Douze leçons, certaines classiques mais non moins novatrices et incontournables sur la profession, les faits, la critique, les questions et les concepts, d'autres qui renouvellent la pratique historienne et imposent de nouvelles exigences dans le traitement même de ces questions en introduisant des réflexions sur le temps, la compréhension, l'imagination, les rapports avec la sociologie, le statut de l'histoire sociale. Mais l'histoire c'est également une mise en intrigue, un récit. L'histoire s'écrit.
Chacune de ces douze leçons est illustrée de textes d'historiens, de sociologues, d'anthropologues d'hier et d'aujourd'hui, Allemands, Américains, Anglais et bien sûr Français.
La réflexion, en France, sur l'histoire a ceci de particulier que régulièrement un ouvrage, et un bon, est publié par un historien, qui fait le point à la fois sur sa propre pratique de l'histoire et sur le mouvement d'ensemble qui agite la communauté historienne en France. Elle a ceci d'important que chaque essai fait tout à la fois le bilan critique des expériences précédentes et propose de nouvelles voies de recherches et de nouvelles méthodes d'approche.
C'est dire la richesse de ces "douze leçons sur L'histoire" à la lecture desquelles nous invite Antoine PROST. L'auteur est connu pour sa monumentale thèse sur "les Anciens Combattants français" (1977) mais aussi et entre autres sur l'histoire de l'éducation et de l'enseignement (1982 et 1992).
A. P. montre la position privilégiée de l'histoire en France comme l'illustre le succès des revues spécialisées (600 000) exemplaires contre (30 000) au Royaume Uni. «Et quand le président MITTERRAND déclare qu'un peuple qui n'enseigne pas son histoire est un peuple qui perd son identité", A. P. explique que l'important n'est pas que cette affirmation est fausse, mais que c'est un point de vue couramment admis. Il est un consensus autour de la fonction identitaire de l'histoire. Or, nous dit A. P. " Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, affirment un très vigoureux sentiment d'identité nationale alors que l'enseignement de l'histoire y tient une place marginale, voire inexistante ". L'enseignement de l'histoire est "un enjeu politique majeur" et le rapprochement avec notre situation est inévitable.
L'histoire et son enseignement ainsi positionnés, A. P. nous présente les historiens et les pôles de production des travaux historiques en France, les frontières entre ces trois institutions (Université, E.H.E.S.S. et Fondation nationale de Sciences Politiques) si elles sont bien réelles, elles ne sont pas hermétiques. Pour notre auteur, « l'histoire est une pratique sociale tout autant que scientifique et que l'histoire que font les historiens, comme leur théorie de l'histoire, dépendent de la place qu'ils occupent dans ce double ensemble, social et professionnel .»
Face à l'enracinement personnel, face aux poids des engagements et de la personnalité de l'historien, A. P. estime que " plutôt que d'objectivité, mieux vaudrait parler d'impartialité et de vérité. Or elles ne peuvent qu'être laborieusement conquises par la démarche de l'historien. Elles sont au terme de son travail, pas à son commencement. Ce qui renforce l'importance des règles de la méthode ".
Si les règles de la méthode renvoient aux historiens positivistes l'esprit critique des sources, le rapport particulier au document, s'imposent à tous et tout est dans le questionnement.
L'esprit critique d'un historien, ses fondements et ses limites, s'exercent pour A. P. par et dans les questions : pas de faits sans questions et apparaissent alors les limites de l'histoire méthodique (appelée aussi positiviste).
Mais alors qu'est-ce qu'une question historique ? Une question historique doit être pertinente et légitime et s'il ne peut y avoir de question sans document, il n'y a pas davantage de documents sans question. De plus, toute question est posée de quelque part et chaque époque a ainsi imposé ses points de vue à l'écriture de l'histoire.
Le temps de l'histoire nous interpelle un peu plus. Il est nous dit A. P. «la substance même de l'histoire» et le premier travail de l'historien est la chronologie quand le second est la périodisation. Cette leçon mériterait un traitement particulier par les questions essentielles qu'elle soulève en liaison avec notre propre histoire. Notre société fonctionne sur la base de deux calendriers, le calendrier hégirien pour les affaires religieuses et institutionnelles (la date officielle des lois est celle du calendrier hégirien), et le calendrier grégorien pour la vie quotidienne. La question se pose de savoir quand le calendrier grégorien a commencé à gérer notre temps.
La question de la périodisation n'est pas encore tranchée. Depuis toujours les historiens, chez nous, se sont insurgés contre cette coupure ternaire du temps historique (Antiquité, Moyen-Age et temps modernes) : le Moyen-âge étant considéré comme un âge d'or et non de ténèbres.
A. P. va plus loin. Ce qui l'intéresse, c'est de montrer la pluralité des temps. Le travail sur le temps « n'est pas seulement une mise en ordre, ni une structuration en périodes. C'est aussi une hiérarchisation des phénomènes en fonction du rythme auquel ils changent .»
Si le temps est le principal acteur de l'histoire, les concepts, par leur polysémie et leur plasticité, peuvent conduire à l'anachronisme, hantise et risque majeur pour l'historien. Or la question de l'utilisation de concepts empruntés aux sciences sociales pose au moins celle du rapport que l'histoire entretient avec celles-ci. Ce débat, quand il existe chez nous, est et reste très marginal par rapports aux grandes questions qui agitent le monde des historiens ; ce qui rend la lecture de ces « douze leçons » encore plus nécessaire. L'absence d'un véritable débat sur les concepts que l'histoire emprunte aux autres sciences sociales, explique et renforce le splendide isolement académique des travaux de nos historiens. Ces travaux sont perçus comme une pratique empirique où le «raisonnement naturel» domine. Pourtant, on peut constater que de plus en plus nos historiens s'appuient sur la typologie et la quantification avec plus ou moins de conviction et de bonheur (N. Saîdouni, M. Kaddache, H. Remaoun, M. Ghalem, O. Tengour, A Hellal, M. El Korso, pour ne citer que les plus connus).
Mais dans ses rapports avec les autres sciences sociales, «l'histoire importe mais n'exporte pas», « l'échange de concept est à sens unique, elle «reprend à son compte toutes les questions des autres disciplines» et finit parfois par jouer, en France en particulier, «le rôle de carrefour des sciences sociales». Alors, historiciser les concepts, c'est montrer l'écart entre la réalité et la chose dite, le concept n'en étant que la représentation ; c'est également montrer leur épaisseur sociale et les changements qu'ils subissent à travers le temps, «l'historisation des concepts permet enfin à l'historien de saisir la valeur polémique de certains d'entre eux ». A. P. donne l'exemple du terme «cadre», on pourrait donner celui de «travailleur» longtemps usité chez nous.
L'histoire est un métier qui peut être pratiqué comme une aventure personnelle « tous les efforts de l'historien pour se mettre par la pensée à la place d'autres n'empêchent pas, en effet, qu'il reste lui-même... il repense, il reconstitue dans son esprit l'expérience humaine collective dont il fait l'histoire... Quoi qu'il fasse, l'historien ne sort pas de lui-même»
L'histoire c'est aussi une mise en intrigue et une narration, un récit et un discours. L'histoire s'écrit. L'auteur en démonte les mécanismes en nous mettant en garde : «l'histoire ne cesse de jouer sur la continuité des sens des mots.» On peut dire juste avec des mots faux : en utilisant des mots d'aujourd'hui l'historien certes se fait comprendre mais le danger de l'anachronisme le guette d'où le nécessaire commentaire. Le pire exemple chez nous, est le pseudo-débat qui secoue de temps à autres nos historiens sur la présence ottomane : colonisation ou pas.
La fonction sociale de l'histoire reste ambiguë, ses rapports à l'identité et à la mémoire se posent mutadis mutandis de la même manière dans beaucoup de pays de civilisation et de culture différente. La question de l'extériorité de l'historien reste entière et A. P. est convaincu que « toutes les méthodes ne se valent pas... Sinon l'historien est condamné à produire un texte littéraire. » L'essentiel est dans la méthode d'administration de la preuve, l'histoire exige des raisons et des preuves. C'est aussi ce qui fait que l'histoire n'est pas et ne peut être réduite, ni se mettre au service de la mémoire. Et c'est bien la douzième leçon : « elle doit
certes accepter la demande de mémoire mais pour la transformer en histoire. Si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir nous avons d'abord un devoir d'histoire. »
Fouad Soufi