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Histoire LEPETIT, Bernard.- Les formes de l'expérience : Une autre histoire sociale.- Paris, Albin Michel 1995

Sous la direction de LEPETIT Bernard (décédé tragiquement au mois de mars 1996) a paru un très beau livre intitulé: Les formes de l'expérience: Une autre histoire sociale.

C'est un ensemble de douze contributions d'historiens dont le mérite est de nous faire part de nouvelles approches en histoire sociale, leur réflexion sur les pratiques en usage depuis longtemps chez certains historiens confortés aujourd'hui par la fécondité de leurs résultats.

Citons les recherches initiées par Bernard LEPETIT, Jacques REVEL, V. DESCOMBES dont on retrouve les premières interrogations formulées dans divers articles parus dans les revues telles que ANNALES ESC CRITIQUE et RAISONS PRATIQUES[1].

Cet ouvrage doit beaucoup à B. LEPETIT qui, dans une interrogation donne le ton, en insistant sur «la proximité des démarches, la parenté de beaucoup de questions, des lectures et un vocabulaire partagés (qui) signalent un déplacement scientifique, l'élaboration de nouveaux modèles et la constitution de nouvelles références en histoire». (P. 9)

C'est dire que les esprits attachés à une certaine tradition s'étonneront de l'audace qu'ont des historiens à explorer des champs historiques avec des idées novatrices, empruntant aux autres sciences sociales, l'introduction de nouveaux objets, étendant ainsi les territoires de l'historien à l'infini.

Il faut insister sur une posture intellectuelle irréversible, qui met fin à l'impérialisme «d'un discours unique» régentant la connaissance des sociétés mais aussi, sur une autre particularité de l'histoire, qui se veut: «une technique (un métier) fondée sur la manipulation (d'archives, de séries de contextes, d'échelles, d'hypothèses…) et l'expérimentation.» (p. 13). D'où des perspectives autres pour la recherche historique, inscrivant en priorité «la question des identités et des liens sociaux (p. 13) et en la posant en termes d'usages. On assiste par conséquent, à une réorientation de l'historiographie, qui sans se déjuger des modèles braudéliens et labroussiens, n'en appelle pas moins un regard critique, une remise en question des «Modèles analytiques existants». Pour B. LEPETIT. «la conjoncture intellectuelle y est propice. Le pragmatisme est à la mode». (p. 14)

Il y en somme un vent de la contestation qui souffle sur les sciences sociales dans leur ensemble, qui va à l'encontre du structuralisme, de la linguistique saussurienne… Il n'y a aucune raison pour que l'histoire reste en marge de ce mouvement qui appelle «une reformulation du projet historiographique». Comment? En opérant une classification dans les questions dont l'essentiel réside dans celle de l'accord social entre sujets, sur des sujets et sur des choses, une révision des catégories temporelles, une élaboration de pratiques, dans le but ultime de conférer aux historiens, par delà la diversité de leurs recherches une cohérence nouvelle, que jalonnent trois paradigmes: celui de la norme, du lien social, et de l'expérience du temps dans leur rapport avec la question de l'accord.

Il s'agit en somme de se départir d'une histoire où le mythe des origines occupe le devant de la scène, et de plaider pour une histoire régressive. C'est à dire qu'il faudrait adopter une nouvelle posture vis à vis du temps de l'histoire et de son origine, qui consisterait à tenter de l'aborder à partir du présent soit de la situation actuelle. B. LEPETIT, faisant un détour du côté de l'histoire des sciences, rappelle à juste titre, que celle-ci a renoncé depuis longtemps à descendre paresseusement, d'amont en aval, le fil du temps.

Il s'avère des plus urgent d'abandonner la question (fausse) des origines, des précurseurs et des filiations, au profit d'une connaissance pragmatique, afin de mieux saisir l'action dans sa configuration temporelle et spatiale, seule capable de surseoir à deux interrogations qui continuent d'obséder les historiens: le comment et le pourquoi des actions accomplies par les hommes.

Ces propos qui peuvent paraître électriques prennent une tournure logique et attrayante au regard de nombreuses contributions dont cette note de lecture ne saurait suffire à en rendre compte.

Que tous les auteurs nous pardonnent de n'en citer que quelques uns pour essayer d'illustrer les propos précédents.

D'abord, l'article de Jacques REVEL intitulé: l'Institution et le social (p.p. 63-84) a retenu plus particulièrement notre attention.

Il se veut réflexion sur les rapports qu'entretient l'histoire sociale avec l'institution d'une manière générale. C'est dire, qu'au delà des difficultés inhérentes à une définition de l'institution, au delà de l'emprise durkheimienne sur la question, une nouvelle manière d'étudier les institutions se consolide chaque jour par les historiens de la société. Celle-ci s'élève contre la tendance à figer dans le cadre d'un modèle déterminé (exemple du modèle Labrousse) les acteurs sociaux institutionnalisés de la sorte, tendance qui caractérise la production historiographique française depuis les années 1950.

Si les analyses basés sur des données chiffrées donnent plus de corps a priori à la réalité historique, la connaissance de celle-ci n'en sort pas moins réduite: comment se déroulent les relations entretenues entre les acteurs individuels, entre eux et le groupe? (p. 70)

En un mot, les rapports entre l'institution et les acteurs sociaux appellent quelques explications. «L'institution et les normes qu'elle produit n'apparaissent plus comme extérieures au champ social ni comme imposées à lui. Elles sont inséparables de la configuration du jeu social et des actions qui y sont possibles…» (p. 83)

L'auteur illustre sa réflexion en empruntant à plusieurs, chercheurs des exemples: R. DESCIMON à travers son travail sur LES SEIZES (1983), Mary DOUGLAS avec un titre fort suggestif: comment pensent les institutions? (1985), Luc BOLTANSKI avec son livre sur les cadres (1982), Simona CERUTTI et son travail sur les corporations turinoises aux XVIIe et XVIIIe siècle. (1990).

Celle-ci, poursuivant ses investigations, passera de l'institution corporatiste «aux normes et pratiques» (p.p. 127-149), à partir desquelles elle tente l'entreprise ardue d'étudier «le problème classique du rapport entre culture et comportements sociaux» (p. 27). Simona CERUTTI parvient à dénouer le réseau des relations et pratiques sociales par rapport aux normes juridiques, en s'appuyant sur les archives de la justice expéditive, à Turin aux XVIIe et XVIIIe siècles, en posant deux questions fort pertinentes : «Comment les pratiques sociales se situaient-elles par rapport aux normes juridiques, Et surtout: quel statut les contemporains attribuaient-ils aux pratiques dans la création des normes?» (p. 128)

Elle invite, pour faire avancer les choses, «à réfléchir sur ce qu'est un travail de contextualisation» tout en insistant sur les difficultés à éviter, à savoir: réduire «le contexte d'analyse» à un simple genre historiographique».

L'article de S. CERUTTI est en fait une leçon d'histoire, empreinte de l'humilité si caractéristique du chercheur, en réhabilitant d'une part le travail sur les sources et en maintenant en éveil permanent, l'interrogation critique et des sources et des termes, concepts usités. C'est une révolte contre les conceptions triviales de l'histoire confinée à l'instrumentalisation idéologique, et son exécution sommaire.

Il est impossible de procéder à un résumé des propos de tous, tant leur densité et leur pertinence sont grandes. Il est encore plus difficile d'évoquer des recherches neuves et inconnues ou par un grand nombre d'historiens situés sur l'autre rive de la Méditerranée.

Examinons un peu l'article de M. GRIBAUDI, consacré aux discontinuités du social / un modèle configurationnel (pp. 187-225).

L'idée centrale s'attelle à mettre en évidence «la complexité et la variété des formes de structuration qui caractérisent l'espace des sociétés occidentales au cours des deux derniers siècles » (p. 187).

Les résultats de ces recherches montrent la non concordance sinon «l'inconciabilité» avec les modèles en usage dans l'historiographie classique. S'agit-il alors de simples particularismes qui «correspondraient à des phénomènes d'adaptations locales aux formes globales des processus économiques et sociaux dominants»? (p. 187)

L'auteur attire l'attention sur le fait que les résultats de ces analyses prosopographiques sont interprétés comme étant l'expression d'un regard, d'un particularisme, d'une réaction en raison de la soumission des recherches historiques à un modèle unique, qui est «le concept de modernisation» (p. 188).

D'où le pari de M. GRIBAUDI de vouloir démontrer «qu'il n'y a pas de processus linéaire qui aboutirait à l'émergence d'une forme moderne de vie sociale» (p. 189), mais au contraire, un espace donné et structuré par divers phénomènes de nature différente «agissant selon des logiques configurationnelles et micro-sociales» (p. 189).

Pour les besoins de sa démonstration, l'auteur a procédé à une enquête axée sur l'analyse comparée des formes de structuration urbaine. Les résultats révèlent non pas « des comportements typiques… d'un modèle de sociabilité urbaine…» (p. 191), mais "un continium de formes à l'intérieur duquel s'étalent... les différentes modalités de relation" (p. 192).

Sans donc nier l'existence de connexions, il n'en demeure pas moins une superposition des liens variant d'une situation à une autre. Selon les individus et leur vécu, leurs désirs et leurs perspectives d'avenir. Ainsi, logique familiale, stratégie professionnelle, et formes de sociabilités structurent l'espace par l'intermédiaire de maillages plus ou moins complexes, répondant à une dynamique déterminée.

A ce stade de l'analyse, M. GRIBAUDI, appréhendant cette évolution multiforme si l'on peut dire, préfère employer «la métaphore configurationnelle» qui semble mieux rendre compte de la diversité des formes, de leur mouvement propre et de la dynamique que supposent ces structurations bien précises dans le champ social.

Le reste des autres contributions nous interpellent autant. Comment faire l'impasse sur le texte d'Alain BOUREAU, relatif à «la compétence inductive» dans le domaine bien particulier qu'est l'histoire culturelle, à laquelle il va appliquer la notion de représentation?

Il y a dans l'ensemble des articles, ce qui ne paraît, essentiel, une prise de position générale, invitant les pratiquants de l'histoire, à multiplier les champs de la recherche micro-sociale. Il en ressort des temporalités d'où se laisse deviner une nouvelle conception du temps historique qu'on ne saurait enfermer dans des modèles de périodisation établis d'avance.

Remise en cause ou mise en garde à l'encontre du rythme de «la longue durée»?

Une certitude s'impose aux dires de B. LEPETIT: «celle de résister au rétrécissement de l'espace d'expérience, en cessant de considérer le passé comme révolu pour redonner au contraire vie à ses potentialités non accomplies». p. 298.

Il invite par conséquent les historiens à une réflexion d'ordre épistémologique où «le temps suppose le temps (p. 296), où la compréhension historique cesse d'être confinée dans la construction de la mémoire collective.

Cela veut dire que l'on regarde le passé, autrement, non comme un temps définitivement révolu et fermé mais comme «un espace d'expérience» ouvert à la «réfiguration» que chaque société élabore en tenant compte des conditions du moment.

Ce livre, par l'originalité des diverses contributions, ouvre des perspectives particulièrement fécondes quant à la recherche historique. Ne pouvant rendre compte de sa richesse, le seul vœu est l'invitation à la lecture de l'ensemble des articles, échantillon des nombreuses recherches en cours, inscrites dans une pluralité d'approches dont le souci majeur est un enrichissement à notre discipline.

notes

[1] "Tentonsl'expérience", in Annales ESC, 1989.- pp. 1317-1323.

LEPETIT, B. et REVEL. J. "L'expérimentation contre l'arbitraire"- Annales ESC, 1992.- pp. 261-265

DESCOMBES, V. - «Sciences humaines, sens social», in CRITIQUE, n° 529-530, juin-juillet 1991.- pp. 419-576.

Voir aussi les 5 livraisons de RAISONS PRATIQUES (1990-1994).

* Historienne, Université de Constantine/CRASC

auteur

Ouanassa SIARI-TENGOUR*

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