Insaniyat N°65-66 | 2014 | Algérie 1962 | p. 105-124 | Texte intégral
The Wilayas the in FLN crisis of the summer 1962 Abstract: The Wilayas (the interior ALN Wilayas) played, on the occasion of the process of Algeria’s independence, 1962, an essential role in the recomposition of rapports of force to the Nationalist Liberation Front (FLN). Keywords: wilayas - Ahmed BenBella - Border Forces - GPRA - General Staff - FLN - ALN. |
Amar MOHAND-AMER: Centre de Recherche en Anthropologie et de Sciences Sociales, 31 000, Oran.
Introduction
L’identification des centres de pouvoir pendant la Guerre de libération nationale (1954-1962) est difficile à cerner. Cela tient, en grande partie, à la nature intrinsèque du Front de libération nationale (FLN), mouvement révolutionnaire où le politique et le militaire sont fortement imbriqués. La tentative d’asseoir, dans la durée, une autorité centrale avec une répartition rigoureuse des rôles impartis aux uns et aux autres, initiée par le Congrès de la Soummam d’août 1956, est récusée, un an après, au Caire, à la session ordinaire du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA). En effet, les principes de la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur n’ont pu, finalement, constituer la matrice fondamentale autour de laquelle élaborer une vision idéologique claire et pérenne.
La signature des accords d’Évian et l’entrée en application du cessez-le-feu, les 18 et 19 mars 1962, créent une nouvelle dynamique au FLN. Un réaménagement des équilibres et des rapports de force se met, dès lors, en place dans l’optique de l’indépendance nationale. Le recouvrement de la souveraineté algérienne le 3 juillet 1962 accentuera les clivages demeurés latents au cours des sept ans et demi de guerre. Aussi, entre la proclamation du cessez-le-feu et les élections à l’Assemblée nationale constituante fixées le 20 septembre, soit pendant la « Période transitoire », le FLN est confronté à ce que les historiens qualifient de « crise de l’été 1962 »[1]. C’est un événement historique de grande ampleur. Il fait intervenir un nombre considérable de protagonistes en un court laps de temps. Les plus importants sont des chefs politiques charismatiques, à l’instar d’Ahmed Ben Bella, et, à un degré moindre, Mohamed Boudiaf, et des dirigeants politiques ayant occupé (ou occupant) les plus hautes fonctions au sein du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), tels Ferhat Abbas et Benyoucef Ben Khedda. Les responsables de l’Armée de libération nationale (l’ALN), le colonel Houari Boumediene, chef de l’Etat-major général (l’EMG), et les colonels Tahar Zbiri, Salah Boubnider (Sawt el Arab), Mohand Oulhadj, Youcef Khatib (Hassan), Benhaddou Bouhdjar (Othmane), et Mohamed Chaâbani, respectivement commandants des wilayas 1, 2, 3, 4, 5, et 6, sont également des acteurs décisifs de la crise. L’ancienne puissance colonisatrice, la France, les pays voisins, la Tunisie et le Maroc, et l’Égypte nassérienne, ont aussi exercé une influence réelle dans les évènements de l’été 1962 en Algérie.
Après avoir réussi à donner le primat au pragmatisme pendant la période de la guerre de libération, ce qui lui avait évité d’imploser malgré de nombreuses dissensions[2], le FLN est miné en 1962 par ses contradictions. Par conséquent, il négocie mal le processus de sortie de la guerre. Ses institutions politiques fondamentales, le GPRA et le CNRA, ne parviennent pas à assurer la transition vers l’indépendance du fait de la rétraction de leur rôle et de leur influence, leurs missions ayant été réduites par les dispositions des accords d’Évian. C’est l’Exécutif provisoire qui détient le droit de l’exercice du pouvoir officiel pendant la Période transitoire. Sur le plan politique stricto-sensu, à la session extraordinaire du CNRA à Tripoli (25 mai-6 juin 1962), le GPRA a été fortement contesté. Lui et le CNRA sont donc contraints à ne plus jouer que des rôles secondaires. Le Groupe de Tlemcen dont le leader est Ben Bella, l’armée des frontières et les wilayas se substituent à eux, et réclament une passation des pouvoirs à leur profit. L’impossibilité de parvenir à un modus vivendi avant l’indépendance révèle la précarité d’institutions qui avaient fait leur preuve durant la guerre. Elle pose la question des enjeux du moment liés à la légitimité du pouvoir, à sa légalité, aux modalités de son déploiement ou redéploiement, aux forces qui le sous-tendent…
Dans ce contexte de tensions, l’ALN des maquis, sous la forme localisée des différentes wilayas, joue un rôle crucial. Les wilayas participent aux recompositions que connaissent le FLN et l’ALN, particulièrement celles qui sont relatives à l’appropriation et à la répartition du pouvoir. Elles sont emblématiques des transformations rapides des structures du FLN, ces bouleversements les engageant, en fonction de la conjoncture, à endosser, des responsabilités majeures et à être actives, ou bien à se limiter à un rôle d’appoint ou à rester passives. Les alliances qu’elles contractent sont au centre des stratégies et des tactiques des différents protagonistes. Le pôle central de ces coalitions est, sans conteste, celui qui s’articule autour de Ben Bella. Dernier responsable national de l’Organisation spéciale du PPA/MTLD[3], l’OS (1947-1950), co-fondateur du FLN, figure emblématique de la Révolution algérienne, Ben Bella jouit en 1962 d’un prestige immense tant en Algérie qu’à l’étranger. Ses soutiens politiques et militaires sont nombreux. L’adoubement de son groupe par des puissances étrangères, l’Égypte et la France notamment, consolide sa prééminence symbolique sur le FLN et l’ALN. La légitimité de Ben Bella en 1962 est duale, charismatique et rationnelle en même temps. Elle se fonde sur une aura politique, due à son premier parcours nationaliste, puis à son rôle capital dans l’histoire du FLN[4]. Depuis le CNRA organisé au Caire en août 1957, il est considéré comme le leader naturel du FLN. Sa libération le 18 mars 1962 démultiplie sa capacité de mobilisation et son champ d’influence sur l’ensemble des structures de la Révolution, fondant sa capacité de domination charismatique. Usant d’une stratégie active d’ouverture et de rassemblement, et parfois des «coups de force»[5] politiques audacieux, à l’exemple du forcing pour l’organisation du CNRA de Tripoli en mai/juin 1962, il réussit à imposer, à l’indépendance, le Bureau politique (BP). Cette institution, forte de l’appui des plus importantes forces politico-militaires du FLN est incontestée; elle incarne le pouvoir régalien et permet à Ben Bella d’exercer un pouvoir légitimé politiquement, fondant sa capacité de domination légale. Cette légitimation reste cependant fragile car reposant plus sur des alliances objectives imposées par la conjoncture que sur une adhésion des différents acteurs de la crise à un projet politique, sous l’égide du BP.
Dans son conflit opposant Ben Bella au GPRA, trois des six wilayas, en l’occurrence l’Aurès-Nememchas (W 1), l’Oranie (W 5), et le « Sahara »[6] (W 6) lui apportent leur soutien. Les trois autres, sans lui être frontalement hostiles, restent dans des postures légalistes (envers le GPRA) et/ ou individuelles, selon les situations. Cette catégorisation doit être nuancée : les wilayas appartenant à l’un ou l’autre des partis ne constituent pas forcément des entités partageant une même vision politique ou défendant un projet équivalent, chacune d’elles ayant ses propres aspirations, résultat de trajectoires particulières.
Cet article entend rendre compte de la situation des wilayas dans leur ensemble durant la période de transition de l’été 1962. On y analysera les positions qu’elles ont prises dans la constitution des alliances politico-militaires et les formes et les modalités des négociations des différents segments de pouvoir(s) au lendemain de l’indépendance. Pour cela, il est nécessaire d’être attentif aux capacités d’arbitrage des wilayas lors des principales séquences de la crise, en même temps qu’à leurs limites politiques, confrontée aux jeux et enjeux de cette « guerre de succession»[7].
I. L’Aurès-Nememchas : une wilaya à la direction bicéphale en 1962
L’Aurès-Nememchas est étroitement liée au moment historique du 1er novembre 1954. C’est dans cette région que les premières opérations du FLN ont eu le plus grand retentissement. Considérée par les autorités coloniales françaises comme un territoire stratégique dans le dispositif militaire de l’ALN, la Zone 1 subit, dès le déclenchement de la guerre, une contre-offensive politique et militaire de grande importance, l’objectif des autorités françaises étant de briser la dynamique insurrectionnelle du FLN.
Le premier chef des Aurès-Nememchas est Mostefa Ben Boulaïd. C’est l’un des principaux fondateurs du FLN. Son autorité morale et politique dans la région est reconnue. Il est arrêté à la frontière algéro-libyenne le 11 février 1955. Condamné à mort, il est incarcéré à la prison de Coudiat à Constantine. Il s’en évade le 11 novembre de la même année. De retour dans sa zone, il est victime le 23 mars 1956 de l’explosion d’un poste-émetteur piégé par l’armée française. Sa mort va accentuer la déliquescence de la situation de l’Aurès-Nememchas, déjà commencée avec l’élimination, le 23 octobre 1955, de Bachir Chihani par ses lieutenants[8]. Devenue le théâtre de dissensions d’ordre politique, militaire et tribal, la zone 1 perd son influence sur le FLN et l’ALN. Les successeurs de Ben Boulaïd, à la tête de l’Aurès-Nememchas, n’arriveront jamais à imposer leur leadership ni sur le plan de la région ni au sein du CCE, CNRA ou GPRA.
N’ayant pu désigner une direction représentative et légitime, les représentants de la zone 1 sont absents au Congrès de la Soummam d’août 1956. Afin d’affirmer son autorité sur la zone 1 devenue wilaya 1, le CCE 1 y délègue le colonel Youcef Zighoud et le commandant Amirouche. Il y nomme à sa tête Mahmoud Chérif qui dirigera la wilaya à partir de Tunis. La prise en main de l’Aurès-Nememchas par le CCE 1 normalise sa situation vis-à-vis du FLN[9]. Promu membre du CCE 2 en août 1957, Cherif est remplacé par Mohamed Lamouri. Ce dernier est, à son tour, nommé au COM-Est, en avril 1958. C’est Ahmed Nouaoura qui lui succède. Ces changements ne favorisent pas la stabilité d’une wilaya où les dissidences sont permanentes.
Au mois de novembre 1958, le colonel Lamouri, appuyé par des officiers et membres de la wilaya 1 et bénéficiant du soutien logistique des services de renseignements égyptiens[10], tente de renverser le GPRA, créé, deux mois avant, le 19 septembre 1958. Le putsch avorte. Lamouri et ses partisans sont jugés, condamnés à mort, et exécutés[11]. Cette séquence de la Guerre de libération nationale renvoie l’Aurès-Nememchas à une situation de précarité politique. Alors qu’elle représentait l’avant-garde de l’insurrection en 1954, elle est devenue à la suite de l’« affaire Lamouri » une wilaya dont le crédit politique au FLN s’est considérablement effrité, d’où sa marginalisation jusqu’à l’indépendance.
En 1962, un ancien commandant de la wilaya, le colonel Abidi Hadj Lakhdar, dispute la direction de la wilaya au commandant en exercice, le colonel Tahar Zbiri. A Tripoli (juin), le FLN s’avoue incapable d’arbitrer entre les deux fractions : c’est « l’affaire des procurations de la wilaya 1 », à l’origine de l’échec du CNRA et de l’implosion du FLN historique. Devant les atermoiements du GPRA et son attentisme, le colonel Zbiri, comme un nombre important de responsables politiques et militaires, rejoint le Groupe de Tlemcen[12]. Quant au colonel Hadj Lakhdar, il finira par reconnaitra l’autorité du BP et de Ben Bella.
Le ralliement de la wilaya 1 au groupe de Tlemcen n’est pas le résultat de tractations ou de stratégie, il est la conséquence du déficit de légitimité du GPRA, en particulier après la libération des chefs historiques le 18 mars 1962[13].
II. Le Nord-Constantinois : une opposition affirmée à l’armée des frontières
Les rapports confidentiels de l’armée française de 1962 considèrent la wilaya 2 comme étant une structure militaire solide et bien organisée. À l’instar de l’ALN de l’intérieur, elle a subi lourdement le choc du Plan Challe. Elle a cependant moins connue de crises et de dissensions internes que d’autres wilayas. Elle se caractérise également par sa franche opposition à l’EMG et à l’armée des frontières, au nom du principe selon lequel le commandement de l’ALN ne doit pas se situer à l’extérieur du pays. Cette hostilité date de la création de l’état-major général au CNRA de Tripoli (décembre1959/janvier 1960). Elle est donc antérieure à mars 1962.
Par le jeu des alliances, la wilaya 2 se retrouve naturellement dans le camp du GPRA, dans la mesure où l’EMG constitue l’allié principal au groupe de Ben Bella. Un autre facteur explique cette situation : en 1962, dans le tumulte de la crise de l’été, les dirigeants de la wilaya 2 sont loyaux à leur ancien commandant en chef Ben Tobbal. Ce dernier, membre du triumvirat des « 3B », fait partie de ceux qui dénient à Ben Bella le droit de régenter le FLN à sa façon. En juin 1962, dans le BP proposé par Ben Bella et ses partisans au CNRA de Tripoli, les principaux dirigeants de la révolution armée, ceux qui avaient mené la guerre et finalisé les négociations de paix avec les Français, sont en effet absents, qu’il s’agisse de Krim, de Boussouf, de Ben Tobbal, de Ben Khedda ou de Dahlab.
Sur le plan politique, la wilaya 2 poursuit une logique pragmatique. Son opposition au colonel Boumediene n’est pas synonyme d’hostilité à Ben Bella. Aussi, quand le GPRA avalise, le 23 juillet 1962, la composition du BP[14] proposé par le Groupe de Tlemcen, le responsable du Nord-Constantinois Salah Boubnider (Sawt el Arab) appuie ce processus de normalisation. Le rapprochement entre Ben Bella et la wilaya 2 est fondamentalement politique et tactique : il renforce la position du BP et minore celle de l’EMG. Le BP comprend les cinq chefs historiques libérés le 18 mars 1962, Ben Bella, Boudiaf, Khider, Aït Ahmed[15], et Bitat, ainsi que Hadj Benalla, et Saïd Mohammedi, deux proches de Ben Bella. L’EMG n’y est pas représenté. C’est une double victoire pour Ben Bella dont le pouvoir est désormais reconnu légitime : il n’est pas contesté par le GPRA et les « 3 B », ni par les wilayas et l’armée des frontières.
Sur le plan militaire, la wilaya 2 a une position géographique stratégique. Elle constitue un poste avancé du GPRA à l’est. Elle contrôle aussi la région de Souk Ahras, point de passage important pendant la guerre entre la Tunisie et l’Algérie. A la suite du modus vivendi avec Ben Bella, les responsables de la wilaya 2 consolident leur autorité sur la région du Nord-Constantinois. En effet, une sédition en son sein a été fomentée par l’EMG au cours des mois précédents. Marginalisé par la constitution du BP et le règlement définitif de la question du leadership au profit exclusif de Ben Bella, l’EMG se redéploye militairement en occupant Bône (l’actuelle Annaba) et Constantine le 25 juillet 1962. Cette action remet l’armée des frontières dans le jeu politique. Soutenue par des dissidents de la wilaya, en l’occurrence les commandants Larbi Berredjem et Rabah Belloucif et leurs partisans, et par les troupes de la wilaya 1 commandés par le colonel Zbiri, l’armée des frontières prend progressivement le contrôle du Nord-Constantinois. La wilaya 2 a vécu. Elle aura été la première au sein de l’ALN de l’Intérieur à être confrontée à l’armée des frontières. C’est le début violent de la reconversion des wilayas historiques. Ce processus prendra fin en décembre 1967 avec l’échec du coup d’Etat fomenté par le colonel Zbiri, chef d’état-major de l’Armée nationale populaire (l’ANP), contre le président Boumediene[16].
III. La Kabylie : une force militaire au profit du Groupe de Tizi Ouzou
La Kabylie est, en 1962, une wilaya bien organisée et unie autour de son commandant, le colonel Oulhadj. Son conseil au complet a manifesté depuis l’été 1961[17] son loyalisme envers le GPRA, en particulier envers Krim, son premier commandant en chef. Par conséquent, ses rapports avec l’EMG sont conflictuels, et cela avant le cessez-le-feu. Le 8 février 1962, le colonel Oulhadj instruit ses cadres de ne plus suivre les instructions et de ne plus donner crédit aux informations venant de l’extérieur, à moins qu’elles émanent du GPRA[18]. Cette directive vise en premier lieu l’EMG du colonel Boumediene qui est, dans les textes, l’autorité supérieure officielle de l’ensemble de l’ALN, wilayas et armée des frontières. Le 3 avril 1962, le conseil de la wilaya 3 rompt officiellement avec l’EMG en supprimant toute référence à son autorité dans ses correspondances[19]. Cette décision est confortée par le message du GPRA du 4 avril 1962 dénonçant l’envoi par l’ALN des frontières d’émissaires dans les maquis, et rappelant aux wilayas, primo, qu’elles dépendent directement du GPRA, secundo, que « l’activité » de l’EMG est limitée, à titre provisoire, aux frontières Ouest et Est[20].
La wilaya 3 intervient dans la crise d’une façon déterminante le 25 juillet 1962, date de la prise des villes de Constantine et de Bône par les troupes de l’armée des frontières, soutenues par celles de la wilaya 1 et d’un groupe dissident de la wilaya 2. L’occupation de ces deux villes remet en cause l’accord conclu le 23 juillet 1962 entre le Groupe de Tlemcen et la majorité des membres du GPRA. Dès lors, la perspective d’une « congolisation »[21] de la situation algérienne devient une véritable hantise pour les dirigeants du FLN. En effet, c’est la première fois depuis l’indépendance que les protagonistes de la crise ont recours à la violence. Jusqu’ici, les affrontements entre les différentes parties du conflit ne dépassaient pas le cadre des déclarations à la presse ou des communiqués.
C’est de Tizi Ouzou que, le 26 juillet, Boudiaf, Krim et le colonel Oulhadj, commandant de la wilaya 3, appellent à la « résistance populaire » contre le Groupe de Tlemcen qu’ils accusent d’avoir perpétré un « coup d’État » en occupant militairement Constantine et Bône. Le regroupement des forces qui se met en place à Tizi Ouzou est une nouvelle organisation politico-militaire, le Groupe de Tizi Ouzou. Cette coalition, opposée au Groupe de Tlemcen, est soutenue officiellement par les officiers et les maquisards de la wilaya 2 (Nord-Constantinois) qui sont restés loyaux, à leur chef, le colonel Sawt el Arab, ainsi que par la Fédération du FLN en France.
Bien que le Groupe de Tizi Ouzou regroupe en son sein des dirigeants des autres régions du pays, il est perçu comme une entité politique régionaliste (en l’occurrence kabyle). Avec Tizi Ouzou, la sémantique et les discours changent radicalement : à Tlemcen, le local se présentait comme national. A Tizi Ouzou, le local est défendu, revendiqué et exalté. Défendant la spécificité politique et historique de sa région, le colonel Oulhadj considère que la Kabylie doit constituer une citadelle contre toute volonté d’instituer en Algérie un régime autoritaire :
Nous avons été à la pointe de la révolution, et nous voici menacés d’écrasement, pourtant c’est ici en Kabylie, dans la vallée de la Soummam, que s’est tenu 1956 le congrès historique où il fut décidé que le jour de la victoire venu, les combattants de l’intérieur, ceux qui ont tout donné, prendraient le pas sur ceux de l’extérieur. Chez nous ni Castro, ni Mao, ni Nasser, nous n’en voulons pas. Les Kabyles ne se soumettront jamais à la dictature d’un zaïm[22].
Sans l’exprimer publiquement en 1962, Ben Bella voit dans la constitution du Groupe de Tizi Ouzou une façon de perpétuer le colonialisme en Algérie par l’exaltation du sentiment berbère en Kabylie. C’est ce qu’il affirmera à Robert Merle en 1965 :
[Le GPRA] sentant la partie perdue pour lui s’inclina, à l’exception de deux de ses membres, Mohamed Boudiaf et Belkacem Krim, qui essayèrent de lancer un mouvement de résistance fondé sur le particularisme kabyle. Ce particularisme n’est pas niable, mais il n’est rien d’autre, en fin de compte, qu’un héritage du colonialisme, l’administration française s’étant, de tout temps, efforcée de jouer les Kabyles contre les Arabes. Par contre, elle n’est jamais parvenue à donner à ce régionalisme un contenu politique défini.[23]
Le colonel Mohammedi, ancien commandant de la wilaya 3, rallié à Ben Bella au CNRA de Tripoli de juin, estime, quant à lui, que Krim et Boudiaf sont des « aventuriers » ainsi que le colonel Oulhadj. Il assimile leur action à un sécessionnisme sur le modèle du Katanga, tout en jugeant que jamais les « Kabyles » ne les suivront[24] :
Afin d’atténuer la tension que ce véritable danger avait fait naître, des voix au FLN s’élèvent pour éteindre le feu de la discorde. De Genève, Aït Ahmed déclare qu’aucun conflit armé entre « Arabes » et « Berbères » n’aura lieu, et que la Kabylie n’a jamais formulé de positions séparatistes[25]. De son côté, le président du GPRA, Ben Khedda, met en cause la presse française dans l’exacerbation du conflit entre le Groupe de Tlemcen et celui de Tizi Ouzou. Les médias d’outre-mer y sont accusés d’avoir repris « le vieux slogan colonialiste de la division entre Arabes et Kabyles »[26]. La position politique du président du GPRA est soutenue par le colonel Oulhadj qui déclare que « la presse colonialiste » utilise à dessein, en évoquant la wilaya 3, les terminologies « réduit kabyle », « bastion kabyle », etc. L’insinuation, selon lui, est claire : à lire cette presse, le « drame algérien », que vit actuellement le pays aurait pour cause, une lutte entre « Arabes » et « Berbères ». C’est en vain, ajoute-il, que, à « travers des décades, les colonialistes ont essayé d’utiliser de telles manœuvres pour venir à bout de la résistance du peuple algérien », et qu’au 1er novembre 1954, « les Algériens de Kabylie » avaient repris la lutte à côté de « leurs frères des autres régions » et qu’« ensemble », ils ont remporté, en 1962, une « éclatante victoire »[27]. Le changement d’attitude du colonel Oulhadj s’explique par le réel danger que faisait peser le conflit entre les groupes de Tlemcen et de Tizi Ouzou sur l’unité et l’intégrité de l’Algérie.
Le Groupe de Tizi Ouzou n’aura vécu que le temps que les dirigeants de l’Algérie indépendante prennent conscience du risque réel d’une congolisation du pays. Son rôle dans la crise s’estompe, une semaine après, à la suite de l’adoption des décisifs accords du 2 août. Cependant, cette séquence aura des conséquences politiques et militaires sur l’histoire de l’Algérie indépendante. En septembre, les troupes de la Kabylie apportent leur soutien à la wilaya 4 en conflit avec le BP.
IV. L’Algérois : la tentation du pouvoir à l’indépendance
À l’approche de l’indépendance, la wilaya 4, et particulièrement sa zone 6 (Alger), prend une grande importance stratégique, politiquement et militairement. Cependant, un passif important complexifie les rapports entre l’Algérois et le GPRA. Il a pour origine « l’affaire Si Salah »[28].
La mort du colonel Si M’hamed Bouguerra, le 5 mai 1959, l’effet dévastateur de la bleuite sur l’Algérois, la forte pression de l’armée française (plan Challe), et les rapports difficiles avec le GPRA engagent, en 1960, le conseil de la wilaya 4, à mettre en place un plan de sortie de guerre qui passerait par la négociation directe avec le général de Gaulle. Le projet de paix séparée (cessez-le-feu local) avorte. Avec l’appui des chefs de zones, Djillali Bounaâma destitue Mohamed Zamoum (Si Salah) de son commandement et élimine Abdelatif et Lakhdar Bouchamaâ. Convoqué par le GPRA pour y être jugé, Si Salah tombe, le 20 juillet 1961, dans une embuscade tendue par l’armée française et y perd la vie. Son successeur, Bounaâma est à son tour tué à Blida, le 8 août 1961. La perte par la wilaya 4 entre mars 1959 et août 1961, de trois commandants en chef (le colonel Si M'hamed, et les commandants Si Salah et Si Mohamed), et d’une partie de son conseil (Abdelatif, Halim, et Lakhdar) fait accéder à la direction de jeunes officiers. Le commandement de la wilaya échoit à la mort de Bounaâma à Youcef Khatib, secondé par Youcef Benkherrouf. Au lendemain du cessez-le-feu, Lakhdar Bouregaâ et Mohamed Bousmaha (Berrouaghia) intègreront le conseil de wilaya. Ces quatre responsables ont joué un rôle décisif dans l’avortement des négociations entre la wilaya 4 et de Gaulle.
Dès février 1962, le président du GPRA, Ben Khedda, dépêche à wilaya 4 d’anciens officiers qui y ont exercé des responsabilités, les commandants Azzedine et Omar Oussedik et les capitaines Boualem Oussedik, Moussa Charef, et Ali Lounici, ainsi que Mohamed Cherrak, et Mohamed Aitsi, de la wilaya 1. Le but déclaré est le renforcement du commandement de la wilaya face à l’OAS. En réalité, c’est le signal du début des manœuvres politiques afin de contrôler Alger, la capitale, dans l’optique de l’accélération du processus menant à l’indépendance. Les délégués du président du GPRA sont accueillis au PC de la wilaya 4 avec défiance, notamment les commandants Azzedine et Omar Oussedik. Le premier est considéré par les nouveaux dirigeants de la wilaya 4 comme un homme au « passé trouble »[29], le second pâtit des accusations lancées contre lui par le colonel Si M’hamed au sujet du rôle présumé dans la bleuite[30]. La tension qui marque les relations entre Azzedine et Hassan est ancienne, elle date de l’année 1959[31], et probablement d’avant. Ainsi, au CNRA d’août 1961, Azzedine avait nommément accusé Hassan d’être l’un des responsables de la bleuite et demandé qu’on le démette de ses fonctions : « Le mal de la wilaya 4 vient de Hassan. Pourquoi l’y laisse-t-on[32] ? ». Muni d’un ordre de mission signé par Ben Khedda l’autorisant à agir en wilaya 4, et particulièrement à Alger, le commandant Azzedine réussit finalement à prendre le contrôle sur la capitale ; il en fera la seconde Zone autonome d’Alger (la ZAA 2). Selon le colonel Hassan, l’ordre de mission en question précisait que les commandants Azzedine et Charef devaient intégrer le conseil de la wilaya[33]. Ce serait la raison pour laquelle que Azzedine et ses adjoints auraient accepté.
Le vice-président du GPRA, Krim, est dans la même logique que Ben Khedda, lui qui, depuis le détournement de l’avion où se trouvait Ben Bella le 22 octobre 1956, aspirait à diriger, au nom du principe de la légitimité historique, le FLN. Il délègue à son tour l’ancien responsable de la wilaya 4, le colonel Boualem Dehiles (Sadek) avec pour mission de reprendre le commandement de l’Algérois. Aux responsables de la wilaya, le colonel Sadek tient un langage critique et virulent. Sont visés tous ceux qui se sont impliqués dans la bleuite : « Ô peuple, n’aie plus peur, nous voilà revenus, nous sommes là, la justice va régner »[34], déclare-t-il dans ses premiers discours. Dans un premier temps, les commandants Hassan, Benkherrouf, Bouregaâ et Bousmaha, ne lui opposent pas de résistance. Les directives engageant le conseil de la wilaya 4 sont signées par le colonel Sadek[35]. L’attitude du commandant Hassan est plus pragmatique que tactique : leur influence au sein du FLN est plus que réduite en raison de la bleuite et des suites de l’« affaire si Salah ».
Le 3 avril, le colonel Sadek réunit les responsables des zones (six au total, en comptant Alger) et remanie fondamentalement l’organisation politique et militaire de la wilaya : le colonel Sadek est chargé de la coordination, le commandant Charef, des Affaires politiques, le commandant Benkherrouf, des Affaires militaires, le commandant Azzedine, du renseignement et des liaisons, le commandant Bouregaâ, de la réorganisation et de l’instruction militaire de l’ALN, le commandant Hassan, des affaires sociales, le commandant Bousmaha, du contrôle et des affaire culturelles, le capitaine Mokeddem, adjoint au commandant Azzedine, de la réorganisation du service renseignements, et le capitaine Lamine, adjoint de Bousmaha, de l’organisation des commissions culturelles et de justice. Enfin, Alger, Maison carrée et leurs banlieues sont par ailleurs directement rattachées au conseil de la wilaya[36].
Ces changements remettent en cause la mission confiée par le GPRA à la ZAA 2. Son président réagit rapidement et rétablit le commandant Azzedine à la tête d’Alger et ses proches environs. Désavoué par Ben Khedda, l’autorité du colonel Sadek est remise en cause par les commandant Hassan, Youcef, Lakhdar et Mohamed, qui l’écartent de la direction de la wilaya 4, le 12 avril. C’est plus un désaveu politique et militaire pour Krim que pour Ben Khedda. Alger restera sous la tutelle de la ZAA 2 encore trois mois, jusqu’au 27 juillet 1962, date du coup de force militaire de la wilaya 4 contre le commandant Azzedine et ses hommes.
Renforcée par la reprise de la capitale, la wilaya 4 revendique un rôle politique dans l’Algérie indépendante. Son attitude est en porte-à-faux par rapport aux résolutions du dernier CNRA de Tripoli : l’ALN, dans son ensemble, devait se reconvertir en une institution professionnelle, répondant aux défis qu’exigent la transformation radicale du pays (la reconversion). Les prétentions de la wilaya 4 sont jugées exorbitantes par le BP du FLN. Une nouvelle crise éclot, dont l’enjeu principal et immédiat est le contrôle de la capitale, devenue, après l’épisode de Tlemcen, le lieu par excellence du pouvoir.
Le conflit entre la wilaya 4 et le BP est résolu dans la violence armée. Aux premiers jours de septembre, les forces de la wilaya, dont une partie des troupes est formée de « marsiens », ces hommes ayant rejoint, en masse, l’ALN au cours de la période transitoire, sont écrasées par l’armée des frontières, devenue, par l’occasion, Armée nationale populaire (ANP). Les affrontements fratricides ont fait 1000 victimes d’après le décompte de l’APS[37].
V. L’Oranie : une wilaya sous influence de l’Etat-major général
Le ralliement de la wilaya 5 à Ben Bella est dû à la relation quasi tutélaire qu’à l’armée des frontières et son chef le colonel Boumediene sur elle. Stationnée en grande partie à Bouarfa, en territoire marocain, la marge de manœuvre de l’armée des frontières est des plus réduite face à l’EMG dont le siège-ouest est à Oujda. En contrôlant la wilaya 5, elle renforce et consolide sa position dans le groupe de Ben Bella.
La subordination de la wilaya 5 à l’armée des frontières est favorisée par la grande proximité entre les deux institutions militaires de l’ALN. En effet, plusieurs officiers de l’EMG en sont issus ; le plus emblématique d’entre eux étant le chef de l’EMG, le colonel Boumediene, qui a été responsable de la wilaya 5 entre août 1957 et avril 1958, avant de prendre la direction du COM-Ouest puis de l’EMG-Ouest, d’avril 1958 à janvier 1960. Son adjoint, le commandant Slimane (Ahmed Kaïd) a occupé le poste de responsable de la zone 58 Béchar (Colomb-Béchar). Ce rapprochement s’est accéléré en 1962, non sans conflits. Aussi, à la session du CNRA de février à Tripoli, au moment du vote, par les délégués du FLN, des pouvoirs accordés au GPRA dans la phase finale des négociations de paix avec le gouvernement français, le commandant Mokhtar Bouizem, prend fait et cause avec l’EMG contre sa wilaya. Il aurait également convaincu, selon ses dires, les cadres de la wilaya de l’intérieur du pays que l’EMG ne cherchait pas à porter atteinte ou à affaiblir l’ALN des maquis[38].
La politique de l’Etat marocain pendant la crise a aussi contribué à permettre la prise de contrôle de la wilaya par l’EMG pendant la crise. Pragmatique, le roi Hassan apporte son soutien à Ben Bella. Du fait que la grande partie des troupes de la wilaya 5 se trouvaient dans le territoire marocain, les choix s’offrant au colonel Othmane, devenu l’otage de l’armée des frontières et des troupes marocaines, étaient désormais très réduits.
À l’intérieur, l’influence de l’EMG sur la wilaya 5 est moins affirmée. À Oran-Ville, ce sont les fédayins qui dirigent le FLN, notamment ceux de Djilali, Benguesmia Chadly (Abdelhamid) et de Bachir Bouhidjra (Abdelbaki)[39]. Dans la crise GPRA-EMG, Abdelhamid prend position en faveur de Ben Khedda tout comme le capitaine Yahia Magherbi[40], responsable de la zone 57 (Tiaret). Proche de Boudiaf, il impose l’autorité du GPRA sur sa zone au détriment de l’EMG.
Si on la compare aux autres wilayas, à l’exception du « Sahara », l’adhésion de la wilaya 5 au Groupe de Tlemcen est la moins conflictuelle. Elle s’est réalisée sans grands heurts et franches contestations. Il convient toutefois d’indiquer que des velléités de s’affranchir des pesanteurs de cette alliance existaient. Ainsi, le loyalisme du colonel Othmane, commandant de la wilaya, envers le colonel Boumediene et Ben Bella était plus subi qu’assumé. Le 14 avril 1962, il avait mis en garde l’ensemble de ses zones contre toute intrusion d’émissaires en dehors de ceux de la wilaya, et ordonné la neutralisation de tout travail fractionnel[41]. Au CNRA de février, lui et la majorité du conseil de la wilaya (sauf Bouizem) n’avaient pas cautionné la position des trois membres de l’EMG, le colonel Boumediene et les commandants Slimane et Ali Mendjeli, refusant ainsi de s’opposer au GPRA au sujet de négociations de paix préparant les futurs accords d’Évian.
Dans sa confrontation avec le GPRA, Ben Bella et ses partisans ont fait de la wilaya 5 la base de leur déploiement politique et militaire. Tlemcen est ainsi consacrée capitale-bis face à Alger. Elle est devenue au cours du mois de juillet 1962 un lieu de pèlerinage et d’allégeance politiques au profit de Ben Bella. Les timides oppositions à cette dynamique, recensées au sein de la wilaya, ne pouvaient, dès lors, s’affirmer ou négocier une parcelle d’autonomie ou de pouvoir.
VI. Le « Sahara »: la réhabilitation politique par la crise
Absente dans le découpage des zones au 1er novembre 1954, la wilaya 6 restera un cas problématique jusqu’au 19 mars 1962. A l’origine, les raisons de cette situation sont avant tout d’ordre organisationnel et logistique. Le « Sahara » sera reconnue comme une wilaya par le congrès de la Soummam en août 1956, sans toutefois bénéficier des mêmes prérogatives que les cinq autres wilayas. Cette distinction au sein de l’ALN entre le Nord et le Sud est consacrée lors de la désignation par le CNRA du Caire en août 1957 du CCE 2 : toutes les wilayas sont représentées au sein du second Exécutif du FLN, sauf le « Sahara ». À la constitution des COM-Est et Ouest, en avril 1958, la wilaya est encore une fois déclassée.
Les appréhensions et les craintes du FLN à propos de cette « zone », de fait[42], sont aussi dues à la guerre fratricide qu’il livre aux messalistes. Le « Sahara » est en effet considéré par l’ALN comme étant un des principaux fiefs du Mouvement national algérien (le MNA), notamment depuis l’installation des troupes de Mohamed Bellounis. Il convient de souligner que la pénétration de l’ALN dans cette wilaya ne fut possible que grâce à l’adhésion au FLN d’importants responsables messalistes comme Boucherit, l’Haouès, Driss Amor et Cheikh Ziane[43]. Afin de consolider la wilaya et de prévenir toute velléité de contestation ou de retournement de situation au profit du MNA, le CCE 2 avait réorganisé le 15 avril 1958, le « Sahara ». Si l’Haouès, commandant de la zone 13 (Biskra) a été élevé au grade de colonel et nommé chef de la wilaya 6, Amor étant désigné commandant militaire adjoint[44]. La mort, en juillet 1958, de Bellounis ne met toutefois pas fin à la présence du MNA au Sahara. Au cessez-le-feu, un maquis messaliste dirigé par Abdallah Selmi était toujours actif dans la région d’Ouled Djellal[45] .
La défiance du FLN envers la wilaya 6 a d’autres origines. Deux affaires où de responsables ont été éliminés physiquement, celle du colonel Si Cherif et du commandant Djoghlali, ont joué. Si Cherif a été tué par son adjoint, Cherif Bensaidi, le 31 mars 1957, Djoghlali le 29 juillet 1959. Dans les deux cas, le fait qu’ils aient été étrangers à la région a sans doute joué un grand rôle, la population saharienne vivant mal l’expansionnisme des autres wilayas sur son territoire[46].
Une fois le commandant Djoghlali éliminé, un « conseil de capitaines» autoproclamé constitué de Ben Messaoud, Belkadi, Lakehal, et Chaâbani, désigne ce dernier à la tête de la wilaya. La mort de Djoghlali provoque une réaction rapide de son ancienne wilaya (l’Algérois) qui missionne un commando dans le but de neutraliser les auteurs du méfait. Au GPRA, la désignation de Chaâbani par ses pairs est récusée. Le Gouvernement provisoire lui dénie ainsi qu’aux membres du « conseil » toute représentativité politique ou militaire.
L’élimination de Djoghlali accentue la marginalisation politique de la wilaya. Le « Sahara » ne participe pas à l’importante réunion des « dix » colonels de 1959 au cours de laquelle le colonel Boumediene, responsable de l’EMG-Ouest, dont elle dépend, accuse publiquement le « conseil des capitaines » de « haute trahison » en leur attribuant la responsabilité de l’assassinat du chef de la wilaya, le commandant Djoghlali. Aucun dirigeant de la wilaya 6 n’est alors pressenti pour siéger au nouveau CNRA qui est alors désigné. Cette situation durera jusqu’au CNRA d’août 1961, où l’évolution des négociations de paix et l’importance du volet pétrolier obligent le FLN à réadmettre la wilaya 6 en son sein. Toutefois, aucune décision n’est prise par le GPRA au sujet des membres de son conseil. Il faut attendre la réunion du CNRA de mai-juin 1962 pour que les représentants de la wilaya 6 soient officiellement réintégrés.
L’indépendance approchant, le salut de la wilaya 6 passait obligatoirement par un ralliement au segment le plus fort au sein du FLN. Ne jouissant pas de la confiance du colonel Boumediene et son contentieux avec les responsables de l’Algérois n’étant pas encore apuré, Chaâbani se rapproche de Ben Bella et de Khider, tous trois partageants la représentation d’une Algérie fondamentalement arabo-islamique.
Conclusion
La crise du FLN de l’été 1962 a été une occasion providentielle pour les wilayas. Elle leur a permis de sortir de la marginalisation politique dans laquelle elles avaient été confinées depuis avril 1958. Leur implication dans les événements de cette période a été très importante. Leur engagement fut protéiforme, évoluant en fonction des retournements politiques, des ingérences directes et indirectes de l’extérieur, et de l’évolution radicale de l’ALN des maquis. Les wilayas passent ainsi en 1962 d’un état d’acteurs passifs à celui d’arbitres actifs. Leur rôle dans l’affirmation d’un groupe au détriment d’un autre est déterminant. Stationnées à l’intérieur du pays, leurs troupes bénéficient, de fait, d’avantages stratégiques, ce qui leur a ouvert de larges marges de manœuvre.
Porteuses d’une forte légitimité depuis le 1er novembre 1954, légitimité qu’elles tirent de leur combat dans les maquis, à l’intérieur du pays, les wilayas en sont dépossédées en 1962. Après l’indépendance, ce sont des chefs historiques libérés le 18 mars, soutenus par des segments importants de l’ALN (l’armée des frontières, en particulier) qui prennent le contrôle du pouvoir politique et militaire. On assiste alors à une nouvelle consécration de la primauté du politique sur le militaire avec le BP, et à un degré moindre, au primat de la force institutionnalisée et organisée que représentent l’EMG et l’ANP.
Dépassées par l’afflux massif des combattants du 19 mars (et des mois suivants), les wilayas se retrouvent dans des configurations complexes : elles sacrifient leur légitimité sur l’autel des calculs opportunistes, des stratégies locales et régionales, et des négociations individuelles. Les dizaines de milliers de « marsiens » réussissent finalement, par le jeu du nombre, à prendre un ascendant sur l’ALN des maquis.
L’histoire des wilayas en 1962 c’est également celle de l’échec récurrent de la constitution d’un commandement unifié. Des tentatives ont pourtant été menées : en décembre 1958, avec la rencontre entre les colonels Amirouche, Si M’hamed, Si l’Haoues, et du commandant Si Lakhdar ; à Zemmora le 25 juin 1962 ; et à Chlef (Orléansville), les 17 et 18 août 1962.
Les wilayas à l’indépendance, c’est aussi l’expression de pratiques ne relevant pas des impératifs militaires. L’intrusion de leurs hommes dans l’espace public influera sur la société et déterminera des rapports au sein de la population dont les conséquences ne seront pas toujours positives, comme le souligne, avec pertinence, l’historien Mohammed Harbi :
Les folles journées de liesse qui commencent avec la proclamation de l’indépendance et le retour du GPRA à Alger, (…), apparaissent comme un intermède dans la tragédie. Durant tout l’été, la résistance intérieure se substitue partout où elle le peut, à l’Exécutif provisoire. Marquée par une forte identité paysanne, dépolitisée, elle ne connaît que le langage de la force. En un temps record, le pays se couvre de cliques armées grossies d’éléments recrutés à la hâte, « les marsiens », ralliées à l’ALN après le cessez-le-feu du 19 mars. Chacune d’elles limite les frontières de son territoire, réquisitionne les véhicules, procède à des arrestations et à des liquidations et vit sur le dos de l’habitant. Le désir de revanche sociale n’est pas étranger à ces manifestations, celui de s’enrichir et de s’approprier par les moyens les plus divers l’héritage européen. Toute référence au droit se voit opposer les souffrances endurées. La police se garde d’intervenir. Quand elle le fait, ses agents sont humiliés publiquement, traités de collaborateurs, etc. On ne peut parler de bavures. C’est l’ébauche d’un système dans lequel la revanche sociale sert d’aiguillon et de masque à la formation d’une nouvelle classe sociale[47].
Bibliographie
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Articles et autres contributions
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Mohand-Amer, A. (2014), « Les crises du FLN 1954-1954 », in Actes du colloque organisé le 5 avril 2013 par le FORSEM de Lyon, L’Algérie d’aujourd’hui entre poids du passé et exigences de l’avenir, Paris, Bouchène, p. 89-97.
Revues
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Périodiques
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Al-Tahrir, 28 juillet 1962, cité par télégramme à l’arrivée du 31 juillet 1962, Fonds Jean-Marcel Jeanneney, n° 38.
Paris Match, 4 août 1962, p. 55.
Jeune Afrique, 24-30 septembre 1962, p. 8.
Dépêches de presse
AFP, 28 et 30 juillet 1962.
Entretiens
Lakhdar Bouregaâ (commandant) : membre du CNRA et conseil de la wilaya 4 (Alger, le 14 juin 2004)
Youcef Benkherrouf (commandant) : membre du CNRA et du conseil de la wilaya 4 (Blida, le 7 juin 2004)
Youcef Khatib (colonel) : membre du CNRA et commandant de la wilaya 4 (Alger, le 2 juin 2004)
Notes
[1] Harbi, M. (1980), Le FLN, mirage et réalité. Des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Paris, éd. Jeune Afrique, p. 355-376 ; Meynier, G. (2002), Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, p. 635-676 ; Ben Khedda, B. (1997), L’Algérie à l’indépendance : la crise 1962, Alger, éd. Dahlab ; Haroun, A. (2000), L’Été de la discorde. Algérie 1962, Alger, éd. Casbah ; Mohand-Amer, A. (2012), « Les déchirements du Front de libération nationale à l'été 1962 », in Bouchène, A., Peyroulou, J.-P., Siari-Tengour, O., Thénault, S. (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, 1830-1962, Alger/Paris, Barzakh/la Découverte, p. 558-564.
[2] Mohand-Amer, A. (2014), « Les crises du FLN, 1954-1954 », in Actes du colloque organisé le 5 avril 2013 par le FORSEM de Lyon, L’Algérie d’aujourd’hui entre poids du passé et exigences de l’avenir, Paris, éd. Bouchène, p. 89-97.
[3] Le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés publiques) a été créé à l’occasion des élections à l’Assemblée nationale du 10 novembre 1946. C’est le paravent légal du PPA (Parti du peuple algérien) officiellement dissous le 26 septembre 1939, deux ans après sa fondation le 11 mars 1937, et successeur de l’ENA (Étoile nord-africaine) fondée en 1926.
[4] Carlier, O. (2012), « Ahmed Ben Bella : de la lutte nationale à la course au pouvoir (1952-1962) », in Jeune Afrique, http://www.jeuneafrique.com/176536/politique/ahmed-ben-bella-de-la-lutte-nationale-la-course-au-pouvoir-1952-1962/.
[5] Dobry, M. (1986), Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des Science Po, p. 227-237.
[6] La terminologie Sahara est utilisée ici dans une acception extensive. La délimitation géographique de la zone 6 puis la wilaya 6 n’englobe pas l’ensemble des territoires sahariens. Les frontières de cette vaste région ont souvent changé au cours de la Guerre de libération nationale.
[7] Harbi, M. (1980), Le FLN, mirage et réalité…, op.cit., p. 355-376.
[8] A ce sujet, Madaci, M.-L. (2001), Les Tamiseurs de sable. Aurès-Nememcha 1954-1959, Alger, ANEP.
[9] A ce sujet, rapport du commandant Amirouche cité dans Mellah, A. (2004), Mahaţţât hâssima fî thawrat awwal noufambar 1954, Aïn M’lila, Dâr El-Houda, p. 147-156.
[10] Dib (al), M.-F. (1985), Abdel Nasser et la révolution algérienne, Paris, l’Harmattan, p. 290-291.
[11] Harbi, M. (1997), « Le Complot Lamouri », in Charles-Robert Ageron (dir.), La Guerre d’Algérie et les Algérien 1954-1962, Actes de la table ronde, Paris, 26 et 27 mars 1996, IHTP (Institut d’histoire du temps présent), Paris, Armand Colin, p. 151-179.
[12] Zbiri, T. (2008), Moudhakkirât âkhir qâdat al-Awrâs al-târîkhiyyîn, 1929-1962, Alger, ANEP.
[13] Ben Bella, Boudiaf, Khider, Aït Ahmed, et Bitat.
[14] Le même BP soumis au CNRA de Tripoli en juin 1962.
[15] Aït Ahmed a fermement refusé de siéger au BP.
[16] Mellah, A. (2004), Le Mouvement du 14 décembre 1967 des officiers de l’A.N.P., Ain M’lila, Dâr al-Houda.
[17] Procès-verbal de la réunion du conseil de la Wilaya 3 du 1er août 1961, SHD, 1 H 1643 Bis/1.
[18] Directive du colonel Mohand Oulhadj à ses cadres, 8 février 1962, SHD, 1H 1643 Bis/1.
[19] SHD, 1H1788/2.
[20] Ibidem.
[21] Le 30 juin 1960, à l’indépendance du Congo-Belge, de graves troubles ont éclaté dans le pays, provoquant l’intervention des casques bleus de l’ONU. Dans le contexte de la crise du FLN de l’été 1962, la congolisation était synonyme du risque réel que le pays bascule dans la guerre civile.
[22] Paris Match, 4 août 1962, p. 55.
[23] Merle, R. (1965), Ahmed Ben Bella, Paris, Gallimard, p. 142-143.
[24] Al-Tahrir, 28 juillet 1962, cité par télégramme à l’arrivée du 31 juillet 1962, JMJ 38.
[25] La Dépêche d’Algérie, 28 juillet 1962, p. 8.
[26] AFP, 28 juillet 1962.
[27] AFP, 30 juillet 1962.
[28] Connue également sous l’appellation « affaire de l’Elysée » ou « opération Tilsitt ». Le 10 juin 1960, l’Etat-Major de la wilaya 4 est reçu à l’Elysée par le général de Gaulle. La rencontre de L’Elysée s’inscrit dans un contexte particulier. Elle résulte de la conjonction d’un ensemble de facteurs dont : l’effet de la stratégie gaulliste de « Paix des braves », la portée du discours du 16 septembre 1959 de de Gaulle relatif à l’autodétermination sur l’ALN, la pression du Plan Challe sur les wilayas, la consolidation des barrages aux frontières (lignes Morice et Challe), l’offre de cessez-le-feu locaux…
[29] Il est accusé d’avoir été « retourné » par les Français ». Cf. Entretiens avec le colonel Youcef Khatib, op.cit., le commandant Youcef Benkherrouf Youcef (Blida, le 7 juin 2004), et le commandant Lakhdar Bouregaâ (Alger, le 14 juin 2004).
[30] Pour représenter la wilaya 4 à la Conférence des colonels de 1959, le colonel Bouguerra avait désigné Omar Oussedik avant de se rétracter. Finalement, c’est son prédécesseur, le colonel Sadek, qui représenta l’Algérois.
[31] Au moment des grandes purges survenues dans la wilaya 4 (bleuite).
[32] Fonds GPRA/CNRA, CO 19.
[33] Entretien avec le colonel Hassan Khatib, op.cit.
[34] Teguia, M. (2002), L’Armée de libération nationale en Wilaya IV, Alger, éd. Casbah, p. 187.
[35] Directive du colonel Sadek, chef de la wilaya 4, du 18 mars 1962 ; directive générale de la Wilaya 4 du 19 mars 1962 signée par le colonel Sadek, SHD, 1H 1787/1.
[36] Procès-verbal du 3 avril 1962 de la réunion du colonel Sadek avec les chefs de zones de la wilaya 4 et directive de la Wilaya 4 du 5 avril 1962, SHD, 1H 1788/2.
[37] APS, 2 et 3 janvier 1963.
[38] El Rassed, décembre 2001, p. 28 et 29.
[39] Benaboura, M. (2005), O.A.S. Oran dans la tourmente 1961/1962, Oran, Dâr El-Gharb, p. 40.
[40] Bulletin de renseignement du 2e Bureau, 29 mai 1962, SHD, 1H 1787/1.
[41] SHD, 1H 4021/1.
[42] C’est le Congrès de la Soummam qui va consacrer officiellement cette zone et la transformer en wilaya.
[43] Stora, B. (1991/1985), Messali Hadj (1898-1974). Pionnier du nationalisme algérien, Alger, Rahma, p. 267 et Dictionnaire biographique des militants nationalistes algériens : ENA, PPA, MTLD, 1926-1954, Paris, L’Harmattan,, p. 169-170, 255 et 262 ; Cheurfi, A. (2001), La Classe politique algérienne de 1900 à nos jours. Dictionnaire biographique, Alger, éd. Casbah, p. 322.
[44] Rapport spécial du Ministère des Liaisons Générales et de Communications (MLCG) du 24 octobre 1958 sur la situation extraordinaire en wilaya 6 adressé au Président du Conseil, vice-président et ministres, fonds GPRA/CNRA, carton n° 16.
[45] Vallette, J. (2001), La Guerre d’Algérie des Messalistes 1954-1962, Paris, l’Harmattan, p. 276-290.
[46] Hadi (al), A.-D. (2003), al-‘Aqîd Mohammad Cha‘bânî. al-Amal...wa-l-alam...! Alger, Dâr Houma, p. 50-56.
[47] Harbi, M. (1992), L’Algérie et son destin. Croyants ou Citoyens, Paris, Arcantère, p. 165.