Analyse historisante du thésaurus Sana’a-Gharnata

Abdelkader Salim EL HASSAR (Auteur)
13 – 26
Patrimoine musical et arts de pratiques en Algérie
N° 106 — Vol. 28 — 31/12/2024

L’histoire, la langue, la religion et l’art ont été dans le Maghreb et l’Andalousie, au centre de profondes préoccupations humanistes. Les valeurs d’une culture originale ont façonné ce qu'on peut appeler, l’« esprit maghrébin-andalou » avec ses mobilités culturelles et artistiques et une identité, elle-même, faite de grande diversité. Cette culture  concentre un vaste panorama de la création poétique, dont des patrimoines communs nés du fait des rapports, des liens et des ramifications durant des siècles à l’intérieur des deux espaces.

La science, l’art, la musique ont été pendant des siècles dans la région, les points de convergence des rapports culturels communautaires. En effet, dans l'univers culturel maghrébin, l’art musical a occupé une place privilégiée et les traditions de cette musique existaient déjà au Maghreb, aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, avant la chute de Grenade en 1492 ; ce qui est établi par les œuvres de poètes contemporains à Ziryeb[1].

Aussi, il est difficile d'admettre que cette musique, dégageant partout des liens à travers le Maghreb, où la tradition s'est maintenue et enrichie, nous est parvenue par le biais des Andalous de la Reconquista, en 1492, ou des Morisques, convertis par force au christianisme.

Nous nous interrogeons alors sur le plan des arts, et en particulier, celui de la musique Sana’a-Gharnata : à quelle genèse pourrait-on relier ce patrimoine musical ? Quels liens entretenait l'ancienne capitale zianide, Tlemcen, avec sa sœur jumelle Grenade, dernier bastion fort des Musulmans en Andalousie ?

Après Cordoue, cette musique a trouvé foyer en même temps à Tlemcen et à Grenade et cela, bien avant la Reconquista, en 1492. Comment expliquer alors que des poésies d'auteurs de Zajel, du nouveau classicisme des lettres arabes, plus loin encore dans le temps du Beldi ont trouvé, bien plus tard encore, place dans le corpus littéraire de cette musique à textes ?

L’histoire de cette musique n’a-t-elle pas besoin d'être revue entièrement et dépouillée de ces anachronismes ? Ce sont là quelques questionnements auxquels nous tenterons d’y répondre dans le déroulé de cette contribution, que nous consacrons à ce domaine de l’art portant essentiellement sur la connaissance de l’art poético-musical dit Sana’a-Gharnata, héritage de Tlemcen, sa mère patrie, enfin son évolution depuis Ziryeb Ibn Nafi (IXe).

Par ailleurs, nous projetons l’hypothèse que la poétique de l’oralité chantée, née en dehors du traditionalisme de la littérature arabe, celui des élites, regardée toujours comme la plus noble, est fondée en partie sur la mémoire commune et ses richesses historiques au Maghreb. Le cadre historique est essentiel afin de mettre en évidence l’évolution de sa production et les conditions de son écriture, en tant que lieu de mémoire et lieu du temps. C’est dans le contexte de la civilisation en Andalousie et au Maghreb que nous placerons les origines de cette musique. Notre présentation a, surtout, pour souci de replacer cette musique dans son contexte historique avec ses strates superposées où se mêlent traditions
et styles périphériques, arborescences plurielles de créativité littéraire et musicale. Dans une démarche analytique ethno-historique et littéraire, nous expliquerons que cette musique ne se réduit pas à un évènement unique, celui de Ziryeb et que sa trajectoire couvre plus d’un millénaire d’âge. Pour ce faire, nous nous sommes intéressés aux auteurs et maîtres producteurs qui ont, au fil des siècles, influencé son héritage, y laissant des apports de teintes nouvelles et de proximités régionales, enrichissant jusqu’à aujourd'hui de leurs traces lisibles son vaste répertoire.

Ce travail, nous l’avons voulu à la fois historique sur la base d’une approche analytique historisante. Cette musique fut pendant des siècles en perpétuelle mutation. Le patrimoine légué par cette musique a sa plus haute importance dans l’histoire de l’art et de la culture de la région, au même titre que les autres ornements qui ont façonné le goût, l’esprit, enfin, la mentalité des habitants dans ce qu’on peut appeler l’identité-singularité maghrébine ou maghrébinité, un des facteurs d’unité porteur d'un héritage de valeurs, de savoirs et de création.

L’influence de l’Andalousie : harmonies occidentales et nuances arabes

L’art musical dit « Andalou », d’un riche thésaurus est un livre ouvert sur une des plus grandes bibliothèques de la littérature poétique et musicale en Algérie et au Maghreb. Cette musique qui défie les siècles constitue à ce jour encore le témoignage d’un temps et d’une histoire au cours de laquelle s’est métamorphosé un esprit, un goût et une esthétique. La vieille cité de Tlemcen, depuis Agadir des Banou Khazar a vécu côte à côte avec l’Andalousie depuis sa conquête, en 711. C’est l’Andalousie perdue, mais aussi le lieu retrouvé dont on continue à cultiver l’héritage après sa chute définitive en 1492, dans tout le Maghreb.

Trois dates paraissent avoir particulièrement marqué les étapes caractéristiques d’évolution de cet art :

  • L’avènement de Ali ibn Nafi’e dit Ziryeb (789-853), figure principale de l’histoire de la musique arabo andalouse, qui aurait introduit le système de la Nouba (séance). Un système qui désigne les compositions lyrico-musicales à la fois de poésie, de mélodie
    et de contrastes de rythmes. Les œuvres de cette période ont la forme monodique. Ziryeb introduisit en terre ibérique le Oud, luth arabe qui était alors, par excellence, un instrument de virtuosité
    et d’expression, y ajoutant une cinquième corde, conférant au jeu une qualité d’expression incomparable et inimitable (une cinquième corde rouge intermédiaire, l’âme du corps) (Foulon et Du Mesnil, 2009,  p. 144).

Ziryeb, pur produit de l'école orientale, a marqué l’histoire des arts et des lettres, en Andalousie et un peu partout dans le monde. Il viendra apprendre le raffinement de la cour abbasside aux andalous, encouragé par l’idéologie omeyyade qui voulait se mettre en place en tant que constitution califale. Au décès de Ziryeb, ses disciples ont été envoyées au palais pour poursuivre l’enseignement et l’œuvre de leur maître. Ibn Khaldoun nous apprend, au XIVe siècle, que « l’art musical de Ziryeb laissé en héritage en Andalousie se perpétue encore » (Ibn Khaldoun, 2022, p. 155).

L’anthologiste berbère de langue arabe, Ahmed Tifachi
(1184-1253), auteur du traité de musique intitulé Moutaat al'asma'a fi ilm es'sama'a (Le plaisir des sons dans la science de l’audition) affirme que Ziryeb n’est pas le modèle unique de la musique arabe en Andalousie. Il figure parmi une pléiade de musiciens ayant façonné, tour à tour, le cours de cette musique, parmi lesquels figure Ibn Baja, qui serait le créateur du Zadjel. Selon Tifachi : « Dans les temps anciens, le chant des populations d’Al-Andalous relevait soit du style des chrétiens, soit du style d’Al-Huda ou du Sawt. Deux corpus incompatibles se faisaient face » (Poché, 1995, p. 367). De ces pratiques, et du fait des métissages, une nouvelle culture poético-musicale va se cristalliser. En cette période vivait également en Andalousie, à Cordoue, un autre poète-musicien du nom d’Abbès Ibn Firnas (810-887), qui aurait appris et enseigné le répertoire des chansons léguées par Ziryeb.

Le répertoire lyrique, sous différents corps ou divisions d’un système rigoureux avec pour arbitre suprême l’oreille, conditionné par la littérature, voire également son harmonie avec les textes, était composé initialement sur la Qaçida avec ses règles métriques et structurelles de la grandiloquence littéraire qui caractérise l’ode antique aux allures de grammaire parfaite ; I’râb (grammaire),
le Tanwin (vocalise), etc., puis à partir du XIIe siècle, sur la poésie à rime libre, le Mouwaschah des chansonniers de la musique savante. Le Mouwaschah, de forme beaucoup plus souple, se composant d'un nombre restreint de strophes (4 à 10) avec des Dawr ou Adwar de plusieurs vers à 2, 3 ou 4 tronçons, dont les rimes plates ou croisées varient d'une stance à l'autre, et un Qofl d'un ou deux vers[2], était considéré, jusqu’au XIIe siècle, comme un art mineur, étranger à la tradition arabe. D’inspiration libre,
il recourait à des maîtres rares, à la multiplication des rimes, et à l’usage de la langue populaire pratiquée en Andalousie et de la langue romane pour la Khardja. Un des premiers livres consacrés à cette nouvelle production poétique est Nouzhatou al-anfous wa rawdat at-ta’annous fi tawschih ahl al-Andalous[3], de Ibn Sâd
al-Khayr al-Balansi (1116-1175). Le poète Muqaddam ibn Mu'afa' al-Qabri est, avec Cubâda al-Qazzaz, poète à la cour
d’el Mou’etassim Ibn Sumadih (m. 1091), à l'origine de ce type oriental de poésie musicale appelée Mouwaschah[4], ayant constitué le fond des pièces de son recueil lyrique, à sa création.

  • La chute du califat omeyyade de Cordoue, au XIIIe siècle, suivie de Séville, a provoqué le départ en l’exil d’immigrants importants au pays du Maghreb[5]. Les chroniqueurs relèvent que le roi zianide Yaghmoracen ben Zian a favorisé l’installation dans sa capitale, après la chute du califat omeyyade de Cordoue et de Séville, au XIIIe siècle, de près de cinquante mille andalous, ce qui lui donna une impulsion remarquable à différents domaines des arts et des sciences. Ces Andalous eurent un rôle important dans la gestion des affaires de l’Etat zianide, occupant souvent la place de secrétaires de chancellerie, de préposés aux finances et de vizirs, exerçant un rôle prépondérant à cause de leur culture et de leur valeur intellectuelle, à l’instar de Mohamed ben Khettab
    al-Ghafiki, Ibn Waddah, Abou Bekr Ibn El Khettab, Mellah,
    Ibn Khaldoun, al-Qaissi, etc.

Le prestige culturel de la vieille cité des zianide Tlemcen allait évoluer dans de nombreux domaines des arts, de la philosophie
et des sciences, créant une nouvelle ère. L’ancienne capitale zianide était devenue un foyer de fécondité, de rayonnement de l’art musical andalou. Elle est l’œuvre des grands littérateurs : Mohamed Ibn Khamis (1252-1309), Abou Mohamed ibn Benna (XIVe siècle), Abou Abdellah ibn Hadjam, Abi Djamaa Talalissi (1333-1365), Abou Abdellah al-Qaïçi Tighri al-Andaloussi (XIVe siècle), Abou Hammou Moussa II (1324-1389), Said al-Mandassi (1583-1677), Ahmed Bentriqui (1650-1750), M’barek Bouletbag (m. en 1760), Mohamed Ben M’saîb (m. en 1768), Boumédiène Bensahla (m. en 1790), Mohamed Bendebbah, Ahmed ben Antar, Mohamed Touati, etc.

3) La chute de Grenade en 1492, a constitué un des derniers moments du repli massif des habitants de la vieille capitale nasride vers les villes du Magheb : Fès, Tlemcen, Tunis, etc., y apportant du nouveau de ce qui existait du beau génie poétique et musical de l’héritage de cette dernière capitale de l’Andalousie musulmane où la production artistique fut très grande. Le destin des relations avec l’Andalousie fit aussi que Tlemcen accueillit lors de l'inquisition des rois catholiques d’Espagne, de la reconquista de 1492, un grand nombre de familles juives et musulmanes. Évoquant l’exil d’un des derniers Abencerrages et de sa famille, le chroniqueur tlemcenien Ahmed al-Maqqari (1577-1632), note dans son Nefh
et tib
(Exhalaisons) :

« Le sultan Abou Abdallah Ben Saad, connu sous le nom de Zagual, le sultan de Gharnata a jeté l’ancre à Tlemcen et ses descendants se trouvent sous le nom de Ben Sultan al-cs ». (El Hassar, 2004, p. 289).

Ces liens entre Grenade et Tlemcen sont attestés dans l’ouvrage de morale politique intitulé Wasitatou al-suluk fi siyasati al-muluk (Chapelet des perles ou le meilleur comportement politique des rois), laissé par le roi zianide, né et élevé à l’Alhambra,
Abu Hammou Moussa II (1359-1389), à son fils et héritier présomptif Abu Tachfin II (1389-1393). Il lui recommande aide
et assistance militaire aux rois nasrides de Grenade contre les menaces engendrées par les rois de Castille et dont l’arrière grand oncle, Abdelmalik, fils de Yaghmoracen ben Ziane (1236-1282), au service de la dynastie nasride, donna toute sa mesure en tant que guerrier très habile, au cours des incursions en terre castillane.
Une bonne partie des descendants zianides trouvera refuge à Grenade lors des révoltes de palais dont l’agora zianide, le Méchouar, fut le théâtre à la prise de leur pouvoir au Maghreb mitan. De grands noms de savants s’honoraient de leur double ascendance grenado-tlemcenienne. Il est cité ; Mahieddine Ibn Arabi (1165-1240), Lissan eddine Ibn Khatib (Loja 1313 ;
Fès 1374), al-Qaïssi Tighri al-andaloussi (m. en 1389),
Abi Djamaa Talalissi (1333-1365), Ibn Khamis (1252-1308) et d’autres noms encore.

Avec Grenade, Tlemcen partageait de nombreuses traditions
et de la même manière, voire, à titre d'exemple, les Miladiyate[6] organisées chaque année à l’occasion de la fête de la Nativité du prophète de l’Islam. Ces relations ont certes, au moyen-âge arabe, contribué à l’évidence, à faire émerger entre les deux cités un art poétique et musical à part du nom de Gharnata, en hommage à Grenade, berceau qui traduit l’identité particulière de l’héritage musical de l’école classique algéro-grenadine avec plus tard ses différents indices de styles.

Référent spatial et lieux d'écriture : des registres symboliques

Après avoir marqué à grands traits les reliefs de ce sol si riche et si varié, nous nous arrêterons à la description aux registres d’écriture de cette musique. Parmi le legs le plus ancien, nous comptons d’abord de nombreux apports de poètes de l’époque classique, nous reconnaîtrons entre autres textes ceux des grands poètes classiques arabes ; Abou Nouwas (757-815), Ishak
al-Mawssili (767-850), etc., modulés en chants, comme poésies musicalisées entrées dans la tradition andalouse. C’est peut-être là l’héritage le plus ancien datant de l’époque de Ibn Nafi dit Ziryeb. Dans le répertoire poétique de la Sana’a-Gharnata, la Qâçida ancienne côtoie les formes populaires appelées soit Mouwaschah, zajel ou zajel-Haouzi. Parmi les auteurs les plus réputés de ces registres nous citerons, pour le zajel, Abou bakr ibn Guzman (1078-1160), Abou l-Hacène Sahl ibn Malek (1164-1242), Ibn Baja (1080-1138), Mohamed ben Al-Haddad al-Wad-Achi
(1030-1087), etc. Saïd al-Mandassi (1583-1677) et Ahmed ben Triqui (1650-1750) viendront au fur et à mesure des siècles compléter son odyssée. Á propos du zajel, l’historien Abdederrahmane Ibn Khaldoun écrit :

« Dans ce genre de poésie, ils ont produit des pièces admirables, et l’expression des idées y est aussi parfaite que leur langage corrompu le permet. Le premier qui se distingua dans cette voie fut Abû bakr ibn Kuzmân. Il est vrai qu’avant lui, on avait récité des ballades en Espagne, mais la douceur du style, la manière élégante dont on y énonçait ses pensées et la beauté dont ce genre de composition était susceptible ne furent appréciées qu’au temps du poète. Il vivait sous les Almoravides et tenait, sans contredit la première place parmi les compositeurs de ballades. Quant à ses zajels, dit Ibn Saïd (mort en 1274), je les ai entendu plus souvent à Baghdad que dans les villes d’Occident ». (Ibn Khaldoun, 1998, p. 254).

Après le Zajel, le nouveau style citadin du terroir dit originellement Beldi appartient à cette seconde partie de la renaissance de la musique andalouse dont la limite peut-être reculée jusqu’au XVIIIe siècle. À ce moment, cet art a commencé par se déployer avec de nouvelles productions. Zajel et Beldi-Haouzi, vestiges du patrimoine classique popularisé, ce sont deux moments poétiques et musicaux précieux, d’intensité populaire ayant marqué une évolution dans l’histoire de la langue arabe, dans le Maghreb, y compris l’Andalousie. Le premier est intervenu vers le Xe siècle, le second, vers le XVe siècle, et cela, avec l’incursion de l’esprit populaire dans la poétique musicale arabe, au Maghreb. Fruit d'une civilisation, ce genre est né avec les nouvelles mœurs. On a actuellement sauvé la liste d’une trentaine de poètes seulement répartis depuis le début du XVIe siècle et ayant rempli une période importante de la littérature cumulant, le plus souvent, les deux arts poétiques du Zajel et du Beldi. Sur le plan musical, l’on reconnaît certains d’entre eux qui étaient musiciens et écrivaient la musique sur laquelle ils chantaient leurs compositions en empruntant au génie artistique de l’art andalou. 

Dans Al-muwaschahate oua–l-azdjal, Djelloul Yellès
et Amokrane al-Hafnaoui, (1975), évoquent des poètes et lettrés (Oudaba) algériens qui ont laissé de nombreux Mouwaschah ayant figuré dans le corpus des textes entrés dans le chant tels Ibn Khalaf, Ibn Kharaz al-Bidjaï, Ali ibn Zeîtouni (poète du Maghreb central), Ibrahim ibn al-Hari, Ibn Malih al-Tabib, et d'autres encore. L'historien Mohamed ben Aâmrou Temmar cite, pour sa part, un bouquet de grands poètes qui se sont distingués dans le Mouwaschah, dont Abi Ali hassan ben al-Fakkoun Al-qoçantini, Mohamed al-Arissi, Shams eddine Mohamed ben Afif eddine Tilimsani, connu sous le nom de Chab eddharif,
Abi Djama’a Talalissi, etc. L’état des apports à l'enrichissement de cette musique nous permet de faire l'état des lieux de cette musique à travers les poètes dont les œuvres ont été stylisées musicalement avec le constat que nous pouvons faire, celui d’une musique totalement renouvelée depuis le XIIe siècle à partir de textes poétiques inspirés de l’élan nouveau du zajel qui a remplacé le Mouwaschah enfin le zajel-Beldi.

La délimitation des formes poétiques et populaires Mouwaschah, Zajel, Beldi-Haouzi réside dans le cheminement libre et passionnel, d’une même langue et de son évolution. Les poètes-musiciens fondateurs ont ainsi démontré que la langue parlée du peuple était susceptible de poésie et par là, capable d’exprimer des sentiments et des passions. Ce sont des étapes linguistiques qui, à chaque fois, réconciliaient le peuple avec le même art classique, l’enrichissant enfin, l’appelant souvent aussi, au stade de son évolution, à se transformer. C’est ce que signalent, naturellement, Ahmed Tifachi ou encore Ibn Bajja (Avempace) (1085-1138). Une fois popularisée en dehors des palais et des cours royales, elle sera influencée inconsciemment par les traditions berbères autochtones, d’où son essence culturelle et artistique en tant qu’art maghrébin étonnement revivifié au cours des siècles. 

Les valeurs d’une identité originale : l’esprit maghrébin

En Algérie comme dans tout le Maghreb, la Sana’a-Gharnata est liée à la cité. La convergence entre la musique et la poétique eut pour résultat, en marge de l’art musical andalou, la naissance d’un fonds commun permanent, d’une belle fresque lyrique, avec des rameaux qui se sont enchaînés, les uns aux autres, selon un découpage régional de styles, donnant lieu à un florilège de chants typiques consignés dans des manuscrits. Cet art nettement maghrébin, a connu la plus magistrale période de son essor du XVe au XIXe siècle, pendant la période ottomane en Algérie. Avec autant de formes d’expression culturelle et artistique, cet art constitue ainsi, un des plus admirables répertoires musicaux, des terroirs algériens. De l’identité maghrébine, il est tentant de la chercher du côté non seulement de l’histoire et de la religion, mais aussi, de la sensibilité, c’est-à-dire de l’art.

C’est là une culture d’âme maghrébine vivante des arts d’un étroit lignage linguistique ou philologique et, sans doute ethnique, à l’origine d’une société profondément originale. Il s’agit là d’un art profond où l’on chante comme on parle avec comme vecteur, le dialectal, l’idiome officieux, jusque-là. On ne saurait étudier d’une façon complète son héritage si l’on n’a pas, parallèlement, une connaissance de sa littérature dont on doit respecter dans le récitatif de leurs poèmes le génie de la langue en étudiant toutes les formes, non sans faire connaître aussi leurs auteurs. Du point de vue de l’histoire, on y trouve les détails circonstanciés des grands événements qui ont jalonné le passé du Maghreb. Les divergences aujourd’hui entre les trois grands centres par excellence de la musique andalouse (Tlemcen, Alger, Constantine) résident notamment dans la manière dont sont exécutés les morceaux (instruments, rythmes, interprétation, etc.) par différents orchestres familiarisés à l'instrumentation occidentale, sous l’influence du conservatoire, alors qu’au même moment, la grande école de la Sana'a-Gharnata restait figée sur ses traditions de conservatisme. L’héritage de la Sana'a-Gharnata est, en Algérie, le même puisant dans une source commune avec des contrastes de styles à Alger et à Constantine, ville de  Salah Bey, rendu célèbre par la chanson qui lui fut consacrée, où les interprètes–médiateurs ayant le mérite d’artistes distingués accordent plus de liberté en matière d’exécution des rythmes.

Cette culture avec ses producteurs dont les libelles continuent à trouver un public, a engendré, au fil de l’histoire, le génie d’une langue natale longtemps confrontée à des jalons linguistiques. L’idiome national spécifique, allait introduire par sa nouvelle littérature, signifiant le réel et le quotidien, une autre temporalité et une autre identité. Rien n'est neutre aussi, dans la langue. Cette culture se trouve certes, au cœur du projet social et culturel d’un Maghreb qui a besoin aujourd’hui de réformes et de ruptures pour réaliser son rêve unitaire. Le champ d’expression offert par cette musique au parfum d'une même civilisation est partagé, en tant que bien commun, par les différentes écoles de styles à Alger, Constantine, et même au Maroc, sous la terminologie : Gharnati, interprétation algérienne de la musique andalouse. Au-delà de la similitude des textes, à Constantine, l’influence turco-ottomane est plus sensible sur cette musique qui s’est certes, nourrie longtemps de notre propre apport témoignant d’une antériorité au Maghreb central, bien avant la chute de Grenade. Ceci démontre que le patrimoine a bénéficié d’apports conséquents en matière de poésie chantée d’auteurs du cru maghrébin pendant et après l’émiettement de l’empire almohade, sous les Zianides à Tlemcen, les Mérinides à Fès, les Hafsides à Tunis, enfin, les Nasrides à Grenade un partage qui a favorisé plus tard l’idée d’Etat-nation. Elle s’est agglomérée depuis, autour de plusieurs pôles parmi lesquels Fès, Tétouan, Rabat, Tlemcen, Oran, Alger, Blida, Béjaia, Constantine, Annaba, Tunis.

L’histoire de cette musique en Algérie est intimement liée à la langue arabe qui, peu à peu, depuis le VIIIe siècle, devint la langue de communication et de culture imposée par les événements depuis l’avènement de l’Islam. Le patrimoine de la musique andalouse conserve, de ces lointains moments, le témoignage de poèmes émanant de littérateurs dont les textes sont chantés, introduits dans la Sana’a et dont de nombreux textes de son corpus sont l’œuvre de poètes algériens. Nous citerons, les œuvres des grands poètes du moyen-âge zianide ; Ibn Khamis, Ibn Benna, Abi Djamaa Talalissi, Mohamed ben Abderrahmane al-Hawdhi, etc., dont la vie
et l’œuvre sont mêlées à l’Andalousie. Leurs poèmes ont joué le rôle de textes de référence, de mythe fondateur majeur de l’héritage maghrébo-andalou. Vint, ensuite, la lignée des grands poètes dits populaires Saïd al-Mandassi et son élève Ahmed Bentriqui, Mohamed Ben M’saïb, Boumédiène Bensahla, jusqu’au dernier d’entre eux, Mohamed Bendebbah versifiant à la fois dans le zajelpour d’un côté, la Sana’a et de l’autre, le Beldi-Haouzi. Avec ces faiseurs de poésies et de chants, le mode de production Sana’a s'est prolongé très tardivement, jusqu’au XIXe siècle. Ils se sont exprimés sur les registres variés allant de l’amour, de la tendresse, du recueillement religieux, aux aspirations mystiques :

« Ce qui caractérise nos poèmes, c’est une sorte de désacralisation. De même qu’ils ont brisé les cadres rigides de la prosodie traditionnelle, de même, ils ont rompu avec les thèmes savants et sempiternels portant sur l’amour platonique, l’honneur, le culte des héros et des saints. La poésie y perd en grandeur, mais y gagne en largeur : descendue de son piédestal, elle s’humanise d’autant plus qu’elle se contente de la langue vernaculaire, la langue du peuple » (El Hassar, 2004, p. 156).

Le patrimoine mythifié andalou est sans doute le plus riche du Maghreb. Ses chefs-d’œuvre sont repris partout en Algérie et dans les vieilles cités urbanisées du Maghreb. Les apports constants ont fait maintenir vivace l’intérêt de cette musique fortement ancrée dans le paysage artistique, et cela, grâce à de grands artistes- producteurs et des maîtres magnifiques, d’un sens musical pur. Admirables par leurs styles, certaines de leurs pièces, prenant place de modèles, ont des attaches directes à l’art classique andalou qui ne se restreint plus à la musique de la tradition dite sana’a, mais à tous les genres de style et d’écritures différentes qui lui sont dérivés du fait de l’évolution et de la diversification des goûts. Le génie national de nos poètes, musiciens et interprètes s’y trouve là, dans cette musique avec ses styles adjacents, ses confluences d'une belle et longue aventure née dans un contexte et un temps fort différents. Ce patrimoine fait corps avec la société intime du goût et des arts, il est la célébration d'un mode de vie. La factualité de son merveilleux trésor permet de reconstituer ses différents moments culturels, et cela, dans un ordre chronologique, historique et spatial. Ses trésors intemporels ont été véhiculés avec leurs côtés secrets, parfois leurs énigmes, et cela, grâce à sa transmission orale dans le milieu social et éclectique des intermédiaires-interprètes, au service de la vieille tradition.

Conclusion

Cet art musical est aujourd’hui considéré comme la synthèse-fusion de tous les arts qui se sont nourris de sa culture. Ils sont caractéristiques d'une véritable poétique-musicale au Maghreb. La meilleure manière de comprendre ces lieux communs, avec chacun ses traits de parenté, c'est de connaître l'histoire du Maghreb, sa littérature et sa musique. En effet, l'histoire de la musique dite andalouse au Maghreb est à ramener à ses ramifications successives qui ont fini par s'y entremêler et s'enchevêtrer du fait des apports berbères, romans et de l'influence de la Méditerranée orientale, etc., des liens, enfin, des échanges multiples. La recherche nous apprend à regarder et surtout à différencier les différents moments de construction de cette musique qui a en effet, laissé le champ libre à la mainmise des musiciens pour interpréter son histoire.

L’art musical andalou fournit un exemple frappant de cet héritage culturel et artistique qui fut non seulement partagé et protégé, mais également enrichi d’éléments substantiels combinant les textes et les rythmes spécifiques s’ajustant à chaque partie de la Nouba. Il consacre les mérites des poètes-musiciens se rivalisant en hauteur et en élégance, et dominant leur art à travers une diversité de genres de créativité locale ou régionale, de poètes aux écritures a priori divergentes, mais d'une richesse si variée introduite dans la chanson en autant de catégories artistiques de création littéraire et musicale entremêlées et qu’Abderrahmane Ibn Khaldoun (1332-1406), qui a réfléchi en philosophe et sociologue à l’évolution des arts et qu’il qualifie de métiers (Founouns). Ces derniers incarnent un mode de vie ancestral, un profil de goût compatible avec les vieilles traditions de raffinement et d’élégance et dont l’aventure se prolonge depuis des siècles, dans le Maghreb. Ces métiers incitent aujourd’hui de plus en plus à un travail à la fois chronologique, d’analyse et de présentation. L’élan esthétique, moral
et philosophique y est fortement exprimé dans des genres à valeur spirituelle ou contemplative.

Notre étude historique et littéraire conclut que l’art musical dit Andalou est une compilation d’œuvres poétiques et musicales entrées dans sa genèse depuis Ziryeb et l’avènement  de l’islam, dans la région. On trouvera la preuve que cet art est couvert du nom mythologique Andalou alors que des dizaines d'œuvres d'auteurs-compositeurs contemporains figurent au corpus de l'héritage exploité jusqu’à épuisement aujourd’hui avec des changements de plus en plus profonds. Il a besoin encore d'autres décryptages mesurant un patrimoine tant varié que prolifique en textes de prose et de poésie et qui se transmet de maître à disciple, depuis des siècles. Il faut encore en complément d’autres recherches pour reconstruire l’histoire de cette musique au moyen des connaissances acquises, clefs de voûte qui ont encore besoin d’une explication rationnelle. L’histoire de cette musique nous révèle l’existence de certaines galeries négligées, dont l’exploitation intelligente assurerait à l’activité musicale des conquêtes nouvelles.

Cette cristallisation, qui va de pair avec la culture Grenado-andalouse, mérite aujourd’hui l’appellation d’art maghrébo-andalou. Cet art est le miroir de la géologie culturelle du pays et de ses stratigraphies philologiques, littéraires et musicales. Il est un leurre que de considérer que c’est là, un patrimoine de Ziryeb, destiné initialement aux plaisirs royaux, dans les limites des palais et pour un auditoire spécifique, celui des Mawalis, connaisseurs de la langue arabe. Ce patrimoine n’a en effet, cessé de se modeler
et de s’enrichir en Algérie et dans le Maghreb, compte tenu de l’évolution des mœurs, des idées et des formes langagières. La tendance, aujourd’hui, ne serait-elle pas, selon des interprètes modernes héritiers auprès de maîtres, de lui redonner une impulsion afin de faire évoluer son répertoire, en écrivant des pièces nouvelles, en se soumettant au même ordre esthétique ? La Nouba est en effet l’aboutissement d’une harmonie entre la prosodie, le chant et la musique pour exprimer d'une manière subtile, une palette d’émotions.

En somme, la problématique posée à ce jour est celle de savoir comment ce patrimoine, d’une grande valeur à la fois historique, culturelle et artistique doit être protégé, valorisé et perpétué, sans en falsifier les héritages modelés par l’histoire. C’est là une question lancinante qui n’a cessé d’être posée, sans réponses réelles, en attendant toujours une politique claire fixant des objectifs, dans le cadre d’un projet culturel national établi comme une feuille de route guidant l’action tant dans les domaines de la protection que du progrès des arts en général. C’est aussi, toute la question de la mobilisation des élites dans l’espace public de la réflexion et de l’action, en vue de la relance dans le domaine de la création culturelle. L’histoire de cette musique a besoin d’être revisitée à la lumière des grands hommes, poètes et musiciens, qui l’ont fabriquée et enrichie, au fil des siècles. La tradition a fait aussi, qu’aujourd'hui, seuls les interprètes-intermédiaires sont élevés au rang de grands-maîtres, alors que les anciens avaient en commun à servir des œuvres. Cette musique à texte a besoin de réintégrer non seulement l’étalon de l’art, mais aussi de la connaissance, étant devenue depuis déjà longtemps, le territoire de l'anonymat pour ses poètes–créateurs.

Bibliographie

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El Hassar, S. (2023). Exhalaison des fleurs d'Eden. Tlemcen : Kounouz.

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Tixier Du Mesnil, E. Foulon, B. (Eds) (2009). Al-Andalus Anthologie. Paris : Flammarion.

(1) École Supérieure de Management, 13 000, Tlemcen, Algérie.

[1] Ziryeb, nom mythique chargé d'histoires et de fantasmes, était le disciple d’Ishak al-Mawssili (767-850), favori du calife abbasside Haroun Er-Rachid (765-809),

et par la suite son rival, lui-même disciple de son père Ibrahim al-Mawssili (742-804) et de son oncle maternel, le luthiste Mansour Zalzal (m. 791), considérés comme les musiciens les plus en vue à la cour abbasside, au début du IXe siècle.

[2] Le poème peut débuter par un Ghosn (rameau) ou Matlâa (levier), de fabrication identique au Qofl ; la stance peut se terminer par un Qofl, agrémenté d'une Slisla (chaine) ou Gita (couverture) ou Roujou'e (retour), c'est-à-dire une suite de tronçons très courts, ou tout simplement de pieds. Il importe de remarquer que ces règles ne sont pas très strictes, une grande liberté étant laissée au poète.

[3] Livre perdu, cité par Ahmed al-Maqqari dans, Azhar Ar-ryad.

[4] D'autres célébrités marquèrent l'art du Tawschih en Andalousie, à l'instar d'Ibrahim ibn Sahl, poète de Séville, le vizir Lissan ed-din Ibn al-Khatib, poète de Grenade, et d'autres encore. 

[5] Tlemcen accueillit une bonne partie de ces exilés, au moment où elle venait, à peine, de s'ériger en capitale du royaume zianide, en 1232.

[6] Le palais du méchouar était le théâtre, chaque année, de joutes mémorables appelées Miladyate, en l'honneur des lettres et de la science et regroupant les personnalités savantes les plus illustres du royaume zianide, à l’occasion des anniversaires de la naissance du prophète.

Citer cet article

EL HASSAR, A. S. (2024). Analyse historisante du thésaurus Sana’a-Gharnata. Insaniyat - Revue algérienne d'Anthropologie et de Sciences Sociales, 28(106), 13–26. https://insaniyat.crasc.dz/fr/article/analyse-historisante-du-thesaurus-sanaa-gharnata