N°22 | 2003 | Pratiques maghrébines de la ville | p. 83-94 | Texte intégral
Women’s space in urban territories. Abstract: In Algeria, female spaces were essentially traditional domestic home spaces, where women reigned over the activities and over the domestic group. The urban public spaces were male spaces. We are nowadays witnessing an evolution in a woman’s condition but also in her relation to the urban space that is being more and more invested by the female population. Domestic space is more and more open to the male although remaining a woman’s privileged territory and the segregation male /female spaces dominant for centuries in the urban milieu is progressively disappearing. This apparent shift however is relative, the relationship of women to space remains strongly delimited and regulated while the public spaces continue to be male territories in spite of a strong female presence which is purely functional. Key words : Urban spaces – Housing – Territories – Women – Algeria. |
Abla ROUAG-DJENIDI : Maître de conférences en psychologie sociale. HDR, directrice du Laboratoire d’analyse des processus sociaux et institutionnels, Département de psychologie, Faculté des sciences humaines, Université Mentouri, Constantine. Algérie
En Algérie à l’heure actuelle, les structures familiales connaissent des mutations profondes et rapides dues à des transformations culturelles, économiques et sociales très importantes. Les pressions des structures économiques et sociales influencent profondément et fortement la famille, qui s’adapte et se transforme dans ses bases et dans les rapports qui régissent sa quotidienneté. L’évolution du taux de scolarisation de la femme, son accession de plus en plus importante à des emplois salariés, le mariage de plus en plus tardif, la diminution de la taille de la famille et du nombre d’enfants, l’ouverture de la femme sur les espaces extérieurs, la femme se substituant de plus en plus à l’homme pour gérer les problèmes qui auparavant relevaient de lui seul, paramètres significatifs de l'évolution socio-économique, sont autant de facteurs qui ont une action sur la restructuration de la famille.
Toutes ces mutations se produisent dans les espaces de la famille, mais aussi dans les espaces de la ville qui ne peuvent être dissociés de la vie familiale.
Espaces de la famille et espaces de la ville sont eux aussi soumis à la dualité moderne/traditionnel. Les espaces d'habitation se présentent sous différentes formes dans les villes algériennes: les maisons traditionnelles des médinas qui constituent une partie importante de l'habitat urbain sont juxtaposées aux bidonvilles et aux logements contemporains des quartiers périphériques, nouvelles banlieues des villes.
Les espaces publics connaissent une évolution analogue à celle de l’habitat : ils vont des tissus anciens hiérarchisés et fonctionnels des médinas (centre-ville ancien) aux espaces sans structuration réelle des grands ensembles.
En milieu urbain, la modification des modèles familiaux traditionnels devrait entraîner une redistribution des rôles au sein des ménages et par conséquent, une redistribution de l'espace. De plus en plus de femmes exercent une activité en dehors de leur domicile et de plus en plus d'hommes s'occupent davantage de leurs enfants et même des tâches ménagères, donc passent davantage de temps à la maison. A titre indicatif, et quoique la proportion de la population active féminine reste la plus faible du Maghreb, elle atteint en Algérie 5% à la fin des années 80, 10% en 1992 et 15% en 1995.
Les territoires traditionnellement attribués à la femme sont les espaces du logement ; cette attribution est intimement liée à son rôle de gardienne du foyer et à sa responsabilité des activités domestiques. La double évolution des espaces d’habitation dans la ville et des rôles et fonctions de la femme dans l’organisation sociale va nécessairement se répercuter sur ses pratiques spatiales. Le passage de l’habitat traditionnel à l’habitat contemporain entraîne une appropriation particulière des espaces domestiques par les femmes, particulièrement lorsque cette évolution se fait parallèlement à des transformations sociales importantes. Ainsi, nous assistons actuellement à une échappée de la femme algérienne hors du logement vers les espaces publics habituellement dévolus à l’homme. Cette apparente mutation dans la distribution des espaces consistant en l’ouverture vers les espaces extérieurs correspond-elle à un changement réel dans l’appropriation des territoires par les femmes, et surtout dans la définition des rôles féminins ? Comment s’opère en réalité le passage de la femme de la ville traditionnelle à la ville contemporaine et le passage des rôles traditionnels de la femme à un statut en apparence plus moderne ? En d’autres termes, comment se fait le changement de la femme vers la modernité, et ce, dans des espaces eux mêmes transformés ?
Nous tentons de livrer ici des observations et une réflexion basées sur des approches de terrain diverses, des enquêtes dont l’objectif était en tout ou partie les territoires de la femme algérienne.
1. La femme et le logement
1.1. La maison traditionnelle
La séparation hommes/femmes s’observait déjà fortement dans la maison traditionnelle algérienne existant depuis plusieurs siècles. Héritée d'un passé arabo-musulman, modelée par la culture turque, la maison traditionnelle comporte un, deux, voire trois niveaux. Fermée par des murs extérieurs sans fenêtres, elle est composée de nombreuses pièces distribuées autour d'un patio central carrelé appelé ouast ed dar, pour le premier niveau. Les étages sont en galeries; on y trouve généralement des loggias. Les fenêtres sont petites, servent à l'aération et à l'éclairage et s'ouvrent généralement sur le patio. Les pièces ne communiquent pas entre elles et sont polyvalentes.
La maison traditionnelle ne comporte pas de salle de bains. Il existe un robinet et des cabinets d’aisance dans le patio. La maison traditionnelle se ferme donc sur l'extérieur et s'ouvre sur l'intérieur qui est l'espace féminin par excellence.
Autrefois chacune de ces maisons était occupée par une seule grande famille. Après l'indépendance du pays en 1962, ces grandes familles se sont divisées et se sont installées ailleurs ; les maisons traditionnelles sont maintenant occupées par plusieurs locataires, ayant chacun comme espace familial une pièce unique.
Occupant donc une seule pièce, la famille en fait un usage polyvalent : à la fois salle de séjour, salle à manger et cuisine le jour, elle devient chambre à coucher la nuit. Le mobilier est léger et peut être facilement déplacé. D'une pièce à une autre, la séparation est plus symbolique que réelle, consistant le jour en un simple rideau, les portes ne se fermant que la nuit. Le patio ou la cour restent d'usage commun. Les femmes y font leur lessive et y préparent les repas en été pour éviter de surchauffer l'unique pièce d'habitation. Les travaux domestiques sont souvent effectués en commun, et les relations s'établissent à l'occasion de l'entraide apportée au cours de ces travaux, des échanges de services, des prêts (de denrées alimentaires, d'ustensiles, voire de vêtements.). Les loisirs sont également souvent partagés dans des espaces communs: broderie, tricot, bavardages, sont des activités que les femmes pratiquent dans ouast ed dar qui attire toutes les femmes de la maison.
C'est à la femme qu'incombent les activités ménagères, qui lui donnent l'impression d'être utile, d'avoir une place sociale. C'est donc la femme qui habite la maison le plus complètement car celle-ci est aussi son espace de travail, le seul que les sociétés traditionnelles lui attribuent.
Dans la maison traditionnelle, la cohabitation est vécue sur le mode de la parenté (on appelle les voisins "ammi", "khali" (mon oncle) ou encore "djeddi" qui signifie grand-père) et crée une intimité très forte chez les occupants de ces habitations.
L'espace de la famille ou du moins des femmes, n'est donc pas seulement la pièce d'habitation, mais aussi la cour ou le patio, et également les autres pièces d'habitation où vivent d'autres familles. Cette interpénétration des espaces n'est pas vécue comme promiscuité, mais comme fraternité, les colocataires des maisons traditionnelles étant généralement d'un milieu social uniforme, ayant tous la même provenance rurale et les mêmes conditions de vie. La misère n'est pas vécue comme honteuse, ni cachée, car elle est partagée et une forte cohésion sociale unit les habitants.
Mais de cette vie sociale, les hommes sont exclus, sortant le matin, ne rentrant que le soir, et par un code implicite, n'ayant pas le droit de partager les espaces féminins. Les femmes peuvent ainsi aller et venir, sans inquiétude, à l'intérieur de la maison, tandis que les hommes évoluent dehors, sur les places publiques, dans les cafés…
A l'extérieur, dans le quartier, la femme continue à adopter les comportements qui ont été les siens pendant longtemps: ne sortant autrefois que pour aller au hammam ou pour de rares visites dans sa famille, elle rase les murs comme pour se confondre avec eux.
1.2. Le logement contemporain des grands ensembles
Les habitants des anciennes maisons traditionnelles ont pour la plupart été relogés dans les nouveaux quartiers périphériques des villes. Maisons tombées en ruine, agrandissement de la famille, division de la famille, et au plan politique une volonté de donner un cadre de vie décent aux populations, sont autant de facteurs à l'origine de ce relogement. La politique de relogement dans les villes a conduit au déplacement des populations des vieux centres urbains, des maisons traditionnelles et des bidonvilles, vers les grands ensembles des nouvelles périphéries.
En effet, après l'indépendance du pays, la politique d'industrialisation a provoqué des déplacements massifs de la population active vers les villes industrielles et a eu pour conséquence une élévation très forte du taux d'urbanisation et l'apparition de grands bidonvilles aux périphéries de ces villes. Des mesures urbanistiques ont été prises à partir de 1975 pour maîtriser ce désordre : c'est la création de grands ensembles (groupes de 400 à 1000 logements) et de Z.H.U.N. (ensembles de plus de 1000 logements).
C'est un habitat collectif généralement de type vertical, en préfabrication lourde qui constitue la majeure partie de ce nouveau parc de logements. Chaque grand ensemble est composé d'un nombre important d'immeubles de plusieurs étages, sans ascenseurs. Les espaces extérieurs rarement aménagés et valorisés, souffrent d'une absence d'infrastructures et de prise en charge, tant par l'Etat que par les habitants eux mêmes. Immenses espaces vides, ils sont souvent investis par les enfants, par des groupes de jeunes, transformés en terrain de jeu, ou en parking, ou encore en place de marché.
Le logement contemporain diffère de la maison traditionnelle: il comporte plusieurs pièces, chacune répondant à une fonction particulière; il est ouvert sur l'extérieur par l'intermédiaire de nombreuses fenêtres et de balcons, et surtout, il est individuel, coupant les habitants de leurs voisins avec qui ils n'ont plus les mêmes possibilités de communication.
Ces nouvelles cités brassent des populations hétérogènes, d’origine diverse mais pour une grande partie défavorisées. Ces logements sont souvent occupés par plusieurs ménages apparentés, phénomène résultant de la crise du logement. Les parents marient leurs fils en les gardant chez eux, et reconstituent donc des familles élargies, dans ces logements conçus comme habitations individuelles. Les familles transposées dans ces nouvelles cités perdent leurs repères spatiaux et sociaux habituels qui sont: la polyvalence de l’espace de vie principal, l’introversion de la demeure et sa fermeture sur l’extérieur, la forte vie communautaire.
Les pratiques nouvelles imposées par le nouveau logement sont basées sur la spécialisation des espaces : à chaque espace est assignée une fonction et une pratique. Certains usages traditionnels ne sont pas prévus dans le logement moderne, comme la préparation de spécialités culinaires traditionnelles (la préparation du couscous ou de la galette par exemple).
Le logement contemporain suppose aussi un réseau relationnel nouveau, à l’intérieur et à l’extérieur du logement. C’est là, un bouleversement total du mode d’habiter et même du mode de vie des habitants: les voisins ne peuvent plus entrer les uns chez les autres à n'importe quel moment de la journée, les portes sont fermées (et ce d'autant plus que l'insécurité est souvent importante dans ces quartiers) et chacun est condamné à rester chez lui.
Une analyse rapide de la vie dans ces grands ensembles montre des relations de voisinage imposées, l'absence de transition entre espaces publics et espaces privés, le manque d’intimité, l'inadaptation des espaces intérieurs du logement, qui sont autant de paramètres traduisant l’exclusion spatiale de ces quartiers en une exclusion sociale.
Ces logements se sont vite révélés inadaptés aux besoins des familles algériennes et surtout ceux de familles de niveau socio-économique défavorisé, de niveau d’instruction bas vivant en familles élargies de plus de 10 membres, constituées en plusieurs ménages ; généralement ils proviennent de maisons traditionnelles ou de bidonvilles; dans ces familles, de mode de vie plutôt conservateur, les habitudes spatiales traditionnelles restent présentes. La division habituelle hommes/femmes régit toute la vie de ces habitants: les hommes restent dehors dans la journée faisant du logement un lieu féminin. Les repas sont pris selon cette distinction hommes/femmes, ainsi que beaucoup d'autres activités. (Rouag-Djenidi, 1998)
Ce n'est que dans les familles modernes, de niveau socioculturel élevé, vivant en famille nucléaire, que l'intimité familiale existe et que la ségrégation sexuelle disparaît.
Les femmes, gardiennes traditionnelles de la maison et des tâches domestiques, organisent leurs activités en fonction des nouveaux espaces qui perturbent les habitudes spatiales héritées des ancêtres. La lessive dans la gassâa (récipient en cuivre) traditionnelle ne peut pas être faite dans la salle de bain, inadaptée et trop petite: on la fait donc dans la loggia, dans le hall, parfois dans la cage d'escalier. La cuisine ne correspond pas non plus aux habitudes de ces femmes. Les activités que suppose cet espace doivent se faire dans la position debout : or, la femme algérienne préfère s'asseoir par terre et accomplir ses tâches dans cette position. Là aussi, lorsque l'espace ou l'agencement de la cuisine ne le permet pas, certaines activités se font dans d’autres lieux. La préparation de la galette, qui se fait quotidiennement dans ces familles, s’effectue, selon les saisons, dans la loggia, dans le hall, et même parfois dans une chambre de la maison.
L'aménagement de l'appartement se fait souvent sur le mode traditionnel. Une pièce sert de séjour polyvalent : parfois, c'est l'une des chambres, d'autres fois, c'est le séjour lui-même qui est meublé et organisé comme la pièce unique de la maison traditionnelle : matelas à même le sol ou sur des banquettes en bois, petite table basse au milieu qui peut être déplacée selon les activités. Cette pièce sert à de multiples usages: le jour, elle est séjour, sert à la prise des repas, à faire la sieste, à regarder la TV, à recevoir les invités; les enfants y font leurs devoirs, y jouent. Elle permet le regroupement de toute la famille. Le soir, elle se transforme en chambre et on y fait dormir par exemple tous les enfants de la maisonnée qui ne disposent que rarement d'une chambre particulière.
La femme continue à passer beaucoup de temps à la maison : ce sont les espaces domestiques qui sont ses espaces privilégiés c'est-à-dire la cuisine et ses prolongements, et le séjour (ou la pièce polyvalente). Les tâches domestiques restent des tâches féminines, malgré l'évolution du statut de la femme algérienne: elles sont vécues comme des devoirs et des droits. La femme algérienne se fait un devoir de garder sa maison propre et rangée, prête à accueillir les hôtes à n'importe quel moment (Bekkar, R., Boumaza, N. et Pinson, D., 1999). Elle peut être assistée en cela par son époux, ses enfants ou d’autres personnes, mais la responsabilité lui en incombe toujours.
Pour accomplir ces tâches, même le costume est adapté : la femme algérienne, même la plus moderne, revêt généralement le vêtement traditionnel une fois rentrée chez elle: c'est à Constantine, la gandoura, dans laquelle la femme est à l'aise pour vaquer à ses occupations, faire son ménage et préparer les repas, qui constitue l'uniforme féminin, signe de respect et de persistance des traditions.
Le logement reste ainsi le territoire de la femme, son domaine sur lequel elle règne et qu’elle marque de son emprise par les tâches qu’elle y accomplit et par lesquelles elle manifeste sa domination et son contrôle sur l’espace domestique et son autorité sur le groupe domestique.
2. La femme et le quartier
La femme est donc souvent à l'intérieur de l'appartement, c'est elle qui l'occupe totalement. Cependant elle a de plus en plus maintenant l'opportunité d'aller vers l'extérieur.
L'extérieur, c'est la cité, le quartier, l'immeuble, la maison même. L'extérieur est d'abord représenté par le voisinage. Dans le grand ensemble, ce voisinage diffère de celui que l’on avait dans la maison traditionnelle ou dans le bidonville.
Dans la maison traditionnelle et le bidonville, le voisinage pour les femmes était avant tout représenté par les occupants de la même maison, puis par extension, par les occupants des maisons voisines. Si on partageait avec les voisins occupant la même maison une cohabitation étroite et une forte vie communautaire, les voisins vivant dans la maison adjacente étaient déjà considérés comme plus éloignés et on n’avait avec eux que des rapports d’entraide et de solidarité, mais pas d’intimité. Les hommes, plus ouverts sur l’extérieur, avaient plus tendance à entretenir des relations avec les voisins des alentours. (Rouag-Djenidi, A., 1998)
Les espaces extérieurs étaient des espaces masculins, les femmes ne faisaient qu’y passer, de la manière la plus discrète possible car pouvant être connues et reconnues par tous les habitants du quartier et déconsidérées à cause de leur présence dehors.
Dans le grand ensemble, les choses se passent différemment. En effet, les niveaux de vie et les modes de vie ne sont pas homogènes dans les nouveaux quartiers, comme ils l'étaient dans la maison traditionnelle de la médina ou dans le bidonville. Les habitants de niveau socioculturel élevé ont peu de relations de voisinage et lorsqu'ils en ont, ces relations se font avec les habitants de la même catégorie sociale. Ces habitants préfèrent se replier sur leur intimité domestique, qui regroupe leur petite famille. Les voisins représentent une promiscuité dont ils ne veulent pas, lui préférant le repli sur leur intimité domestique.
Par contre les habitants de niveau socioéconomique bas ou moyen ont deux types de comportements : soit, ils entretiennent des relations avec les voisins, et dans ce cas, les rapports de voisinage impliquent toute la famille, la vie communautaire l'emportant sur l'intimité familiale. Le voisinage est conçu dans ces cas comme faisant partie de la vie de famille. Nous assistons dans ces cas là aux mêmes types d'échanges que dans la maison traditionnelle et le bidonville, et souvent, la cage d'escalier se substitue à la cour de l'habitat traditionnel.
Le deuxième cas de figure nous présente des habitants de cette catégorie démunie qui ont peu de relations de voisinage. Ces habitants regrettent fortement leur vie communautaire liée à leur habitation précédente, et la structuration des grands ensembles ne facilitant pas ce type de sociabilité, nous assistons actuellement à un quasi-cloisonnement de ces habitants chez eux. La proximité dont ils ont besoin n'est pas satisfaite dans ces espaces ne permettant pas la vie en communauté, et ils préfèrent donc se replier dans leur logement. A ce moment là, les seuls rapports de voisinage qui persistent sont aussi conçus sur le modèle de la maison traditionnelle: relations de type pragmatique, c'est le prêt d'ustensiles de cuisines ou de denrées alimentaires, ou l'entraide lors d'évènements importants (mariage, fêtes, décès…) qui en sont les éléments les plus importants. (Rouag-Djenidi, A., 1998)
Ces relations de voisinage ont lieu dans les espaces de proximité: cages d'escaliers, environs immédiats des immeubles, et même à travers les balcons et les loggias. Elles sont plutôt le fait des femmes, les hommes ayant ici aussi une définition plus extérieure du voisinage. Le voisinage dans le grand ensemble perd donc le sens qu’il avait dans des groupes sociaux plus simples, plus homogènes et plus cohérents constitués dans le quartier traditionnel et dans le bidonville. Il représente toutefois une possibilité d’ouverture de l’espace féminin sur autrui.
A l’extérieur, dans le quartier, les femmes n'investissent pas réellement les espaces publics, où elles ne font souvent que passer, discrètement, comme elles passaient dans le quartier de la médina. Aucun espace n'est conçu pour elles: pas de jardins, pas d'aires de jeux, pas de bancs pour les accueillir. De plus, dans la cité, tout le monde les connaît, et là réapparaissent les normes de horma et de pudeur qui régissaient leurs déplacements dans le quartier traditionnel. Elles ne sortent donc dans la cité que si elles se sentent obligées, pour aller parfois vers des structures médicales, ou d'autres fois dans les commerces, lorsqu'il n'y a pas d'enfants disponibles pour aller faire les menues courses à leur place. Les quartiers périphériques, sensés proposer aux habitants toutes les commodités, telles que commerces, loisirs, services administratifs… ne sont pourvus en réalité que de très peu d'infrastructures, et notamment en ce qui concerne les magasins. Or, les achats sont le but de nombreux déplacements pour les femmes. En quartier périphérique, l'offre commerciale implique des comportements d'achat particuliers. Il existe généralement de petits commerces de quartier: pas de marchés à légumes, pas de supermarchés qui permettraient aux ménagères de faire des achats groupés, mais seulement des petits commerçants chez qui les prix pratiqués et la diversité des marchandises appellent seulement aux courses quotidiennes (pain, lait…). Ce type de commerces n’appelle donc pas les femmes à les fréquenter, c’est pourquoi les sorties féminines dans les cités restent rapides et fugitives.
C'est le centre-ville qui constitue un pôle fortement attractif en tant que centre commercial, en raison de la diversité des produits qui y sont disponibles. Les achats exceptionnels et de luxe sont faits au centre-ville ainsi que les achats groupés qui sont réalisés avec l'aide de l'époux ou de l'un des enfants, ou dans la plupart des cas par la femme seule qui ne dispose souvent même pas de voiture particulière pour transporter ses courses.
Une autre cause de sorties pour les femmes est le climat : en été, les grosses chaleurs poussent des groupes de femmes, de jeunes filles, des familles entières à l’extérieur, pour y chercher un peu de fraîcheur. Ces sorties dans la cité peuvent être l'occasion de rencontres avec des voisines, avec des amies, le support d'une sociabilité pas toujours avouée, mais qui organise des relations dans le quartier. Ces rencontres constituent les premières tentatives de relations sociales au delà de l’immeuble d’habitation, et édifient les premiers repères d’un ancrage et d’un attachement progressif au grand ensemble jusque là dépourvu de sens social.
3. Les femmes en ville
Traditionnellement en Algérie, les espaces publics urbains sont des espaces masculins, les espaces féminins étant essentiellement les espaces domestiques. Depuis quelques décennies, cette situation a considérablement changé, et continue encore à évoluer de nos jours. L’ouverture aux femmes du monde du travail, l’évolution de la scolarisation féminine, l’économie de marché… ont en effet transformé la condition de la femme mais également sa relation à l’espace urbain lequel est de plus en plus investi par la population féminine. La ségrégation espaces masculins/espaces féminins qui a été prépondérante pendant des siècles en milieu urbain est en train de disparaître progressivement. De nombreux espaces qui, autrefois, étaient réservés aux hommes deviennent actuellement les lieux d’une mixité réelle, et même des espaces féminins. C’est le cas des marchés et des souks, des centres culturels…. auparavant investis uniquement par les hommes et les enfants.
Les femmes ont donc conquis, petit à petit, les espaces publics qui autrefois étaient strictement réservés aux hommes. C'est à la femme qu'incombe maintenant la corvée du "couffin" autrefois corvée masculine: les femmes vont investir tous les commerces liés à l'alimentation et aux activités domestiques. C'est toujours au centre-ville que les femmes préfèrent faire leurs achats. C'est également à la femme qu'incombe la prise en charge des enfants : leurs soins, leur scolarité et toutes les obligations liées comme leur habillement et même leurs loisirs…
Chose nouvelle, c'est petit à petit à la femme que reviennent les démarches administratives d'ordre divers auprès des services sociaux, des banques, des postes, des mairies….
Cet investissement des espaces extérieurs démontre une participation plus grande des femmes dans la vie sociale, ainsi qu’une implication plus importante dans les affaires familiales qui auparavant étaient uniquement du ressort des hommes. Cette évolution dénote donc une transformation sociétale réelle, où l’investissement des espaces extérieurs par les femmes exprime une prise de responsabilités, et révèle une participation plus importante à la vie économique de la famille et également de la ville. La femme sort maintenant plus souvent aussi pour ses loisirs : théâtres, centres culturels, centres d'exposition… sont de plus en plus fréquentés par les femmes.
L'organisation temporelle des sorties est variable: certaines se font pendant la semaine, lorsque les enfants sont à l'école, d'autres occasionnelles ou exceptionnelles se font au contraire le week-end. Toutes les catégories de femmes connaissent cette libération par rapport aux espaces extérieurs, et pas seulement les femmes âgées comme c'était le cas il y a quelques dizaines d'années, ou les femmes qui travaillent, par opposition aux femmes au foyer, comme on pourrait le penser. Quelques exceptions persistent encore: jeunes femmes sous l'autorité d'une belle mère dominatrice ou d'un mari soucieux de préserver ses prérogatives d'homme et qui n'arrivent pas encore à élargir leur territoire aux espaces extérieurs. Cette émancipation de la femme signifie t elle l'abandon des normes et des valeurs qui ont constitué pendant longtemps les fondements de la société algérienne ?
Une observation fine des comportements féminins nous montre qu’en réalité, les activités de la femme ont évolué, se sont transformées, sous l'influence de facteurs sociaux divers, mais les attitudes coutumières persistent: les espaces publics sont investis par les femmes dans la mesure où ils sont le support d'activités, commerciales ou autres, et non pas comme pour les hommes, le support de relations. Les femmes se contentent de passer dans une rue et ne s'y arrêtent que pour saluer quelqu'un ou pour acheter quelque chose: la rue garde pour elle un usage marchand, et dans une proportion moindre un rapport de sociabilité. L'homme continue à occuper la rue sans raison objective, à y flâner, pour y établir des relations nouvelles, ou y rencontrer des connaissances. La femme conserve avec la rue une relation fonctionnelle, surtout utilitaire et ne transgresse nulle part le rôle social qui lui est imparti. Cette relation s'inscrit dans un espace temps déterminé; la nuit ne verra aucune femme dans les rues.
Quelques rares espaces publics restent cependant complètement interdits aux femmes: quartiers connus pour leur insécurité où ne passent que les riveraines, où pour leur proximité avec des lieux masculins (maisons closes…) et surtout cafés dont la fréquentation demeure uniquement masculine.
Conclusion
L’ouverture des femmes sur les espaces extérieurs, remplacent progressivement l’homme dans la gestion des affaires familiales lesquelles auparavant relevaient uniquement de lui, est le phénomène le plus important dans la relation de la femme à l'espace urbain.
La modification des modèles familiaux traditionnels a en effet entraîné une redistribution des rôles au sein des ménages, et par conséquent, une redistribution de l'espace.
C'est ainsi que l'investissement habituel des espaces sous la forme d'une ségrégation très forte entre les espaces masculins et les espaces féminins tend à se transformer. La mixité des espaces apparaît, et même un retournement dans l'investissement des espaces dans certains cas. Les femmes ne sont plus complètement exclues des espaces extérieurs, de même que les hommes ne sont plus écartés des espaces domestiques et des tâches qui leur sont assignés.
Cependant, ce retournement reste tout à fait relatif, le rapport de la femme à l'espace demeurant fortement balisé, réglementé. C'est un rapport discipliné, orienté par l'esprit de la tradition. La femme reste maîtresse de la maison, où sa dominance s'exerce sur l'espace mais aussi sur toute l'organisation de la vie domestique, et des personnes qui la composent. Les espaces extérieurs ne sont pas réellement appropriés par les femmes dans la mesure où elles n'y ont pas de véritable liberté: elles restent soumises dans ces espaces à des contraintes liées au moule culturel qui leur impose des conduites particulières, visant à montrer qu'elles sont femmes et qu'elles respectent leur statut de femmes. Les espaces publics, malgré une apparente fréquentation féminine, restent des espaces masculins, dans la mesure où ce sont les hommes qui s’y sentent réellement à l'aise, sans contraintes, et y exercent leur contrôle sur les femmes. Cette utilisation des espaces privés et publics montre que malgré une évolution certaine du statut de la femme, c'est surtout le type d'activités qu'elle exerce qui a changé: les valeurs auxquelles elle obéit restent pour une large part les valeurs ancestrales qui ont guidé ses aïeules. Les profondes mutations culturelles vécues par l'Algérie n'affectent donc pas ou très peu le système de valeur sociétal.
Bibliographie
Bekkar, R., Boumaza, N. et Pinson, D. : Familles maghrébines en France, l’épreuve de la ville.- Paris, éd PUF, 1999.
Cote, M. : L'Algérie ou l'espace retourné.- Paris, Flammarion, 1988.
Kaufman, J.C. : Le repli domestique.- Rennes, éd. I.A.R.H.E.H, Université de Haute Bretagne, 1985.
Rouag-Djenidi, A. : Appropriation de l’espace : Habitat dans les grands ensembles à Constantine.- Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1998.