (p. 428). L’auteure fait un focus sur les photos du Jamboree de 1947, qui a rassemblé à Paris des délégations du monde entier. Malgré la vaste diversité des jeunes présents, les reportages illustrés ne privilégient pas, pour les délégations venus du Maghreb, cet aspect essentiel de la rencontre des scouts. Autre fait social peu représenté : l’enfant métis, presque absent du corpus d’images. Lydie Haine Dalmais montre encore que si l’image de jeunes passifs est dominante, cette image évolue à partir des années 1930. « Cette image de l’enfant actif n’est pas éloignée de l’image propagandiste qui cherche à montrer une colonie productive » (p. 444). Très peu de photos montrent les jeux d’enfant. Mais le montrer n’est pas désintéressé : ainsi des images de groupes mixtes féminins lors d’événements sportifs dans les années 1950 au Maroc, servent de symbole de jeunes femmes modernes et acculturées.
L’auteur démontre que le grand topos de l’image de l’enfant se construit dans le cadre de l’école : imagerie négative des photographes tels que Moulin faisant voir une indigente et « exotique » classe coranique, reconstituée par le photographe-même, que l’auteure compare à des photos de Boushira au Maroc, photographe issu de la communauté juive, qui lui, montre avec sérieux et sobriété une classe réelle de l’école de Fez (p. 448). Là encore, évolution dans les années 1930 : les photos scolaires, arguant de la priorité donnée par la métropole à la scolarisation, servent une propagande et sont largement décalées par rapport à la réalité de la scolarisation qui ne progresse que lentement. L’auteure montre bien que la jeunesse, presque absente des clichés au départ, devenue un enjeu des représentations pour la colonisation, devient également, par symétrie politique, un enjeu pour les mouvements nationalistes qui émergent. L’image des scouts musulmans, ou celle des organisations sportives, corrobore l’analyse de Youcef Fatès qui étudia le processus de politisation des groupements sportifs, et montre l’effervescence, à partir des années 1930, dans et autour des mouvements de jeunesse, marqueurs de l’affirmation politique avec leurs propres producteurs d’images.
Thèse importante de par l’imposant corpus de près de 4000 photos et grâce à la finesse de ses analyses, procédant à des choix pertinents pour sonder de façon plus profonde la réalité de la construction de l’image des femmes ou des jeunes, le travail de Lydie Haine-Dalmais est la démonstration que la photographie peut constituer une source historique à part entière. Pour autant, ni les corpus d’images, ni les objets d’étude, ni la nécessité de croiser cela avec des recherches utilisant d’autres sources, ne sont épuisés. Au contraire, ce travail par son ampleur devient le cadre précieux qui doit permettre des recherches futures, de sonder des aspects moins étudiés ici comme la question de la réception de ces images par les sociétés concernées ou encore l’émergence des producteurs autochtones.
AUTEUR
Anissa BOUAYED