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Présentation

Insaniyat N°44-45 | 2009  | Alger : une métropole en devenir | p. 15-19 | Texte intégral


Avec la parution de ce numéro double sur Alger, la revue Insaniyat poursuit un projet, qui tend à devenir, au cours des ans, une vraie tradition. Celle de consacrer des numéros thématiques au devenir des villes algériennes et maghrébines nommément citées et scientifiquement décortiquées dans leurs divers aspects et métamorphoses physiques et culturelles. Venant après d’autres numéros traitant des villes algériennes[1], qui avaient permis d’esquisser le regard anthropologique de la revue sur l’urbain, ce numéro sur Alger ambitionne de rajouter une touche à cet édifice commun.

Ce parcours éditorial allant du global au local, vouant un intérêt particulier aux faits et configurations matérielles et immatérielles inscrites dans des territoires, dans des tropismes locaux, n’est pas fortuit. Il découle de la nécessité, au sein de la communauté des chercheurs sur l’urbain dans notre pays, de saisir la spécificité des processus de fabrication  matérielle et symbolique des villes algériennes, à travers la prise en compte de ce que d’aucuns appelleraient les pesanteurs, les effets de rémanence de  leur histoire urbaine particulière.

De ce point de vue, ce numéro sur Alger ne déroge pas à la règle. Il nous permet en effet, tout en jetant un regard analytique sur l’histoire, d’accéder à une échelle d’analyse plus métropolitaine, où se déploient des logiques et des enjeux de pouvoir particulièrement accentués. Capitale d’un pays en pleine mutation, lieu de centralité administrative et politique, espace aussi de proximité de l’ensemble des acteurs qui la fabriquent par rapport à cette même centralité, Alger constitue plus que toute autre agglomération du pays, le lieu où se sont exacerbées et affrontées les tensions et les contradictions générées par une histoire féconde et tourmentée.

Les contributions rassemblées dans ce numéro, dans leur richesse et leur diversité, passent en revue, des aspects plutôt problématiques des changements urbanistiques, architecturaux, culturels et linguistiques qui ont forgé la trame sociologique de la ville dans le passé et qui continuent de nos jours, à influer sur ses dynamiques urbaines exprimant en cela son irréductible et attachante personnalité.

A travers les articles de Allaoua Ammara et Zeineb Moussaoui sur « La ville d’Alger au Moyen Âge » et celui de Samia Chergui sur « le waqf et l’urbanisation d’Alger à l’époque ottomane » tout d’abord, ce sont des pans assez méconnus de l’histoire d’Alger qui nous sont présentés. On découvre ainsi combien cette petite bourgade côtière du centre du Maghreb avait déjà des atouts géographiques considérables qui allaient certes, construire sa force et sa puissance, mais combien aussi le génie urbain de ses habitants allait faire d’une institution juridique, le waqf, un instrument d’urbanisme d’une redoutable efficacité. En soustrayant aux appétits des particuliers des portions entières de l’espace urbain, la mise en habous peut être considérée comme un instrument particulièrement original de planification urbaine qui avait établi en quelque sorte avant l’heure, des règlements d’urbanisme  préservant l’intérêt général dans une ville très cosmopolite qui risquait à chaque instant d’imploser sous le poids des appétits particuliers et sous le coup des luttes intestines de ses dirigeants de l’époque.

Plus près dans le temps, Fouzi Boudaqqa nous invite à comprendre le poids des contraintes géographiques et des politiques de planification urbaine durant l’ère coloniale sur la fabrication physique de la ville. Il rappelle ainsi à notre souvenir la très forte empreinte des édiles municipaux, mais aussi de l’administration à la fin de la période coloniale sur les choix urbanistiques forts d’extension vers l’est qui continuent à générer des effets puissants en terme d’urbanisation jusqu’à l’heure actuelle. Et c’est peut-être à l’aune de cette rétrospective générale, mais combien utile qu’il faut replacer la lecture des contributions de Madani Safar Zitoun, de Nora Semmoud, Larbi Icheboudene et Tahar Baouni qui, chacune à sa façon, soulignent la particularité des évolutions en cours rassemblées dans la première section de ce numéro. Tahar Baouni, qui  a traité de la question du rapport entre planification urbaine et politique des transports dans l’agglomération d’Alger, nous montre combien la période post-indépendance s’est illustrée, en effet, par de grands cafouillages, sinon des erreurs flagrantes en matière de prospective et de planification urbaine. Il montre, à cet égard, comment les cadres méthodologiques et conceptuels de la planification du développement de l’agglomération ont péché par manque de continuité et comment ils ont contribué à occulter les problématiques des mobilités de travail et des transports collectifs. La contribution de Madani Safar Zitoun, « Alger d’aujourd’hui : une ville à la recherche de ses marques sociales » nous présente, quant à elle, l’autre visage de la ville : celui approché à travers les pratiques et processus d’appropriation de l’espace par ses habitants. Développant une analyse détaillée des modalités de croissance démographique, des pratiques de mobilité résidentielle et de travail, de la distribution des populations algéroises en fonction de leurs caractéristiques sociologiques dans l’espace, l’auteur tente de présenter un tableau des évolutions en cours. S’il nous invite, à travers une analyse serrée des chiffres, à nous méfier des stéréotypes et représentations fausses présentant Alger comme une énorme agglomération “métropolitaine”, il nous montre également comment les couches sociales aisées se sont progressivement dessaisies d’un centre-ville envahi par les activités tertiaires, pour s’installer dans les communes périphériques prolongeant les quartiers huppés des hauteurs. Dans la même démarche attentive à la manière selon laquelle l’urbanité se construit essentiellement “par le bas”, à travers les pratiques habitantes, Nora Semmoud décrypte pour notre bonheur intellectuel les « nouvelles significations du quartier dans la périphérie algéroise ». Elle nous montre, avec force arguments tirés de plusieurs enquêtes de terrain, comment certains quartiers décriés et stigmatisés de la périphérie est d’Alger, contrairement à certaines idées reçues, sont devenus de véritables laboratoires de construction d’une citadinité active et inventive qui n’a rien à voir avec les citadinités figées et muséales d’antan. À cet égard, les analyses que présente Larbi Icheboudene sur les problèmes de manque de gouvernance au niveau de la Capitale, fournissent des pistes explicatives sur cet aspect précis des dynamiques en cours. On comprend un peu mieux à la lecture de ce texte combien les jeux des acteurs sont étroitement imbriqués ; l’urbain comme la nature, ayant horreur du vide, surtout quand ce dernier est de l’ordre de la communication, du dialogue entre gouvernants et gouvernés à propos de la chose urbaine, on se retrouve dans une configuration où les populations, laissées à elles mêmes, inventent des solutions d’urbanité nouvelles, qui ne sont pas dénuées d’intérêt.

La seconde section du numéro s’intéresse beaucoup plus à l’évolution de ce qui exprime par excellence le lien urbain, ce qui le rend intelligible et qui lui donne un sens : le lien symbolique. Dans la mesure où la ville n’est pas seulement un lieu qui se définit par sa matérialité, sa structure physique, sa morphologie comme diraient d’aucuns, mais un lieu de production de sens, de culture dans ses différentes formes et expressions matérialisées ou non, c’est à une exploration des différentes facettes de l’imaginaire urbain algérois que nous invitent les différentes contributions rédigées par des socio-linguistes, anthropologues et autres architectes sémiologues attentifs à la lecture du symbolisme urbain.

Dans son article « Alger racontée, Alger mise en scène (dans la fiction et les essais) », Khaoula Taleb-Ibrahimi nous embarque dans un voyage riche en péripéties et en périls symboliques ; il s’agit de restituer dans leur complexité et leurs paradoxes, les représentations fantasmées et souvent douloureuses de ce qui décrit peut-être le mieux l’urbanité bancale et difficile de la ville aujourd’hui : les contradictions et les conflits d’images et de représentations que l’on croise à chaque coin de rue. On constate, en effet, à travers cet essai qui est allé interroger les constructions imaginaires des écrivains, romanciers et nouvellistes, mais aussi les écrits et autres manifestations de sens (les graffiti), les marquages, les ‘tatouages muraux’  pensés souvent comme indélébiles, ceux à travers lesquels les Algérois “ordinaires” ont essayé d’exprimer leurs vécus et dire, combien l’Alger symbolique est restée plurielle et mystérieuse.

Concernant les aspects purement socio-linguistiques, c’est-à-dire se rapportant à l’analyse de la production des parlers locaux, de leurs usages sociaux complexes dans les situations de transaction sociale, la contribution de Kahina Djerroud « Catégorisation des quartiers d’Alger/ langues usitées : quelle(s) corrélation(s) sociolinguistique(s) ? » apporte des éclairages féconds sur ces jeux de miroirs, sur ces “leurres” symboliques que constituent certaines formes architecturales et urbaines hyper-chargées de sens. On découvre ainsi avec beaucoup d’intérêt, la force d’imprégnation de certaines images-guides héritées de l’histoire fantasmée de la ville qui assignent des contenus linguistiques particuliers à des quartiers quasiment mythifiés : Hydra et Belcourt ; ces versants “chic” (et donc francophone) et “populaire” (donc arabophone) d’un imaginaire algérois qui reste paradoxalement à contre-courant de la réalité des faits de peuplement des quartiers algérois depuis l’indépendance du pays qui ont produit des situations de mélange social faisant justement la spécificité de l’urbanité algéroise. Tout se passe comme si les habitants s’enfermaient dans des ghettos symboliques qu’ils contribuent à reproduire malgré eux. À cet égard, les annotations et observations développées par Karim Ouaras dans son article « Les graffiti de la ville d’Alger : carrefour de langues, de signes et de discours. Les murs parlent… » permettent de saisir ce qui fait sans doute la particularité algéroise des pratiques de marquage de l’espace par les graffiti : les murs devenant surtout un support de la parole habitante, dans ce qu’elle véhicule comme frustrations d’ordre politique, à l’échelle du sociétal, du global comme à l’échelle plus micro-sociologique de la rue, de la portion de quartier que l’on s’approprie symboliquement en nommant ses frontières, en le déclarant comme un intérieur plein de sens. Par rapport aux agglomérations des pays du Nord, la rareté des « tags » observés dans la ville d’Alger, la quasi-exclusivité des graffiti comme formes de marquage de l’espace exprimeraient encore la prédominance du « nous » collectif par rapport au « je » individuel, indiquant en cela une urbanité algéroise certainement beaucoup moins individualiste qu’on pourrait le croire. Enfin, et dans la même logique d’essai de décryptage de ces processus très subtils par lesquels les sociétés urbaines locales réinventent leurs identités, leurs substances symboliques à travers un travail sur elles-mêmes de recomposition des significations et des sens assignés à des objets matériels triviaux comme les aliments, Cherif Benguergoura nous invite dans son article « Nourritures, signalement et relations sociales. Observation de quelques pratiques actuelles en milieu algérois » à réfléchir avec lui sur le rapport à la nourriture comme rapport d’échange symbolique avec les autres et avec un « cosmos », dans le sens anthropologique du terme, qui devient de plus en plus urbain.

Madani SAFAR ZITOUN


Note

[1] Cf. numéro d’Insaniyat sur Oran, Une ville d’Algérie, n°s 23-24, CRASC, 2004 et numéro d’Insaniyat sur Constantine, Une ville en mouvement, n°s 35-36, Oran, CRASC, 2007.

 

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