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Insaniyat N°43| 2009 | Discours littéraire et religieux au Maghreb | p. 11-15 | Texte intégral 


L’évolution des sciences du langage tout au long du XXe siècle et l’extrême accélération du développement des moyens de communication (transport, télécommunication par satellite et informatisée) ont induit la nécessité d’une réévaluation épistémologique des contacts de cultures dans le monde. Alors qu’au dix-neuvième siècle et dans la première moitié du vingtième siècle l’histoire de ces contacts est souvent marquée par la violence des conquêtes coloniales et la brutalité des guerres d’expansion, aujourd’hui apparaît de plus en plus un rapport à l’autre, fondamentalement déterminé par l’extrême complexité que rencontrent les langues à dire les espaces qu’elles prétendent exprimer ou pouvoir exprimer. Cette distance entre l’énoncé et les conditions de son énonciation ne pose plus que la problématique des langues maternelles, dans le cas des langues dites ‘internationales’ (statut donné à l’O.N.U.), c’est-à-dire des codes linguistiques avec une sémantique conventionnelle et figée parce que normalisée par les communautés natives de ces langues. En effet, elles ne le sont plus pour une grande partie des populations qui les utilisent aujourd’hui, et ces populations, en se les réappropriant, ont produit des conventions de sens discursifs aussi variées que les groupes qui les constituent, dans les lieux auxquels ils s’identifient. Ainsi, ils ont donné naissance à des verbes (langages) au pouvoir créatif, et créer c’est produire de la ‘culture’ sans autre critère que le génie de l’homme. Parfois ces variétés linguistiques se constituent au sein d’une même culture, au point où l’on admet maintenant que chaque communauté de pratiques langagières génère son propre discours, résultant de la mise en équation d’un locuteur, d’un énoncé (message) et des conditions de son énonciation (lieu et temps). Ce qui est vrai pour les ‘hyper-langues’ est aussi vrai pour les ‘infra-langues’ dont la ‘non-écriture’ (oralité : absence d’un grapholecte) condamnerait à l’éviction de la mémoire du groupe nouvellement constitué : la nation.

Ce numéro regroupe un ensemble de point de vues qui posent, chacun à sa manière et selon le corpus traité, le statut de l’énonciateur par rapport à des grilles de lecture de l’énonciation articulées selon un processus de classification de catégories binaires, classées en trois parties : discours et fiction, discours et sacré et discours et didactique, catégories qui à notre sens déterminent tous les pouvoirs et rapports de force qui traversent les sociétés modernes aujourd’hui.

Dans la première partie, « Discours et fiction » Rahmouna Mehadji montre comment le ‘poème’ décalé et serti dans un autre genre ‘le conte’ peut donner naissance à une troisième qualité générique, c’est-à-dire, une fonction discursive originale et nouvelle dans l’arabe parlé de la région d’Oran. Cet art populaire combine les propriétés déclamatoires et prosodiques de la poésie traditionnelle et celles narratives de la prose contée, pour donner au récit un degré d’émotion tel, qu’il atteint l’exaltation. Cette combinatoire de la prose qui narre une passion et de la poésie qui la représente semble petit à petit s’institutionnaliser dans un système de formulations rhétoriques spécifiques à la région, illustrée à travers un échantillon de corpus, produit d’une enquête menée de 1998 à 2005.

Alors que nous venons de voir le rapport d’un discours ‘d’infra-langue’ à une langue, Sidi Mohamed Lakhdar-Barka va illustrer le rapport d’un discours de langue à une ‘hyper-langue’. Il va explorer les profondeurs et nuances allégoriques de L’Etranger de Camus, à partir d’une grille de lecture qui met en évidence un système de significations métaphoriques, dont la récurrence induit ce qui semble être une typologie de techniques d’utilisation de l’écart, érigée en propriété générique. La confusion des fonctions respectives des sens par rapport à un lieu et un temps de l’énonciateur, produit un énoncé de lecture hybride mettant en jeu la dualité d’une cognition analogique du vécu, par la métaphore (préverbal) et une intellectualisation de ce même vécu, par des catégories sémantiques inhérentes à un code linguistique (le français). En pliant les conventions langagières aux effets de la matière, Camus donne un statut à ‘l’étrangeté’, c’est-à-dire le partage organique du lieu et du temps, l’être géographique, par deux communautés, mais qui restent séparées par la parole ‘le dire’.

De la même manière, Khadidja Zater met en œuvre ce rapport entre l’écriture autobiographique et les fonctions du narrateur, à partir d’une relecture de deux œuvres de Jabra Ibrahim Jabra Le premier puits et La rue des princesses. Cette approche souligne les règles et principes narratifs qui par leur fréquence esquissent un processus générique dont les modes de fonctionnement semblent dessiner un discours des marges.

Une autre instance de cette distanciation ‘dire’ et ‘dit’ nous est proposée par Ennouel Tameur. En effet, elle interpelle le ‘dire’ dramatique dans ce qu’il semble avoir de plus complexe, c’est-à-dire la production d’un texte par rapport à un lieu et un temps institutionnalisés par l’art de la représentation du réel : la scène. elle pose la relative difficulté d’élever la dualité locuteur/sujet parlant en un code d’expression artistique fondé sur  une formulation synesthétique impliquant tous les sens  dont le corps est doté, l’art de l’interaction discours/image/mouvement. Le souci de cette ‘écriture’ reste de développer un système de signes qui permettent à l’implicite et au symbolique de se lire à travers un code ayant ses lois et traditions discursives.

Dans cette deuxième partie « Discours et sacré » Abdelghani Nait Brahim interroge les glissements et transpositions génériques qui souvent mettent les énonciateurs institutionnalisés en déphasage avec leurs énoncés et/ou leurs interlocuteurs. La confusion des genres (dits ‘premiers’ ou ‘seconds’) va induire des dérives socio-idéologiques dans les pratiques langagières des acteurs/symbole de pouvoir. Les formulations incantatoires, figures rhétoriques et formes d’adresse systématisées, dans la vie publique de la communauté de pratiques, usurpant les lieux et temps de leur expression, entraînent une déviance des effets performatifs de l’énoncé, de par les interférences des trois composantes de l’ordre social : tradition, autorité et hiérarchie. Un genre second du discours, le sermon religieux va graduellement muter et diffuser comme genre premier attestant d’une perversion discursive dans d’autres genres premiers par tradition, les discours scientifiques et politiques. Une nouvelle culture semble se profiler à l’horizon, où l’esprit critique cède de plus en plus la place aux vérités assénées et certitudes affirmées.

Ce glissement de l’énoncé écrit vers l’oral va fournir à Samira Bechelaghem l’occasion de procéder à une étude comparative pour identifier les altérations que subit un même signifiant passant d’un logos divin à un logos humain, en changeant de canal, c’est-à-dire de l’écrit à l’oral. Le récit coranique de Youcef (sourate N°12) ainsi que le récit du sacrifice d’Abraham (dans sa version chantée), canonisés par une tradition orale ou même lyrique vont révéler des procédés discursifs caractéristiques de l’imaginaire populaire en Algérie, sur les plans thématique, symbolique, sacré, spatialement métaphorique et spirituel, temps diégétique (de l’histoire), énonciatif et structurel (la fin est annoncée dés le début de l’histoire). Cette étude illustre les glissements de sens du récit source (sacré) au récit cible (profane) dans les procédés de dramatisation que l’imaginaire collectif, des sociétés maghrébines en général et algérienne en particulier, met en œuvre pour désincarner le verbe et opérer une dé-sémantisation du texte coranique, sans que cela ne soit un obstacle à leur réécriture.

C’est dans cette optique, que la réflexion de Abdallah Bakouche met en valeur la nécessité de la substitution d’une pluralité des ‘mémoires’, les dires, à une mémoire d’une culture maghrébine centrée sur son unité binaire Arabe/Islam valorisée et activée, le dit. Il fonde sa démarche sur l’approche socio-anthropologique des écrits de M. Arkoun, qui valorise les cultures dites populaires, sans écriture injustement opposées à la culture savante solidaire de "la raison d’Etat". Une ‘mémoire’ officielle sélective va occulter d’autres mémoires, berbères antiques, africaines, romaines, méditerranéennes et tribales. Cette approche développe une réflexion qui fonctionne en contre-système, dès l’instant où elle préconise les valeurs d’un Islam dit ‘populaire’ (qui se vit) par opposition à un Islam ‘savant’ qui s’écrit. La chaleur, la force émotionnelle, l’attachement au ‘merveilleux’ qui caractérisent les peuples ‘sans écriture’ ne peuvent que véhiculer des vérités à portée anthropologique révélatrices d’une dialectique ‘Pouvoir central/Société soumises’. L’intérêt de ces études, c’est de rétablir une grille de lecture à partir d’une ‘sociologie des croyances’ qui dépasserait l’a priori théologique (orthodoxie) et la dichotomie ethnographique résultant de la réduction binaire ‘Islam populaire/Islam savant’.

Dans la troisième partie « Discours et didactique » ce rapport du ‘dire’ et du ‘dit’ est examiné dans sa manifestation la plus délicate, le ‘dit’ du manuel scolaire. Nabila Hamidou se penche sur la dualité discursive d’une identité/altérité assimilationniste, perceptible  dans le manuel scolaire d’enseignement du français de 1ère année secondaire (AS), lieu d’une représentation de la culture de l’Autre au détriment de la culture de Soi. Chacun de ces deux discours va développer une isotopie qui va distiller dans l’esprit de l’apprenant une dichotomisation culturelle confirmée par des catégories de représentations de Soi, isotopies négatives (ville indigène, lexique de misère, de peur et d’insécurité) et des représentations de l’Autre, isotopies positives (ville européenne, espace de modernité, de bien-être, de civilisation). L’étude balaie un spectre de textes, corpus qui nous interpelle sur le message que l’on veut faire passer à l’apprenant algérien entre un auteur qui approuve la disparition du peuple algérien, d’autres qui défendent la thèse colonialiste et un autre qui nie jusqu’au droit à l’existence de l’Arabe. Une linguistique de l’énonciation permettrait d’éviter des approches dichotomiques entre l’ici et l’ailleurs, le Soi et l’Autre, et contribuerait à un apprentissage des langues étrangères qui soit un exercice sur les rencontres culturelles, pratiques de la diversité et de l’altérité.

Les articles, qui donnent à ce numéro son contenu thématique, se déclinent tous autour de cette problématique triangulaire, que Bakhtine appelle le chronotope, soit la relation d’un locuteur avec le temps et le lieu de production de son énoncé et qui postule le principe suivant : pour connaître/enseigner une langue, il faut d’abord connaître/enseigner la culture qu’elle véhicule (D. Hymes, 1972). Essayer d’en faire l’économie au nom d’une quête identitaire ou tout autre ‘Raison d’Etat’, serait désincarner le verbe de sa fonction naturelle « le dire » pour institutionnaliser un « dit » artefact. Ce volume se voudrait être une initiative ouvrant la voie à un débat d’idées, invitant d’autres perceptions de cette problématique, à s’exprimer dans ce forum de réflexion qu’est Insaniyat et dont le seul intérêt serait de s’engager sereinement dans l’exercice d’objectivité qu’est une culture du double regard  à porter sur ‘les dires’ et ‘le dit’ de Soi et de l’Autre, tant l’Autre peut nous apprendre sur nous-mêmes, ce qui semble difficile à réaliser, dans cette terrible surenchère du marché des discours, qu’est la scène ‘Mondialisante’.

Sidi Mohamed LAKHDAR BARKA

 

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