Insaniyat N°46 | 2009 |Idiomes et pratiques discursives | p. 07-11| Texte intégral
La question des langues et de leurs expressions idiomatiques a été, depuis fort longtemps, au cœur du débat en Algérie, et a été compliquée par l’existence de plusieurs langues et dialectes. Les positions idéologiques des uns et des autres, ayant dominé un certain moment, en favorisant la marque identitaire et politique de chaque langue, ont été en partie responsables de cette tension. Il semble que le moment présent est propice pour aborder toutes ces questions en s’appuyant sur l’apport des sciences du langage et du discours et ce, en s’inscrivant dans un processus de renouvellement et d’adéquation des réponses au questionnement qui renvoie naturellement aux problèmes identitaires et de légitimation historique de chaque langue.
Ainsi, le lien entre le passé, le présent et le futur dans le développement des langues et leur contribution dans la construction de l’Etat-Nation, demeure posé, d’où la nécessité de capitaliser les expériences historiques de chaque communauté linguistique.
L’installation des langues dans l’espace culturel dépasse l’attachement affectif ou la glorification, car il s’agit d’une appropriation-réappropriation du patrimoine culturel dans son ensemble, y compris dans ses dimensions linguistiques et discursives. Si pour certaines langues, en présence, comme la langue arabe ou la langue française, la codification et la normalisation-standardisation ont été réalisées depuis plusieurs siècles, beaucoup reste à faire pour la langue tamazight.
Cerner les enjeux des représentations symboliques dans leur totalité passe, également, par la prise en charge méthodique des dialectes locaux et de leurs expressions littéraires. La complexité systémique et la fonctionnalité sociale de ces parlers ne sont plus à démontrer et leur contribution à l’enrichissement de l’imaginaire social est avérée.
De par les différentes études qu’il rassemble, ce numéro d’Insaniyat tente d’aborder des questions, qui sont tout d’abord d’ordre épistémologique et d’intervenir, aussi, dans ce débat, en donnant la parole à des universitaires qui ont travaillé sur ces multiples questions. Pour ce faire, le dossier a été partagé en deux parties, l’une traitant de la thématique des langues et l’autre abordant la question de l’expression et des pratiques discursives écrites ou orales.
La langue, élément le plus structuré du langage humain et le plus structurant des civilisations et des imaginaires, a toujours retenu l’attention des communautés linguistiques, car elle constitue l’enjeu le plus important dans leurs histoires politiques. C’est par leur idiome commun, que ces communautés s’unissent souvent pour former un corps politique homogène. Mais les langues, tout comme les expressions qui s’en dégagent, ont leurs propres mécanismes qui leur assurent une fonctionnalité sociale et une continuité dans le temps.
Ce processus ne peut être concrétisé sans l’apport de travaux d’érudition qui apportent aux pratiques langagières et discursives la nécessaire régulation en y forgeant des normes et des règles dont l’objet serait une standardisation des idiomes et une codification des genres discursifs.
Le recours systématique à cet usage est incontournable pour donner aux langues des assises solides, et c’est dans cet esprit que Mohamed Meliani revient sur l’expérience d’Ibn Mandour (630 – 711 / 1232 – 1311), illustre lettré qui avait réalisé un important travail de lexicographie arabe en s’appuyant sur les règles établies par les grammairiens. Après avoir donné un aperçu sur les travaux antérieurs à cette prestigieuse encyclopédie de la langue arabe « Lissan el Arab », rédigée par Ibn Mandour, l’auteur souligne l’importance que revêt « la fonction de la grammaire et l’important recours à la preuve comme forme de démonstration lexicographique afin de faciliter la compréhension et l’explication du sens que prend le mot » chez ce savant.
Le couple émetteur/récepteur acquiert tout son poids dans la communication laquelle se trouve au cœur du lien social et dont la langue est l’instrument capital pour expliciter ces aspects. Mokhtar Lazaar reprend, à son tour, les textes de Bichr Ibn el Mouatamir (décédé en 210/ 825), lesquels contiennent des recommandations sur l’art de transmission du sens ; puisque chaque mot, chargé de plusieurs sens, répond à différents niveaux d’interprétation, il devient impossible de faire l’impasse « sur les efforts que doivent assumer les spécialistes et les chercheurs, quelle que soit l’école linguistique à laquelle ils appartiennent, pour examiner les questions que pose la langue, afin d’en connaître la nature et d’élucider les modalités de son fonctionnement ».
Brahim Hamek s’interroge sur la meilleure démarche susceptible de dynamiser la langue amazighe et lui conférer une fonction didactique devant « la multitude de termes et de parlers amazighs dans l’enseignement du lexique de tamazight en l’absence de dictionnaires monolingues et en l’absence d’une norme institutionnelle pour tamazight». L’auteur propose plusieurs solutions pour résoudre cette question à laquelle fait face cette langue. En conséquence, un énorme travail de standardisation attend les spécialistes de cette langue afin de créer un climat propice à son épanouissement.
Dans ce registre, le débat ne se limite pas aux langues instituées ou en cours d’institutionnalisation, il touche également les dialectes qui sont pour Ahmed Griche, «une exigence sociale, et leur accorder de l’intérêt est une nécessité scientifique et épistémologique qui va de soi». Pour l’auteur de cette contribution toutes les langues standards ont été, d’abord, des parlers oraux qui ont été institutionnalisés grâce aux contributions de spécialistes des sciences du langage. En se sens, « l’étude des dialectes n’est pas une régression, comme le pensent certains, elle devient impérative et à l’instar d’autres nations qui en ont fait l’objet de leurs analyses et méthodes scientifiques modernes, elle peut nous permettre de refaire la lecture de notre situation linguistique qui est prise à la légère dans plusieurs recherches ».
Pour la deuxième partie de cette livraison, quelques articles traitent des pratiques discursives et des genres qui en découlent. Comme tout discours a un contenu spécifique correspondant à des situations historiques bien définies, ces travaux se rejoignent dans la contestation de l’ordre établi. Dans cet esprit, Mohamed Berrouna revient sur la rupture opérée par les poètes marginaux (Saâlik) de la période antéislamique ; ces derniers ont été, pour différentes raisons, bannis par leurs tribus. Alors ils se sont constitués en petites bandes s’adonnant au brigandage. L’auteur nous propose de revisiter leurs textes qui désavouent leurs propres clans, non seulement sur le plan de l’organisation sociopolitique, mais également sur le plan des codes culturels, dont la poésie est devenue le porte-parole. Et, c’est ainsi « qu’ils ont passé sous silence l’image de la chamelle, de la femme, les vestiges de campement comme symboles de la poésie de leur époque » et les ont remplacé par « d’autres symboles tels que : la montagne, la bête sauvage et le mirador ». Pour l’auteur, ces textes méritent une relecture critique pour en dégager de nouvelles significations réfutant ce qui est admis dans l’histoire littéraire arabe.
Dans un autre genre littéraire, à savoir le texte théâtral, Laïd Mirat fait une lecture réaliste d’un texte dramatique, celui de l’écrivain Tahar Ouettar, intitulé « Le fuyard ». Cette œuvre décrit, par l’entremise de certains personnages, la situation de l’Algérie des années cinquante et soixante du siècle dernier et nous éclaire sur les enjeux sociopolitiques qu’imposait la revendication armée de l’indépendance. Mirat retient que l’écrivain fait l’usage de plusieurs mots dénotant une volonté implacable « d’incitation au changement révolutionnaire afin de venir à bout de tous les aspects visibles de l’exploitation et de l’arbitraire. Le répertoire, composant le texte désigne clairement les questions qui sont traitées sur les plans local et global ». Dans ce texte, la rupture avec l’ordre bourgeois et l’ordre colonial est nettement signifiée.
Si les corpus étudiés dans les deux précédents travaux ont été élaborés dans la langue arabe standard, les contributions suivantes usent d’un parler quotidien dynamique qui puise, ses éléments dans la poésie populaire et les langues vernaculaires, les idiomes et les emprunts linguistiques « domestiqués ».
Il s’agit de la lecture d’un texte d’un poète populaire connu durant la période coloniale pour son verbe corrosif (Mohamed Belkheir : 1828 – 1898), dont Mohamed Serrir s’est chargé de restituer les positions politiques qui ont accompagné les premiers soulèvements contre l’occupant. Il s’est illustré par une importante production poétique, traitant des aspects de la vie sociopolitique de l’époque, tels que le refus et l’opposition à l’injustice, sous toutes ses formes. La dévotion était pour cet alchimiste de la parole un moyen de sauvegarde de la dignité des opprimés. Après avoir cité plusieurs extraits qui expriment l’état d’esprit du poète tourmenté, par la perdition sociale de son clan, et miné par « des conflits tribaux internes, des querelles de leadership, en plus des méfaits de l’occupation française qui visait à soumettre les habitants et les spolier de leurs richesses », l’auteur nous invite à en tirer des significations profondes.
Plus proche de cette pratique discursive est « le berrah », un personnage qui rend des hommages aux fêtards en louant publiquement les qualités des uns et en provoquant les autres, créant, par là, une surenchère. C’est un phénomène culturel et interactif sur le plan linguistique ; très populaire par le passé, surtout dans les milieux ruraux ; il résiste aux changements actuels de la société algérienne, en continuant à se manifester dans des espaces citadins fermés. Hadj Miliani se penche sur cette pratique, par une approche sociolinguistique qui définit les fonctions symboliques et déconstruit les registres énonciatifs. L’honneur, comme norme et valeur sociale, reste l’objet fondamental des déclamations du « berrah » qui puise celle-ci dans une nomenclature très large (poésie populaire, dictons, melhoun, codes religieux, etc.) tout en respectant le sens commun approuvé par la collectivité. Pour le contributeur « ettabriha » est un rituel qui « crée un certain équilibre entre l’altérité et l’identité, car si cette dernière participe volontairement à cette confrontation, l’altérité se construit par le biais de substituts de la violence émanant de la contradiction et la friction. Cet affrontement verbal, par procuration, explique les enjeux d’une quête de la préséance et du pouvoir symbolique » que quémandent les rivaux de la soirée.
A travers les nombreux articles qui composent ce numéro, nous constatons que le débat sur les langues en Algérie demeure encore d’actualité et prend de plus en plus, une nouvelle dimension, mais ô combien nécessaire. Ceci est un indicateur de premier ordre pour faire avancer la recherche scientifique dans notre pays. Enfin, l’analyse des discours littéraires dans leurs variétés linguistiques, n’a pas été omise, ici, par les contributeurs. Ceci dénote de l’importance que nous devons accorder à notre patrimoine linguistique et discursif, dans sa diversité, pour mieux appréhender notre mémoire collective et décrypter les enjeux identitaires à la lumière des sciences de l’homme et de la société.
Mohamed DAOUD