Insaniyat N°2 | 1997 | Espaces habités | p. 77-103 | Texte intégral
Dwelling place identity - elements for an emergent urban problematic Abstract : The texte which follows synthesizes the first elements of a study centred on domestic space appropriation modes, in an urban milieu within the town of Oran. This research which is presented like an anthropological advance in the closed world of habitation, we have marked, with the complicity of subjects, so that it leads to an authentic appropriation of domestic space. We have therefore privileged the practices of the inhabitants, so that they come out in a series of statistics of transformation-dynamics, modifying structure, and expressing inhabitants opinions, within which speech has been perceived as eminently important anthropological fact. Keywords : domestic dpace, district, family, neighborhood, identity |
Abdelkader LAKJAA: Université d’Oran, Département de sociologie, 31 000, Oran, Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.
I- INTRODUCTION
Le texte qui suit[1] synthétise les premiers éléments d'une recherche avec enquête de terrain centrée sur les modes d'appropriation de l'espace domestique en milieu urbain à travers la ville d'Oran. L'espace domestique que nous saisissons comme angle d'approche de la crise urbaine en Algérie, vécue déjà par près de 55% de la population et sur laquelle la production d'éléments de connaissance sur les aspects qualitatifs devient chaque jour un peu plus nécessaire.
Cette recherche se fonde sur l'hypothèse principale de l'intensité des échanges entre l'espace habité et ses habitants. Ces échanges se déploient en un faisceau de relations dialectiques entre l'unité spatiale (le logement dans son environnement) et l'unité sociale (la famille dans ses réseaux sociaux); ils s'éclairent réciproquement et, simultanément, enrichissent des pratiques et des représentations propres à l'une et à l'autre. De façon globale, le logement (espace domestique) et le quartier (espace résidentiel) représentent tous deux, de manière complémentaire, des scènes de luttes quotidiennes dans lesquelles s'affrontent et se négocient des représentations, besoins et aspirations relatifs à ces mêmes espaces. Chacune de ces deux formes d'espace, domestique et résidentiel, constitue le registre consignant des éléments de ces mêmes représentations - besoins - aspirations librement adoptés et mis en œuvre (habitat informel, auto-construction, transformations-modifications du logement planifié livré par l'Etat) ou imposés (logement planifié). S'il peut être supposé que les éléments qui structurent le modèle planifié par les organismes étatiques sont repérables de façon relativement plus aisée, ceux du modèle librement adopté nécessitent certainement plus d'efforts d'assemblage en vue d'une première tentative de formalisation.
Nous présentons dans un premier temps des caractéristiques majeures de l'habitat collectif en immeuble auquel se limite cette synthèse: ceci s'appuie essentiellement sur des statistiques qui permettent de souligner la pratique habitante à travers les transformations - modifications du bâti. Nous nous intéressons dans un deuxième temps à l'expression habitante: le discours des habitants recueilli par la technique de l'entretien et de l'observation.
II- L'HABITAT COLLECTIF "IMMEUBLE" CARACTÉRISTIQUES MAJEURES
Le repérage de ces caractéristiques majeures a pour fonction la délimitation de l'objet à travers un premier établissement de l'état des lieux. La première de celles-ci est relative à l'extension remarquable que seul l'habitat de type immeuble enregistre dans l'ensemble du parc national de logements: 7.8% en 1966; 8.3% en 1977; 13.9% en 1987. La deuxième caractéristique majeure renseigne sur l'implantation quasi-totale de ce type d'habitat dans les zones urbaines: 99% en 1987. La troisième caractéristique est de type sociologique : plus de la moitié des cadres supérieurs et de professions libérales habitent en immeuble (52%), près du tiers des cadres moyens (32%) et des employés (302%) habitent en immeuble. Enfin un quatrième trait distinctif, de nature juridique, renseigne sur le statut d'occupation des habitants en immeuble: si en 1987 on enregistrait en Algérie 64.2% des ménages propriétaires de leur(s) logement(s) (56.7% en 1977), dans le type immeuble cette proportion tombait à 20.3% contre 72.34% des ménages locataires.
La dynamique des transformations-modifications de la configuration globale de l'appartement est sûrement la caractéristique la plus connue parce que la plus observable empiriquement. Les résultats d'une enquête de terrain récente, réalisée dans une perspective de géographie urbaine, traduisent avec force cette dynamique structurée autour de l'aspiration à une meilleure appropriation de l'espace résidentiel-domestique. Les 1059 habitations enquêtées se répartissent en trois grands types à travers la ville d'Oran.
Le type individuel englobe des villas (530 unités) et des habitations Haouch (34 unités); Exceptées les villas des coopératives immobilières, tout le reste a été construit avant 1962. Le type semi-collectif, représenté par 47 habitations, se présentent comme de l'individuel densifié construit avant 1962. Le type collectif compte 448 appartements enquêtées répartis entre le haut standing (plus de 4 pièces: Le Méditerranée, Le Sémiramis, La Résidence Leclerc), le Standing moyen (3 à 4 pièces: Les Amandiers) le standing modeste (immeubles de Victor Hugo), de ZHUN (immeubles Othmania). Exceptés les immeubles des ZHUN, tous les autres ont vu le jour avant 1962.
Les résultats chiffrés de la pratique des transformations-modifications font ressortir les particularités de cette dynamique propres à chaque type d'habitation, lesquelles reflètent les efforts de «domestication» et/ou de contournement du système de contraintes propre à chaque type d'habitations. Ainsi si dans l'individuel c'est d'abord le garage (40%) ou le jardin (43%) qu'on transforme en commerce ou encore le garage (14%) ou le jardin (15%) en pièce, dans le collectif on n'hésite pas à sacrifier en premier le balcon (6%) mais aussi la salle de bain (2%) et même la cuisine (2%) en pièce. Certes dans l'individuel la cuisine (34%) et la salle de bain (34%) sont encore plus massivement sacrifiées sur l'autel de la solidarité familiale, mais, là, on peut se permettre de se rattraper avec la construction d'une nouvelle cuisine (10%) ou encore d'une nouvelle salle de bain (5%).
Cette différence dans les rapports à l'espace résidentiel-domestique selon le type individuel ou collectif, est tout autant présente dans d'autres formes d'intervention sur le bâti. Dans le type collectif les pratiques d'embellissement, de rénovation et de changement de portes et de fenêtres ont été répertoriées dans respectivement 8%, 27% et 24% des habitations enquêtées contre 38%, 26% et 35% des habitations de type individuel. De même, si dans le collectif on s'efforce d'améliorer la cuisine (19%) et la salle de bain (19%), dans le semi-collectif on s'affaire à rénover (51%) mais aussi à agrandir les pièces (21%)[2].
Les résultats de cette investigation au niveau de la ville d'Oran sont relativement bien corroborés par l'évolution de la structure des dépenses d'habitation au niveau national durant la période de 1959 à 1989. Cette corroboration repose essentiellement sur l'accroissement tendanciel de la part des dépenses consacrées aux «Réparations/ Entretien» au sein de la part budgétaire affectée par les ménages à leur habitation. Ce fait se révèle d'autant plus significatif que la délimitation que nous faisons du concept d'habitation, c'est à dire comme logis abritant une famille, nous conduit à considérer ensemble les dépenses affectées aux «logements et charges» et celles engagées pour l'acquisition de «meubles et matériels électroménagers». L'accroissement de ces dépenses de «Réparations/ Entretien», au sein desquelles les frais de maçonnerie viennent en première place, semblent bien s'inscrire dans une recherche de meilleure habitabilité à travers les pratiques des transformations et modifications de l'espace résidentiel-domestique. Toute cette dynamique qui renseigne sur l'intensité des échanges entre les habitants et l'espace qu'ils habitent nécessite un décryptage du sens qui la fonde.
Pour ce faire nous avons au préalable relié, en soumettant à la même question, les multiples aspects de cette même pratique habitante: quel est le sens qui guide, fonde et éclaire les transformations / modifications du bâti et les dépenses de consommation que les ménages algériens affectent à leur habitation? Et si toute l'entreprise anthropologique tient dans cette recherche de sens, qui signifie bien une attitude d'ouverture à la différence»[3], elle repose tout autant sur la méthode que le découpage de l'objet d'investigation. Voici comment C. LEVI-STRAUSS rend compte de cette manière de procéder de l'anthropologie:«L'anthropologie sociale s'affirme comme discipline originale à raison de ce matériau de base et ce matériau, c'est ce qui demeure: des sédimentations qui échappent à l'emprise de la modernité d'une part»[4]. Ces sédimentations et modes d'existence font que «l'ethnologue s'intéresse surtout à ce qui n'est pas écrit, non pas tant parce que les peuples qu'il étudie sont incapables d'écrire, que parce que à quoi il s'intéresse est différent de tout ce que les hommes songent habituellement à fixer sur la
pierre ou sur le papier»[5]. Selon C. LEVI-STRAUSS le domaine de l'anthropologie s'étend aux sociétés authentiques et son objet réside dans la relation authentique et la communication non pervertie. De ce point de vue il n'hésite pas à opposer sociologie et anthropologie: si la première emprunte le «point de vue de l'observateur», la deuxième est qualifiée de «science sociale de l'observé»[6].
C'est à la compréhension et l'interprétation de cette relation authentique de l'habitant à son habitation que nous nous sommes intéressé à travers notre recherche. L'authenticité de ces rapports nécessite d'être saisie à travers les pratiques et discours propres aux habitants. Il s'agit d'accéder, à travers l'incursion dans la vie profonde de ces derniers, aux sens et représentations qui donnent unité à leur vie quotidienne dans son déploiement relativement autonome. L'interprétation de ce sens telle que nous le visons dans cette investigation se veut être une «interprétation identifiante»[7] qui détermine la prise en ligne de compte des représentations sociales. De cette façon nous entendons mettre l'accent sur une forme de connaissance sociale, un savoir de sens commun par lesquels les sujets pensent et agissent dans la réalité quotidienne. En résultant de l'acte de penser par lequel l'acteur, socialement marqué, se réfère à un objet en «retravaillant» les informations qui lui parviennent, les représentations se révèlent être bien plus autre chose que la simple reproduction d'une perception. C'est dans cette perspective que les représentations nous intéressent en tant qu'indices et révélateurs de la façon dont les acteurs saisissent la réalité, édifient leur conduite et s'investissent dans les communications. Tout ceci fait que l'approche en termes de représentations sociales mérite d'être intégrée dans une problématique plus large sur la construction sociale de la réalité à laquelle celles-ci participent donc activement. D. JODELET nous rappelle dans ce même ordre d'idée que «la représentation se voit conférer par
l'anthropologue la propriété de particulariser dans chaque formation sociale l'ordre culturel, d'être constitutive du réel et de l'organisation sociale, d'avoir une efficacité propre dans leur devenir. Pour le sociologue, elle rend compte des comportements politiques et religieux et apparaît, via son objectivation dans le langage et sa mise en acceptabilité par le discours politique, comme un facteur de transformation sociale»[8]. Dans cette perspective l'étude des représentations revêt toute son importance dans ce que G. BALANDIER appelle «l'explication des différences que révèle l'inventaire de ces systèmes poursuivi à travers l'espace et le temps» en précisant que «selon cette méthode la recherche porte moins sur les manifestations extérieures de la réalité sociale (structures, fonctions, manifestations) que sur les démarches intellectuelles et symboliques qui en rendent compte. Il s'agit d'étudier les phénomènes «du dedans», c'est à dire du point de vue indigène,en reconstruisant en quelque sorte leur démarche»[9].
La cohérence de ces systèmes ainsi que celles de ces démarches intellectuelles et symboliques constituent la rationalité dans son acception weberienne: die Zweckrationalitoät ou rationalité des fins. Toutes les différences et les particularités spécifiantes de chaque organisation sociale et tout ce qui fonde les rapports authentiques de ses acteurs, puisent leur explication légitimante de cette forme de rationalité à propos de laquelle ALLAIS écrit:« (…) en dehors de la condition de cohérence, il n'y a pas de critères de rationalité des fins considérées en elles-mêmes. Ces fins sont absolument arbitraires. Il en est ainsi comme en matière de goûts. Ils sont ce qu'ils sont»[10].
C'est dans une tentative d'approche de la rationalité qui structure les modes d'appropriation de l'espace résidentiel chez les habitants que nous inscrivons notre recherche: sur quelle rationalité se fonde l'habiter en milieu urbain algérien? Nous sommes partis de l'idée que l'habitat exprime aujourd'hui encore, comme de tout temps, la société actuelle: c'est à dire la société«du plus grand nombre» marquée par l'habitat du plus grand nombre». Cependant, lorsqu'en 1949 le Conseil Economique (France) a demandé à LE CORBUSIER de faire une proposition pour une «Charte d'habitat» c'est plutôt la notion d'habitation et non celle d'habitat que celui-ci a placé au centre de son rapport[11]. De cette façon, LE CORBUSIER a tenu à signifier l'habitation comme l'élément prédominant de l'habitat de l'homme. L'habitat englobe tout l'environnement dans lequel vit l'homme, c'est l'aire habitée qui évolue en un ensemble socialement déterminé. L'habitation, dont le caractère dynamique et évolutif est signifié par l'habiter, recouvre le logis et la famille qu'il renferme. Dans cette acceptation, l'habitation trouve une fidèle traduction dans le parler algérien à travers la notion de «ed-dar» qui désigne la logis mais qui réfère plus à la femme qu'à la famille. Chombart DE LAUWE nous rappelle que le concept d'habitation est des plus anciens au monde dans la mesure où il recouvre une réalité socio-physiologique tout comme la nourriture et le vêtement. Cette même réalité fait que ce concept a gardé à travers tous les âges au moins trois grands aspects invariants:
1) L'habitation abri comme protection du froid, de la chaleur, des intempéries, du bruit…
2) L'habitation-nature pour profiter du soleil, de l'espace, de la verdure et garder le lien avec la nature…
3) L'habitation-feu ou foyer pour se nourrir, se soigner, s'isoler, se reposer, se réunir…[12].
Dans la réalité de cette continuité de l'habitation à travers les âges, l'idée de la liberté familiale, indissociable de l'habiter dans son déploiement quotidien, est tout aussi présente que les trois autres invariants.
Dans les habitations de type appartement en immeuble que nous avons observées, l'aspiration profonde à la liberté, comme quatrième aspect invariant dans la réalité de caractère non-évolutif de l'appartement. Cette contradiction «intras-muros» prend pour exutoire les transformations et modifications de la structure de l'espace résidentiel-domestique. Celles-ci, comme manifestations matérielles des modes d'appropriation de cet espace, s'organisent en stratégies de contournement du système de contraintes dans l'habitation-appartement. En clair, tout se passe comme si les acteurs-habitants étaient libres, comme le souligne J. F. AUGOYARD dans son étude du quartier l'Arlequin à Grenoble:«Amputé du bâtir, l'habiter garde son pouvoir de configurer et d'imaginer en déjouant le réel thétique implanté dans nos cités «modernes». En ce sens, il n'y aura pas de conclusion passéiste. Le bâtir est porté disparu, non pas mort. Et ses virtualités s'exercent encore dans les obscurs affrontements entre une expression habitante et un espace construit»[13]. Ces obscurs affrontements revêtent pour nous les contours d'un conflit de rationalités entre les décideurs - concepteurs de l'espace construit de type planifié - imposé et les habitants qui affichent leur identité par leurs pratiques habitantes et leurs discours. Du point de vue de cette problématique du conflit des rationalités qui singularise les pratiques habitantes en Algérie, de façon sûrement plus exacerbée qu'ailleurs[14], celle-ci évoluent comme pratiques urbaines subversives dans la mesure où comme le suggère M. DE CERTEAU « la vie urbaine laisse de plus en plus remonter ce que le projet urbanistique en excluait»[15]. Ce qui n'est pas sans rappeler la célèbre boutade de LE CORBUSIER : "Les êtres humains sont mal logés, voilà la véritable et profonde
raison des révolutions contemporaines.» Ce mal-habiter, qui intervient parmi les facteurs les plus déterminants de l'extension du malaise urbain[16], nous avons tenté de le saisir à partir du cas de la ville d'Oran que nous avons investie par une enquête de terrain. Dans la perspective ouverte par cette recherche, l'habitation se délimite plus comme espace familial que personnel, et en tant que telle plus matrice de l'imaginaire collectif qu'individuel de chacun des membres du groupe familial considéré[17]. S'il s'agit de savoir comment l'habitation qui exprime une structure sociale «engagée dans le changement» est-elle vécue, le concept d'appropriation s'avère dès lors primordial dans cette approche qui inclut le vécu dans sa dimension quotidienne et son déploiement en tant que registre ouvert sur l'expression de l'habiter. De cette sorte, l'appropriation de l'espace résidentiel-domestique se structure autour de l'habiter comme «utilisation d'un espace à des fins précises selon une hiérarchie des moments quotidiens qui s'élabore en fonction de la culture, du statut du groupe et de ses membres, du mode de relations envisagées, de la religion des techniques du corps, mais aussi du changement de la société globale»[18]. L'expression habitante qui se présente elle aussi comme facette de cette appropriation, nous la synthétisons ici telle qu'elle s'affiche à travers l'aménagement de l'espace domestique.
III- L'EXPRESSION HABITANTE
Le repérage des éléments les plus saillants de cette expression habitante nous a conduit à nous arrêter sur deux pièces maîtresses dans l'aménagement de l'espace domestique: le salon et son mobilier. Mais à ce niveau le détour par la pratique des transformations-modifications du bâti à travers des cas concrets devient nécessaire.
III-1- Les transformations du bâti
Dans le discours de ses habitants l'espace domestique affiche sa dimension fondatrice première: il est d'abord un espace familial «élargi». Le référentiel familial traverse de bout en bout l'expression habitante : depuis l'emménagement dans l'habitation-appartement jusqu'aux transformations-modifications qu'on fait subir au bâti. Cette présence de la famille dans la conception de l'organisation interne de l'espace-domestique nous l'avons rencontrée déjà dans des habitations officiellement classées dans les statistiques comme informelles et/ou précaires dans les quartiers d'Oran, Ras El Aïn et Les Planteurs. Ici comme là, la plupart des membres de la famille, de la plus restreinte à la plus élargie, s'ingénient à concevoir l'aménagement le plus adéquat. Ils s'évertuent alors à proposer les transformations les plus «nécessaires» mais aussi les plus économiques: en isolant la cuisine afin de la préserver comme espace féminin, en réduisant les dimensions des fenêtres afin d'assurer à la famille une plus grande intimité par rapport au regard étranger, en supprimant un balcon ou une loggia dans le but d'agrandir une pièce et disposer d'un salon plus vaste ou encore pour «gagner» une pièce supplémentaire au profit d'un des enfants, généralement au profit d'un des garçons.
La salle de bain représente, elle aussi, une de ces parties de l'espace domestique que les habitants tendent à adapter à leurs propres représentations. Ce cas se présente souvent sous deux grandes variantes: une dominante quasiment «classique», une autre qui semble naissante. La première consiste à faire remplacer le receveur de douche par une baignoire et à carreler les murs de faïences. La deuxième variante consiste à « bâtir » non plus une salle de bain répondant à un standing précis mais bel et bien un «hammam» forcément réduit à sa «bit skhoun» dotée d'une à deux ou trois «jabiate» (récipients taillés dans le granit pour la conservation de l'eau). L'exemple de la salle de bain nécessite, à travers ses deux variantes, d'être relu au moins selon deux dimensions. Tant pour l'attraction qu'exercera la salle de bain avec baignoire que pour l'attachement qu'on éprouve pour la salle de bain avec
«jabiate», et qui se rencontre de plus en plus souvent dans les maison individuelles de construction récente, l'hypothèse de l'aspiration du groupe familial à se hisser au rang social supérieur semble plus que plausible. Dans ce cas, la stratégie familiale basée sur la solidarité de tous les membres évolue en stratégie promotionnelle. Cette manière d'être et d'agir par référence au groupe familial plus ou moins étendu et selon laquelle «l'homme n'est rien sans le groupe»[19] est loin d'être le propre des modes d'appropriation des espaces urbains. Une étude sur la sédentarisation de la société nomade à El Abiodh Sidi Cheikh, une agglomération de 13.721 personnes en 1987,située à 480 km au sud d'Oran, parvient à cette conclusion:« En définitive, El Abiodh Sidi Cheikh, se révèle être le calque parfait de l'organisation communautaire, de la dimension des groupes et des liens de dépendance, qui font l'originalité profonde du mode nomade: au moment où celui-ci se dissout sous l'effet de la sécheresse la plus sévère du demi-siècle, la ville recueille l'héritage de ses traits essentiels, tout en les recomposant»[20]. Une autre étude qui s'est intéressée aux «Nouveaux modes d'occupation de l'espace, nouveaux modes d'habiter sur les hauts plateaux» n'hésite pas, elle, à relire cette solidarité familiale à la lumière de concepts Khaldouniens:«Quand il faut bâtir un logement, on ne peut le faire: on a besoin des bras, des relations, de l'argent et du savoir des autres. Alors se manifeste un étonnant savoir-faire rationnel, une capacité à s'associer sur la simple parole et sans garantie écrite. Les multiples formes de touiza (entraide par pacte social) exigées par la badawa (…) commence avec l'emprunt: frères, cousins, mêmes éloignés, amis, voisins parfois, prêtent au nouveau
bâtisseur (…). L'esprit de corps, la aça biyya, fonctionne à nouveau, avec bonheur, avec une sorte d'heureuse complicité commune»[21]. Ce sont là quelques éléments que nous retenons d'une première lecture à dimension verticale des pratiques de transformations-modifications du bâti. La deuxième lecture de ces mêmes pratiques est de type transversal dans le sens où elle révèle la recherche d'une meilleure habitabilité guidée de façon plus ou moins claire et consciente par les référents culturels du groupe d'appartenance. L'exemple de la salle de bain traduit de façon éloquente une appropriation de l'espace conçue et réalisée selon les positions du corps les plus confortables du point de vue des habitants, c'est à dire conformes à leurs propres valeurs, attitudes et représentations. Toute cette dynamique des pratiques d'appropriation de l'espace domestique incite alors à considérer ses multiples aspects convergents comme autant d'indicateurs d'un processus de recherche d'une nouvelle manière d'habiter.
Et si dans ces modes d'appropriation des espaces en milieu urbain la solidarité d'un groupe tend à se resserrer autour de la famille, nous devons tout autant souligner la position centrale du rôle de la femme au sein de la famille. C'est à une conclusion similaire que parvient Monique SELIM à la suite d'une recherche sur «Une cohabitation pluri-ethnique » en France. Celle-ci propose l'idée de la «spécificité» d'une sémiotique féminine, comme forme dominante de ces rapports «à l'espace résidentiel»[22]. En effet, face à l'omniprésence de la femme dans toute transformation-modification du bâti en appartement, nous sommes enclins à penser que derrière chaque pratique de contournement du système de contraintes en habitat collectif se dresse une femme. Il suffit de préciser que les «batailles instables» des femmes pour l'installation d'une baignoire dans la salle de bain procèdent aussi de ce qu'il convient d'appeler un détournement d'usage. A Oran, ville classée parmi les vingt premières du bassin méditerranéen, l'eau n'étant pas toujours courante, les baignoires se transforment tantôt en réserve d'eau, tantôt en lavoirs servant au trempage du linge.
Cette ambivalence subversive qui ressort de l'aménagement de l'espace domestique s'avère être tout autant présente à travers les options pour tel ou tel type de mobilier.
III-2- Le mobilier
L'abondance relative du mobilier, observée dans toutes les maisons visitées, ajoutées aux dépenses engagées dans les transformations-modifications renseigne sur les mutations socio-économiques enregistrées par la société algérienne durant les trente dernières années. L'analyse de l'évolution des dépenses de consommation des ménages algériens souligne avec force que la convergence dans la rationalité budgétaire entre ménages urbains et ménages ruraux repose pour une bonne part, en matière de dépenses affectées à l'habitation, sur la quasi-similitude du niveau des dépenses consacrées au mobilier.
L'impression d'ensemble qui se dégage des maisons visitées est une impression de répétition, voire presque d'uniformité, dont l'explication se situe certainement dans le choix fort réduit que présente la production nationale et le verrouillage du marché national. Cependant, nous retrouvons là-aussi la double dimension verticale et transversale qui préside à l'achat et au choix de certains types de meubles et à leur agencement: face aux nécessités d'une logique qu'on peut identifier comme étant celle du paraître se dressent les manifestations irrépressibles de l'être culturel authentique.La recherche d'un compromis entre les deux registres perce comme message du «silent langage» tel qu'il nous est parvenu du salon et d'un de ses meubles centraux, la bibliothèque.
III-2-1- Le salon
Il importe de noter ici que le salon fait partie, dans l'ensemble de la structure de l'espace domestique, des pièces désignées par un vocable français, tout comme pour la cuisine, la salle à manger,la chambre à coucher, le balcon, la loggia. Et si la salle de bain est parfois nommée par le vocable arabe «hammam», seules la pièce des invités et la cour, qui ressortent avec force de la description de la maison idéale que chaque enquêté a dû faire, constituent les deux seules exceptions du registre linguistique. La pièce des invités, toujours isolée du reste, comme ceci se faisait dans le modèle ancien et comme c'est souvent la règle dans les régions du sud du pays, se fait désigner par l'expression «byt eddhiaf». La cour, appelée parfois aussi patio, est d'abord bien située au cœur de la maison et est le plus souvent nommée «haouch»- c'est à dire cette partie de la maison qui permet de conserver un contact volontaire et quotidien avec la nature chez soi. Le va-et-vient entre deux registres linguistiques, selon qu'il s'agit de telle ou telle partie de l'espace domestique, s'explique, selon nous, par l'absence de spécialisation des pièces dans le modèle d'habiter ancien.
Dans les appartements que nous avons visités à Oran, le salon, par son isolement dicté par l'exigence de la protection du groupe familial de tout regard «berrani» (étranger), suggère l'idée de la persistance de «bit eddhiaf». Quand cet isolement n'est pas possible, on n'hésite pas à le séparer du reste des pièces par un simple rideau. Et comme le fait remarquer A. RAPPORT[23], l'important n'est pas de savoir en quoi est faite cette séparation mais surtout de comprendre le pourquoi de sa présence.
Si la raison première de l'aménagement d'une pièce ou d'une partie d'une pièce en salon est d'y recevoir, la fonction tacite consiste à suggérer, en la reflétant, la réussite sociale plus ou moins grande de la famille. Ceci fait que le salon n'est qu'exceptionnellement ouvert aux proches parents et amis de la famille, c'est à dire tous ceux auxquels on n'a plus rien à montrer. Les autres, les «étrangers», c'est à dire tous ceux qui viennent de l'extérieur, du dehors du cercle familial, sont reçus dans le salon qui est alors toujours bien entretenu, bien ordonné, bien fermé. Le contraste entre l'ameublement du salon et le sous-équipement des autres pièces «peut être très violent»[24].
La recherche de compromis revêt ici aussi plusieurs formes. La première, celle qu'on rencontre le plus souvent, est l'option pour le salon de type marocain[25] seul dans lequel sont disposées des banquettes - «seddariate» - de forme rectangulaire et façonnées le plus souvent dans du bois. Celles-ci entourent une ou plusieurs tables circulaires ou rectangulaires, pas plus hautes que les banquettes alignées parfois sur un tapis. La configuration du salon marocain la plus recherchée est un rectangle très allongé; il nous est arrivé d'être reçu en appartement dans des salons de près de huit mètres de long. A quelques détails près, ce modèles de salon présente une grande similitude avec le modèle tunisien et bien sûr marocain. Dans l'habitation tunisienne de la région de Monastir, par exemple les «seddariate» sont présentes sous une forme construite[26].
Dans l'habitation marocaine le salon est décrit là aussi à Meknès comme garni de banquettes faisant le tour de la pièce[27]. Ce modèle de salon qu'on qualifie au Maroc même de «beldi» (local) ou «teqlidi» (traditionnel) est aménagé en fonction des positions du corps les plus confortables; le mot arabe «seddari» (pluriel «seddariate») signifie bien l'objet sur lequel on peut s'allonger.
La deuxième variante, qui tend à se répandre de plus en plus, se présente comme l'expression de la volonté de faire coexister le «traditionnel» et le «moderne». Elle consiste en la formule «deux en un»: un salon marocain «teqlidi» jouxtant un salon européen qu'on ne manque pas de qualifier de moderne. Ainsi face à des banquettes surmontées de matelas et de coussins appariés à des accoudoirs, le tout recouvert d'un même tissu assorti aux stores des fenêtres opacifiées par d'épais rideaux, siègent un canapé et des fauteuils disposés autour de tables.
La troisième variante mérite d'être citée ici pour avoir été relevée dans bon nombre d'appartements visités. Plus proche de la deuxième, on y trouve une salle à manger avec table haute, chaises, bahut et même parfois argentier faisant face à un salon marocain avec ses banquettes et tables basses et ses tapis.
Dans ses trois variantes dominantes dans l'aménagement du salon, cette pièce maîtresse dans l'habiter, on retrouve presque toujours le meuble-bibliothèque comme pièce imposante du salon.
III-2-2- Le meuble-bibliothèque
A quelques rares exceptions, il est de même modèle partout et se présente comme le deuxième élément essentiel dans l'ameublement du salon, après les banquettes. Avec la présence de ce meuble nous nous retrouvons mis en face d'un autre cas d'ambivalence,de dualité culturelle qui ressortent des deux fonctions principales qu'il rempli: l'utilitaire dicté par la gestion quotidienne de l'espace domestique, la symbolique dictée par la gestion quotidienne des rapports sociaux. Par sa fonction utilitaire, le meuble-bibliothèque se transforme en meuble polyvalent servant tout aussi bien au rangement de la vaisselle, au stockage des produits de consommation alimentaire[28] qu'à la dissimulation de tout ce qu'on n'arrive pas encore à intégrer dans les différents agencements de l'espace domestique: gadgets électroniques, jouets des enfants,liasses des factures de charges, correspondances écrites, affaires personnelles des garçons tels que cigarettes et alcools… Par sa fonction symbolique, le meuble-bibliothèque participe au sens diffusé par tout l'aménagement du salon.
La réalité dynamique que traduit le concept d'habiter autour duquel se structurent les modes d'appropriation de l'espace domestique-résidentiel domine l'expression habitante.
Illustration par le cas d'une famille résidant au centre-ville d'Oran depuis 1969 dans un immeuble construit en 1981:
LA MERE: «on n'a pas touché à un clou. La cheminée nous y tenons, elle est en marbre granulé. Dans notre immeuble presque tous les locataires ont supprimé la cheminée, nous sommes les seuls à la garder. C'est quelque chose d'esthétique, qui a de la valeur quand même. Les autres l'ont supprimé pour pouvoir aménager. Nous avons supprimé un mur pour avoir un grand salon».
LA FILLE: «Et comme ça… ça nous convient, selon les meubles que nous avons. On a voulu changer parce que ça ne nous convenait pas».
LE PERE : «Parce que c'était la mode des salons, des grands salons. Elles ne pensent qu'au jour du mariage ou du décès… C'est une cloison qui a été supprimée».
LA MERE : «Tous les voisins ont supprimé cette même cloison pour avoir un grand salon».
LE PERE : «La seule transformation opérée dans cet appartement c'est qu'on a ajouté une salle de bain. Ce sont les habitants qui nous ont précédés qui ont fait cette transformation.
Et ici dans cet immeuble tout le monde a transformé le débarras en salle de bain. (…).
On peut démolir des palais, des logements, mais on ne peut pas «démolir» des traditions, celles-ci changent avec le temps. C'est pourquoi il y a toujours un décalage entre l'esprit familial et l'architecture, d'au moins une génération: ce n'est pas la construction qui conditionne la vie familiale mais la vie familiale qui conditionne la construction. La constance ce n'est pas l'affaire de l'homme, il y aura toujours du changement.
Le modèle de salle de bain actuel n'est pas importé, on est entrain de le créer. Dans toutes les salles de bain tu trouves maintenant «el jabia» alors que les français ne connaissent pas «el jabia» et quand ils ont construit ici ils ne pouvaient donc pas penser à «el jabia». Je t'ai dit que la vie familiale conditionne la construction: en ce me qui concerne, pour faire mes ablutions la chose la plus appropriée c'est «el jabia»… Et pourtant la douche et le receveur de douche sont mieux qu'«el jabia». Mais pour nous «el jabia» c'est mieux parce qu'elle conserve l'eau… Pour nous les Arabes, hommes et femmes, nous préférons nous asseoir à même le sol dans la salle de bain et les français n'aiment pas s'asseoir- alors nous préférons la baignoire ou le receveur de douche, alors que nous sommes dans un pays chaud et en principe un receveur de douche fait plus l'affaire qu'une baignoire et malgré cela nous préférons la baignoire. Pourquoi? Parce que nous aimons nous asseoir, être à même le sol (…).»
IV- LA TRAME DES RAPPORTS SOCIAUX DANS L'ESPACE RÉSIDENTIEL
IV-1- Les rapports avec les voisins: le procès
Nous empruntons la notion de procès à G. ALTHABE selon lequel les entretiens avec les sujets abordant leurs relations avec les voisins «ont tendance à se construire en procès dans lequel nous étions refoulés vers la position de juge»[29]. Et si l'objet du procès consiste dans les relations intérieures à la famille, rapports parents/enfants et rôles différenciés de l'homme et de la femme, la situation de procès se prolonge à l'extérieur de l'espace domestique. Les pratiques, de chaque famille sont soumises à une «structure normative» qui fait fonction de grille de lecture; tout signe de non-correspondance aux normes justifie la dénonciation et fournit matière à accusation. Par ailleurs, la conduite plus ou moins distante par rapport à cette «structure normative» s'accompagne d'un sentiment de culpabilité qui signifie bien «la traduction subjective de la position d'accusé occupée par les sujets dans le procès qui les attend quand ils ont franchi la porte de leur appartement»[30]. La légitimité du procès se fonde sur l'adhésion et la conformation collectives à la structure normative. L'accusation, nous dit G. ALTHABE, consiste à enfermer l'adversaire, fonctionnant comme acteur idéologique, dans le pôle négatif mais aussi à souligner sa propre différence avec tous ceux qui peuplent ce pôle.
Des entretiens avec les sujets il ressort que deux grands types de familles peuplent le pôle négatif dans l'habitat collectif qui abrite, rappelons-le, une bonne partie des couches moyennes.
1- Les familles nombreuses fraîchement urbanisées
Ces familles sont accusées d'irresponsabilité et de relâchement de l'autorité parentale dans l'éducation et le contrôle des enfants. La dégradation des rapports adultes/enfants dans le même immeuble, voire dans la même cage d'escalier, sert le plus souvent d'exemple de trahison des normes qui régissaient jadis les rapports de voisinage. On ne manque que très rarement, à ce propos, d'appuyer son discours-accusateur en situant les fondements premiers de ces normes dans les enseignements religieux puisés aussi bien de la Sunna[31] que du Coran. Le procès consiste à reprocher à ses voisins l'absence de savoir-vivre et de savoir-être en immeuble et dans la ville: le non-respect du règlement tacite de la vie en immeuble (réparations et entretiens des espaces collectifs, paiement des charges, bruit…), appropriation individuelle des espaces (tels que caves, terrasses, buanderies, carrés de terre situés à l'entrée de l'immeuble…). Dans ce discours accusateur développé par les sujets sur les voisins, les caractéristiques démographiques (familles nombreuses) et l'origine géographique des familles accusées sont corrélées avec la faiblesse du niveau d'instruction des parents.
2- Les familles «recassées»
Ce deuxième type de famille présente toutes les caractéristiques des familles nombreuses fraîchement urbanisées. Mais ce qui les constitue en acteur idéologique du pôle négatif est leur transfert des quartiers «populaires» vers les cités résidentielles nouvellement construites. Les familles «recassées» sont transférées après constat de la menace de ruine des immeubles qu'elles habitent ou encore suite à une décision de démolition dans le cadre d'un des multiples et éphémères programmes de réhabilitation du vieux bâti à Oran: c'est le cas des habitants de certains immeubles de Sidi Lahouari relogés à la cité USTO.
Dans ce deuxième cas de figure, le procès intenté contre ces familles se justifie par la multiplication des rixes, des cambriolages, de la prostitution.
IV-2- Rituels et symboliques: demande permanente de protection
A travers les pratiques rituelles et symboliques telles qu'elles se déploient dans l'habitation tout contribue à souligner que «la situation de procès est omniprésente dans les rapports"[32]. L'objectif visé à travers ces pratiques consiste à protéger le groupe familial et l'habitation qui l'abrite du mauvais-œil des voisins, de la sorcellerie. La demande de protection de ces pouvoirs maléfiques oriente et structure les relations de voisinage de la plus proche parenté à la famille la plus proche par l'origine géographique. Tout se passe en fait comme si le maillage du champ relationnel était dicté par la volonté de reconstituer la communauté d'origine dont on reconnaît la disparition mais pas la mort: elle est présente dans l'imaginaire.
L'exemple le plus illustratif de ce besoin de protection est fourni par la peur du mauvais-œil quasiment omniprésente dans tous les entretiens réalisés avec les sujets. Ce sentiment de peur on l'affiche sans fioritures et avec force mais toujours après avoir souligné son substrat religieux: " العين حق والطيرة باطلة"(il faut craindre et se protéger du mauvais-œil qui est réel mais pas la guigne qui n'a aucune existence). Le mauvais-œil peut foudroyer une belle et nombreuse descendance masculine[33], une prospérité économique, un mariage heureux, une belle maison[34]… Comme tout besoin tel que défini par P. H. CHOMBART DE LAUWE, le besoin de protection contre les forces maléfiques évolue lui aussi en «force qui organise la perception, le raisonnement, l'effort et l'action de manière à transformer une situation existante[35]. Cet effort nous l'avons saisi dans les habitations visitées à travers l'accumulation et l'agencement d'objets symboliques et de pratiques rituelles ayant vocation prophylactique.
L'entrée de l'appartement, le seuil - "el âtba" - nécessite d'être la plus protégée parce que considérée comme le lieu d'élection des forces du mal, le lieu par lequel transite tout étranger, tout intrus. Le seuil se présente à l'observation comme le lieu de l'habitation où les messages de ces objets «protecteurs» sont les plus éloquents. Citons-en quelques uns. El Khamsa appelée aussi «Main de Fatma» se présente comme le «symbole protecteur entre tous» mais surtout chargé de neutraliser le mauvais-œil, bien ouvert et occupant toute la surface de la paume, qui se charge de renvoyer à l'envieux son propre regard de méchanceté. Le fer à cheval participe lui aussi à la même protection tant par sa matière, le fer est censé éloigner les mauvais esprits, que par sa forme, le croissant appelle la «baraka»; il est symbole de bonheur et d'unité familiale. Le caméléon, accroché au mur ou sur un tapis dans le salon, c'est à dire là où on reçoit les étrangers, protège lui aussi du mauvais-œil, mais aussi de la fourberie et de la médisance. Enfin pour citer un symbole d'origine végétale, la tresse de blé qui symbolise la prospérité de la famille et la fertilité de la femme.
Les pratiques rituelles s'organisent elles aussi en vue de la satisfaction du besoin de protection. Les plus fréquentes consistent à protéger sa famille et son habitation des mauvais esprits reconnus comme les maîtres des lieux:"أصحاب الدار" On les éloigne, on les neutralise, sinon on pactise avec eux en immolant un animal (coq, lapin, mouton,…) et en en faisant couler le sang à l'intérieur de l'appartement sur le seuil. Dès l'emménagement, le processus d'appropriation de l'espace domestique est inauguré par ce rituel visant au pacte avec ces êtres de l'invisible qui souvent se prolonge en un pace social avec ses nouveaux voisins. Pour les premiers, l'intention du pacte de la cohabitation pacifique est dans le sacrifice d'un animal qu'on fait précéder et/ou suivre par l'enfumage de toutes les pièces, de tous les coins avec l'encens[36]. Pour les seconds, l'intention du bon voisinage est signifiée par un repas fait avec la viande de l'animal sacrifié et autour duquel se mêlent aux membres de la famille quelques voisins; la présence des parents les plus âgés et des «taleb» pour la lecture de quelques sourate soulignent avec force le respect rigoureux de la «structure normative».
Cette représentation de l'espace habité «comme assiégé par des forces latentes dangereuses dont on doit se protéger»[37] en permanence fait que tout acte ou dire de la vie quotidienne est chargé de sens soumis à un code. Lors des entretiens avec des femmes, certaines nous ont expliqué qu'elles ont toujours évité de laver la vaisselle le soir et même de débarrasser la table, afin de laisser les restes et ne pas provoquer le courroux de ces êtres supranaturels. Aux garçons les parents interdisent de siffler dans la maison, aux filles ils expliquent qu'il n'est pas bien» de balayer le soir ou encore de jeter de l'eau chaude n'importe où. On apprend aux enfants de ne jamais pénétrer dans une maison sans se faire précéder par la formule"Au nom du Dieu" qui se prononce sur le seuil même et de s'adresser ensuite aux êtres supranaturels en se déclarant porteur de paix: «Que la paix soit sur vous ô! Maîtres de la maison».
La permanence de ce besoin de protection semble, aujourd'hui, déborder de l'espace domestique intérieur pour rejoindre les manifestations extérieures de l'habiter: la pose de barreaux métalliques[38] sur les fenêtres et autour des cités - ce qui a donné naissance au mot «barreaudage» - ou encore le renforcement des portes par une seconde porte métallique. Ceci constitue un autre aspect de la même dynamique dont nous avons rendu compte plus haut: le «barreaudage», la suppression des balcons et loggias et la réduction des dimensions des fenêtres procèdent de la même logique d'opacification des ouvertures, du même besoin de protection contre l'extérieur évoqué comme source de risques et de dangers.
S'il faut procéder comme E. DURKHEIM selon lequel l'une des «Règles de la méthode sociologique» dicte que «la cause déterminante d'un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents, non parmi les états de la conscience individuelle»[39],il peut-être avancé ici l'hypothèse que l'une des causes déterminantes du besoin de protection se situe dans la dislocation de l'organisation tribale. Une étude sur l'appropriation de l'espace par les tribus algériennes au début de l'invasion coloniale dans le nord-constantinois conforte cette hypothèse:«l'attachement au malk communautaire - trop longtemps confondu avec le malk privé - est comme la structure sociale, perçu comme une pratique d'identité collective. La matérialisation de ce rapport à l'extérieur, se traduit par un espace balisé avec ici des tas de pierres, là des haies ou des bornes. Sauvegarder le groupe, c'est reproduire ces repères, ces signes d'identité qui sont aussi des moyens de défense. Plus le groupe se sent menacé, et plus il a tendance à multiplier ces signes de solidarité et de repli[40]».
Cette tentative d'interprétation des pratiques rituelles et symboliques dans l'espace domestique nous conduit à nous interroger sur les relations entre la permanence du besoin de protection, la fortification de l'introversion comme pratique habitante, la résurgence de plus en plus prononcée de tout ce que le projet urbanistique initié par les pouvoirs publics exclut comme force et autorité «irrationnelles» et enfin les ingérences de l'Etat. Celles-ci ont eu entre autres cibles tout aussi également l'habitat, préconisé comme vecteur de changement social et d'injection de modernité, et l'organisation de la structure familiale (à travers l'emploi féminin, le planning familial, l'espacement des naissances, le code de la famille…). Ces ingérences procèdent de la même logique suivie par les pouvoirs coloniaux et à propos desquelles P. BOURDIEU et A. SAYED notent:«tout se passe comme si le colonisateur retrouvait d'instinct la loi ethnologique qui veut que la réorganisation de l'habitat, projection symbolique des structures les plus fondamentales de la culture, entraîne une transformation généralisée du système culturel C. LEVI-STRAUSS remarque par exemple que les missionnaires ont vu dans la transformation de l'habitat imposé aux Bororo le moyen le plus sûr d'obtenir leur conversion»[41].
CONCLUSION
Cette recherche qui se présente comme un cheminement anthropologique dans ce monde fermé qu'est l'habitation, nous l'avons balisée, avec la complicité des sujets, afin qu'elle conduise à l'authenticité de l'appropriation de l'espace domestique. Nous en avons alors privilégié les pratiques et l'expression habitante. Les pratiques telles qu'elles ressortent de séries statistiques relativement longues, renseignent sur des évolutions lentes et irréversibles. L'expression habitante, au sein de laquelle le discours ressort comme fait éminemment anthropologique, a permis d'accéder à une communication authentique.
Ce cheminement dans l'authenticité de l'appropriation de l'espace domestique, suivi au départ selon la mise en œuvre de la notion de modes d'appropriation de l'espace résidentiel, a été recentré autour d'une autre notion: l'habiter identitaire. Plus synthétique et plus adéquate à la complexité de la réalité de l'habitation, la notion d'habiter identitaire se relève à l'analyse comme le «noyau dur» des modes d'appropriation de l'espace domestique-résidentiel en milieu urbain. La mise en œuvre de cette autre notion a présenté entre autres avantages celui de conduire cette recherche vers les zones d'ombres que constituent les forces d'organisation d'un espace-temps en relation avec l'imaginaire collectif. Ce fait nous l'avons illustré par le cas de la dimension religieuse dans l'habitation et dont les manifestations innombrables et multiformes ne peuvent être réduites à de simples survivances résidentielles. Et si l'omniprésence de cette dimension suggère l'idée de la préservation et de l'affirmation identitaires face à l'invasion tonitruante d'un urbanisme centré sur le politique et secondairement l'économique, cette suggestion a-t-elle quelque chance de rejoindre l'hypothèse d'un urbanisme centre sur le religieux?
Enfin, parce qu'en Algérie la maison, que nous considérons comme l'un des meilleurs registres des transformations sociales et culturelles, change, évolue, se recentre de façon objective et remarquable et tout autant discrète et irréversible, il nous semble tout à fait périlleux de conclure par la prédominance du modèle d'aménagement «occidental» ou du modèle «beldi-taqlidi». La complexité mais aussi peut-être le sens de ce que nous avons vu et écouté à travers cette incursion dans les habitations oranaises milite plutôt pour une hypothèse en terme d'une urbanité en émergence. Ceci nécessite de continuer ce cheminement à travers la ville.
Notes
[1] Ce texte résume un compte-rendu de recherche publié au CRASC - sous forme de document de travail - En Juillet 1996.
[2] Cette enquête a été réalisée par des étudiants de l'IGAT encadrés par Mme F. TAHRAOUI qui a eu l'amabilité de nous en remettre les premiers résultats.
[3] ABELES, M. - Anthropologie et marxisme.- Bruxelles, Ed. complexe, 1976.
[4] LEVIS-STRAUSS, Claude. - Introduction à l'anthropologie structurale.- Paris, Plons, 1958.
[5] Idem.
[6] Cité par ABELES, Marc.- Anthropologie et marxisme.- op. cité - p. 169.
[7] PALMADE Guy.- In Sciences Humaines.- Document établi sous la direction de Guy PALMADE avec la collaboration de Jacqueline PALMADE et Philipe MALLEIN.
[8] JODELET, Denise.- Représentations sociales: un domaine en expansion.- In JODELET. D.- (sous la direction de).- Les représentations sociales.- Paris, PUF, 1989. - pp. 39-40.
[9] Cité par GRAWITZ, M.- Méthodes des sciences sociales.- Paris, Ed. Dalloz, 1985.
[10] Encyclopedia Universalis.- Vol. 13, 1968.- p. 998.
[11] Encyclopedia Universalis.- Vol. 8, 1968.- p. 192.
[12] Encyclopedia Universalis.- Vol. 8, 1968.- p. 190.
[13] AUGOYARD, J. F.- Pas à pas, Essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain.- Paris, Ed du Seuil, 1979.- p. 160
[14] Voir livre de BOUDON, Philippe-Peyssac LE CORBUSIER.- Ed.
[15] L'intervention du quotidien. 1. Arts de faire.- Paris, Ed. Gallimard, 1990.- p. 144.
[16] Voir à ce propos LAKJAA. A.- Oran: des chiffres et des mythes.- Communication au colloque international sur la gestion urbaine d'Oran, Oran 29-30/06/ et 1/07/1990. Publié à l'URASC, ainsi que La religion dans l'espace résidentiel.- Oran, URASC, 1991
[17] ZANAD-BOUCHARA, Traki.- La ville mémoire, Contribution à une sociologie du vécu.- Paris, Méridien Klincksieck, 1994.
[18] THEYSSEN, Xavier.- Des manières d'habiter dans le sud tunisien. - Paris, Ed. du CNRS, 1983.- p. 34.
[19] BERQUE. J. - Etudes d'histoire rurale maghrébine.- Cité par GUY DUVIGNEAU in Nouveaux modes d'occupation de l'espace, nouveaux modes d'habiter sur les hauts plateaux algériens.- Tanger, Editions Internationales, 1938.
[20] BISSON, J. - De la Zaouia à la ville: El Abiodh Sidi Cheikh, ou la naissance d'une ville nomade.- In Petites Villes et Villes Moyennes dans le Monde Arabe.- Tours, URBAMA N°16-17, 1968.
[21] DUVIGNEAU, Guy. - Nouveaux modes d'occupation de l'espace, nouveaux modes d'habiter sur les hauts plateaux algériens.- op. cité.
[22] Une cohabitation pluri-ethnique in Urbanisation et enjeux quotidiens de ALTHABE G., C. MARCADET, DE LA PRADELLE, M., SELIM, M.
[23] Pour une anthropologie de la maison.- Paris, Ed Dunod, 1972.
[24] NAVEZ-BOUCHANINE, François. - Modèles d'habiter. Usage et appropriation de l'espace dans les quartiers résidentiels de «luxe» au Maroc.- In Maghreb-Machrek, N° Spécial, Trimestriel N°143, Janvier-Mars, 1994.
[25] Il serait intéressant de s'interroger sur l'origine et le sens de cette référence au Maroc et pas un autre pays arabe et/ou méditerranéen: proximité historique et socio-culturelle? Géographique? Ou est-ce seulement les retombées pédagogiques des voyages…?
[26] TYSSEN, Xavier.- Des manières d'habiter dans le Sahel Tunisien…, op. cité.
[27] Pour le Maroc voir les travaux de PINSON, D.- Maroc: un habitat «occidentalisé» subverti par la "tradition" - In Maghreb-Machrek, N° Spécial, Trimestriel, N°143..., op. cité. Ainsi que les travaux de NAVEZ-BOUCHANINE, F. - Modèles d'habiter. Usages et appropriation de l'espace... - op. cité.
[28] Cette même idée de polyvalence nous la retrouvons chez LIBAUD, Geneviève qui décrit la «pièce de réserves» (alimentaires) chez les Beni-Aïssa du sud-Tunisien.- In symbolique de l'espace et l'habitat chez les Beni-Aïssa (sud-Tunisien). Paris, Ed. Du CNRS, 1986.
[29] Urbanisation et enjeux quotidiens (sous la direction de), op. cité.- p. 22.
[30] Idem. p. 19.
[31] Ensemble des enseignements tirés des paroles et actions du Prophète Mohamed.
[32] ALTHABE G. - Urbanisation et enjeux quotidiens… - op. cité.- p. 67.
[33] Ainsi au nouveau-né on offre une «khamsa» en or ou en argent
[34] On remarque souvent sur les terrasses des habitations en construction, de façon bien visible, des objets divers ayant le pouvoir d'éloigner ou de détourner le mauvais-œil: parmi ces objets figure en priorité le pneu.
[35] On remarque souvent sur les terrasses des habitations en construction, de façon bien visible, des objets divers ayant le pouvoir d'éloigner ou de détourner le mauvais-œil:parmi ces objets figure en priorité le pneu.
[36] Tout comme «el khamsa» l'usage de l'encens- «el jaoui» remonte aux temps anté-islamiques, son origine se situe en Arabie.
[37] THYSSEN, Xavier.- In manières d'habiter dans le sahel tunisien…- op. cité.- p. 141.
[38] Selon «un texte du cheikh BAYRAM sur l'urbanisme ; la maison et l'hôtellerie à Tunis vers 1880" de MAGNIN J. G.- Revue de l'IBLA, 1956, la pièce féminine avait des barreaux en fer, celles des hommes des barreaux en bois. Cité par THYSSEN, Xavier.- In manières d'habiter dans le sahel tunisien… op. cité.
[39] Paris, Ed. PUF, 1973.
[40] BABES, Leïla.- Mythes d'origine et structures tribales dans le constantinois sous domination turque. Essai sur le fondement du pouvoir politique.- Thèse pour le doctorat de 3ème cycle.- Aix-en-Provence, 1984.
[41] Cité par CORNATON, M. - les regroupements de la décolonisation en Algérie.- Paris, les Editions Ouvrières, 1967.- p. 85.