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Insaniyat N°3 | 1997 | Mémoire et histoire | p. 01-05 | Texte intégral


Hassan REMAOUN : Enseignant-Chercheur. Université d'Oran, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


La partie thématique de ce troisième numéro de INSANIYAT a pour objet, Mémoire et Histoire.

On sait le rapport complexe qui existe entre ces deux catégories. L'étude de la mémoire a longtemps constitué l'apanage des philosophes: de «la réminiscence» chez PLATON aux deux mémoires chères à BERGSON («la motrice» et «la pure» ou affective). Au XXème siècle, la psychologie expérimentale puis la biologie moléculaire allaient s'intéresser à la question. La littérature en faisait cependant déjà cas depuis quelques temps (les Romantiques, PROUST, et aussi JOYCE, et plus tard KATEB Yacine…), et l'historiographie à travers certaines de ses manifestations (les chroniques et «les mémoires»), ainsi que l'ethnographie à travers son investigation de la tradition orale, ont assez tôt côtoyé le phénomène, sans cependant trop s'éloigner du genre littéraire. Avec leur affirmation au cours du XXème siècle, les disciplines sociales n'allaient pas tarder à s'en saisir comme objet d'étude. La psychanalyse tout d'abord avec son rapport du «conscient» à «l'inconscient», et ensuite la sociologie, avec Maurice HALBWACHS, lui-même lecteur de DURKHEIM et de WEBER, et qui avec Les cadres sociaux de la mémoire, nous produit en 1925 ce qui demeure un classique pour l'approche de la question. L'anthropologie et l'histoire n'allaient pas rester à l'écart du mouvement: la première avec l'intérêt porté au mythe, et à ce qui fût longtemps appelé «les sociétés sans histoire», la seconde avec le passage «De la cave au grenier» pour reprendre le titre d'un ouvrage de Michel VOVELLE.

En effet, si l'histoire a longtemps eu tendance à être «historisante», c'est à dire s'intéressant en premier lieu aux faits politiques et aux «grands hommes»[1], elle va avec LABROUSSE et les fondateurs de l'Ecole des Annales (Marc BLOCH, Lucien FEBVRE) s'impliquer dans l'étude des faits sociaux et économiques («la cave») pour émerger en «Nouvelle histoire» dont l'un des objets prisés sera l'étude des mentalités («le grenier»).

En fait comme devait le constater Jack GOODY, allait tendre à s'estomper «le grand partage des savoirs» entre une anthropologie s'occupant des sociétés sans écriture, et une histoire nécessitant la présence de l'écrit, ou encore entre une discipline s'intéressant aux structures «inconscientes»[2], et l'autre aux «expressions conscientes»[3] de la vie sociale. Anthropologie et histoire devraient tendre à se rencontrer au sein de l'anthropologie historique, et l'un des points de jonction privilégiés, porterait justement sur l'approche mettant en valeur des catégories, telles celles de longue durée, de mentalités de mythe et de mémoire[4].

On admet communément que si «mémoire» et «histoire», ont toutes deux rapport au passé, elles sont loin pour autant de recouvrer les mêmes réalités. C'est Maurice HALBWACHS qui notait que «toute mémoire collective a pour support, un groupe limité dans l'espace et dans le temps… Le groupe au moment où il envisage son passé sent bien qu'il est resté lui-même, et prend conscience de son identité à travers le temps».

Par ailleurs, «l'histoire est le recueil des faits qui ont occupé la plus grande place dans la mémoire des hommes. Mais lus dans les livres, enseignées et appris dans les écoles, les évènements passés sont choisis, rapportés et classés suivant des nécessités ou des règles qui ne s'imposaient pas aux cercles d'hommes qui ont gardé le dépôt vivant. C'est qu'en général l'histoire ne commence qu'au moment où finit la tradition, moment ou se décompose ou s'éteint la mémoire sociale»[5].

Le problème est qu'avec les bouleversements que traverse le monde contemporain: restructuration internationale, crises, prolifération de l'édition et de l'audiovisuel, émergence ces dernières décennies de dizaines de nouveaux Etats, dont beaucoup en sont déjà au stade du «désenchantement national», replis identitaires, et volonté de nombreuses catégories sociales de ne pas être réduites au statut de «laissés pour compte» de l'histoire, on assiste à un foisonnement d'écrits, de films et autres manifestations, commémorations et documents, qui relèvent de ce qui est devenu l'ethno-histoire, ou encore le «devoir» de mémoire.

Dans une large mesure, les histoires nationales ont fonctionné à l'institutionnel, servant à légitimer les positions sociales des groupes dominants, et l'histoire universelle a longtemps été marquée par la prééminence de l'Europe et son empreinte occidento-centriste, ceci et cela ne pouvant pas ne pas entraîner les effets de retour que l'on connaît en cette fin du second millénaire[6].

Avec les préoccupations mises en avant par ce qu'on appellera au sens large, la Nouvelle histoire et l'anthropologie historique, les chercheurs semblent vouloir tirer profit de cette demande de mémoire, quittes à produire un regard critique sur leur propre pratique[7], et à affûter leur méthodologie d'approche, en tenant compte du fait que:

«Parce qu'elle est affective et magique, la mémoire ne s'accommode que de détails qui la confortent. Elle se nourrit de souvenirs flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensibles à tous les transferts, écrans, censure ou projection. L'histoire parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque, elle prosaïse toujours»[8].

Dans ce numéro de INSANIYAT, nous vous proposons sept articles thématiques (écrits en arabe ou en français), portant justement sur le traitement de la mémoire par l'historien qui à l'occasion devra se faire anthropologue ou même sociologue. Ces contributions dont on trouvera par ailleurs les résumés en plusieurs langues, portent toutes sur l'Algérie où la question de «l'écriture» ou de «réécriturede l'histoire» continue d'être posée[9]. Deux d'entre elles traiteront de l'intervention institutionnelle dans cette écriture de l'histoire, l'une à travers la pratique de l'historiographie coloniale (par Fouad SOUFI), l'autre à travers la représentation de l'histoire nationale, telle qu'elle est enseignée depuis l'indépendance du pays (par Hassan REMAOUN). Deux autres articles nous replongeront dans l'atmosphère de la période coloniale et de la Guerre de libération en scrutant la mémoire des femmes moudjahidates (par Malika EL KORSO), ou encore celle d'une ville, Sidi-Bel-Abbès (par Rédouane AÏNAD-TABET).

A partir d'un document d'archive, on tâchera de même de faire connaissance avec un notable lettré makhzénien ayant vécu à Oran dans la première moitié du XIXème siècle (par Sadek BENKADA). Nous remonterons ensuite jusqu'au XVIIIème siècle pour aborder la représentation des tremblements de terre et le phénomène de la peur, dans l'historiographie traditionnelle algérienne (par Mohamed GHALEM), et confronter les cheminements de la mémoire Salah Bey (par Ounassa SIARI TENGOUR).

La partie thématique de cette livraison sera par ailleurs complétée par des notes de lecture, et une présentation des travaux produits dans le cadre du CRASC, ainsi que d'une sélection bibliographique portant sur des ouvrages disponibles (ou en voie d'acquisition) à la bibliothèque du centre de recherche.

En se reportant au sommaire de la revue, on pourra par ailleurs se référer aux textes de Aïcha GHETTAS (à partir de documents algérois datant de l'époque Ottomane), Kamel FILALI (position de recherche autour de la question du mysticisme et du maraboutisme au Maghreb) et Améziane FERGUENE (abordant la question de l'identité et de l'Etat-Nation), ainsi qu'à d'autres rubriques habituelles.


Notes

[1] Même si ce n'est bien sûr pas toujours le cas, comme nous l'indiquent les écrits de Hérodote, de Ibn Khaldoun, de l'historiographie marxisante, et d'autres encore…

[2] C'est à dire l'anthropologie selon LEVI STRAUSS, Claude.- (Cf. son Anthropologie structurale -, Paris, éditions Plon, 1958).

[3] C'est à dire l'histoire, toujours selon LEVI STRAUSS. On connaît la critique portée à cette thèse par BRAUDEL, Fernand.- Dans «histoire et sciences sociales. La longue durée».- Repris in Annales, n°4, 1958. Texte repris par l'auteur dans son ouvrage Ecrits sur l'histoire.- Paris, Ed. Flammarion, 1969. Se référer aussi aux remarques de CANDAU Joël, dans son ouvrage Anthropologie de la mémoire.- Paris, Ed. PUF, 1969.

[4] Cf. à ce propos les différentes contributions à l'ouvrage collectif de LE GOFF, Jacques et NORA, Pierre.- Faire de l'histoire, 3 volumes.- Paris, Ed. Gallimard, 1978.

- Nora Pierre.- Les lieux de mémoire, 7 volumes. Paris, Ed. Gallimard, 1984

- Cf. aussi LE GOFF, Jacques.- Histoire et mémoire.- Paris, Ed. Gallimard, 1977.

- VOVELLE, Michel.- Idéologies et mentalités.- Paris, Ed. La Découverte, 1982.

- On pourra se référer aussi à l'ouvrage d'un spécialiste de l'antiquité grec, FINLEY, I. Moses. - Mythe, mémoire, histoire.- Paris, Ed. Flammarion, 1981.

[5] Cf. HALBWACHS, Maurice.- La mémoire collective. Cité par CITRON, Suzanne.- dans «La nationalisation des mémoires».- Contribution à l'ouvrage collectif: Mémoire et intégration.- Paris, éditions Syros, 1993.

[6] On signalera ici le cas des indiens du Pérou traité par WACHTEL, Nathan, dans La vision des vaincus.- Paris, Ed. Gallimard, 1971. Et celui algérien avec les manifestes que constituent, les ouvrages de CHERIF SALHI, Mohamed.- Décoloniser l'histoire.- Paris, Ed. Maspéro. 1965. Et DJENDER, Mahieddine.- Introduction à l'histoire de l'Algérie. Alger, Ed. Sned, 1968.

Dans ce contexte de critique des visions dominantes, on pourra signaler aussi les ouvrages de CHESNEAUX, Jean.- Du passé faisons table rase?.- Paris, Ed. Maspéro, 1976. Et de FERRO. Marc.- L'histoire sous surveillance.- Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1985.

[7] On pourra signaler ici deux ouvrages à préoccupation épistémologique: VEYNE, Paul.- Comment on écrit l'histoire.- Paris, éditions du Seuil, 1996.

[8] Nora, Pierre.- Les lieux de mémoire / la République. Cité par PROST. Antoine.- Op. cité.

[9] Question esquisée à propos de l'histoire du mouvement national et de la guerre de libération, dans l'ouvrage de MANCERON, Gilles et REMAOUN, Hassan.- D'une rive à l'autre, la guerre d'Algérie de la mémoire à l'histoire - Paris, Ed. Syros, 1993.

 

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