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L'imaginaire historiographique entre conjectures et réalités, ou le problème des sources : à propos de l'établissement humain en milieu saharien

Insaniyat N°2 | 1997 | Espaces habités | p. 159-177 |  Texte intégral 


An imaginary histographic between conjuncture and reality or the problem of sources : about human settlement in a Sahara milieu

Abstract : The choice of a Sahara milieu as a regional illustration of the human science objectivity problem. The first is induced for needs of formalizing of transcribing reality in a typology, that is a reading grid which expresses the fact without reproducing it ontologically.
Operationality, of the real is not however the fruit of simple requirements for formalization, it can also be an imaginary fact or "producer of social fact".
Saharan space, in ancient medieval histographic as in modern discourse is, in this way the conjuncture of multiple make-belief : that of an external "passing agent" which relates facts following the intelligence of the moment, that of the autochtones, whose forging of the event comes out in a temporality mythical, that of modern promotheans of progress and development whose Saharan fantasmagoria accounts for at the same time, a conjectural vision of the real and a predatory practice for the future.

Keywords : Sahara, historiography, imaginary, myth, development


Nadir MAROUF : Professeur, Université de Picardie, Directeur du CEFRESS, France


Ce texte reprend, en le remaniant et en le  complétant, un chapitre de l'ouvrage du même auteur. « Lecture de l'espace oasien ».- Paris : Sindbad, 1980.

En dehors de l'archéologie et de l'épigraphie qui, sur le terrain oasien, ont apporté très peu d'éléments d'information, ce sont les récits de voyageset les témoignages qui jouent un rôle prépondérant dans l'historiographie antique.

Par contre, de tels témoignages ne sont pas exempts de déformation ni de fabulation. Dans le cas le plus optimiste, les références géographiques restent trop imprécises pour l'usage que pourrait en faire la monographie locale, et sont difficilement opérationnelles. En plus, les interprétations qui résultent de tels documents ne font pas l'unanimité des historiens.

Il est curieux pourtant de remarquer la facilité avec laquelle les exégètes coloniaux de la littérature historiographique arrivaient à ponctuer ces références et à en délimiter les contours. D'autre part, l'idéologie coloniale aidant, on se plaisait bien souvent à vouloir démontrer l'origine non maghrébine des maghrébins. Des ethnologues de renom ont, quant à eux, tenté de faire une réduction systématique de la culture maghrébine à une essence hellénique: pour J. Servier, l'interdiction d'inaugurer les labours par un mardi dans les rites agraires berbères vient de ce que, à l'exemple du chant traditionnel - le «plugul al mare», «la grande charrue» - elle est consacrée au roi Trajan, considéré comme le héros fondateur. Et si en Kabylie, à une hiérarchie des labours correspond une hiérarchie royale, et si de ce fait un descendant de l'ancêtre fondateur doit officier en traçant le premier sillon de premier champ, ce n'est là pour cet auteur qu'une survivance grecque du culte d'Athéna, à laquelle étaient consacrés rituellement les premiers labours. «Fondatrice d'Athènes», ayant enseigné aux hommes l'usage de l'araire, elle garde de ce passé des signes certains qui la rattachent à toute la Méditerranée: un homme, le «Bouzugès», littéralement «l'homme de la paire de bœufs» est chargé de labourer le champ sacré au pied de l'Acropole[1]. A l'instar des initiés d'Eleusis à l'entrée des «Grands Mystères», les paysans algériens auraient été dès l'antiquité des initiés de la culture hellénique…

Nous sommes pourtant fondé à croire que de telles convergences sont le signe d'un trait socio-culturel commun, et que le bassin méditerranéen offrait le cadre d'une lointaine civilisation. Mais faut-il pour le démontrer se placer systématiquement dans une perspective diffusionniste? Certes, les navigateurs puniques comme la colonie romaine ont laissé des traces indélébiles. Elles ont été surtout le fait du commerce: en période de paix – car sur dix siècles de présence romaine il fallait bien quelques trêves…- les communautés rurales maghrébines, alors plus respectives, ont pu se familiariser avec certaines techniques importées: jusqu'à nos jours. Le calendrier rural d'une bonne partie du Maghreb, y compris dans l'Ahaggar, est d'origine romaine. Cet indicateur révèle comme tant d'autres, que, contrairement à une historiographie traditionnelle inspirée presque exclusivement par la chronique militaire et la succession des conflits en cette période, les échanges commerciaux n'étaient pas des moindres. Les Gétules pouvaient bien avoir joué le rôle de pourvoyeurs d'esclaves, puisque la pratique romaine de l'esclavage sur le comptoir nord-africain était, en somme, une affaire banale.

Les «Oasis» découvertes par Hérodote et dont parlait plus tard Pline pouvaient bien avoir servi, dès cette époque, de relais pour le commerce transsaharien. Par conséquent, une restitution correcte des témoignages pourrait fixer le climat socio-économique d'une région donnée à une époque aussi lointaine, mais il arrive que les interprètes ne soient pas toujours guidés par l'objectivité historique: il en est ainsi de toute une littérature - où se trouve l'ancien et le moderne - suivant laquelle l'histoire, et pas seulement l'histoire épique, vient de l'Est, comme le soleil levant lui-même…

Sur la période pré-islamique, on retrouve dans l'historiographie musulmane locale le même «tropisme oriental », pour reprendre une expression de Wittfögel. Tout le drame qui s'est joué sur la scène maghrébine (et pas seulement maghrébine) prend sa source autour du triangle caravanier qui relie (dans la Djezirat-el-Arab) Daoumet-el-Djendel, Taïma et Hadar. La confédération tribale des Béni-Israïl en est issue[2]. A. Miquel, s'intéressant aux géographes arabes médiévaux, a bien montré le cheminement d'un tel tropisme. Il arrive souvent, par ailleurs - en ce qui concerne l'histoire musulmane du Maghreb - que ces réductions soient faites à dessein et pour des raisons tactiques.

Ce tropisme, pour l'historiographie coloniale, s'est opéré à deux niveaux: d'une part, une certaine culture humaniste conduisait à un trop-plein de démonstrations étymologiques où on prenait bien souvent des similitudes phonétiques pour des indices d'influence exogène: il en est ainsi pour Vivien de Saint-Martin, qui a procédé à la reconstitution d'un grand nombre de Ksour - aujourd'hui disparus mais dont la toponymie subsiste - à partir d'homonymes grecs (exemples Maλakat : Malakat, qui donne Melouka; Mπoùvia : Bunta, par extension Bouda, etc.).

D'autre part, ces mêmes auteurs n'accordent du crédit qu'aux textes gréco-latins, non seulement pour ce qui est des témoignages proprement dits (ce qui est normal), mais encore pour des problèmes de localisation: si un manuscrit arabe donne une indication topographique d'un lieu-dit qui soit contredite par les «Hellènes» ou lesofficiers romains, il n'a pas de valeur probante; A.G.P. Martin[3]; d'ailleurs, ne s'en cache pas il explique sa méthode par le fait que les chroniqueurs arabes ne soient aptes à restituer les faits et les dates conformément à l'intelligence rationnelle de l'occident. Il y aurait chez eux comme une volonté mystique et mystifiante…

Pourtant au nom de l'objectivité cartésienne, Martin aurait pu tout aussi bien se dispenser d'accorder du crédit au récit de Pline concernant le domaine politique, dans la mesure où Pline était vraisemblablement, sinon en situation mystique ou mystifiante, du moins en «situation» tout court : il faisait partie du camp adverse et ne pouvait à ce titre prétendre restituer objectivement les conditions sociales et politiques d'existence des peuples colonisés[4].

Un autre fait saillant, quand on se pose le problème des sources, est que toute la génération d'officiers français qui a participé aux débuts de l'occupation a littéralement razzié les feuillets manuscrits trouvés ça et là dans les villages: pour le Touat-Gourara-Tidikelt, cette épopée eut lieu entre 1900 et 1906. Du reste, Martin, pour avoir trouvé ces «sources musulmanes suspectes», n'en a pas moins puisé à pleines mains, et n'en a pas moins reconstitué, à partir d'un replâtrage des manuscrits pillés dans les ksour du Gourara et du Touat, une bonne partie de l'histoire du Maroc!

En définitive, par delà les conjectures et les falsifications, toutes les hypothèses formulées sur la base d'indices ou de témoignages semblent converger vers l'idée que déjà les Gétules servaient de devanciers pour le commerce caravanier des périodes médiévale et contemporaine.

Depuis l'ère chrétienne et même avant (début de l'occupation romaine), les textes romains comme l'épigraphie étaient relativement suffisants pour qu'on puisse se fonder sur une série d'hypothèses plausibles sur les mouvements de population; nous avons même hérité de quelques «Tables», certes revues et complétées: Table Ptoléméenne (pour l'antiquité gréco-romaine), Table d'Alberti (pour la période byzantine-vandale), Echelle Punique (mise au point par Villemont et Grimal, sur la base des fouilles, inaugurées en 1936, et de compilations de textes sur l'époque phénicienne).

Il semble que pour la période chrétienne, les informations restent beaucoup plus floues sur les mouvements migratoires dans l'arrière-pays, et plus particulièrement les oasis sahariennes. On sait vaguement[5] que vers la fin de l'occupation byzantine, les Gétules ont dû refluer vers leurs territoires d'origine, dans le sud du pays, après avoir contribué à la lutte de résistance qui fut menée par les chefs berbères des régions sédentaires du nord. Les Zénètes (le terme «Zenata» se serait substitué, dès le IVe siècle J.C., au mot «Gétule», qui en est le générique), nomadisant alors dans les régions sahariennes, auraient rencontré, vers la fin du Ve siècle, une communauté juive à Tamentit (Tam-en-tît)[6].

Une autre mention locale rapportée par WATIN[7] fait état d'une seconde vague migratoire juive dans cette «Palestinetouatienne»[8]. Enfin, Martin rapporte la découverte, au début du siècle (21-12-1905) d'une «idole tamentitoise» en forme de poisson: taillé dans une pierre siliceuse, ce poisson n'est représenté que par la tête et un manche cylindrique, avec autour de la tête, une sorte de couronne ou d'anneau. Martin date cet objet de l'époque gétule, et attribue par conséquent à cette époque les premières migrations juives au Touat. Du reste la communauté juive a coexisté avec les autres Ksour venus s'agglomérer à Tamentit jusque vers la fin du 15ème siècle, où le jurisconsulte Ben Addelkarim El-Maghîuli, venu de Tlemcen, aurait contribué à leur extermination. Quelques familles ont cependant subsisté, comme dans le reste de l'arrière-pays maghrébin où l'on rencontre encore (ancienne Kahena des Aurès, Anti-Atlas marocain, etc.) des survivances de sociétés «reliques».

S'agit-il du culte de Jonas, qui se serait manifesté par cette idole? Martin suppose qu'il s'agit plutôt d'un culte voué à Josué. L'auteur décida en faveur de cette relation, sans doute parce qu'il a dû remarquer l'importance accordée par l'historiographie romaine et byzantine, voire rabbinique, à ce prophète juif dansle cadre de la Diaspora méditerranéenne. D'où l'hypothèse implicite de la part de Martin, suivant laquelle les juifs de Tamentit proviendraient d'une migration nord-sud, à partir des côtes. Cette hypothèse est tentante, et la référence à Josué ne l'est pas moins, car la toponymie côtière est assez significative de ces références à Josué : il en est ainsi à la région des Trara, décrite par René Basset[9], où une Qubba côtière Trara, porte le nom de Sidi Youcha' (ou Nabi Youcha')[10]. La cohérence hagiographique est parfaite, puisque, au dessus du Cap situé à l'est de la plage oranaise, à 10 kms de la Qubba de Josué, se trouve celle de Sidi Noûn (Navé,père deJosué)[11]. D'autres koubba moins importantes situées dans le même rayon (Lalla Sethi, située sur le cap qui porte son nom, Sidi- Aïssa, près de Oued Safter qui descend à Cap Noë) élargissent la parentèle, confirment l'inspiration biblique des saints éponymes locaux.

A ces noms, est rattachée la mer qui fut le salut des émigrés, mais aussi le monstre qui engloutit les hommes. Cette signification ambivalente conférée à la mer, se transmet à sa symbolique, soit à tout ce qui est susceptible de la rappeler:ainsi Josué ne serait qu'une médiation symbolique entre les immigrés et la mer, et le poisson de Tamentit, ne serait qu'une médiation symbolique entre la communauté tamentitoise et le peuple deJosué.

Cette symbolique de la mer s'accomode aussi bien du thème migratoire conféré à ces Cananéens, que de la réalité migratoire du peuple phénicien lui-même; l'échelle punique met en évidence un double système d'implantation terrestre et maritime. Devant chaque poste punique, se trouve une île, que d'aucuns rattachent à une divinité solaire, mais qui selon toute probabilité avait un rôle stratégique pour le repli défensif en cas d'agression inopinée venant de l'intérieur. Il en est ainsi de Siga (ou Syga) près de Rachgûn[12]. Des fouilles tout à fait isolées à Madagh, ainsi que dans la région de Honaïne[13] ont permis de déceler l'importance que pourrait avoir l'archéologie marine dans cette zone de la côte méditerranéenne[14]. Il est bien évident que ce mode précaire d'implantation phénicienne se situe antérieurement à l'implantation «officielle» de l'Empire carthaginois. Nous voyons bien que ce qui caractérise ces Phéniciens «de la première heure» semble caractériser les Cananéens immigrés: mer-refuge, mer obsédante; ces deux groupements sont liés par le même attribut défensif dans le procès d'occupation. Du reste, la pratique commerciale (conférée aux uns) pouvait très bien s'accommoder du statut d'immigré (conféré aux autres) et il est bien difficile de faire une distinction très nette entre les deux communautés; ces fameux Cananéens ne seraient-ils alors que les premiers Phéniciens eux-mêmes (ou assimilés)? Beaucoup d'autres, y compris latins, ont penché pour cette confusion. D'ailleurs, il paraît tout à fait légitime que la terre nourricière qui accueillit les Palestiniens fut plutôt la Syrie que n'importe quel autre pays. Cette migration ne s'est pas faite en un jour, voire même en un siècle. La Phénicie pouvait bien avoir joué pour ces premiers migrants la structure d'accueil transitoire favorable. Il se peut également que le reflux d'une partie des Palestiniens vers la Syrie ait eu pour effet une indistinction ethnique progressive, sur le terrain même de la Syrie, et que cependant, le souvenir d'un Josué associé à l'exode de Palestine se soit durci au sein de la fraction concernée du peuple de Syrie, à moins que ce souvenir ne se fût diffusé à l'ensemble de la communauté phénicienne elle-même, au point où il était pratiquement impossible de distinguer - pour ce qui est des premières implantations côtières - qui furent Cananéens et quifurent Phéniciens. D'ailleurs dans la Genèse, Sidon, le père des Phéniciens, est d'origine cananéenne et, par extension, la Phénicie fait partie du lot de Cham…

Curieusement, on retrouve à l'extrême opposé, sur les bords du Niger, la même référence au poisson: le chroniqueur soudanais Abderrahmane Ben Abdellah Ben'Imran Ben'Amir Es-Sa'di, dans un recueil de manuscrits regroupés sous le titre de «Tarikh es-soudan»[15] décrit l'empire de Songhaï et consacre toute une partie à la genèse de sa formation. Il relate une tradition populaire suivant laquelle un monstre amphibie surgissait des eaux du Niger et soumettait à ses ordresla population de Koukiya, avant que Za-Al-Ayaman (littéralement: il est venu du Yemen…)[16],premier des 44 princes de Songhaï[17] n'en vint à tuer le monstre et à arracher le peuple du Niger à ces pratiques païennes; Zâ-Al-Ayaman demeura à Koukiya. Le démon se manifestait à eux sous la forme d'un poisson[18] qui, un anneau dans le nez[19], apparaissait au-dessus des eaux du fleuve à certaines époques déterminées. A ce moment, tout le peuple se rendait en foule près de l'animal pour l'adorer:celui-ci formulait ses ordres et ses prohibitions, puis on se dispersait. Tous exécutaient ce qui leur avait été enjoint de faire et s'abstenaient de ce qui leur avait été interdit. Ayant assisté à cette cérémonie et s'étant aperçu que ces gens étaient manifestement dans une fausse voie, Zâ-Al-Ayaman conçut le projet de tuer ce poisson et mit son dessein à exécution. Un jour que l'animal faisait son apparition, il lui lança un harpon et le tua grâce à l'aide de Dieu. Aussitôt, le peuple prêta serment d'obéissance àZâ-Al-Ayaman et en fit son roi. On prétend que ce prince était musulman etl'on en donne pour raison l'acte qui vient d'être rapporté[20]; on a dit également que ses successeurs ont abjuré leur foi; mais nous ne savons pas quel est celui qui, le premier d'entre eux, donna l'exemple de l'apostasie; nous ignorons également à quelle époque Zâ-Al-Ayaman quitte le Yemen, à quel moment il arrive à Koukiya., et quel était son véritable nom…»[21]. Dans la même perspective migratoire que celle qui, aux yeux de Martin, rattache la communauté juive de Tamentit au Josué des côtes méditerranéennes, ce culte du poisson serait-il le produit d'un syncrétisme judéo-païen sous-tendu par une migration côtière atlantique?

Il est vrai que bien avant l'existence de l'empire de Carthage, les navigateurs phéniciens, devanciers de Didon, avaient déjà établi leurs «comptoirs» le long de la côte méditerranéenne, et bien avant la première Diaspora, des communautés juives auraient bénéficié des moyens qu'offrait la flotte phénicienne et se seraient installés dans les limites de leur aire d'influence, plus précisément, dans le sillage de cette infrastructure côtière que constituaient les comptoirs puniques[22]. Bien plus, pour S. Gsell comme pour E. F. Gautier[23], cette superposition était due à des convergences culturelles, voire linguistiques, qui ne pouvaient que souder les liens des «frères ennemis» sur une terre d'exil. Pour Ibn-Khaldoun comme pour l'historien byzantin Procope, le peuple berbère lui-même serait d'origine palestinienne[24], et sans doute pour avoir tenu leur source des textes bibliques (la Genèse reconnaît l'antériorité cananéenne en Palestine, selon Martin Noth), ils ont généralisé, à partir d'une tradition orale qui fait de l'Afrique le terrain de prédilection des cananéens supplantés par les tribus d'Israël, cette tradition à l'ensemble des Berbères.

L'origine plutôt cananéenne que juive se trouvait confirmée par quelques inscriptions dont fait état Marcel Simon et qui furent relevées à l'époque romaine sur la côte est-algérienne:«nous sommes de ceux que le brigand Josué a chassés de leurs pays»[25].

Pour Gsell, il y aurait eu déjà, entre Phéniciens et Cananéens immigrés en Afrique du Nord, non seulementun fond linguistique commun, mais une origine quasi-commune, puisque la tradition biblique rattache la Phénicie à Canaan. A cette promiscuité affective a succédé celle des grandes retrouvailles entre un milieu punico-cananéen ou punico-berbère et quelques éléments épars d'origine juive. Le syncrétisme judéo-punique que représentaient les Caelicoles et Abeloniens s'était tissé sur ce substrat commun, qui a fait dire à Gsell que la prédisposition mystique et culturelle de la religion dont s'est imprégnée la communauté autochtone des côtes, a facilité d'autant le processus de judaïsation. Saint-Augustin décrit l'une de ces sectes, qu'il appelle «hérétique», dans «de haeresibus», (87, PL 42, 47) et «Praedestinatus», et qui, à ses dires comme aux dires de J. Carcopino[26] s'est renforcée politiquement durant l'occupation romaine, en se plaçant sous le signe de la résistance face à la christianisation. Pour Marcel Simon, même pour ceux qu'elle a touchés, cette christianisation s'est accompagnée à son tour d'un syncrétisme judéo-chrétien (en accordant à l'élément juif du couple le syncrétisme dont il est lui-même chargé) à forte connotation autonomiste, comme celle qu'a prise, au même moment, le mouvement donatiste. Pour cet auteur, les Circoncellions étaient au christianisme ce que les Kharédjites allaient être (ou seraient encore) à l'Islam. A travers ce mouvement de résistance (à la romanisation) sous le couvert des «schismes», constaté et repéré à la fois par l'historiographie byzantine (Procope, Suidas[27]), les textes rabbiniques (où l'Afrique occupe une large place) et par les représentants de l'église romaine (Saint Jérôme, Saint Augustin)[28], c'est l'arrière-pays rural qui servira de base de repli. C'est pourquoi ils sont associés péjorativement par Saint Augustin aux «rôdeurs de celliers». Le parler punique subsistera longtemps dans cet arrière pays. Saint Augustin lui-même en usait - quoiqu'il répugnât à le faire - quand il expliquait la religion du Christ aux banlieusards attardés et n'ayant assimilé que très peu la langue latine[29].

Mais rien dans tout cela n'autorise à penser à une quelconque migration dans le sud du Maghreb, notamment dans le Touat! Il n'y avait du moins aucune raison majeure à cela. Il eut tout juste un reflux vers la campagne environnante des grandes ou moyennes villes côtières, qui furent restées des places de commerce où les stratifications culturelles et les superpositions religieuses furent les plus nombreuses,comme le confirmeront plus tard, la conquête musulmane, la régence turque et la colonisation française. Ce reflux purement régional explique d'ailleurs pourquoi, ce fond culturel judéo-punique a survécu, tout au moins au niveau de certains rites (Yanayir dans l'Oranie), dans des villages plus ou moins montagneux (Nedromah, Béni Snous, région de Ténès, etc. …) situés non loin des côtes[30].

Pour ce qui est de la rallonge atlantique, on sait la version traditionnelle suivant laquelle les navigateurs phéniciens, Nékao et Hanon auraient fait l'un le tour de l'Afrique, l'autre le Golf de Guinée. Il s'agit en fait plus d'une légende que d'une réalité. Dernièrement, elle a même été totalement réfutée dans un article deRaymond Mauny sur «La légende d'Hanon et l'implantation des Cartaginois en Afrique»[31]. On peut affirmer par conséquent que la voie atlantique d'une migration juive ou judéo-punique au Soudan n'est soutenue par aucune présomption sérieuse.

Reste la troisième version, celle de la voie continentale, qui est sans doute la plus plausible: elle est confirmée par des auteurs latins (Tertullien), byzantins (Procope) et arabes (Ibn-Khaldoun), sans parler des textes bibliques eux-mêmes[32].

Il s'agit en fait de vagues successives, qui se sont faites sur une échelle chronologique quasi-millénaire, et dans des circonstances historiques et politiques pour le moins complexes et variées. La tradition orale parle de premières migrations des Cananéens vers l'Egypte. Pour des raisons que les uns rattachent au surpeuplement de la vallée du Nil, les autres à la famine, voire à la politique répressive des Pharaons, ces migrants ont gagné la Cyrénaïque, dont une partie a essaimé dans l'aire d'influence Carthaginoise, jusqu'à ce que l'empire de ce nom les en eût chassés. Une seconde vague, beaucoup plus récente, remonte à l'empereur Claude, qui ordonna au gouverneur d'Egypte d'interdire toute migration juive à destination de Rome. Une troisième vague enfin est rattachée à la division qui s'est opérée au sein des «fils d'Alexandre», dont la faction non-chrétienne (l'autre étant représentée par les Ptolémés, Coptes actuels d'Egypte), sous l'empire de Byzance, a reflué vers la Libye. A son tour, elle ne put s'installer dans le nord, où l'implantation byzantine les en empêchait.

Ainsi,à ces vagues successives, correspond une trajectoire commune, dont le point de ralliement fut pendant longtemps la région de Fezzan, au Sud libyen. Notons la curieuse coïncidence que présente cette procession avec celle qui se rattache à la migration des fameux Garamantes décrits par les autres grecs (Hérodote), et qui, selon une tradition historiographique récente, serait à l'origine des Touareg actuels: eux aussi ont été chassés des bords du Nil par les Pharaons durant la XVIIIe dynastie, eux aussi ont reflué vers Fezzan. Autre fait curieux, une chronique arabe d'obédience saâdienne donne pour ancêtre commun aux Sanhadja (générique des Touareg) le premier roi des Tobba‘ qui n'est autre que Tobba Harits-Erraïch désigné par Ibn Khaldoun sous le nom d'Ifricos, au nom d'Opher(ou Ophren) que l'Ancien Testament attribue au petit-fils d'Abraham… Cette thèse développée également chez les chroniqueurs comme Josephe.

A travers la concordance de ces voies migratoires, nous voyons apparaître, ici aussi, un fond culturel ou généalogique commun. Nul doute que, ici comme ailleurs, le messianisme qui s'est propagé dans ce tissu de relations pastorales a contribué à la fabrication des convergences généalogiques et des rationalisations idéologiques dont on sait l'importance en Afrique. Nul doute que cette tradition, qui a germé dans un contexte de communauté de «route» et le terrain, là aussi, aux syncrétismes judéo-berbères ou judéo-païens qui ont survécu jusqu'à des dates relativement récentes.

Mais le peu d'éléments dont on dispose au stade actuel ne nous autorise nullement, nonobstant les affirmations du capitaine A.G.P. Martin, à conclure à la présence, dans le Touat, d'une communauté juives ès-qualité provenant d'une quelconque migration isolée de tout contexte historique. Il est probable, qu'après les luttes qui ont pu être livrées à l'armée byzantine, précisément dans les environs de Carthage, les Gétules, débarrassés d'un adversaire séculaire, ont fait cause commune avec les communautés juives ou cananéennes judaïsées (ou berbéro-puniques judaïsées…) qu'ils ont rencontrées sur leur chemin, et dont une partie les aurait suivis vers les zones sahariennes, leur pays d'origine. Il est probable enfin que la «Palestine touatienne», dont Tamentit fut pendant longtemps le bastion de la religion hébraïque, tire son origine ethnique de cette alliance. Les Juifs de Tamentit auraient pu alors aussi bien tirer leur origine d'une migration juive installée sous  la forme d'une colonie non prosélytique, que d'un effet de syncrétisme judéo-zénète.

De telles suppositions ne sauront en définitive, nous autoriser à nous prononcer sur la vraisemblance de l'hypothèse de Martin sur le «culte de Josué». Mais le moins qu'on puisse dire, c'est que si ce culte se justifiait a contrario[33] pour les immigrés des côtes,rien ne semble rattacher les immigrés continentaux à Josué (ou à Jonas, à qui se rattache traditionnellement le culte du poisson).

Nous pouvons affirmer par ailleurs que ce culte suggère fortement la contrepartie païenne du syncrétisme judéo-zénète pris comme hypothèse. Car ce qui prime à nos yeux, c'est plus la signification profonde qui est liée à ce «totem amphibie». Nous l'avons déjà rencontré sur les bords du Niger, avec le même détail ornemental de l'anneau. Cette correspondance nous paraît moins liée à l'effet du hasard que celle, hasardeuse, du «culte de Josué». L'hypothèse la plus simple est d'attribuer l'idole tamentitoise soit à une influence culturelle, soit à une immigration importante en provenance de cette ville de Koukiya(ou de son aire d'influence), dépositaire de la tradition dont parle Abderrahmane Es-Sa'di.

Nous pensons cependant que quelle que soit l'hypothèse explicative de cette convergence, elle ne peut que se concevoir dans le cadre d'un «champ» économique et culturel commun. En conséquence, plutôt que de la rattacher à un bassin méditerranéen lointain, la petite oasis de tamentit semble avoir été nettement liée à ce bassin hydrographique décrit dès l'Antiquité et qui constituait un cadre commun de civilisation, àKoukiya sur le fleuve Niger, et à Tamentit sur le Lac Nigris.

Ce cadre ayant disparu pour l'essentiel, laissant place à de vagues ruissellements sur fonds de chott (structure marécageuse ou lagunaire), les vestiges en sont restés vivaces; sur le plan culturel et religieux, ils ont servi de substrat au syncrétisme initial judéo-zénète[34]. Ce même substrat a permis à la population locale, ainsi qu'à ses chroniqueurs, de refabriquer d'autres mythes sur les origines et d'autres légendes toujours renouvelées suivant les circonstances, politiques surtout, puisque, ici comme ailleurs, apparaît clairement, dans cette dynamique quipréside à la «re-création» permanente du monde, la superposition de trois procès: procès de connaissance, procès d'idéologisation,procès de colonisation[35].


Notes

[1] SERVIER. Jean.- Les portes de l'année.- Paris, éd. Laffont, 1962.- Coll. «Les voies de l'homme».

[2] Notons que Martin NOTH, dans son ouvrage relativement récent et bien documenté, sur «L'histoire d'Israël» a confirmé cette thèse: il consacre un chapitre à «l'origine arabe des douze tribus d'Israël» et aux conditions historiques de leur implantation chez les Cananéens de Palestine. Cf. NOTH, M. - «Histoire d'Israël».- Paris, Payot Bibliothèque Historique, 1970.

[3] Martin A.G.P.- Les oasis sahariennes.- Alger: Imprimerie algérienne, 1908. Afin de ne pas surcharger cet article, l'historiographiemusulmane concernant la période pré-islamique est à peine ébauchée. On se référera, pour plus de précision à «Lecture de l'espace oasien» (op. cité), notamment au tableausynoptique en annexe.

[4] L'ouvrage de TEBBOUL M. sur "La résistance africaine à la romanisation" (Anthropos, Paris) constitue un véritable plaidoyer pour l'historicité des peuples et de la culture africaine : s'intéressant plus spécialement à l'Afrique du Nord, il a bien montré à travers des faits d'armes et l'implantation militaire, que l'autochtone n'a pas transigé sur l'essentiel. Aussi, la chronique romaine (officille) ne trouvait-elle, pour tout terrain vacant d'investigation, que le domaine de l'histoire-bataille, et autres anecdotes périphériques. A propos de l'historicité africaine, dont bon nombre de penseurs occidentaux du 19ème siècle - y compris HEGEL - ont contesté l'existence, une remarquable réhabilitation a été faite par Elie-El-Baz dans une monographie consacrée au "Judaïsme noir, essai sur les Falacha" - Pris, Mémoire d'Histoire, 1974.

[5] Saint-Martin (de) Vivien, op. cité. D'après les thèses d'Ibn-Khaldoun et de Gsell.

[6] D'après Et-Tamentit, chroniqueur local.

[7] WATIN, Cf. Martin (op. cité.). Cette émigration est datée dans une chronique non identifiée par l'auteur et qui indique l'existence d'une «autremosquée» (il voulait dire «synagogue»…), celle des Oulad Hammâd, qui portait une inscription relatant que «ce ksar (Tamentît) avait été bâti cent cinquante ans avant l'hégire ». Quant à l'émigration, la même inscription épigraphique établit comme date de référence «l'année de l'Eléphant ('âmalfîl): notons pour mémoire qu'un verset du Coran relate à travers cette date de référence l'expédition du Prince Abraha contre la Mecque, puis, au cours des combats, l'entrée en scène providentielle des «oiseaux abâbîl», (VIe siècle J.C.), et tire les conclusions de l'échec d'une telle expédition:«A lam tara kaïfa fa'ala rabbûka bi ashâb el fili»… N'as-tu donc pas vu ce qu'a fait (ton) Dieu avec les gens de l'Eléphant?».

[8] L'expression «Palestine touatienne» ne relève pas d'une fantaisie d'historien. Elle ne fait que traduire une imagerie locale, répandue à travers tout le pays, et fondée sur les "origines palestiniennes des Berbères". Ibn-Khaldoun, comme Ibn-el-Kalbi ont eux-mêmes (Cf. Infra) défendu cette thèse.

[9] BASSET René.- Nédromah et les Trara.- Paris, 1901. A propos de l'importance signalée notamment par Ibn-Khaldoun (Djebel Nefouça dans les Aurès, Djeraoua, Fendelaoua, Mediona, Bahloula, Ghiâta et Fezzâz dans l'Ouest algérien et le Sud marocain), BASSET R. considère que c'est une réalité surfaite, et y voit plus un effet de syncrétisme judéo-berbère, à fond culturel punique. Cf. sur ce point également: BASSET, Henri.- «Les influences puniques sur les Berbères».- in: Revue Africaine, 1921.- p. 373 (Cf. de même : notes infra).
A propos de la thèse d'Ibn-Khaldoun sur les communautés précitées (trad. De Slane, 1852, p. 208), et plus particulièrement sur les Nefouça et leur islamisation sousle signe de l'hérésie ibadite (variante du Kharédjisme), cf. DESPOIS.- « Le Djebel Nefoussa ». Paris, 1935.- p. 137.

[10] A propos de cette localité et de la Qubba proprement dite, voir GAUTHIER, E. F.- «Le passé de l'Afrique du Nord». Paris : 1937.- p. 144. Notons, d'après des témoignages recueillis auprès de vieux autochtones, un certain syncrétisme qui s'est perpétué jusqu'aux années 1920: ce lieu servait en effet de pèlerinage pour des Juifs qui venaient des villes environnantes (Oran, Oujda, Tlemcen, Nedromah) officier au sein même du mausolée, sans toutefois la présence des autochtones musulmans qui se contentaient, en quelque sorte, de leur «prêter» les lieux saints pour quelques jours.

[11] Les cartographes français ont dû, pour répertorier le cap sur lequel s'est édifié la Qubba, faire une erreur de traduction du nom local:«Noûn» est traduit par «Noë», ce qui, bien évidemment, réfère à un tout autre personnage biblique. «Lalla Sethi» serait, quant à elle, la fille de «Youchâ» (Josué): elle est dispensatrice de fécondité et reçoit la visite et les offrandes des femmes. Sa Qubba n'est pas révélée par la cartographie côtière, qui signale pourtant sans le nommer le petit cap situé à l'ouest de «(Cap Noë et à l'est de «Cap Tarsa» près de Ghazaouet (ex Nemours).

[12] Daïra de Béni-Saf, Wilaya de Tlemcen, de Madagah, près de Bou-Tlélis (cart. «Cap Blanc»: 30 km à l'ouest de Mers-el-Kébir).

[13] Ancien avant-port de Tlemcen.

[14] Découverte par des pêcheurs sous-marins d'embarcations légères renversées et comme retenues au fond par des blocs de pierre, ce qui laisse penser à des dissimulations tactiques etc.

[15] Il s'agit d'un recueil de trois manuscrits regroupés par Houdas qui en a donné une première lecture en Français: le 1er manuscrit est localisé à la Bibliothèque Nationale de Paris (lot envoyé par le Général Archinard, alors Colonel) sous le numéro 5.147 du catalogue. Le 2ème manuscrit est une copie que Félix Dubois (auteur de Tombouctou la mystérieuse». Paris, 1897.) a fait exécuter durant son séjour à Tombouctou par un copiste local en 1896 (don à la B.N. n° 5.256). Le 3ème manuscrit est une autre copie qui se trouvait entre les mains du Dr. Tautain (alors résident à Ambositra), lequel l'a transmis à R. BASSET (Alger) qui l'a transmis à son tour à Houdas. Celui-ci pense alors qu'il s'agit de trois fragments du même manuscrit et du même auteur.

[16] Za-Al-Ayaman: dans sa classification des princes de Songhaï (Tombouctou la mystérieuse. op. Cité.- p. 117), Félix Dubois donne «Dialliaman». «Dia» ou «za» serait ainsi un préfixe indiquant le génitif, la désignation des princes n'étant qu'une référence à leurs origines territoriales.

[17] Ralfs C. (Beiträge Zur geschicte und geographie des Sudan), Band IV. 1855) cite 32 noms de princes. Félix Dubois en donne 31, ce qui est confirmé par la liste de Abderrahmane Es-Saâdi. En fait, le chiffre 44 paraît plus symbolique que réel: on trouve souvent dans les généalogies ce chiffre. Par exemple, l'Ancien Testament donne 44 noms de rois hébreux (chaîne généalogique reliant Abraham à Jésus…), etc. D'ailleurs le syncrétisme christiano-africain voire judéo-christiano-africain a été rarement signalé pour la période pré-islmaique, ce qui rend difficile toute hypothèse génétique concernant ce «poisson» du Niger dans la perspective culturelle qui se rattache à Jonas, voire à Josué. Pourtant, Abû Abdellah-ez-Zohri, dans un ouvrage d'histoire sur Marrakech intitulé «El Holal el-mawâchiya fi dikr el-Akhbâr el-marrâkouchiya», pense que les habitants du Soudan, lorsqu'ils avaient pour capitale «Ghana», ont professé la religion chrétienne jusqu'en l'année 469 de l'Hégire. En fait, la pratique religieuse signalée pourrait tout aussi bien avoir été judéo-païenne. D'ailleurs, le même abû Abdellah ez-Zohri, parlant dans sa «gazette» marrakechienne des Touareg, signale leur origine: Es-Saâdi, citant Ez-Zohri, rappelle que ce sont des Messoufa qui, comme les Lemtouna, se rattachent aux Sanhadji (dont on connaît la relation avec le Soudan et le rôle dans la fondation de la dynastie almoravide). Il va jusqu'à affirmer que c'est non pas Youcef Ibn Tachfîn, mais l'émir Abû-Bakr ben Omar ben Ibrahîm ben Touwâriqit el lemtouni («le lemtounien», c'est-à-dire le « targhi») qui a fondé Marrakech pour servir de métropole aux Almoravides. Voici quelques passages de Ez-Zohri sur le thème des origines touareg:«Les Sanhadja sont musulmans, suivent la sunna et font la guerre sainte aux Nègres. Ils font remonter leur origine jusqu'à Himyar.Ils n'ont de lien de parenté avec les Berbères que par les femmes. Ils sont venus au Yemen (eux aussi!…) et se sont rendus dans le Sahara. La cause de leur venue dans ce pays est la suivante: il y avait un roi «tobba» qui n'avait pas son pareil parmi les princes de son pays. Ce prince avait appris par les récits d'un Rabbin l'histoire des événements et l'existence des livres révélés par Dieu à son Prophète. Le prince crut à ce récit; il ajouta foi à ce qu'il fut rapporté, et il récita à ce sujet des vers dans lesquels il disait:«Je témoigne en faveur de Ahmed ( le prophète) qu'il est l'envoyé de Dieu, le créateur des hommes. Si ma vie était ajoutée à la sienne, je deviendrais son vizir et son cousin». L'auteur attribue la migration de cette fraction himyarite d'où les Sanhadja tiennent leur origine à la répression qu'il y eut à la suite de l'annonce de cette nouvelle, et à l'adhésion massive des habitants aux propos de «Tobba». Ce qui est pour le moins curieux ici, c'est, d'une part, la relation de ce roi Sanhadji avec le rabbin (où l'a-t-il rencontré?…), et d'autre part, le mot tobba lui-même quiserattache à la tradition suivant laquelle les Sanhadja descendent de la lignée royale des «Tobba haritz-Errâïch», dont le premier roi fut «Tobba‘ Africous» (ou «africos»: cf. Caussin de Perceval, «Essai surl'histoire des Arabes», Tome I, p. 59-67). Or, aussi bien l'historiographie arabe médiévale (Ibn-Khaldoûn et avant lui Ibn-el-Maçoûl et Ibn-el-Kelbi)la littérature rabbinique (sans doute dans un but de rationalisation: cf. Marcel Simon, Recherches d'histoire judéo-chrétienne, Mouton, 1962), quel'historiographie byzantine (Procope) rattachent Ifrocos à Opher (Ophren), fils de Madian, fils d'Abraham et de Ketura (seconde épouse d'Abraham). On voit bien ici que, par delà les rationalisations et les propagandes religieuses, la tradition populaire est sous-tendue par un fond culturel et hagiographique d'inspiration judéo-africaine.

[18] Selon Binger, ce poisson serait sans doute le «lamanti», idole ou «tenné» des Mandé. O. Houdas en donne une autre interprétation:«On a cru voir dans cette idole une religion apportée au Soudan par des étrangers. Il serait plus naturel, je crois, d'y voir le souvenir d'actes de piraterie qui se reproduisaient chaque année à une époque déterminée. On comprendrait alors que les habitants de Koukiya, délivrés de ce fléau par Zâ-Al-Ayaman, l'aient proclamé roi, tandis qu'on ne voit pas bien pourquoi ils auraient témoigné une si grande reconnaissance à un étranger qui aurait tuéleur idole vénérée».

[19] Sérieuse coïncidence que ce détail qu'est l'anneau (poisson Tamentît).

[20] Il faut noter ici la trame d'un discours rationalisateur, construit a posteriori sur des personnages dont on n'a qu'une vague idée (on ignore jusqu'au nom véritable de ce roi, à plus forte raison si ce nom est africain…) par des prosélytes musulmans, comme ce fut le cas beaucoup plus tôt avec le prosélytisme rabbinique et le syncrétisme judéo-chrétien qui en découlait, sur la base idéologique d'un rattachement des autochtones au peuple cananéen (controverses de St Augustin avec les "Circoncellions" et textes rabbiniques sur les «Caelicoles»: cf. Simon, Marcel.- op. Cité, Supra). Dans ce phénomène de syncrétisme judéo-païen, les autochtones trouvent en même temps leur compte en attestant la haute antiquité de leur capitale Koukiya: elle serait fondée au temps des Pharaons et, «c'est d'elle qu'il fit venir la troupe de magicien qu'il employa dans la controverse qu'il eut avec Moïse (que sur lui soit le salut» (Es-Saâd.- op. cité). Le Coran (Sourat XX, versets 59.75) rapporte le récit de cette aventure de Moïse avec le Pharaon. La tradition orale dont Es-Saâdi s'inspire pour sa chronique déplace ainsi les événements, par ethnocentrisme. Aussi, «la légende qui fait venir les magiciens de Koukiya ne saurait être admise sans la plus stricte réserve; elle rentre dans la catégorie de celle qui fait de Tlemcen le théâtre d'un des incidents de l'histoire de Moïse et d'El Khidr (Coran, Sourat XVIII, V. 76)» (Houdas, O. - op. cité).

[21] Es-Saadi, Abderrahmane.- op. cité.

[22] Voir Gsell, Stéphane.- Histoire ancienne d'Afrique du Nord, IV, notamment pp. 495-496, où il fait référence à l'administration de Volubilis par les «Suffetes», qui a précédé en ce lieu le municipe de Claude.

[23] Gsell et Gautier. Op. cité.

[24] Ibn-Khaldoun.- (op. cité), ne fait ici que rapporter une tradition juive développée en Afrique même (en grande partie d'ailleurs à travers le contenu coranique) et reprise par Al-Maçoudi et, Al-Bahri que le premier a cités. Procope et Suidas ont attribué cette migration à l'expérience malheureuse d'une première tentative d'installation en Egypte (cf. Procope, De bello Vandalico, 2.10).

[25] Cette information épigraphique nous vient de Procode (ibid):«Dans la ville de Tighisis, auprès d'une très belle fontaine, on voit deux colonnes de pierre blanche qui portent une inscription phénicienne, dont voici la traduction:«c'est nous qui avons pris la fuite devant ce bandit de Josué, fils de Have». Cette mention se trouve chez l'historien arménien Moïse de Khorène (Histoire d'Arménie, 1, 19, trad. V. Langlois.- Paris, 1896.- p. 70). Cette information relève, aux yeux de  E.F. Gautier, d'une traduction fantaisiste exécutée par un autochtone pour le compte de Procope. Elle semble pourtant pleinement justifiée, si on la replace dans le contexte historique des premières migrations cananéennes. Pour Marcel Simon, elle constitue un acte politique des Juifs immigrés, en vertu duquel ils prennent fait et cause pour «leurs frères cananéens» auxquels ils ne trouvent que qualités et mérites. Il serait né chez ces Juifs un sentiment nationaliste au contact des cananéens. Cette affirmation est étayée par trois sources d'information: la première vient de la Genèse, qui reconnaît aux cananéens l'antériorité palestinienne et qui donne un caractère prédestiné à l'émigration des cananéens vers l'Afrique (partage du monde opéré par Noé à ses fils en vertu duquel Cham, père des Cananéens, se voit attribuer l'Afrique: cf. Genèse, 10.10; Jubilés, 9.1. cf. Charles.- The Book of Jubilees, London. 1902, et Littman, ap. Kautsch. Pseudepigraphen des A.T. Tübingen, 1900). La deuxième source provient des Jubilés dont le contenu est anti-cananéen: Josué y est alors décrit comme le protagoniste de l'exode et d'une conquête légitime, Martin Noth (op. cité), en se fondant sur des textes bibliques (Is. XXVIII, 8., Sophonie, I. II; Zach., XIV, 21; Prov., XXXI, 24; Job, XIX, 30) et sur un «additif» au Deuteronome, montre, dans une perspective anthropo-écologique intéressante comment les tribus d'Israël en furent venues à se sédentariser dans les terres de cultures palestiniennes. Phénomène classique de la juxtaposition de deux cultures nomade et sédentaire, les Cananéens étaient mal vus pour leur goût du luxe, voire une certaine dépravation, que les tribus israélites rattachaient à la civilisation urbaine dont les Cananéens étaient les dépositaires: cet état de choses - somme toute hypothétique - pourrait avoir servi de prétexte d'occupation et de propagande anti-cananéens qu'on retrouve dans les Jubilés. La troisième source provient de la littérature rabbinique, plus conciliatrice (voire plus prosélytique) avec les prédécesseurs. Marcel Simon pense que ce climat de solidarité, aux termes duquelles communautés juives immigrés ont sû ménager les Cananéens qui les avaient précédés, a été à l'origine d'un renversement de situation (et donc d'une forme de récupération) faisant du brigand Josué l'ancêtre éponyme… des Cananéens. Nous pensons que sans aller si loin, cette inscription punique pourrait bien avoir été gravée avant que ses auteurs ou le groupement qui s'en réclame (Cananéens ou Phéniciens) n'aient eu à subir l'influence prosélytique juive, et que la superposition, dans la même échelle judéo-punique, du culte voué à Josué à celui qui en fait les invectives, peut très bien s'expliquer par un simple décalage chronologique. Sur le point des controverses nord- africaines relatives aux prétentions sur la Palestine entre savants Cananéens et Juifs, cf. Article: Africa, ap. Encyclopaedia Judaïca, I, 938. L'idée d'une usurpation de Canaan en Palestine fut reprise par certains auteurs chrétiens: Cf. Charles (op. cité).- n° 29, p. 84.

[26] Carcopino, J. - Aspects mystiques de la Rome païenne. Paris, 1941.- p. 39. Sur les survivances des cultes puniques à l'époque romaine, cf. in Mélanges de l'Ecole Française de Rome, 1937.- p. 65. Le point de vue de S. GSELL sur cette prédisposition au monothéisme de la religion berbéro-punique s'appuie au culte voué à «Baâl-Saturne». Cf. Histoire Ancienne, IV.- p. 497. Cf. également Monceaux, Histoire littéraire, I, p. 10. Quant à la parenté fondamentale entre religion d'Israël et religion phénicien, et les possibilités de rapprochement qu'elle implique, cf. G. Rosen, Juden und Phönizier, Tübingen, 1929.- p. 8-15 (qui donne une bibliographie sur la question). Egalement Slouschz..- Judéo-Héllènes, et Judéo-berbères, et les Hébréo-phéniciens.- Paris, 1909.

[27] Procope.- op. Cité. Chronique d'Hippolyte:«Chanaan, de quo Afri et Phoenices… Phoenices, Lybes, Numidae Macrones, Nasamones».- (P.L., 3, 681); Suidas, X v v, Lexicographie, Graeci, I, Leipizig, 1935.- IV.- p. Notons que l'inscription lapidaire à l'endroit de Josué est également rapportée par Suidas (Cf. Gsell, Histoire Ancienne. I. p. 338. n°4). A propos des textes rabbiniques. Cf. Marcel Simon, Op. cité.

[28] Saint Augustin.- op. cité. A propos de ses querelles avec les Judéo-puniques (ou judéo-berbères), il dit dans une diatribe contre ses adversaires qui se refusaient à se faire appeler par ses coreligionnaires de (Circumcellium», «Circoncellions», c'est-à-dire "rôdeurs de celliers" : " Agnosticos eos vocant...Sic eos, inquiunt, appellamus propter agonem. Certant enim, ert dicit apostolus : certanem bonum certavi. Quia sunt qui certant adversus diabolum, et praevalent, milites christi agonistici appellantur" - (ENARR, In. Psalm. 132, PL. 37 Epist : 18, 10 ; 125, 12, etc.).

[29] Il faut noter que Saint Augustin, quoiqu'il fût originaire de la région de Annaba (Est algérien) où la diffusion culturelle phénicienne fut très intense, ne semblait pas en être particulièrement imprégné, en dehors de quelques références «nécessaires». Sa conversion au christianisme fut accompagnée d'une insertion totale dans la culture romaine. Il semble que le phénomène d'acculturation, dont l'emprise se faisait sentir par le biais de la religion, était assez important en Afrique du Nord (zones de contact ou côtières seulement), si l'on en juge par la promotion intellectuelle et politique de certains Berbères dont quelques uns furent de célèbres auteurs latins.

[30] Une bonne partie de la population punicisée se trouvait par contre gagnée à la cause romaine, dont elle constituait soit la main-d'œuvre disponible, soit le personnel sur lequel on pouvait compter pour les services divers ainsi que le commerce intérieur. Ces zones côtières étaient ainsi extrêmement fragiles, et Berque a pu parler à ce titre d'une «africanité dégressive», allant du Sud vers le Nord. (Cf. Gsell. op. cité).

[31] Mauny, Raymond.- La légende d'Hanon et l'implantation des Cartaginois en Afrique, Article: Bulletin de l'IFAN.- Dakar.

[32] Les textes bibliques ont été référencés dans une note supra. Pour Tertullien , qui a, en plus de ses témoignages africains, relaté le différend de Claude avec les Juifs qui faisaient venir leurs familles d'Egypte. Cf. De jejunio.- 16 (PL, 2, 1828; plus spécialement la «lettre de Claude» Apologétique37). Sur la question des Juifs berbérophones, il y fait allusion (Apol. 18): «Hebraei, retre qui nune Judaei: igitur et litterae, et eloquium».

[33] C'est d'autant plus évident que Josué, suivant les indications en note fournies plus haut, toutes les chances d'être associé à leur exil (quelle que soit d'ailleurs la charge affective - positive ou négative - de cette association).

[34] A ce syncrétisme originel est venue se superposer la religion talmudique proprement dite qui, dotée d'une institution synagogale, était en relation constante avec les communautés juives des villes du nord du Maghreb (Fès, Marrekèche, Tunis, Tlemcen). En effet, le Touat a servi, jusqu'à l'époque hilalienne, de structure d'accueil aux Juifs émigrés. Les chroniqueurs musulmans qui font état du premier contact des tribus arabes (fin du 10ème siècle J.C.) avec la communauté tamentitoise signalent déjà une pratique culturelle nettement plus «orthodoxe» que le culte syncrétisme quila préfigurait.

[35] Ilne faut pas entendre ici le mot de «colonisation» dans le sens historique qui rattache ce fait au processus de sous-développement. Il s'agit là plutôt de formes de peuplement ou d'occupation qui, quelle que soit leur part de violence économique ou politique, restent liées aux formations sociales pré-coloniales.

 

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