Insaniyat N°3 | 1997 | Mémoire et histoire | p. 117-140 | version PDF
Kamel FILALI : Historien-Enseignant - Université de Constantine, 25 000, Constantine, Algérie.
1. La genèse du Maraboutisme en tant que Phénomène maghrébin
Le maraboutisme qui devint la religiosité populaire maghrébine à partir du XIIIe siècle, est passé par plusieurs phases d'élaboration théoriques et spirituelles avant de prendre sa forme définitive.
Avec l'entrée en jeu de nouveaux facteurs historiques, le maraboutisme semblait quelque peu connaître certaines mutations. Il ne désignait plus nécessairement les gens du ribât placés jadis à la limite de dâr al hadd (terre de trêve) en vue de mener campagne contre l'infidèle, mais il revêtit un nouveau sens, dépouillé de sa valeur guerrière. Il n'était plus question de poursuivre la conversion qualifiée par le sunnisme de jihâd al açghar (minime), étant résolu, il sera remplacé par le jihâd al akbar basé sur la persuasion et le prosélytisme. De collectif, au cours du Xlle siècle, la mission maraboutique deviendra individuelle à partir du Xllle siècle. Le phénomène maraboutique tel qu'il se déployait au cours du XIVe, siècle n'était pas, contrairement à celui des murâbitûn (les Almoravides), un mouvement massif de conquête, mais un mouvement réduit aux écoles de formation de missionnaires chargés de diffuser pacifiquement leurs idées. Ce maraboutisme là fit souche avec les shurfa réfugiés dans le Sud marocain, gens de noblesse religieuse (charifisme)
Ce qui importe de souligner, c'est surtout le lien intime qu'il y a entre soufisme et maraboutisme, qui sont l'envers et l'endroit de la médaille, puisque à l'origine nous avons affaire à un seul et même mouvement le mouvement mystique (1130-1267).
De plus, on n'a plus le droit de devenir saint par abstention des jouissances mondaines ou par le jihâd monacal, dorénavant, on n'est marabout que par naissance. La chaîne initiatique devint héréditaire. C'est dire que pour être marabout, il faut d'abord être un chérifien descendant de la lignée du Prophète. Ainsi par enchaînement chronologique, un des points majeurs de cette trajectoire de l'histoire mystique de l'Algérie, nous semble que le charifisme fut d'un apport essentiel dans l'émergence et la popularisation du maraboutisme.
Dès lors, son influence connut de nouveaux succès et finit par s'annexer le modèle du nomadisme hilalien, avant de s'implanter à la lisière des centres urbains. Une pareille mutation constitue, par conséquent, une véritable révolution tant spirituelle que politique et sociale, voire économique dans les étapes historiques traversées.
Les missionnaires pionniers semblaient s'être cantonnés entre l'Oranais et la petite Kabylie, plus exactement, entre l'Ouarsanis à l'Ouest et l'Oued al Kebir à l'Est. D'après al Nâçirî, le premier groupe quitta « l'institut » de la Sakiat al Hamra au début du Xlllè siècle. Il fut composé de trois maîtres disciples : S. Abû cAbdallah, envoyé dans la vallée du Chélif ; S. Muhammad al chérif se dirigea vers la Haute Kabylie ; S. Muhammad al Ghubînî campa à Cherchell. D'autres sources signalent en même temps un autre groupe, plus précisément, en 754 h / 1353+; formé de plusieurs prosélytes : S. Naïl et S. Aïssa se fixèrent au Sud de l'Atlas oriental ; tandis que S. Ahmad Tamimûnt parti à Aïn Sagrûn au Sud de Constantine. Les premiers personnages étaient considérés comme les porte-flambeaux éclairant les populations rurales dans leur marche « titubante ».
La sacralisation de l'espace par les marabouts ne tardait pas à avoir des conséquences tant sur l'histoire que sur les mentalités collectives locales. A partir du XVè siècle, le mouvement mystique dans sa force de tribalisation commençait à disputer le pouvoir tantôt aux dignitaires bérbéro-arabes, héritiers de la noblesse depuis la conquête arabe (VIIIe siècle), tantôt aux seigneuries bédouines. Les marabouts faisaient valoir leur propre noblesse pour déprécier celle des maîtres des lieux. Avec le XVe siècle, et avant même que les puissances ibériques n'interviennent au Maghreb central, le pouvoir politique était déjà en passe d'être totalement exercé par les marabouts dont l'influence ne cessait de monter en flèche. Léon l'Africain témoigne que neuf sur douze des principaux awtân (cantons) du pays, relevaient du pouvoir maraboutique à la veille de l'attaque espagnole sur Oran en 1504. Le nombre des grands chefs marabouts dépositaires de la tradition divine, s'était multiplié durant l'intervalle considéré d'après nos sources. C'est dire que la tribu maraboutique, avec ses prétentions nobles et grâce à son encadrement spirituel de la société, avait réussi presque à effacer la noblesse d'origine arabe et berbère en l'occurrence dans l'Atlas et une partie de l'Est algérien.
La conquête progressive des terroirs par les marabouts, et la division de ceux-ci en lignées nobles qui prétendaient à la direction des esprits des populations locales, allaient favoriser l'émergence de confédérations autonomes. Les confédérations tribales, s'efforçaient chacune de son côté de contrôler les populations locales encore dépendantes des chefs arabes traditionnels. C'est dans ce contexte, marqué de rivalités politiques et de luttes de terroir, que le mouvement maraboutique prit son essor avant de dominer toutes les formes sociales et politiques du Maghreb historique.
2- Aux origines Mystiques de l'établissement turc en Algérie
Les nouveaux engagements mystiques de l'époque allant du XVé au XVIIIè siècle, riches en événements et en circonstances historiques, s'approprièrent la sphère dans laquelle évoluait le Maghrib al awsat (Algérie actuelle). La construction de l'ère politique pré-moderne était paradoxalement prise en charge par le développement de la ferveur mystique qui s'érigeait sous l'égide spiritualiste hermétique. Le flux turc investi dans la mystique locale «savante» et maraboutique, ne rompait nullement la continuité sacrale mais essayait de l'encadrer et de l'utiliser pour faire sa fortune politique. Le grand empire héritier de la khilâfa n'avait-il lui même pas des allures voire assise mystique ? C'est ainsi que nous pouvons préalablement présumer que l'ardeur ascétique des marabouts comme l'impitoyable rigueur des nouveaux prétendus défenseurs de l'Islam, relevaient toujours de la même préoccupation : la suprématie.
En effet, le cercle dans lequel évoluait l'Algérie au XVIé siècle, est mêlé à beaucoup de particularisme dominé par la religiosité et interféré par l'antagonisme et les luttes pour le pouvoir. Enfin, une conjoncture propice en faits était nettement prévisible : la montée des guerres de religions engendrant une montée mystique en Orient (al mashraq), trouva son écho mutatis mutandis en Occident (al maghrab). Rien n'était accidentel ni contradictoire par rapport aux données dialectiques historiques et aux mutations que traversait la Méditerranée. Une seule chose prédominait l'époque : c'était « la mystique des invasions », selon la propre sémiologie Braudelienne. Ceci dit, la mobilisation de l'action historique était principalement prise en charge par la mouvance mystique.
Sur la grande échelle de la Méditerranée historique, l'Ottoman et l'Habsbourg étaient représentatifs des grandes rivalités religieuses qui opposaient les chrétiens et les musulmans sous le générique de la guerre du croissant et de la croix. Un état qui poussa les peuples des deux bords à la confrontation et au recroquevillement ce qui d'ailleurs favorisa la mystification de l'Histoire méditerranéenne d'une manière globale.
Une logique des choses mise à l'évidence par la nouvelle conjoncture basée sur des similitudes historiques rencontrées dans le symbolisme religieux et travaillées par l'élan de crise ressenti aussi bien en Orient qu'en Occident musulman, fit que l'Algérie fut entraîné dans l'orbite de l'ottoman fort de trois siècles de combats nourrit d'enthousiasme mystique, champion de l'Islam et héritier de la khilâfa. Un Empire qui s'affirmait pour beaucoup d'Etats musulmans comme guide sacerdotal, devint ainsi le pivot sur lequel reposait l'histoire moderne de nombreuses provinces arabes.
Les Barberousse, véritables mystiques forgés dans les combats de la foi, « taillés par l'Histoire à l'usage des auteurs de vie romancée », comprirent rapidement la nouvelle conjoncture favorable à la ferveur religieuse et la disponibilité du pays à l'exaltation voire à un mythe fondateur : Kheiredine lui-même, évoquait ses visites aux saints et ses pieuses retraites dans les zawias maghrébines. Ainsi, il note qu'il passait les saisons d'hiver dans les villes côtières notamment à Djerba où « il s'occupait de cultiver les saints esprits et se ressourçait dans les conversations pieuses... Il ne renonça à sa retraite et au repos qu'au commencement du printemps, pour aller combattre l'infidèle, et rechercher la gloire de l'autre jihâd en Méditerranéen ». Ses visites étaient également fréquentes aux zawias maritimes de la petite Kabylie : Bîrî Raïs note que la zawia de S. Muhammad al Tuwâtî - mort à Béjaïa en 1505, âgé de 120 ans, quelques mois avant la chute de sa ville entre les mains des Espagnols - était un refuge de mujâhidîne et de ghuzât al bahr (les conquérants de la mer, insinuation aux Barberousse stationnés à ce moment là à Djerba). Les relations de Bâbâ cArrûj avec le saint « pôle connaisseur » de Miliana, S. Ahmad B. Youssef semblent très anciennes ; Muhammad al Sabbâgh note que celui-ci offrit sa sainte protection à Bâbâ ‘Arrûj et le délivra des mains des « impies » lorsqu'il fut fait prisonnier au début de sa carrière par les chevaliers. Et c'est à Kristel (bourgade oranaise), avant sa prise par les Espagnols en 1504, que Bâbâ ‘Arruj lui rendit visite. S. Ahmed B. Youssef guetté par les Ziyanides, lassé de ses vains efforts de rassemblement pour le jihâd, donna alors une sorte d'investiture à son visiteur. c Arrûj, apparemment très touché par le geste du cheikh, lui offrit une forte récompense que Kheireddine emporta personnellement à la zawia de Miliana.
Les démarches des fameux « Barberousse » et leurs intentions envers la mystique algérienne, seraient-elles de bonne foi, sans arrière-pensées politiques, ou nourries de subtiles ambitions pour le pouvoir ?
En s'associant à la mystique maraboutique frondeuse, les « Barberousse » se portèrent volontairement porte-drapeaux sauveurs des Andalous des supplices de l'inquisition. D'ailleurs, bon nombre de ces derniers ne connurent salut et paix, que grâce à ces opérations menées communément par les héros du jihâd méditerranéen et les saints locaux. Bâbâ cArrûj qui était bien introduit en Méditerranée parmi les sociétés secrètes, entretenait de solides rapports avec les groupes marabouts-soufis ; certains lui servaient même d'agents de renseignements et d'éclaireurs d'accostage clandestin lors de ses opérations sur la côte ibérique. S. Ahmad al Kebir (mort en 1540), entre autres célèbres santons, veilla jalousement à ce que la dignité et la foi des Andalous chassés par les premiers décrets de la reconquista, soient préservées, il s'associa à cArrûj pour le transport de ces derniers après lui avoir servi d'agent en Andalousie. Il fonda Blida vers 1510 et devint le protecteur symbolique des andalous qui étaient parfois en butte aux vexations des tribus arabes de la Mitidja, notamment les Thacâliba. S. Ahmad s'investit totalement dans sa tâche de sauveur des andalous, et arriva à créer entre 1502 et 1523 de nombreuses petites « colonies » de réfugiés entre Alger et Blida. A l'aide des Barberousse, il débarque d'un seul coup plusieurs centaines d'Andalous pour les loger sur la rive droite de l'Oued al Kebir (ex O. Rumman) à proximité des tribus des Chnâwa. Cet allié des Barberousse qui joua un rôle éminent dans leur établissement en Algérie, fut gratifié par Kheireddine lorsque celui-ci fut reconnu par Constantinople beylerbey en 1518. Il lui offrit une mosquée « cathédrale », un four et un hammâm qui ont beaucoup servi au développement de la future cité et dont S. Ahmad lui-même devint saint protecteur.
Ainsi, les rapports avec la mystique algérienne, bénéfiques à plus d'un titre, renforçaient la légitimation de l'intervention les « Turcs de Mala (bourgade située dans l'île grecque de méthylène) » en Algérie. D'abord, les « hommes pieux » qui occupaient de façon quasi- monopolistique « la fonction tribunicienne (al khatâba) » de porte-voix des mécontents et de fervents pour le jihad, ne trouvaient meilleur méthode pour extirper les émirs ziyanides établis sur le trône depuis plus de deux siècles et faire face au joug espagnol, que de faire cause commune avec ces héros mythifiés qui avaient acquis la considération symbolique et la reconnaissance des musulmans grâce à leur aide aux Andalous victimes des abus et de répression de la chrétienté.
Quelle était donc la réaction des mystiques à la prise du pouvoir par les Barberousse et à la fondation de l'Algérie ottomane ? Les attitudes étaient-elles homogènes ? Quelles étaient leurs natures ?
Au moment même où Kheireddine fondait le premier pachalik en Afrique du Nord, les premiers remous anti-turcs se déclenchèrent. C'est surtout lorsque les intentions et les visées turques devenaient claires, que les commentaires et les fatâwÎ officielles commençaient à offrir une atmosphère de fronde. Partagée en plusieurs attitudes, l'opinion mystique peut être principalement classée en trois positions : ceux qui doutaient de la foi des Barberousse, n'ayant pas contribué à leurs opérations de reconquêtes et craignant vraisemblablement des représailles ; ceux qui, par principe. récusaient le pouvoir turc et la khilâfa soutenant leur position par des fatâwi ; enfin, ceux qui étaient favorables à l'établissement ottoman et que nous allons traiter plus loin. Parmi ces nombreuses polémiques débattant sur la légitimité ou la non-légitimité turque, une fatwa proclamée dans le Sud par un marabout organisant une rebuffade, exhortant les « masses » à combattre les Turcs. Celui-ci prêchait parmi ses fidèles : « celui qui tuait un Turc, avait autant de mérite aux yeux de Dieu, que celui qui tuait un renégat ». Ibn al Maghûfal disait également que : les sultans turcs,al cajam, (étrangers)... en apparence pratiquaient le jihâd, mais en réalité ils ne faisaient que guetter Bilâd al islâm (faisant allusion à Alger). Bâbâ 'Arruj réagit vite à cette déclaration et prit en otage les deux fils du marabout en question lors de sa campagne sur Tlemcen.
3- Institutionnalisation et politisation du maraboutisme
Le mouvement mystique qui tirait ses aspirations de la mobilisation populaire, en dehors du cadre étatique, n'était pas uniquement un mouvement de lutte et de sédition. Dans sa propre logique interne de piété, d'exaltation ésotérique et de capacités supranaturelles, se cachait le vrai pouvoir de sa stratégie qui apparaît au carrefour du religieux et du profane.
En mal de base populaire notamment à l'intérieur du pays, le pouvoir beylical qui ne pouvait annexer le mouvement maraboutique ni le dominer ni encore se passer de son influence, essaya de lui faire subir quelques récupérations qui ne furent pas toujours vaines. Le rôle d'intermédiaire et d'intercesseur était la logique même de la prépondérance mystique qui s'imposa par la force des choses. Ni la société complètement imbibée de sacré, ni le pouvoir en perte de vitesse ne pouvaient ignorer la tutelle maraboutique, arrière-fond du vrai pouvoir. Les marabouts conscients de leur emprise, étaient jusque là au diapason des changements historiques et suivaient les développements avec leurs moyens de bord en adaptant leur politique aux circonstances de l'heure, sans toutefois se détourner de leurs motivations religieuses. Leur fond de toile spiritualiste les engageait évidemment à des rapports de compromis et parfois même à des concessions avec les différents agents socio-politiques. C'est par l'investissement de ces valeurs doctrinales, morales et symboliques, que la mystique assurait son rôle d'intermédiaire entre le pouvoir officiel et la société.
Dans les affaires diplomatiques, comme dans les moments de crise qui surgissaient de temps à autres entre tribus et pouvoir officiel, c'était toujours au prestige du shaykh marabout ou du maître mystique qu'on faisait appel. Nous allons essayer, avec plus ou moins de détails, d'évoquer quelques rôles d'intermédiaires joués généralement avec beaucoup de succès. Commençons d'abord par cette célèbre affaire du naufrage de mademoiselle de Bourg qui passionna beaucoup de voyageurs français de l'époque : c'était sur la côte Kabyle entre Béjaïa et Jijel (Gigery dans les relations de voyage), que mademoiselle de Bourg fit naufrage. Embarquée le 23 Octobre 1720 [le 22 Octobre selon Ph. De la Motte] sur une tartane génoise de Sète, elle accompagnait sa mère qui voulait rejoindre son mari, ambassadeur extraordinaire auprès du roi d'Espagne à la cour de Suède. Mais la barque fut interceptée par des corsaires algériens, et madame de Bourg qui présenta son passeport et celui de sa famille, « reçut toutes les honnêtetés que sa condition demandait »; elle obtint même la permission de rester sur la barque avec ses domestiques. En cours de route, une tempête survenue, et la barque alla se briser sur la côte de «Barbarie», les Kabyles toujours attentifs pendant les tempêtes, voyant arriver la barque, accoururent pour assister les rescapés : mademoiselle de Bourg, âgée de 14 ans à l'époque, le maître d'hôtel et un abbé. « Les cabails (sic), note Philémon de la Motte, les avaient gardés jusqu'à ce que monsieur Dussault, consul de France à Alger (1719-1724) demanda avec insistance leur libération auprès du dey ». Le dey Muhammad B. Hassan (1718-1729) saisit le bey de Constantine qui réclama à son tour les prisonniers menaçant les Kabyles d'aller les chercher lui-même avec sa mahalla (corps expéditionnaire de janissaires), s'ils refusaient éventuellement de se plier à ses ordres et lui remettre les naufragés. « Les Maures répondirent qu'ils ne le craignaient ni lui ni son camp, quand il serait joint à celui d'Alger ». Ce n'était en fin de compte que par l'intervention du marabout de Oued zahhour sollicitée par les autorités consulaires et enfin par le dey, que la liberté de mademoiselle de Bourg et sa suite fut rendue.
PHILEMON qui vraisemblablement ignorait le grand mérite et l'influence de l'élément maraboutique, dénonçait les mesures prises par l'Ambassadeur de France qu'il jugea comme une propagande « grossière et propagatrice de préjugés dangereux ».
Le pacha, qui devait veiller sur la sécurité des biens et des personnes étrangères, notamment françaises, ne manquait pas de faire de son mieux pour éviter la prise des choses, même dans les régions les plus hostiles et les plus autonomes, où il assurait souvent son pouvoir par l'intermédiaire des marabouts. C'était toujours les Mokrani qui maintenaient les liens ente l'Etat et les tribus de la petite Kabylie, comme le note d'ailleurs une lettre envoyée par le consul Jean Antoine de Vallière (1763-1773) à un agent de la compagnie d'Afrique : « Lors des évènements fâcheux qui rendaient nécessaire l'évacuation du Comptoir de Colla et ayant à coeur que l'évacuation du comptoir commercial s'effectue sans aucun danger pour les Français qui y habitent. Je vous adresse ci-joint deux lettres du dey, une pour l'agha de la garnison et l'autre pour un marabout qui a, dit-on, tout ascendant sur les habitants de vos contrées... En vertu de cette lettre, ne doit être mis aucun obstacle au départ des Français de Collo, au contraire on doit le faire favoriser ».
Même les officiels français étaient donc au courant de l'emprise des marabouts sur les différentes « masses » et leur rôle d'intermédiaires dans les moments de crises, comme le montre bien cette lettre.
Les mystiques n'étaient pas uniquement des intermédiaires entre l'Etat et les tribus ; les plus connus et les plus puissants d'entre-eux jouissaient du prestige de la politique étrangère. Ils étaient souvent désignés comme émissaires politiques : lorsque la guerre se déclara entre les Turcs et les chérifs saâdiens, c'était al cheikh al Kharrûbî (mort en 1569), qui fut envoyé par Hassan Ibn Kheireddine pour mener les négociations et délimiter les frontières entre les deux royaumes. Toutefois, les marabouts étaient toujours des intercesseurs potentiels entre le royaume chérifien (Maroc) et la Régence : pour conclure la paix avec Alger, Moulay Smaïl envoya une délégation (en Septembre 1693) présidée par son fils Moulay cAbdalmalek, elle fut d'abord reçue par les marabouts d'Alger avant d'être dirigée au Diwan… et la paix fut conclue entre les deux pour bénéficier de leur protection et réussir dans leur vie politique et personnelle. Ils devenaient par conséquent, objet de dépendance des influences mystiques.
Néanmoins, il est nécessaire de noter que la minorité extrémiste et individualiste généralement hostile au pouvoir officiel, s'abstenait de tout rôle politique. Elle se tapissait dans les ermitages où elle s'adonnait à sa pratique ésotérique et organisait le jihâd dans les anciens ribats qui jalonnaient la rive sud de la Méditerranée. Renfermée dans ses pieuses retraites, préoccupée par « l'éternel danger chrétien », elle faisait donc preuve de réserve à l'égard du politique et manifestait occasionnellement son hostilité à la présence turque.
Dès le début du XVlè siècle, la mystique consciente de ses intérêts, ne cessait de conquérir les réseaux de la légitimité politique. Elle s'interposait au centre de toutes les relations et de tous les rapports socio-politique, et oeuvrait obstinément à monopoliser toute fonction médiatrice. Le poids de la crédibilité charismatique, perçue par la « foule » comme émanation divine, fut un atout capital d'intercession. Les marabouts assumèrent, d'une façon monopolistique ou presque pendant toute l'époque turque, les rôles de médiations, de liaisons et d'arbitrages.
Dans la Kabylie comme dans la région du nomadisme, les marabouts arbitraient les différents conflits et perpétuaient de ce fait la coalition des groupes marabouts qui empiétait sur les tribus berbères « laïques ». Encore dans l'Aurès, les marabouts s'occupaient d'étouffer les rivalités et facilitaient par leur rôle de médiateurs, l'insertion et l'union de beaucoup de tribus : en 1685, le Cheikh des B. AI Abbas, « par sa piété, ses bonnes oeuvres et son amour pour la paix », avait évité la guerre entre Mena et Nara ; mieux encore, il arriva à les unir. A ses conseils les tribus maraboutiques, tels les O. Abdî, les Moumen, les O. adça et O. Azzouz signèrent un pacte d'union et firent bloc face au tribus berbères des Shâwiya. Pendant toute l'époque turque, l'hégémonie maraboutique s'est faite en dépit des conflits internes. Les marabouts profitaient souvent des conflits inter-tribaux pour faire jouer leur prestige et légitimer leur interposition. Pour une question de rapport de force entre l'administration turque et la caste maraboutique, et étant un instrument juridique de taille, dans les centres urbains, le pouvoir monopolisait la justice criminelle tout en cédant la justice civile aborigène à un qâdî sunnite autochtone aux ordres du pouvoir.
L'hégémonie grandissante de certains saints marabouts et leurs expériences médiatiques, contribuèrent à la prise de conscience de l'importance politique de la Justice et la nécessité impérieuse de cet outil socio-politique à double tranchant, pour renforcer leur pouvoir. Néanmoins beaucoup de marabouts réclamaient cet avantage et le considéraient même comme un droit divin. Certains récusèrent ardemment le droit turc sur la justice criminelle gérée par le qâdî ou le hâkim et poussèrent parfois même leurs protestations jusqu'à affronter son autorité.
Il convient de noter que les revendications politiques et « l'instrumentalisation » de la religion par l'élite maraboutique allaient de pair avec grandeur et hégémonie. Bien qu'enclavée dans les zones intérieures, la puissance mystique prit un ascendant qui lui permit de disputer les affaires de justice et ce fut l'une des causes principales de son implication dans les rouages politiques.
Le pouvoir vicaire du saint était reconnu par tous et tirait sa légitimité des forces populaires imbues de supranaturel : ne pas reconnaître son arbitrage et ses jugements, serait dangereux et risqué pour les croyants, comme si c'était une opposition à la volonté divine.
La fonction médiatrice de la mystique avait rapidement évolué. Veillant noblement sur leur prestige, défenseurs sincères du faible et de l'opprimé, les marabouts amateurs de la justice devenaient des experts juridiques de grand talent. Des manuels et des codes juridiques, témoignant d'un niveau méthodologique de taille, furent établis à partir du XVlllè siècle, et dans lesquels la sharî'a était judicieusement respectée. Ils abordaient les multiples problèmes et conflits notamment la répartition des terres et des eaux, fond et forme de tous les conflits tribaux que les marabouts savaient maîtriser. Toutefois, chaque lignée maraboutique avait son propre code juridique et ses fatâwî (jugements) : Les O. Nâjî de la Khanga disposent de leur propre manuel juridique ; un manuscrit (datant vraisemblablement de la fin du XVlllé siècle) de 215 pages, in-huit, rédigé par Muhammed B. Tayeb B. Nâjî intitulé : masâ ' Itadmîn al çunnâ [le contenant des problèmes juridiques].
Enfin, la majorité des tribus maraboutiques en Kabylie avaient leur quânûn généralement rédigé par le Conseil Juridique de la tribu, souvent présidé par un Saint doyen.
Dans les trois beylikats, et les principales caïdates, le monopole de la justice officielle, échappait à la vraie mystique et devenait parfois objet de conflit saints-pouvoir comme nous l'avons souligné. AI wartilani, note que les postes de qâdî et de muftî, étaient détenus par des faux culamâ' corrompus et complices du pouvoir. Beaucoup de muftî, ne devaient leur charge de qâdî qu'à leur vénalité et à leurs intrigues avec le bey ou le pacha.
Dans les zones qui échappaient au pouvoir turc, un sens juridique assez développé sur leur terrain, cultiva les bons rapports entre les différents fiefs maraboutiques, et finit toujours par la naissance d'une confédération. En fait, le pouvoir juridique, ne faisait que fortifier et corroborer le pouvoir politique concrétisé par le regroupement des forces.
Nous avons vu dans la parenthèse politique que les éléments sacro-saints transcendants monopolisaient la fonction de médiateurs entre les multiples acteurs politiques. Dans sa sphère d'influence sociale également, en sa qualité de personnage vicaire entre le créé et le créateur (al khâliq wa al makhlûq), une autre légitimation relevant de l'aspect psychologique, assurait à la mystique un rôle de protecteur sécurisant. D'emblée, il convient de signaler que les prérogatives de psycho-mystique étaient plus exprimées à l'époque turque notamment au XVllè et au XVlllè siècles. La protection des saints marabouts et saints soufis était reconnue par tous, à la fois par le pacha et les gens du peuple (raçiya) et touchait tous les éléments sociaux, y compris les dimmî (juifs et chrétiens). Le culte du saint protecteur fait son comble. Personne ne pouvait être en sécurité ni satisfaire ses besoins matériaux sans l'invocation de la protection salvatrice du marabout, patron de la tribu, ou du saint wâli du quartier pour les centres urbains. La protection sacrée comme telle, était sollicitée dans toutes les actions et même les mouvements physiques les plus banals.
La superstition était dans l'esprit des populations autochtones comme dans l'esprit de certains janissaires. C'est ainsi, qu'à l'époque de Mourad pacha en 1621, une mahalla, ne pouvait partir en campagne, avant d'avoir sollicité la baraka du saint protecteur S. cAbdelrahmân. Les tayfa d'al riyâs (corporation des capitaines corsaires), notamment : la tayfa d'Alger, invoquaient principalement la protection de S. Brahim, qui contribua à l'installation des frères Barberousse, et de S. Fradj.
La mystification de l'espace et sa structuration intérieure, avaient permis le partage des puissances et des rôles de protecteurs ; chaque ville avait ses saints protecteurs qui veillaient sur sa sécurité et sur son bien être. Vivants ou morts, leur protection était toujours fiable. Dans les moments de crise ou de catastrophe, la mystique était toujours sensée protéger le pays du joug des infidèles. Nous avons vu que S. Betka et Wali Dada, causèrent le naufrage de la flotte de Charles Quint (1541) et massacrèrent les soldats espagnols en défendant la ville d'Alger par leurs moyens charismatiques à tel point de disputer les prestiges de la légitimité protectrice.
Le mouvement dans sa stratégie de médiation et de protection, dominait le cours des événements historiques depuis la plus futile affaire à la plus grande médiation politique et juridique. Des rôles qui, en réalité, ne faisaient que corroborer la puissance mystique et accroître les sphères de son autorité. En effet, les actions instinctives, inspirées par le comportement mystique qui guidait et interpellait les mécanismes de l'histoire, étaient en faveur d'épanouissement des marabouts qui s'érigeaient en chantres défenseurs des droits collectifs. Elle leur permit de construire le fondement d'un parallélisme politique qui fut renforcé par le cumul économique. Fondement qui suscita un sentiment d'émulation voire de surenchère aux dirigeants « turcs ».
Le processus du développement du maraboutisme finit par s'enraciner dans le réel et converti son idéal mystique en stratégie de direction des affaires politiques et économiques. Ainsi, en s'adaptant au développement des problèmes internes et externes et au changement historique, il arriva à assurer sa cohérence, son épanouissement ainsi que sa grandeur. Nous l'avons vu, par des moyens de connexion et de pouvoir qui le structuraient, il n'a cessé de faire ombrage au régime beylical dont les prétextes historiques et religieux de sa ténacité et de sa fiabilité, à savoir champion protecteur de l'Islam, étaient en défaillance. Propulsé par le sacré, nourri des tares du pouvoir officiel et des crises qui n'avaient cessé d'affaiblir la société, le mouvement maraboutique érigea un nouveau credo au devant de la scène historique qui favorisa son ancrage et sa consolidation. Les causes qui ont fait sa genèse, à savoir le charisme et le spiritualisme, étaient toujours présentes pour faire sa fortune. Le jihâd contre l'impie est fini, reste le jihâd contre le césarisme et l'injustice de l'inkishâriya (les Janissaires, sorte d'armée légionnaire) et des Culûj (renégats convertis à l'Islam). Les Turcs, confrères mystiques, fondateurs de la Régence d'hier, devinrent des concurrents indésirables.
4. Grandeur et féodalisation du mouvement
Au début du XVllle s, tout paraissait concorder avec un épanouissement et une éminente prépondérance du mouvement mystique. En effet, sous le pli d'ombre de l'obédience sacrée, les réseaux d'influence se tissaient et les liens entre saintes tribus de plus en plus se cimentaient. Des élans de promotions trop chargées par l'histoire, prirent de l'impact sur le territoire pour converger vers une féodalisation de l'élite maraboutique. Ondulant l'espace, cumulant les entités des tribus arabes et berbères, les élites maraboutiques polarisaient les territoires et élargissaient leur autorité locale. De 11 confédérations au début du XVllé siècle, nous nous retrouvons, à la fin de l'époque turque, selon le rapport du commandant Rinn, à 35 confédérations dont 7 véritables « principautés » maraboutiques.
Tribus sur tribu, les centres du pouvoir charismatique et les Zawias les mieux rayonnantes, ne se sont arrêtées d'annexer des terres et de s'emparer des tribus par les différentes modalités que nous avons passé en revue. De la Qalc a, à B. AI Massaoud, à Amadan, les Mokrani arrivèrent à ériger zawia après zawia et à s'approprier tribu après tribu. Leur suzeraineté s'imposait sur 35 tribus et 27 Zawias. Une immense principauté qui s'étendait entre les territoires de dâr al sultân à l'Ouest, de la imâra de Constantine à l'Est et le Hodna au Sud. Les Turcs ne se doutant pas de l'avenir ou n'ayant pas de projet pour l'avenir, intérêt personnel immédiat oblige, étaient contraints de ménager le grand prestige et de contribuer, d'une manière directe ou indirecte, à l'épanouissement de cette illustre famille.
L'étendue territoriale où s'exerçaient prestige religieux et puissance réelle, tenait à des variantes historiques généalogiques et guerrières. Ceci dit, le succès s'étendait toujours sur la vénération, l'ancestralité, la fortune et les mérites de la gloire. Le rayonnement géopolitique par l'élément « du sang » et de transfert de sainteté, notamment à partir du XVlllè s, n'était pas des moindres dans la consolidation de la puissance et la concentration du pouvoir. Par le concubinage ou par la polygamie, les marabouts arrivaient à investir leur postérité sur les territoires et créaient de nouveaux noyaux de pouvoir. Le trop plein maraboutique était souvent exporté vers des tribus en quête de baraka et d'anoblissement. A la différence de l'étendue territoriale et du rayonnement géopolitique, d'ailleurs objectif, et contrairement aux Mokrani, les O.S. Cheikh et les O.S. Naïl connurent prépondérance et grandeur féodale dans l'isolement de leurs enclaves, dans les Oasis du Sud, en dehors du pouvoir beylical. Les uns et les autres florissant sur les routes du Sud menant à l'Orient et à Bilâd al sûdân (le pays des noirs), « couvaient » les circuits névralgiques, contrôlaient les points d'eau et expropriaient les pauvres paysans.
La féodalité maraboutique était apparemment moins prépondérante dans le beylik de l'Est que dans les autres parties de la Régence. Cependant, elle était plus étendue que dans la région du centre et dans le beylik de Titteri.
Les féodalités maraboutiques prépondérantes agissaient selon les impératifs de leur conscience ; ils n'obéissaient plus à d'autres lois qu'à celles qu'ils eurent concoctées. Leur puissance militaire et leurs valeurs guerrières ne furent pas moins impressionnantes. Déjà, au début du XVllIé s. l'armée des Mokrani s'estimait, d'après les voyageurs occidentaux, à 8000 soldats d'infanterie, à 3000 cavaliers et un nombre indéterminé d'une milice chrétienne formée de captifs. Toute la tribu guerrière des Hachem, déployant beaucoup de zèle et de dévouement pour les maîtres féodaux de la Medjana, consacra ses qualités guerrières et talent de ses cavaliers au service de leurs seigneurs les Mokrani pour composer en exclusivité leur élite de cavalerie. Leurs voisins, les maîtres du Djurdjura, les B. Ali Chérif étaient capables de lever une armée de 4800 fusils.
Certaines tribus maraboutiques, n'étaient promues au rang des principautés que grâce à leurs exclusives qualités en guerre sainte : dans la province d'Oran, la famille des O. al cArîbî, arrivait, dès le XVlè siècle, à fonder une sorte de confédération spécialisée dans le jihâd contre les Espagnols. Ses valeurs religieuses, plus éthiques que guerrières, lui valurent puissance et gloire ; elle attirait tellement respect et crainte qu'elle devenait, indéniablement maîtresse de la grande artère reliant le dâr al sultân au beylik de l'Ouest. Non loin des O. al cArîbî, sur la rive ouest du confluent de la Mina et du Chelif, les O. Bou cabdallah gagnèrent également prestige et auréole de leur position qualifiée de « bastion de djihad ». Après la libération de Mers al Kebir en 1792, ils s'en étaient sortis avec les puissance.
A partir de la fin du XVllè siècle, l'apothéose du mouvement concrétisée par la multiplication des seigneuries maraboutiques, ne manquait pas d'avoir des répercussions sur le pouvoir officiel qui commençait à connaître trouble et déliquescence. L'indépendance d'un bon nombre de féodalités et la régression des rentes de la course, frappa de plein fouet « le régime deylical » nouvellement instauré.
Le mouvement maraboutique victime de sa spontanéité, subtilement miné de luttes et de combines politiques résista mal aux nouvelles exigences conjoncturelles. Son glissement continuel vers le profane, ses richesses économiques cumulées au détriment du fond culturel, son isolement dans ses enclaves, faisaient de sorte que le mouvement se trouvait livré à une lutte sans merci aux différentes variantes. Ceci dit, l'élément le plus dégradant, l'ennemi de taille pour les éléments seigneuriaux, fut assurément la compétition politique à découvert contre un ennemi aussi vulnérable que le Deylicat.
Manquant beaucoup d'envergue, pour plus de cohérence et pour gagner plus d'espace, il opta pour un confrérisme d'une dimension plus unitaire. Des Familles mystico-chérifiennes réputées par leur science s'épanouissant depuis belle lurette dans le dogme de l'ascétisme, loin de l'accablement des autorités beylicales et des « entachements » du profane, faisaient émerger à partir de leurs instituts un nouvel ordre mystique, l'ordre des khwân (Frères) ; un ordre qui se voulait synthétiseur et mobilisateur de tout signe et symbole mystique. Toutefois, c'est sur le socle de la zawia. Institut en tant que réceptacle des idées scolastiques et en tant que centre de connaissance et d'anoblissement, vecteur perpétuel en rayonnement, que viennent se greffer les premières congrégations locales appelées communément, à la différence des confréries orientales les khwân. L'incubation des shuhyûkh de lignées sacro-nobiliaires dans le népotisme et l'accumulation des décantes du symbolisme, permirent l'émergence sporadique de chefs de files, à qui naguère incombait la tâche de trouver l'issue salvatrice au labyrinthe qui semblait se former autour du mouvement mystique en tant qu'expression spirituelle profonde de la société.
Des confréries monolithiques hybrides, typiquement maghrébines, faites de scories et d'éléments sacro-saints, imprégnaient et ralliaient régions, confédérations, villes et tribus, quadrillant ainsi horizontalement l'espace en blocs sacrés.
Ceci dit, l'émergence à l'ombre des vicissitudes, d'une « foule » de saints plus ou moins conscients du vide perpétré par les infléchissements du mouvement et des particularités sine qua non de la nouvelle conjoncture, tenta de ranimer la flamme de l'ardeur mystique et de prendre la relève en « instrumentalisant » à son profit la récente acuité de la crise universelle de la fin du XVlllè siècle pour partager l'Algérie en de nouvelles zones d'influences presque égales.
L'acharnement des beys, notamment ceux de Constantine, sur les lignées maraboutiques même les plus vassales, notamment sur les Mokrani, le vide créé par la dislocation des principales confédérations, la montée de la xénophobie en réaction aux nouvelles attaques chrétiennes, étaient d'autant plus des facteurs très favorables aux nouveaux changements attisés de ferveur religieuse, opportunément captés et interprétés par les chefs de files du nouvel ordre mystique algérien.
L'ordre des khwân, à la différence des confréries orientales, n'était pas dissocié du mouvement maraboutique mais, fut en réalité sa continuation, le deuxième compartiment d'une même « fusée », voire l'une des deux facettes de la médaille mystique. Il fut piloté par une élite maraboutique lettrée plus ou moins versée dans la théologie, en marge des affaires, recyclée souvent à l'étranger, dans l'une des deux capitales de la mystique soufiste et nobiliaire respectivement : le Caire et Fès, ou dans les deux à la fois. Enfin, plus idéalistes, les khwân se réclamaient un peu plus à l'ordinaire du jihâd personnel, caractéristique de la mystique soufiste et des confréries orientales.
Des saints d'un populisme messianique énoncés par les chroniqueurs des manâqib, comme de nouveaux maîtres absolus « gestionnaires de l'univers » Le fond de toile chérifien, la riyâda (discipline ascétique), le cîlm, ils ne leur manquaient plus que des préceptes confrériques qu'on allait chercher auprès des maisons-mères de l'Orient ou de l'Occident musulman, pour faire le tout des ingrédients permettant le relancement du mouvement mystique sous un visage à multifacettes.
Après l'échec des marabouts thaumaturges, que nous pouvons considérer comme l'achèvement de l'époque des « tribus-Etats » en Algérie, la nouvelle conjoncture contribua au renforcement de l'ordre des khwân en lui permettant la prise en main et la relève de la direction exclusive des esprits des populations. Les Etats maraboutiques, dont l'échec de la « transtribalisation « a été démontré se sont révélés incapables de se propager au-delà des limites d'une région. Plus intensifs et mobilisateurs, les ordres multiplièrent leurs conquêtes spirituelles, augmentèrent le nombre des affiliés et tentèrent ainsi d'assurer la cohésion des groupes sociaux. Cette nouvelle mobilisation systématique avait pour principal objectif la réalisation d'une homogénéité des tribus sous l'égide des khwân. Naguère le missionnaire de la tarîqa n'avait point besoin de faire du prosélytisme ni de recourir à des karâmât, comme le faisaient jadis les marabouts.
Le nouvel élan historique d'une grande portée politique était propice à la centralisation aux regroupements des tribus ainsi qu'au renforcement des liens sous la même bannière spiritualiste travaillée par la montée des sentiments anti-turcs. Les désolations provoquées par la chute des confédérations maraboutiques, les ferveurs de la mystique confrérique très à la mode dans le monde musulman, en cette fin du XVlllé s., exprimaient de nouveaux refus et ouvraient de nouveaux espoirs après la période de découragement. Sous sa nouvelle forme, le mouvement du sacré arriva à développer des potentialités politiques sous un aspect contestataire voire révolutionnaire. Des régions entières s'incorporaient dans les nouvelles voies autour de nouveaux chefs de files habiles cumulateurs de symboles et encadreurs de l'espace. Affranchissant cheikh et marabouts et arrachant tribu après tribu au makhzan, ils quadrillaient ainsi les quatre coins de la Régence, investissaient les ribât et reliaient les zawias maraboutiques à leurs nouveaux centres de lumière. Désormais, tous les marabouts dont le pouvoir était localement limité ne dépassant guère les limites d'une tribu, devinrent adeptes de confréries n'agissant que sur leurs ordres et n'oeuvrant que pour leur compte. Beaucoup de ceux-là avec leur généalogie nobiliaire, en tant que référence sacrale, furent « Bénéfiquement » réinvestis comme muqaddam de tarîqa. Une vraisemblable tactique de récupération était largement adoptée, surtout par la rahmâniya et la darqâwiya. Tous les muqaddam de la rahmâniya, sinon la majorité d'origine chérifienne voire d'anciens marabouts cheikh de tribus. Les muqaddam étaient généralement des éléments maraboutiques qui venaient de perdre leur suzeraineté, ou des branches seigneuriales qui n'ont pas eu la chance ou le temps de satisfaire leurs appétits de shaykh de tribus ; ce fut donc un moyen de regagner sur leurs sujets une influence perdue ou espérée. Certaines tribus isolées et démunies se faisaient initier pour apparemment conquérir plus de prestige et obtenir l'appui des populations : d'autres, près des limites de l'administration beylicale, adhéraient à des confréries pour se détacher du lourd carcan du beylik. Pour une raison ou une autre, tous ces anciens éléments maraboutiques contribuèrent d'une manière indirecte à l'épanouissement voire au succès de la voie mystique adoptée. L'intégration des marabouts rentrait, à notre sens, dans l'esprit enthousiaste et évolutionniste du mouvement lui-même. Pour ces nouveaux protagonistes promoteurs de la mystique confrérique, l'essentiel était visiblement l'encadrement des « masses » et « l'instrumentalisation » de leur zèle frondeur : enfin, une tentative habile qui voulait faire intégrer le commun dans le mouvement d'ensemble.
Par leur talent d'embrigadement des «masses» en groupes irréductibles profondément dogmatisés, prêts à souffrir le martyre, les khwân tentaient subtilement de faire passer le mouvement à son apogée. En moins d'un quart de siècle, là où les seigneuries venaient d'échouer, ils arrivèrent à tisser de grandes toiles confrériques qui finirent par imprégner espace et esprit, de fond en comble.
Enfin, la grandeur et l'épanouissement du mouvement confrérique ne dépendaient pas seulement du nombre des adeptes, mais aussi de sa moralité, de son dynamisme, de son organisation, de sa subtilité et enfin de la conjoncture même de ces temps universellement favorables aux proliférations des mouvements «nationalistes» et des rassemblements des villes-Etats. « On peut même dire, d'une façon absolue, que les chefs de congrégations musulmanes ont de la morale et de la vertu, un souci et une préoccupation qu'on ne rencontre pas chez les marabouts non congréganistes » note le commandant Louis RINN.A la différence des marabouts dont les rapports avec les « masses », étaient typiquement généalogiques, motivés par la baraka, leskhwân, par leur influence ascétique, leur connaissance mystique et leur finesse, hantaient psychologiquement les esprits en les marquant par le dhikr qui consistait à répéter plusieurs fois par jour le nom du cheikh. Ainsi ils inculquèrent le culte du saint aux «masses» crédules prisonnières des espérances eschatologiques, rêvant de gagner les mérites de la baraka et de la jinna (l'au-delà).
Avidement récupérateurs des frustrations propices aux crises, les ordres des khwân grandissaient prématurément avec une assise populaire tentaculaire. Dès la dernière décennie du XVlllé s., ils commençaient à mordre sur le système en chute libre. Sans ancrage parmi les populations et en scission totale avec la société, sa banqueroute, sa dégradation continuelle aggravée par la politique de la confrontation pratiquée par les beys, n'a pas cessé d'embourber les « masses » dans le fatal et fortifier l'alibi du sacré. Toutes les décisions historiques allaient s'enchaîner de cause à effet au dénouement d'une conjoncture de révolte et d'instruction chevauchée par les khwân.
Devant l'état de crise (famines et épidémies), de débâcle économique et de la répression, l'uwjâq devint honni de tous, rejeté, flétri. Les zawias redevinrent des « centres sociaux récupérateurs » ; très actifs ; elles tentaient de subvenir aux besoins des populations par des actions caritatives et faire face à la défaillance du pouvoir et à l'acuité de la crise. Ainsi, ses actes de bienfaisances se sont ostensiblement multipliés. Ils allaient de la zarda à l'approvisionnement en grains des fellahs. Le sacré devint rythme du quotidien ; saints et société n'avaient jamais été aussi proches. « Les regards se levaient de plus en plus vers le ciel » et les khwân gagnaient avantageusement le terrain du profane, ils profitaient de cette crise conjoncturelle pour s'emparer totalement du symbolique et se posaient en véritables porte-drapeaux du légitimisme social et politique. Ils devinrent des dépositaires de fortunes provenant essentiellement de la fiscalité et du commerce. Malgré son jeune âge, la tijâniya arriva à contrôler systématiquement une partie du commerce, avec la Tripolitaine notamment, et à drainer les collectes d'impôts dans toute la région du Sud-est. Très imprégnant, son impact politique n'était pas des moindres : à partir de 1798, elle devait spectaculairement compter parmi ses adeptes le Sultan Moulay Sliman, le bey de Tunis et de nombreux seigneurs bédouins. AI chérif B. Lahrache s'érigea en maître absolu de la darqâwiya dans la petite Kabylie après avoir drainé à son pouvoir mystique les ressources d'impôts et ramené à lui toutes les tribus de la région. Quant à son collègue d'Oran Abdelkader B. AI chérif, il se fit rallier par tous les bédouins du Sud-ouest et fut solidement soutenu par les chérifs marocains.
Enfin, à la veille du début du XIXè s., toutes les conditions étaient là pour une confrontation ordres religieux et pouvoir officiel, d'autant plus que l'aspect extérieur était très propice ; les changements qui se réalisèrent à travers la Méditerranée chrétienne étaient favorables : les visées napoléoniennes, sous le Directoire et le Consulat de l'Empire (1795-1802), pour constituer un vaste empire axé sur la Méditerranée économiquement, dirigé vers l'Orient, étaient perçues comme une nouvelle menace chrétienne qui pointait de nouveau à l'horizon, elle devint même alibi à une poussée pré-nationaliste mitigée.
Sans prestige ni force, Alger ne pouvait évidemment pas se maintenir dans l'ordre et la sérénité, la domination turque s'affaiblissait de tous les côtés et dâr al sultân se livrait à l'anarchie la plus profonde. Les tribus animées par la foi mystique propulsées par l'activisme confrérique, n'aspiraient qu'à leur indépendance ; ils créèrent un mouvement nettement hostile à la présence turque sous « la guidance des frères inspirés » : Muhammad B. Lahrache dans le Constantinois, Abdelkader B. AI Chérif à l'Ouest, le Sud sous la dépendance presque totale de la tijâniya et ses alliés les O. Naïl. Mus par les besoins conjoncturels, ces derniers refusèrent continuellement de se soumettre à l'autorité du makhzan en recherche constante d'un pied de piédestal. C'est cette politique fiscale du beylik qui se voulait à double tranchant, économique et politique, qui va compromettre les rapports des beys avec leurs alliés et protecteurs traditionnels de la quadirîya. Sensibles aux excès des beys perpétrés par les razzias, touchés dans leurs intérêts, ne pouvant rester indifférents face aux nouveaux enjeux, ils prirent distance vis-à-vis du beylik. Ayant acquit dans leur totalité une certaine expérience de lutte politique en côtoyant le pouvoir alawite au Maroc, les ordres hardis relevèrent ainsi la tête sous une forme offensive à double aspect : agitation religieuse et turbulence politique. La darqâwiya très réputée par son caractère militant et ses prêches de plus en plus politisés, fut l'un des premiers ordres qui alluma le tison du mouvement insurrectionnel populaire. Depuis sa participation, à la tête d'un groupe maghrébin, contre la campagne napoléonienne d'Egypte, en 1798, S. Muhammad B. Lahrache qui ne cessait de charmer les tribus de l'Est, noua des relations avec les plus prestigieux et enthousiastes parmi les marabouts kabyles de la région d'El Milia. Son pouvoir de surcroît grandissait de jour en jour : en l'an 1803, parcourant les montagnes de la petite Kabylie en maître champion, il attissait foi et jihâd pour mettre sur pied une conspiration générale. Il réussit à se faire entourer des marabouts les plus farouches.
Malgré l'échec des insurrections, le mouvement maraboutique était quand même une chance historique qui avait permis, à partir du XVlllè s., l'union de beaucoup de tribus hétérogènes souvent rivales. Néanmoins défavorisé par la conjoncture, trop lassé par la crise, n'arrivant pas à se détacher de son fond de toile nobiliaire et de l'ancestralité pesante, le maraboutisme dans sa forme confrérique, en tant qu'essence de la genèse du mouvement pré-national, avait du mal à ériger une affirmation nationaliste cohérente. Une modalité qui aurait été capable d'opérer les changements politiques et permis son ascension au pouvoir. Toutefois, sans l'intervention de la France coloniale, le premier Etat algérien aurait pu prendre les couleurs confrériques.
* Résumé d'une thèse de doctorat soutenue par Mr K. FILALI à la faculté des sciences historiques de l'université de Strasbourg 1995.