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L'habiter : contrainte ou liberté ? Une recherche sur la maison individuelle oranaise

Insaniyat N°2 | 1997 | Espaces habités | p. 105-130 |  Texte intégral 


Dwellings : constraint or freedom ?

Abstract: This article presents a part of some results from an anthropological study on the Oran region individual dwellings, by deciphering the deep sense of an inhabitant’s relation to his dwellings.
An existential act, the arrival in an individual house is a real reappropriation and an accomplishment of a being which goes from surpassing to fear of accommodation non-chosen and a multi-dimensional investment of great intensity. Coalescent dwellings could then open out proving creativity (the inhabitant’s stamp, a personalized job).

Keywords : living space, home, imaginary, family, anthropological approach


Mohamed MADANI : Université des Sciences et de la Technologie d'Oran Mohamed Boudiaf, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.


Ce pan d'espace est comme son double, comme la chair de sa chair. Après un long exil, il reconnaît son pays natal. Il s'était amputé d'une partie de lui-même et il retrouve miraculeusement l'intégrité de sa personne.

Pierre SANSOT

A sa manière, l'article présenté ici parle de la crise sociale en Algérie et des réponses trouvées par les acteurs pour négocier leurs places dans l'ordre social.

Cette problématique générale est opérationnalisée sur le terrain de l'habitat qui a fait l'objet de nos investigations[1] car il apparaît le plus propice pour l'importance «vitale» et symbolique qu'il revêt chez les sujets mais aussi par la visibilité qu'il projette des rapports ainsi en cause[2].

Le but de la démarche est de cerner de manière précise les structures explicites et latentes de la demande d'habiter en retrouvant la signification globale du choix et de l'appropriation de la maison individuelle (III) chez les personnes enquêtées. Ce questionnement passe par une approche anthropologique de l'espace qualificatif reposant sur une conception spécifique de l'habiter (I) et la mise en oeuvre d'un dispositif méthodologique adapté (II). Ce regard permet d'avancer l'hypothèse d'une urbanité en marche repérable à travers les dynamiques socio-culturelles en cours dans la métropole oranaise (IV).

I- UNE CONCEPTION DE L'HaBITER

Le souci premier de cette recherche sur l'habiter dans la maison individuelle était d'arriver à délimiter au maximum l'objet abordé afin d'en avoir une maîtrise acceptable. Même circonscrit à l'espace domestique unifamilial de type villa
avec un nombre réduit de familles enquêtées[3], notre étude restait d'une grande complexité et se présente d'ailleurs comme «domaine transversal» où interviennent toutes les sciences humaines et sociales[4]. Pour un champ autrement plus restreint, à savoir la chambre à coucher, Pascal DIBIE a mis en exergue de son livre la citation suivante d'HAUDRICOURT:«N'importe quel objet, si vous l'étudiez correctement, toute la société vient avec»[5].

Cette complexité de l'objet de recherche était d'autant plus significative qu'il s'agissait, ambitionnant une approche anthropologique, d'aller au-delà du visible du vécu pour découvrir le sens qui fonde et explique les pratiques socio-spatiales. Le procès d'investigation s'orientait vers l'habiter en tant qu'être profond: lieu de l'imaginaire individuel et social, matrice de la dimension subjectivisante où se déploie l'investissement affectif, émotionnel, mythique, territoire de l'ancrage existentiel et identitaire. Ainsi,l'espace habité est l'endroit d'une relation majeure:là, se trouve ce qui fait fondamentalement l'être, biologiquement et culturellement, qui le constitue en tant que tel, le marque et par rapport à quoi il ne peut rester indifférent.

C'est pourquoi cherchant à dépasser les thèses déterministes ou interactionnistes, notre point de départ considère l'espace habité comme étant «l'unité indissoluble du lieu et de la vie» (PEZEU-MASSABUAU). De même que l'espace est intrinsèquement et immédiatement socio-culturel parce que conçu et produit, de même l'unité familiale ne saurait être valablement appréhendée sans ancrage spatial. D'ailleurs, le mariage constituant un nouveau ménage s'accompagne de la création d'une nouvelle demeure ou bien à la constitution àl'intérieur de la maison familiale préexistante, d'un noyau socio-spatial dont la dimension irréductible réside dans la chambre conjugale (observation de l'enquête).

Cette conception est illustrée de manière «caricaturale» par le cas d'une de nos enquêtées qui fusionne avec sa maison puisque «Moulate-ed-Dar» que toute la famille a vu est à son image, lui ressemble étrangement.

Ceci explique pourquoi l'habiter en tant que mode d'appropriation et d'emprise sur l'espace habité est aussi, et en même temps, un habité, au sens du modelage corporel, comportemental, culturel des acteurs sous l'effet «socialisateur» de la maison vécue, pratiquée, représentée.

C'est ce constat que fait BACHELARD quand il évoque la maison natale:«elle inscrit en nous la hiérarchie des différentes fonctions d'habiter. Nous sommes le diagramme de cette maison-là»[6].

C'est parce que,pour l'habitant, habiter c'est chercher à être et à exprimer son être que le déménagement du logis familier est vécu comme un déracinement à l'intérieur de la ville. C'est un tel processus que décrit H. COING lorsqu'il évoque les retombées sur les habitants de la rénovation du quartier des HALLES àParis: désarroi, perte des repères, etc.[7]

Voilà donc un «territoire» marqué constitué par l'habiter dans la maison individuelle où la connaissance implique d'aller en profondeur. De ce point de vue, l'approche anthropologique est incontournable.

II- UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE

La méthode anthropologique n'est pas un donné figé qu'il s'agit de reproduire pour toute recherche urbaine mais bien une construction à chaque fois originale tenant compte des caractéristiques de l'objet et des impératifs du terrain des sociétés maghrébines actuelles. Cependant, un certain nombre de principes généraux[8] constituent le fondement de la démarche anthropologique et doivent être discutés à ce titre.

1- La découverte d'autrui est un point de départ fondateur de l'approche anthropologique qui implique la sortie de soi-même pour aller à la rencontre des acteurs ailleurs (à l'étranger) ou ici. Il convient de préciser que le chercheur algérien ne connaît pas scientifiquement toutes les subcultures de la ville où il réside, même s'il partage certains traits culturels avec l'ensemble des groupes qui s'y trouvent. L'«autre» est un peu soi-même (Colette PETONNET) mais la connaissance anthropologique qui est une recherche du sens collectif des attitudes, comportements et représentations ne peut manquer de rencontrer des écarts dans ses univers urbains de plus en plus complexes. La question de l'autre étant au fondement de l'approche anthropologique, il est essentiel de rechercher le différent et l'altérité dans la «mosaïque» socioculturelle des villes algériennes actuelles. Même s'ils n'ont pas besoin d'une imprégnation préalable, les chercheurs locaux ne manqueront pas de faire connaissance avec l'inédit.

2- L'investigation ethnographique porte sur des terrains micro-sociaux: Ce choix est cohérent avec le principe précédent car plus le lieu d'enquête est vaste, plus la rencontre avec les acteurs est difficile, sinon superficielle. De plus, l'étude attentive du «petit» permet tout de même d'approfondir nos connaissances des processus sociaux concrets[9]et surtout de poser les questions que seule une analyse en profondeur peut faire surgir.

3- L'anthropologie est une science subjective car l'accès au sens et auxsignifications essentielles passent par l'établissement d'une relation empathique où le chercheur tente de comprendre de l'intérieur le monde des enquêtées.

Ainsi, le rapport de l'habitant à sa demeure est loin d'être purement instrumental mais repose fondamentalement sur les liens affectifs et identitaires.

4- Le décryptage des diversités et des variabilités socio-culturelles découle de cette science du singulier partant à la recherche de l'autre que ce soit à l'intérieur même de l'acteur collectif[10] (exemple: les accédants à la maison individuelle) ou bien à travers les rapports établis entre ce dernier et les autres groupes sociaux sur le plan des pratiques et des représentations[11].

Cette diversité nous l'avons recherchée dans la population enquêtée qui varie selon le croisement de quatre variables: la catégorie socio-professionnelle, le niveau d'étude, l'origine géographique et les caractéristiques architecturales de la maison habitée[12].

Ainsi, l'autre malgré sa ressemblance garde aussi la marque de la différence[13]. A ce prix, la distanciation nécessaire au travail scientifique entre l'observateur et l'enquêté est obtenu tout en maintenant la plus grande proximité possible.

5- Le chercheur adopte une attitude proche et distante à la fois car le rapprochement empathique ne doit pas empêcher la vigilance critique du scientifique et son sens de l'observation. Dans cette perspective, la variabilité recherchée peut aider à obtenir une certaine distanciation par la relativisation de certaines pratiques et représentations. Cet effort est nécessaire car l'ethnologue ne maîtrise pas totalement le vécu et l'imaginaire de tous les groupes socioculturels habitant la ville où lui-même réside.

A travers la mise en oeuvre de cette posture de recherche et le dispositif technique qui l'opérationnalise[14], le but recherché est d'arriver à comprendre les dynamiques socio-culturelles en cours dans la métropole oranaise sans aucun a priori, téléologique. Il est de saisir le socle culturel dans ses antagonismes et ses synthèses dans une ville multiple faite de permanences et de transformations, recomposant au fur et mesure son urbanité sous la pression du temps qui passe.

III- LA MAISON: UN CHOIX EXISTENTIEL

Que signifie pour la population enquêtée le fait d'habiter dans une maison individuelle? Il s'agit d'apporter les premières réponses à cette question fondamentale à travers l'analyse du rapport à l'habitat collectif (III-1), la description des pratiques et des moyens mis en oeuvre pour accéder à l'individuel (III-2) et, enfin, le décryptage du discours de l'habitant pour découvrir le sens affirmé de son attachement à ce mode d'habiter (III-3).

1.1. La fuite de l'usager

L'observation des comportements et des manières de vivre dans l'immeuble collectif ainsi que l'analyse du discours des enquêtés ayant transité par cette forme d'habitat, permettant de détecter à l'état latent ou manifeste une crise de l'habiter. La sortie de l'impasse se résout pratiquement ou dans l'imaginaire par l'accès à une maisonindividuelle. Vécu sous forme d'opposition, ce transit est une véritable fuite devant un environnement invivable.

Les formes de cette fuite sont diverses et correspondent aux capacités de chaque familleà mobiliser les ressources nécessaires pour réaliser l'objectif recherché.

En premier lieu, le départ planifié de ceux qui entrevoient un possible réalisable et qui arrivent, à des degrés variables et selon des modalités différenciées, à réunirles conditions de l'accès à l'individuel. La durée de la construction qui peut atteindre dix ans pour certains peut-être réduite à une année pour ceux qui sont pressés de terminer et dont l'intensité de la mobilisation est maximale[15]. Ensuite, le refuge dans l'imaginaire de toux ceux qui, faute de mieux, vivent dans l'immeuble tout en rêvant et en fantasmant sur la «belle villa». Enfin, la «fuite à distance» de ceux qui n'ont jamais habité en collectif et qui adoptent un mouvement de recul ou un froncement de sourcils incrédule lorsqu'il est question de ce mode d'habiter pour eux. Comment se sont-ils forgés cette manière de voir? Ce travail y répondra.

Dans l'imaginaire des enquêtés, une classification des quartiers et des formes d'habitation existe. Ainsi, cet habitant d'El-Hamri qui affirme:«A Oran, nous sommes l'avant-dernière roue de la charrette précédant de peu Sid-El-Houari» (E4). L'identité collective très forte, dans ce cas, se forme par rapport à l'Etat qui «nous ignore». La même représentation classificatoire touche l'habitation. Si le précaire ou le bidonville symbolise la misère ou le bas de l'échelle sociale, le collectif est tout juste un «déjà mieux», si ce n'est pas un «faute de mieux» (kheir mine oualou). Mais le but de l'existence et la réussite sociale résident dans la «construction». Sous-entendu: édifier une habitation individuelle. Une villa[16].

Un fait mérite d'être souligné: si les critiques de l'immeuble par les spécialistes des sciences humaines sont plus ou moins nuancées, la condamnation et le rejet de cette forme d'habitat par la population qui n'y recourt que forcée, est radicale.

Les enquêtés sur ce registre parlent d'une seule voix même si certaines différences de détails transparaissent dans la formulation des griefs en liaison avec la catégorie sociale d'appartenance (cf. plus loin). L'appartement est connoté négativement mais dans cette structure de représentation la question du voisinage occupe une place particulièrement sensible: elle est évoquée par l'ensemble des enquêtés en premier lieu.

En effet, le voisinage peut-être refusé car il est la source de multiples désagréments:

«A n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, on peut entendre cogner au-dessus de sa tête» (E5).
«Ils venaient pour un oui ou pour un non» (EM17).

La critique prend la forme, dans certains cas, du rejet de la promiscuité dans un milieu hétérogène caractérisé par «l'absence d'harmonie»:

«Ils ont ramené les gens des bas quartiers» (E17)

Plus fondamentalement encore, le thème du voisinage revient à remettre en cause la conception même de l'habitat collectif. Expressions revenues dans plusieurs entretiens:

«On n'est pas à l'aise»;

«On n'est pas libres»;

«On n'est pas chez soi»

Le problème de l'eau associé souvent à celui de la verticalité refusée vient en seconde position dans la liste des récriminations:«Il fallait faire huit étages en portant les jerricans (E1). Ce facteur peut même être décisif, déclenchant la décision de fuite:«En rentrant du travail, j'ai vu ma femme faire manger mon fils directement de la marmite par souci d'économie d'eau. Sur le champ, j'avais décidé de déménager... J'avais une maison sale, délabré avec des portes ouvertes... J'hésitais à y habiter. Durant la visite des lieux, ma femme a ouvert le robinet et s'est écrier:«Tiens, il y a de l'eau!». On est resté (E18).

En droite ligne de cette critique en règle, l'économie du logement d'où disparaissent des espaces si nécessaires n'échappe pas à un examen attentif:Les gens préfèrent toujours la cour. On a une belle vue. Des fleurs, de l'air pur. Les gens sortent dehors et circulent. Celui qui veut s'asseoir, le fait. C'est bien d'avoir de l'espace. C'est pourquoi une maison de plain pied est mieux que l'immeuble. Tu as une voiture, tu peux la faire entrer. Tu peux entreposer des objets» (E16. maçon).

Ces images et d'autres empruntant au registre de la négativité culminent en une sentence:«El batima ma hiche soukna» (l'appartement n'est pas une maison). Dans l'imaginaire collectif des habitants[17], ce type d'habitation est non seulement un lieu de soumission aux contraintes de toutes sortes, mais il est fondamentalement en inadéquation avec le mode de vie, les attentes et les désirs des algériens. C'est ce que souligne explicitement l'un des enquêtés:«Moi, je dis que les immeubles ne sont pas conçus pour une population comme la nôtre» (E18).

Cette donnée est intégrée dans les stratégies résidentielles des familles dont le passage par le collectif n'est qu'un tremplin s'inscrivant dans une dynamique immobilière dont l'horizon est tracé:«L'appartement n'a pas été un choix pour nous. Même sans ces problèmes, on voulait construire» (EM17).

2.2. L'accès à l'individuel: le dépassement de soi

L'acquisition d'un lot en vue de la construction représente pour beaucoup le passage obligé pour régler cette contradiction de l'être dans le collectif et satisfaire une aspiration fondamentale: construire une véritable maison, un chez-soi.

Pourtant, les difficultés commencent dès cette étape dans un processus où l'investissement en profondeur sera considérable. Toutes les dimensions de l'être sont concernées: La conquête de l'autonomie passe par un engagement entier et de tous les instants[18] o toutes les ressources mobilisables sont sollicitées. L'ingéniosité connue de l'algérien joue, là aussi, à plein.

On peut dire, à la suite de Massabuau, que «la maison reçoit de la famille une fonction hors de proportion avec la construction matérielle qu'elle représente (...) elle est, plus encore, qu'une citadelle ou un nid»[19].

Que ce soit sur les plans matériel ou affectif, mental ou «organisationnel», du travail personnel ou de groupe, le«constructeur» est partie prenante dans la réalisation effective du projet et ne se contente pas seulement de désigner un maçon ou une entreprise pour diriger les travaux.

Cette volonté va s'affirmer et franchir tous les écueils qui se dressent les uns après les autres: moyens financiers, disponibilité des matériaux, limitations légales ou réglementaires, etc... Chacun des enquêtés en décrivant avec fierté cette course des obstacles montre, du même coup, toute la tension déployée vers la concrétisation du rêve de la maison individuelle et l'importance capitale que représente ce projet dans le procès de réalisation de soi.

En examinant les différents itinéraires immobilières ou les pratiques d'appropriation (densification, extension), l'image d'une véritable «aventure» de la construction s'impose, d'autant plus que le risque pris n'est pas, parfois, négligeable. Tel est le cas de ceux qui commencent à édifier ou à transformer de fond en comble une maison sans permis de construire ou dont le terrain d'assiette est la propriété de l'Etat (E14).

Cependant, la première épreuve qui se termine par la conquête du terrain constitue, pour ceux qui l'on vécu, une expérience enrichissante car si elle permet de situer sa «place sur la terre», elle donne aussi une idée concrète des techniques d'approche formelle et informelle des rouages administratifs.

Mais la matérialisation de ce désir de construction passe par la mobilisation de toutes les ressources familiales disponibles et même au-delà par l'endettement. Bijoux de la femme, salaires et revenus informels des membres de la famille qui travaillent, vente de la voiture ou même de l'appartement[20] sont autant de modalités du drainage des moyens financiers nécessaires au lancement des travaux. Souvent, la solidarité de la famille élargie n'est pas un vain mot (E11, E12).

Le travail des membres de la famille joue un rôle non négligeable dans le processus d'édification de la maison. Il intervient en tant que moyen de drainage de ressources supplémentaires et de compression des coûts mais aussi comme expression du goût personnel et d'identification (ainsi en-est-il du travail d'aménagement du jardin par la femme)[21].

Le travail direct du chef de famille ou du couple est une réalité généralisée mais elle touche surtout les familles dont les revenus sont limités. Ainsi E3, commerçant en retraite, a pu faire à lui tout seul l'électricité, la plomberie, la rampe d'escalier, la porte du garage, les placards, la faïence de la salle de bain, etc... E14 exprime bien l'implication totale dans le projet de construction:«On montait une à une les briques le soir pour les préparer pour le maçon pour le lendemain ». Si l'exercice d'un ou de plusieurs métiers est rentabilisé à fond, l'apprentissage in-situ et progressivement de certaines opérations est courant. Ainsi, en est-il de ceux qui ont appris à acheter des matériaux moins chers pour les revendre avec un profit par la suite. Certains enquêtés se sont même déplacés dans d'autres wilayas de l'Ouest pour saisir des opportunités intéressantes. De même, l'emploi exercé peut constituer une source d'influence pour payer moins cher certains «intrants». Loin d'être un simple consommateur, le futur habitant met donc «la main à la pâte» selon des modalités diverses durant toute la durée des travaux: il participe ou élabore les plans, il surveille le chantier, il transforme au fur et à mesure, etc... Ceci est le cas surtout de ceux qui construisent tout en habitant et qui cherchent à terminer rapidement. Ainsi en est-il de la famille de E14 qui a habité durant une année dans une seule pièce polyvalente et où le chef de famille enseignant a organisé une véritable écoleprivée.

Là aussi, le travail informel joue un rôle parfois décisif dans la réalisation de l'habitation. Autre pratique: la construction préalable de locaux commerciaux au rez-de-chaussée pour y exercer une activité permet d'apporter des ressources additionnelles au fur et à mesure du déroulement du processus de production de la maison.

Dans certains cas, l'intervention va encore plus loin: le chantier est organisé comme une véritable entreprise où le propriétaire contrôle de bout en bout les opérations. Tel est le cas de E7, militaire en retraite, qui a instauré deux registres paie et dépenses et impose le réveil à six heures du matin. Il suit directement le travail:«Les maçons savent casser. Mais pour construire et décorer, ils ne savent pas le faire. Il faut être après eux». Quant à E18, industriel, il se documente pour pouvoir suivre de près le travail des graveurs marocains qui dessinent le plafond du salon.

Le procès de construction est aussi l'occasion du développement d'une dynamique collective qui déborde le cercle restreint de la famille. Cette dimension est essentielle dans le cadre des coopératives où les membres s'organisent et se divisent les tâches en fonction des objectifs et du réseau de leurs inteconnaissances. Dans toutes les formes de réalisation des maisons individuelles, le rôle des réseaux de relations du «constructeur» estprimordial car il permet de réduire les coûts («un ami qui prête un camion»), d'activer les travaux ou d'avoir les travaux ou d'avoir de nouvelles idées (un voisin architecte ou ingénieur).

Dans cette dynamique complexe, tous les ingrédients d'une accumulation des tensions sont réunis qui se cristallisent parfois en conflits ouverts entre les différents acteurs présents sur le chantier. Ainsi, certains des enquêtés ont eu recours à trois maçons en une année. La plupart des habitants se sont plaints des services rendus par cette corporation de métier. Un des enquêtés s'est brouillé violemment avec un ingénieur de sa famille proche et a saisi l'occasion de l'entretien pour dire tout son ressentiment. De même, le couple n'échappe pas aux secousses car la femme n'hésite pas à demander des modifications après coup qui induisent des dépenses supplémentaires.

Ce sont là autantde formes de dépassement de soi que chaque famille emprunte à sa façon et dont il faut décoder le sens.

3.3. La signification du choix de l'individuel

«La maison, c'est tout» E2

Rejet du collectif. Investissement en profondeur pour accéder à une maison individuelle. Quelle signification globale faut-il attribuer à ces faits? Une première lecture du discours de l'habitant permet de dégager quelques lignes directes. La partie qui porte sur l'observation et l'interprétation des pratiques de structuration et l'aménagement des espaces de la maison permet d'aller plus loin dans le décodage de ce sens[22].

Un premier pôle de signification qui apparaissait déjà en filigrane dans les développements précédents sur le voisinage peut-être désigné par les notions d'autonomie ou d'indépendance. Des expressions comme:«Etre son seul maître à bord», «Etre chez-soi», le montrent clairement. Il s'agit, là aussi, de marquer la radicale différence avec l'immeuble où la confusion entre les deux termes du couple chez-soi/chez les autres est une donnée permanente. Cette préoccupation va de pair avec le soin explicitement souligné par la plupart des enquêtés d'établir une certaine distance avec le voisinage:«kheir el-soukna el hna» (le meilleur dans la maison: avoir la paix) (Em10)

Il est possible d'avancer ici que les processus d'appropriation et de désappropriation vont de pair: les formes d'action de l'habitant sur son espace habité constituent au sens fort une ré-appropriation.

La réappropriation implique un ensemble de moyens d'action et de comportements pour s'extirper du collectif qui n'est pas une maison et accéder à l'individuel comme lieu de l'accomplissement, de la réalisation de soi. Dans cette dynamique, la femme joue souvent un rôle moteur. Ainsi, cette femme qui pose, un beau matin, le marché suivant à son mari universitaire:«tu choisis ou tu laisses tomber tes papiers et tu commences comme tout le monde à construire ou le divorce». Elle me dira après :«au début, il a eu des difficultés. Mais maintenant, il tourne comme une montre. D'ailleurs dès qu'il termine quelque chose d'important, il me demande de venir visiter».

Cette ré-appropriation est activée par l'existence dans les représentations collectives d'une image spécifique du projet résidentiel approprié à l'Algérien, à savoir l'accès à l'individuel,à la «villa». D'autant plus que l'H.I. est le lieu et l'enjeu d'un rapport social entre ceux qui y accèdent et ceux qui en sont exclus (sentiment d'exclusion, sentiment de réussite sociale). Accéder à l'individuel c'est franchir un palier supplémentaire dans l'échelle sociale.

Le souci de sécurisation ou de promotion sociale pour soi et sa famille explique aussi en partie l'option de l'habitation individuelle. Cette signification est bien matérialisée par la multiplication des locaux commerciaux au rez-de-chaussée des maisons comme garantie dans «les mauvais jours» ou encore comme «lieu d'activité pour les enfants plus tard». Si ce n'est pas déjà fait!

Dans cette stratégie à long terme, la maison constitue un patrimoine familial qu'il s'agit de préserver et de promouvoir. Chaque génération se chargeant d'apporter sa contribution:«Mes parents m'ont laissé trois pièces. Moi, j'en construirais trois supplémentaires à mes enfants. Eux-mêmes pourront construire s'ils le veulent un autre étage plus tard»(E4). C'est la maison familiale et, à tout moment, les enfants peuvent y revenir, même s'ils ont fondé leurs foyers (problème de logement, divorce...). Aussi, par rapport aux plaisirs et aux biens factices et éphémères, «construire, il n'y a que cela de vrai» (E16).

L'axe central des représentations associées à la maison individuelle peut-être condensé en un mot: Liberté. Dans la bouche et la logique des enquêtés, il s'agit ici de tout ce que l'habitation individuelle peut autoriser en tant que mode architectural, lieu de déploiement de l'habitant de l'individuel va pouvoir exercer son savoir-faire dans la mise en oeuvre d'une appropriation pratique et symbolique des espaces de sa demeure. Les modifications apportées peuvent, parfois, être si importantes que la nature de l'habitation originelle n'est plus la même. Ainsi, en est-il de la plupart des villas européennes. Dans le cas extrême, une nouvelle maison remplace l'ancienne sur la même parcelle (démolition totale). Habiter, c'est bien «réaliser ce qu'on veut dans sa maison» (E1).

Mais, le plus souvent, les appropriations et les modelages de l'espace sont étalés dans le temps:«Je peux perfectionner et bricoler en permanence les différents espaces» (E7).

Dans certaines coopératives[23] où cette liberté a été quelque peu «contrainte» car la construction s'est faite à partir d'un plan-type, les habitants tout en se disant relativement satisfait expriment le souhait d'avoir un autre terrain pour pouvoir édifier une maison à leur convenance (cas de E17).

L'habitation individuelle est aussi le lieu où l'habiter des algériens dans toute sa richesse peut se déployer sans encombres; le chez-soi prenant ici une signification concrète. Cette liberté touche tous les aspects de la quotidienneté. Même des pratiques relevant de nos «moeurs» et qu'une rationalité des «besoins fondamentaux» aurait tendance à exclure de l'espace habité y trouve refuge: réception des membres de la grande famille et des nombreux invités, organisation des rites et des cérémonies (mariages, fêtes religieuses, etc...), nomadisme intérieur (E1: «Là où je suis à l'aise, je m'installe. Je tourne»). Objet de personnalisation et d'investissement affectif, la maison individuelle est un lieu propice à l'expression du goût et au désir de distinction[24] que traduit l'aménagement intérieur et de décor des façades (voir photos).

Enfin, cette architecture ouverte et inachevée qui permet les agrandissements et les innovations est l'objet de la part des enquêtés d'un double processus de densification ou/et d'extension. Modulé dans le temps en fonction d'u rythme propre, l'intervention sur l'espace habité s'inscrit dans une stratégie à long terme (prévoyance trouvant sa source dans "l'habitus" rural ?) intégrant le cycle de vie et les besoins de la famille (mariage des enfants par exemple) et gérant le processus au fur et à mesure des rentrées financières. Dans cette optique s'explique, en partie, le besoin important d'espace (plus de 250 m2 pour les plus modestes) exprimé par les enquêtés.

Cette dynamique propre avec les avantages pratiques[25] qu'implique l'individuel va consolider, à travers une série d'interactions, le lien d'identification entre la famille et la maison, lieu habité.

A l'inverse du collectif marqué par l'uniformité, le «standard» et l'impersonnalité, l'habitation individuelle est dès le départ le produit de celui qui la façonne et va l'habiter ou, plus encore, de celui qui la fait émerger pierre à pierre tout en y résidant (cas parmi d'autres de E16, E18, etc...).

De ce point de vue, la maison concrétisée est l'oeuvre de son propriétaire même si celui-ci peut faire appel aux compétences des uns et des autres, s'inspirer des solutions rencontrées[26]. Cet habitant d'El Hamri le note brutalement: «Il faut construire soi-même sans passer par l'architecte. C'est moi qui a construit. Pas l'architecte. Car c'est moi qui habite (E4). Ce sentiment général est bien exprimé par E7:«C'est le produit de mon travail et de celui de ma famille.»

Etant oeuvre, la maison individuelle constitue de ce fait une identité spécifique. Ne serait-ce que pour cela, il y a une part de soi-même qui est investie dans ce lieu et qui transparaît à travers la passion que mettent les interviewés à parler de leur demeure. Même Em17 qui rêve d'autre chose[27] ne parle pas de manière indifférente de cette villa dont l'entretien et la propreté lui demandent tant!

Et puis, l'empreinte du temps qui passe va tisser des liens profonds entre les membres de la famille entre eux d'une part[28], et entre chacun d'eux et la génie du lieu d'autre part. C'est pourquoi la maison de l'enfance est si présente malgré la distance de l'âge car elle est le réceptacle des racines enfouies et de la mémoire forgée par la quotidienneté en marche[29]. Mémoire matérialisée dans les objets qui n'ont plus de fonctionnalité immédiate mais dont on ne veut se séparer.

La maison est aussi le lieu propice où peut se déployer l'imaginaire et le rêve[30] dont l'émergence est favorisée par l'architecture des lieux - coins et recoins, pièces retirées, caves, garage fermé, débarras aménagé sous les escaliers intérieurs, jardin verdoyant, etc... - mais aussi par la conscience collective que véhiculent langage et proverbes sur la maison[31]. A travers le déplacement de l'esprit en vogue, les secrets partagés par la famille sur «ceux qui habitent avec nous sans qu'on les voit», les liens sont raffermis.

Ce survol rapide met en évidence quelques éléments qui expliquent la fusion de l'habitant avec sa demeure actuelle. Les investigations que nous avons menées sur ce point et qui débordent notre population d'enquête montre une forte identification faisant que le déménagement est rarement envisagé. Si on peut parler de situation de transit pour le collectif, l'individuel apparaît comme la fin de parcours dans le processus de mobilité résidentielle.

L'identification est marquée dès le seuil et peut se lire à travers les motifs architecturaux et les décors personnalisés ornant les façades. L'implication sur le plan de l'aménagement intérieur (voir le salon) est aussi visible au visiteur. L'identité fusionnelle se lit aussi sur les enseignes apposées sur le pas de la porte et qui portent un nom. Pour certains, c'est le nom des proches: E 18 a donné le prénom de son fils à la villa (voir photo). Un habitant de Haï Badr a placardé sur la devanture de sa demeure la proclamation de foi suivante:«Ma vie-là»

Ainsi, la construction d'une maison, y habiter au sens actif, est véritablement un acte existentiel. Les enquêtés le ressentent comme tel:

E 18 :«Certains écrivent des livres. Moi, j'ai construis une maison à mon goût. Je donne un sens à ma vie».

E 17 : [En construisant, MM]Je marque mon existence. Je suis dans le monde».

Lieu de son intimité profonde et où il peut-être lui-même à partir du moment qu'il est à l'intérieur, «la bâtisse, ce qu'il y a de plus précieux» (E7), marque et modèle l'existence. Comme le note Massabuau (op. cit), l'existence humaine est défini par l'unité indissoluble de la vie et du lieu».

C'est parce que la construction de sa maison revêt pour lui cette signification profonde que le rapport à l'architecte ne peut aller de soi comme pour l'achat de n'importe quel bien de consommation. En effet, l'habitant se réalise en investissant son être dans un projet de maison et ne peut s'accommoder, au mieux, que de la consultation d'un spécialiste pour des détails techniques.

IV- UNE URBANITÉ EN MARCHE

L'identification de la maison individuelle comme horizon résidentiel[32], l'intensité de la mobilisation pour y accéder, les modes d'appropriation de ce territoire en tant que manifestation d'une culture spécifique, les signes de symbolisation internes et externes chevauchant différents registres de signification: voilà autant de traces d'une urbanité effective, en marche, que le décodage du sens des pratiques et des représentations propres à l'habiter pourrait permettre de découvrir et de reconstituer. Aux différentes échelles de l'espace habité (privé, semi-public, public), la métropole oranaise donne à voir le déploiement de comportements «prégnants» et fournit le terrain propice à l'expression des représentations, des stéréotypes et de l'imaginaire des citadins.

1- L'urbanité est constituée par les rapports différenciés établis, par les différents groupes sociaux étendant leur emprise sur des territoires urbains, avec et dans la ville.

Cette urbanité est lisible dans l'ensemble des représentations, attitudes et comportements prégnants dans l'appropriation et la ré-appropriation sociale et symbolique des espaces de l'habiter à différentes échelles. Cette conception qui privilégie les processus de l'ici et du maintenant dans sa dynamique effective opère une rupture avec les modèles normatifs mesurant le «savoir-être» citadin à l'aune du référentiel occidental et reléguant toute forme inédite dans la «ruralité». La démarche anthropologique peut nous aider à une meilleure connaissance de l'urbanité[33] des villes algériennes en saisissant les modes d'articulation du «permanent» et de l'émergent et en multipliant les investigations approfondies sur les relations aux espaces urbains, aux temporalités et rythmes de la vie quotidienne, aux rites, aux autres... La question posée ici et à laquelle certaines recherches ont commencé à fournir des réponses partielles: comment les différents acteurs créent, transforment, s'approprient des territoires et y vivent à leur manière?

2- L'urbanité est en marche puisque les espaces domestiques et plus généralement la ville produisent des effets de socialisation[34], «des changements de sens» chez les citadins[35] dont l'arrivée est récente à Oran. L'écoute du discours des enquêtés montre l'intégration d'une expérience très riche et du développement du lien affectif avec le milieu habité. Plus l'établissement dure, plus les effets des actions multiples de la ville sont importants et plus l'enracinement devient palpable.

Cette dynamique est enclenchée dès le début puisque l'arrivant en ville doit s'inscrire rapidement dans les luttes individuelles et collectives pour le logement et le quartier[36], préalables incontournables à sa citadinisation indiscutable[37], devant pour cela faire preuve d'un minimum d'urbanité[38] pour faire reculer la stigmatisation et contourner les obstacles de toutes sortes.

A un premier niveau, l'impact de la spatialité (proximité des habitations, densité, urbanisme, etc...) et la construction des territoires par les acteurs objective ipso facto un nouveau rapport à l'espace, une intériorisation de cette «culture cristallisée», des pratiques d'usage supposant des savoir-faire, une relation faite de complicité ou, au contraire, de conflits...

Cette interaction ne peut manquer de se traduire sur le plan familial où émerge progressivement un jeu varié et subtil entre familles nucléaires et élargies et entre différentes formes de cohabitation/décohabitation (voir «Modes d'habiter et conception de l'espace, op. cité). Malgré la pénurie de logements, certaines formes d'autonomisation sont perceptibles: la place et le rôle des femmes, la manière de contracter des mariages en élargissant le territoire des alliances au-delà du cercle «tribal», l'émergence des enfants dans l'espace domestique sont des dimensions visibles d'une urbanité en mutation rapide.

Plus largement, le rapport à la ville est marqué par l'intégration par les acteurs de la différenciation socio-urbaine dans leurs stratégies de mobilité résidentielle et d'enracinement par l'apprentissage des modes de cohabitation avec les autres. L'urbanité est donc ici le lieu de déploiement d'un savoir-vivre urbain: rites d'hospitalité, formes d'échanges multiples, règles de coexistence, solidarités de quartier, insertion dans des réseaux de sociabilité.

3- L'urbanité, ce composé culturel est un concentré de l'authenticité et de l'acculturation, une synthèse créatrice des héritages du passé et des innovations en cours, un mariage des emprunts ou apports ruraux[39] et de la créativité urbaine. L'observation et l'analyse des pratiques de l'habiter et des configurations spatiales de l'aménagement permettent de voir l'existence de solutions composites. Partout présentes, les formes et la composition de ce syncrétisme qui n'est pas nécessairement vécu conflictuellement varient selon les groupes sociaux.

Ainsi, cette dynamique est présente dans la maison individuelle[40] dont le choix permet:

- de perpétuer les rites et les différentes cérémonies qui caractérisent l'éthos culturel;

- de maintenir les liens de la grande famille sur place ou à distance (recevoir pendant un moment qui peut-être long et de façon imprévue);

- de mener le mode de vie spécifique de l'urbanité algérienne caractérisé par le jeu d'influences multiples (influences nationales et internationales - parabole, revues spécialisées, voyages à l'étranger - donnant lieu au mimétisme) intégrant plusieurs registres;

- de donner une image de soi de modernité en accédant aux signes de l'urbanité («la belle villa!») marquant, du même coup, sa réussite sociale.

La même analyse peut être menée des espaces limitrophes et publics où le brassage de la tradition et de la modernité est visible à travers la coexistence de pratiques et de rituels composites. Ainsi, il convient de s'interroger sur le sens qu'il y a à donner à cette généralisation de la «privatisation» des espaces publics (fermeture de ruelles pour empêcher toute intrusion non désirée et aménager un espace semi-public réservé aux voisins, notamment les jeunes filles) en transgression de la réglementation en vigueur. Dans certains cas, la volonté de reconstituer la grande famille à l'échelle de l'unité de voisinage ou du quartier peut se faire jour (exemple rencontré durant notre enquête). A l'autre bout, la presse note que «la pratique de la pétanque qui se poursuit jusqu'à l'heure du dîner fait tâche d'huile». Résurgence d'un habitus de la période coloniale ou redécouverte? De même, le télescopage culturel peut traverser de part en part une séquence rituelle comme le mariage dont la cérémonie se déroule désormais dans ses édifices publics (salles louées aux organismes publics) avec, fait notable, l'organisation d'une véritable discothèque où la mixité a droit de cité.

CONCLUSION

Cette recherche anthropologique sur la maison individuelle dont nous avons présenté quelques aspects dans cette contribution, nous la poursuivons par l'exploitation des matériaux d'enquête disponibles en relation avec des dimensions fondamentales qui ne sont qu'effeurées ici: l'évolution de la structure familiale, le rapport privé/public, le symbolisme, le rituel. Par ailleurs, des investigations des modes de sociabilités dans les périphéries d'Oran (projet CRASC en cours) nous permettent de sortir du dedans pour voir les liens qui se tissent avec le dehors et toute la richesse des rapports sociaux urbains. Cette démarche pourra donner plus de consistance à l'hypothèse d'une urbanité en marche

BIBLIOGRAPHIE

1- CHALAS, Y. - Les logiques de l'habiter: Besoin, désir et nostalgie d'être. - Espaces et sociétés N°68 - p.p. 149-171.

2- Collectif: Anthropologie de l'espace habité, l'homme et la société N°104.- Paris, 1992.

3- Collectif : La catadinité en questions, fascicule de recherche N°29.- Tours, URBAMA, 1996.

4- DIBBIE, P. - Ethnologie de la chambre à coucher.- Paris, GRASSET, 1987.

5- PEZEU-MASSABUAU, J. - La maison: espace social.- Paris, PUF, 1983.

6- SEGALEN, M., et autres.- L'Autre et le Semblable.- Paris, Presses du CNRS, 1989.


Notes

[1] La présente contribution tire sa substance d'une recherche avec enquête de terrain sur les «modes d'appropriation de l'espace résidentiel en milieu urbain» (1994-1996). La question posée a été de savoir si l'habitation individuelle est une forme d'affirmation de soi et d'identification en prenant comme points de repère les itinéraires résidentiels, les pratiques d'appropriation de l'espace domestique et les représentations décryptées à partir du discours des habitants. Pourquoi la maison individuelle? C'est un mode d'habiter choisi par les habitants dont les potentialités créatrices peuvent s'exprimer car leur marge de liberté est plus grande qu'ailleurs.

[2] L'habitat, la ville, par la matérialisation des sources de tension ou de conflits (sentiment d'exclusion des «bienfaits urbains», les ségrégations dans l'espace habité avec les retombées dans les représentations, etc...) «objectivent» en quelque sorte les rapports sociaux éclairant ainsi les signes de la crise.

[3] L'enquête «formalisée» portant sur une vingtaine de maisons a utilisé l'entretien semi-dirigé, l'observation directe et le relevé ethno-architectural. Cependant, le nombre de maisons visitées et les discussions menées de manière «informelle» (sans l'appareillage d'enquête) touchant une dizaine de familles complètent ce dispositif mis en place. Voir partie III plus de développements.

[4] Voir MADANI. M. - Modes d'habiter et travail de conception de l'espace.- Document CRASC, Juillet 1995. Notamment, la deuxième partie, chapitre 1: «l'habiter: les différents paliers en profondeur». - p.p. 28-30.

[5] «Ethnologie de la chambre à coucher».- Paris, Ed Grasset, 1987.

[6] BACHELARD, Gaston.- La poétique de l'espace.- Paris, PUF, 1957. Cité par PEZEU-MASSABUAU.- La maison, espace social.- PUF, 1983.- p. 225.

[7] Voir rénovation urbaine et changement social.- Paris, Ed. Ouvrières, 1966.

[8] Le dispositif méthodologique mis en place dans la recherche de terrain est présenté dans «modes d'habiter et travail de conception...» Op. cité, 2ème partie.

[9] La logique sociale urbaine peut être dégagée à partir des rapports qu'un groupe de famille ou une communauté spécifique tisse avec la ville.

[10] L'ethnologie urbaine décrit généralement des groupes particuliers dans la ville ou ses périphéries dont la singularité des traits est alors accentuée. Voir CLAVEL, Maïté. - In l'homme et la société n°104.

[11] Significatif de ce point de vue est la représentation des habitants des villas sur ceux des immeubles collectifs sociaux (voir plus loin).

[12] Voir «Modes d'appropriation de l'espace résidentiel en milieu urbain». Axe : habitat individuel. Rapport final, où la population est caractérisée.- p.p. 10-11. Y revenir aussi pour les références aux relevés ethno-architecturaux et aux photos.

[13] SEGALEN, M., et autres.- L'autre et le semblable.- Paris, Presses CNRS.

[14] Voir nos deux contributions déjà citées pour le détail des techniques utilisées dans l'enquête et le rapport au terrain.

[15] Beaucoup construisent leur maison tout en habitant. Certains se contentent d'une pièceà l'écart, au niveau de la parcelle, et habitent au fur et à mesure de l'avancement des travaux.

[16] La dynamique résidentielle ne s'arrête pas, pour autant: La nature du quartier et ses transformations peut activer un  autre déplacement. On peut vouloir partir d'un quartier choisi auparavant mais qui est «devenu très populeux». De même cette éventualité peut scander les moments d'un processus d'ascension sociale. Ainsi E15 qui quitte une habitation individuelle aux Castors pour une autre maison aux Palmiers et E17 qui n'écarte pas l'idée de quitter Bir-el-Djir pour Saint Hubert ou les Palmiers.

[17] Les habitants des bidonvilles dont le regard sur le collectif est différent ne sont pas concernés par ces développements.

[18] E7: «je ne me souviens pas avoir beaucoup dormi durant cette période. La nuit, je pensais à ce que je devais faire le lendemain».

[19] J. P. Massabuau: La maison, espace social, P.U.F., 1983 p. 225.

[20] Une entente se fait sur la date du déménagement qui coïncide avec la réalisation de la construction «individuelle».

[21] E14: «Cette maison, j'y ai mis mes tripes».

[22] Voir «Modes d'appropriation de l'espace résidentiel en milieu urbain», rapport final.- Oran, CRASC, 1995

[23] Tous les coopérateurs ne se sont pas conformés à cette règle: E3 a donné l'exemple de trois de ses voisins qui ont réalisé des transformations importantes.

[24] N. OULD AHMED, le goût en étant qu'expression symbolique de la position sociale. Rapport final de sociologie urbaine. P.G.U.S.T.O Novembre 94.

[25] Le plain-pied est une exigence générale. L'étage sert généralement d'espace nuit quand la famille est constitué d'un ménage. C'est aussi un lieu d'isolement (travail scolaire des enfants).

[26] L'environnement extérieur sert de repère et d'informateur, les lieux visités donnent des idées. E18:«j'ai vu, souvent des gens arrêtés prendre le dessin de la porte».

[27] Un grand terrain mais avec un bâti de plain-pied étalé sur une surface restreinte «rentabilisée» au maximum. La partie extérieure qui aura la superficie la plus grande possible sera "le jardin où on passera notre temps" (réminiscence de l'habitus de l'enfance: originaire de Mascara, l'interviewée a toujours vécu dans de grands espaces verdoyants mis à part la parenthèse de l'appartement mal acceptée). Le quartier préféré : Saint Hubert ou les Palmiers.

[28] Ainsi le chien, lorsqu'il est présent, fait partie de la famille. Il a ses espaces désignés (jardin, terrasse, véranda); il est l'ami des enfants et réclame sa «ration de caresses» du maître de maison!

[29] Ainsi Em10 qui s'identifie totalement à sa maison actuelle (Dar El Beïda),puisque «Moulate el Dar lui ressemble» parle avec nostalgie du Haouch d'el hamri et de ses relations conviviales.

[30] L'anthropomorphisme est présent dans le langage sur la maison: elle peut porter bonheur ou malheur. C'est une personne «généreuse» et «pleine de vie». Les proverbes la compare à une femme dont l'arrivée dans la maison du mari peut-être bénéfique ou non.

[31] Le rêve peut même précéder l'arrivée sur les lieux et être prémonitoire. E10 raconte avoir vu sa maison en rêve avant même de l'avoir visitée! D'autres cas similaires en dehors de la population enquêtée nous ont été racontés.

[32] L'examen des itinéraires passés et projetés des groupes familiaux enquêtés montre la prise de conscience chez eux de l'habitat comme signe classant. L'un des sens de la crise urbaine pour une grande partie des résidents du collectif, c'est le fait d'être bloquée dans sa dynamique résidentielle, de ne pas réaliser son aspiration d'habiter une maison individuelle. Par contre pour les habitants des bidonvilles, l'accès au statut de citadin passe par l'accès à l'habitat «réglementaire» ou formel.

[33] Malgré la diversité des caractéristiques culturelles et des formes de positionnement des groupes sociaux dans l'agglomération urbaine, l'urbanité renvoie à un rapport social spécifique à la ville étudiée (pour nous: Oran) dont la recherche doit restituer la structure et la complexité

[34] La socialisation urbaine étant entendue ici dans son acception interactive très riche et très complexe dans le contexte d'une agglomération mais aussi comme le processus multiple d'acquisition des savoirs et manières d'être suite aux expériences de différents modes d'apprentissage.

[35] Nous argumentons ici avec le cas limite des migrants ruraux récents dont l'intégration à la ville et la resocialisation vont se faire progressivement. Ce processus qui n'est ni linéaire ni uniforme pour toutes les familles dépend des atouts économiques et des ressources sociales disponibles et mobilisables dans le lieu de résidence. Mais le fait décisif est l'accès à une habitation de «norme» urbaine.

[36] La logique est de s'éloigner au maximum du pôle négatif où on est «cantonné» et «accusé» (le bidonville, le logement social dans les Z.H.U.N.), pour aller vers la maison individuelle dans le quartier le plus valorisé possible. Mais dans un premier temps, la lutte dans les bidonvilles a lieu pour les équipements et les commodités urbaines indispensables.

[37] Nous opérons une distinction entre la notion de citadinité qui relève pour nous de l'ordre du statut social et des droits y afférents et le concept d'urbanité qui, construit par la recherche, renvoit aux manières d'être des acteurs établis en ville. Bien entendu, une relation dialectique lie les deux processus: les capacités et ressources symboliques acquises favorisent l'évolution vers le statut recherché: le positionnement social à chaque fois obtenu est un point d'appui pour d'autres conquêtes culturelles (intériorisation de connaissances et savoir-faire). Les ressources matérielles pour être opérantes doivent s'accompagner d'un certain nombre d'attributs symboliques dont l'acquisition demande du temps. Ainsi ceux des «néo-citadins» qui disposent parfois d'une assise économique considérable mais faisant preuve d'un écart avec la norme sont affublés de l'étiquette «d'arrivistes».

[38] Au niveau le plus trivial, la notion est entendue ici comme connaissances des rouages de l'urbain et une certaine habileté à en faire usage.

[39] Oran dont l'aire d'influence s'étend sur l'ensemble des régions de l'Ouest s'inscrit dans une dynamique d'échanges. Une grande métropole prend de toutes parts et redistribue. Ainsi en est-il du Raï dont on peut retrouver la filiation dans les régions rurales.

[40] Cette analyse est vérifiée dans notre étude de l'habitation individuelle. Les éléments donnés ici le sont à titre d'exemples. Pour plus de détails, voir nos contributions déjà citées.

 

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