Insaniyat N°43| 2009 | Discours littéraire et religieux au Maghreb | p. 41-54| Texte intégral
Discourse transmutation in the religious sermon Abstract: Discursive practices in Algeria have evolved giving rise to a rhetorical-discursive phenomenon of capital importance at a cultural level. This phenomenon boils down to a double transmutation of the religious sermon, in so much as a discourse type. From a second type, the religious sermon has been transmuted to a first type. It has equally been imported from the religious register to be transposed in the political one as the form and style of new political Algerian discourse. This operation aims at popularizing an ideology, which otherwise wouldn’t have reached the general public, while keeping its sophisticated political discourse style. Moreover it enables the author, the rhetorician, to take advantage of optimal reception conditions, called felicity conditions, bringing him nearer to the general public, thus favouring the complete effect desired, an overall locutory effect that is to say the public’s adhesion to the orator’s thesis. Keywords: religious sermon - discourse type - first kind - second kind - transmutation - rhetorician - wording force - overall locutory effect. |
Abdelghani NAIT BRAHIM : Maitre de conférence, ENSET, Oran, 31 000, Oran, Algérie
L’évolution de la pratique discursive dans le champ public en Algérie, et plus particulièrement dans le champ politique, durant les deux dernières décennies, a connu l’émergence d’un phénomène rhétorico-discursif qui mérite d’être décrit comme une mutation culturelle dramatique aux conséquences politiques et sociales remarquables. Politiciens, prédicateurs et pseudo-intellectuels ont opté pour une instrumentalisation d’un genre du discours, à savoir le sermon religieux, dans le but d’atteindre ce qu’on pourrait appeler l’acceptabilité discursive auprès du grand public.
Le sermon religieux n’est pas traité ici comme un simple événement de communication dans une pratique usuelle de la langue (Nunan 1993 : 7-8), chose qui ne permettrait pas de déceler son substrat idéologique. Il est plutôt compris comme genre du discours au sens Bakhtinien du terme, i.e. comme une forme de combinaison du langage socialement établie, un déterminisme sociologique caractérisé (Bakhtin 2002).
Politiciens et prédicateurs, dont le discours constitue l’essentiel du corpus qui fonde ce travail, sont ici considérés comme les dépositaires d’un pouvoir tout aussi réel que symbolique, comme on le verra plus loin, qui leur confère le droit et le privilège d’être écoutés et, de ce fait, d’exercer une influence considérable sur la construction de la pensée et représentations sociales, ce que Georges Davy appelle «la conscience commune de la nation» (Davy 1950: 233). Leur importance réside dans le fait que, par le biais du pouvoir institutionnel qu’ils exercent, ils usurpent une fonction qui ne leur est pas habituellement dévolue, celle du maître à penser. Comme l’exprime clairement Bourdieu: «c’est l’accès aux instruments légitimes d’expression, donc la participation à l’autorité de l’institution, qui fait toute la différence – irréductible au discours même – entre la simple imposture des masqueraders… et l’imposture autorisée de ceux qui font la même chose avec l’autorisation et l’autorité d’une institution. Le porte-parole est un imposteur pourvu du skeptron» (Bourdieu 2001: 163). Les Politiciens, prédicateurs et quelques pseudo-intellectuels (autorisés) bénéficient donc d’une croyance collective «garantie par l’institution et matérialisée par le titre ou les symboles tels que les galons, uniforme et autres attributs» (Bourdieu 2001: 186) et le discours qu’ils produisent et diffusent auprès du grand public bénéficie de l’acceptabilité sociale qui est rarement accordée au discours d’intellectuels.
C’est ce que nous allons examiner dans cet article.
Ainsi les genres du discours chez Bakhtine se divisent en deux catégories principales: les genres premiers et les genres seconds. Le genre premier est la forme générique utilisée dans la pratique quotidienne et élémentaire du langage de type transactionnel ou interpersonnel, tels le vœu, la salutation, les félicitations. Le genre second inclut les genres littéraires (poésie, roman, etc.) et les genres rhétoriques (écrits scientifiques, tout type de commentaires, écrits juridiques et discours politiques). Ce sont des genres complexes qui «sont d’usage dans la communication culturelle relativement complexe, hautement développée, organisée (essentiellement dans la forme écrite) dans le domaine artistique, scientifique, sociopolitique, etc.» (Bakhtine 2002: 62). Les genres seconds ont donc vocation à absorber et «transmuter» les genres premiers et deviennent ainsi des genres premiers sophistiqués qui prennent des formes différentes, qu’on appelle les styles, selon les écrivains ou rhéteurs.
Bien que ces deux genres soient assez flexibles, maniables et libres, ils obéissent néanmoins, en général, à des règles conventionnelles prédéterminées dans la communauté linguistique et restent des «formes typiques et stables de construction de l’ensemble» (Bakhtine 2002 : 78). Cette approche du langage s’inscrit d’abord en rupture avec la conception saussurienne de la pratique langagière dans laquelle le langage est conçu comme une combinaison de langue (un système socialement déterminé incluant les règles d’usage et partagé par tous les membres de la communauté linguistique) et de parole (une performance purement individualiste du système) (Emerson & Holquist 2002: XVI). La pratique réelle du langage, notamment dans un contexte social extrêmement idéologisé, montre que la distinction saussurienne entre le langage et son usage, à travers sa dichotomie langue/parole, est insatisfaisante du fait qu’elle omet de prendre en considération la dimension idéologique de toute langue en tant que système et la dimension socio-idéologique de la pratique langagière.
L’approche saussurienne est exclusivement sémiotique, comme le rappelle Bourdieu, en cela qu’elle met l’accent sur le signe linguistique, et «la constitution interne d’un texte ou d’un corpus de textes au détriment des conditions socio-historiques de sa production et de sa réception.» (Bourdieu 2001: 11). De plus, la notion saussurienne qui repose sur le postulat d’une égalité d’accès à langue dans une communauté linguistique est loin d’être chose admise, ou comme l’a décrite Bourdieu, est une «illusion du communisme linguistique» (ibid.:13), comme cela est le cas de l’arabe dit ‘classique’ dans les pays arabes, où l’inégalité est plutôt non seulement la règle mais aussi le moyen qui permet l’instrumentalisation idéologique (politique et religieuse) de cette langue comme levier d’hégémonie. Avec cette conception bakhtinienne des genres du discours, il est admis que le sujet parlant ne dispose pas de toute la liberté supposée et qu’il fait usage du langage dans les limites des types d’énoncés assez stables, dans leurs formes écrites ou orales.
On peut donc considérer que le sermon religieux est un genre second et rhétorique. Dans l’espace religieux, les utilisateurs attitrés, à savoir les religieux, élèvent les genres premiers à un niveau supérieur de sophistication, en divers styles, pour en faire un genre second avec ses propres codes d’utilisation et dont le but est de transmettre les principes d’une religion donnée par la persuasion. En partant de la conception bakhtinienne des genres, on peut déduire que le processus normal de la pratique langagière est celle où les rhéteurs professionnels, chacun dans sa communauté discursive, transforment les genres premiers en genres seconds par leur manipulation sophistiquée de la langue.
Cependant, on observe que ce genre second qu’est le sermon religieux prend un tout autre chemin dans sa pratique en Algérie et dans le Monde arabo-musulman. Un processus inverse de la pratique langagière a vu le jour ; il consiste en une transmutation à double niveaux du sermon religieux, l’un induisant l’autre:
- Transmutation horizontale du registre religieux vers d’autres registres;
- Transmutation verticale du genre second au genre premier.
Par l’extraction du sermon religieux de son champ originel de la religion et en le transposant dans le champ politique, le champ médiatique, et le champ éducatif, il a changé de catégorie en passant du genre second au genre premier. Il est à préciser que ce transfert de genre ne garde que la forme et le style du sermon religieux et non pas le contenu. Les usurpateurs du sermon religieux n’en usent pas pour prêcher une religion mais pour prêcher leur discours. Ils adoptent ainsi la forme et le style du sermon religieux pour leurs discours tout en traitant des thématiques politiques, sociales ou autres. La raison principale de ce transfert contre nature est le capital symbolique et le crédit que confère le sermon religieux à son utilisateur dans un environnement empreint de religiosité et d’une culture à forte références religieuses. En optant pour le sermon religieux, le politicien, par exemple, offre à son discours les conditions qui lui permettent d’être écouté, des conditions décrites par Bourdieu comme des conditions de félicité.
Les conditions de félicité, qui englobent la position sociale du sujet parlant, le champ de son intervention, sa position dans ce champ d’intervention, le contexte de production et de réception du discours, le genre du discours et la relation entre le sujet parlant et ceux qui l’écoutent, sont ce qui permet au sujet parlant d’être écouté et suivi. Ces conditions sont donc ce qui permet au discours de devenir un discours performatif : acquérir une force illocutoire et produire l’effet perlocutoire, le premier étant cette force de persuasion contenue dans le discours et le dernier étant ce que le sujet parlant veut faire faire à son public.
En effet, l’efficacité d’un discours ne dépend pas que des qualités de l’orateur. Dans beaucoup de cas, elle dépend essentiellement du contexte et la forme dans lesquels le discours est dispensé. En adoptant le sermon religieux, certains politiques et intellectuels ont compris que leur discours était plus efficace s’il est prêché. Les mots ne possèdent pas de force illocutoire et ne produisent pas d’effet perlocutoire de fait, comme l’ont suggéré Austin (1962) et Habermas (1987). Il n’y a pas non plus d’environnement naturel pour rendre le discours performatif. Les mots acquièrent une force illocutoire dans un discours et induisent l’effet perlocutoire dans un environnement qui est préfabriqué par des conditions sociales (culturelles, religieuses et politiques) qui deviennent les conditions de félicité de ce discours.
Ces conditions de félicité permettent non pas une compréhension du discours, qui n’est pas toujours nécessaire à l’action du public, mais plutôt sa reconnaissance et l’adhésion aux thèses du rhéteur. Pour preuve, les discours énoncés en arabe ‘classique’, bien que pas compris par une partie de la population, suscitent néanmoins de l’adhésion auprès d’une partie du public grâce aux références symboliques qu’ils contiennent et à leurs conditions d’énonciation. Comme l’écrit Bourdieu : «La spécificité du discours d’autorité…réside dans le fait qu’il ne suffit pas qu’il soit compris (il peut même en certains cas ne pas l’être sans perdre son pouvoir), et qu’il n’exerce son effet propre qu’à condition d’être reconnu comme tel» (Bourdieu 2001: 165). Sans cette autorité, l’énoncé reste un acte de langage et ne peut s’élever au rang d’acte performatif qui «a une prétention claire à posséder un pouvoir donné» (Oswald et Ducrot 1977).
Ainsi, le sermon religieux, de par son pouvoir symbolique dans une société à forte religiosité, crée les conditions d’écoute et de suivisme au service de celui qui en use. Le politicien, le prédicateur, ou le pseudo-intellectuel acquiert la condition statutaire de personne mandatée à être écouté en adoptant le sermon religieux comme mode de communication. Sa parole est empreinte de la parole divine et acquiert son caractère de vérité absolue et non négociable. Le sermon religieux offre au rhéteur le skeptron, le droit d’être écouté et cru, et devient celui qui sait, car seul la parole divine est omnisciente.
Ce phénomène a pris des proportions considérables en Algérie dans les dix dernières années où la personne du président, par exemple, est décrite par des mots tels le sauveur ou le fidèle (El-Watan, 16 Avril 2006). Le crédit que l’usage du sermon religieux apporte permet d’établir une relation quasi-magique entre le rhéteur et son public. Benveniste (1969 : 121), d’ailleurs, dans son analyse étymologique du mot crédit révèle les effets de ce mot sur le processus d’identification du public à l’orateur, un mot qui vient du grec credere et qui voulait dire à la fois croire, faire confiance, confier à une personne un pouvoir magique et de laquelle on espère protection.
Ce crédit qu’octroie le sermon religieux attribut au rhéteur un statut de porte-parole dont bénéficie tout chef spirituel de par sa position du sage vers qui la communauté se tourne. Ce statut, usurpé ou attribué par consentement, transforme la nature du discours. Comme le notait Bourdieu : «L’usurpation qui réside dans le fait de s’affirmer comme capable de parler au nom de est ce qui autorise le passage de l’indicatif à l’impératif» (Bourdieu 2001 : 270). Par le biais de cet effet d’oracle, le rhéteur exerce une contrainte psychologique sur son public et se transforme d’un simple représentant du groupe au groupe lui-même. Ainsi, le groupe cesse d’avoir une opinion du fait même que le rhéteur se charge de penser pour lui. Le rhéteur devient l’être et le groupe le Néant.
Un phénomène fascinant dans la société algérienne permet d’illustrer cet effacement du public par rapport au rhéteur qui s’adresse à lui en usant du sermon religieux. On peut souvent entendre des expressions telles que «il leur a dit», au lieu de «il nous a dit» de la part d’une personne qui vient de sortir d’un prêche de vendredi ou d’écouter le politicien discourir, en se référant à l’orateur qui s’adressait à un public alors même qu’il faisait partie de ce même public. Cette extériorisation de soi dénote l’incapacité de cette personne de se poser en sujet pensant, qui puisse se mettre dans la posture d’un interlocuteur capable de réfléchir, douter, formuler une opinion, contredire ou convenir.
La position d’infériorité dans laquelle se retrouve la grande majorité du public du fait de leur non-maîtrise, tout à fait normale, de l’exégèse, et de leur souscription, à tort, à l’idée que les principes de la foi sont une question qui doit être dictée par les exégètes, permet au rhéteur usant du sermon religieux d’avoir l’autorité de l’expert, de prescrire et d’être au-dessus de tout soupçon. Cette imposture, parfois légitime du fait de l’absence de tout calcul de la part du rhéteur qui se croit réellement investi d’une mission, amène ce dernier à s’autoproclamer comme la source de la morale ou des valeurs nationales qu’il doit sauvegarder par tous les moyens. Cette imposture, même légitime, induit souvent une survalorisation des trois composantes de l’organisation sociale, à savoir, la tradition, l’autorité et la hiérarchie. Par la positivisation de ces trois éléments, les régimes au pouvoir se donnent le droit de consacrer par la loi un conservatisme qui attribut à toute idée nouvelle la valeur négative de contre-révolutionnaire, subversive, ou immorale, marginalisant ainsi le groupe dont la fonction même est de produire des idées nouvelles, les intellectuels.
Par sa transmutation, le sermon religieux a acquis les attributs des deux genres premiers et seconds. Ainsi, en tant que genre second à l’origine, le sermon religieux est caractérisé par toute la sophistication que ces genres possèdent en termes de raffinement du style, attractivité de l’imagerie et individualité dans la construction. En tant que genre premier transmué, il bénéficie de la large diffusion auprès du public et de l’accessibilité à la culture populaire. On note donc que le sermon religieux est devenu en Algérie le genre que la plupart des discours, servis au grand public adoptent comme forme. Ceci résulte en un formatage de la pensée et des modes d’expression à tous les niveaux de la société, de la maison à l’université, en passant par la rue.
A titre d’exemple, avec la surexposition des jeunes au sermon religieux, dans les mosquées et à la télévision, dès leur jeune âge, beaucoup d’étudiants viennent à l’université, avec une tradition d’expression dominée par ce genre. En effet, la lecture des essais, que nombre d’étudiants produisent à l’occasion d’examens, montre une influence considérable du sermon religieux sur leur forme discursive à l’écrit. En tant qu’écrits scientifiques, ces essais d’examen sont supposés être empreints d’objectivité et faire appel à l’argumentation. Ils sont au contraire pleins d’assertions, d’affirmations et trahissent l’idée qu’ils expriment une vérité du fait qu’elle est écrite, sans nécessiter de preuves,
tout autant que la parole divine est vraie du fait même qu’elle est prononcée.
Ce qui est encore plus dramatique est le fait que ces assertions sont parfois sans rapport avec la question posée, révélant ainsi un discours stéréotypé, servi à toutes les sauces. Elles s’avèrent aussi être spontanées et au cœur de leurs croyances. A la question «De quelle manière l’intervention américaine en Afghanistan peut-elle être expliquée par l’histoire des Etats-Unis?», posée aux étudiants de deuxième année anglais à l’Université d’Oran, on peut lire dans plus de 50% des réponses ce type de commentaires:
- L’Amérique hait les musulmans et les pays musulmans;
- Ce qui explique ceci est la religion. L’Irak et l’Afghanistan sont musulmans. Les Etats-Unis sont chrétiens;
- La raison est religieuse. Les Américains pensent que les croyances islamiques sont fausses et contre leur religion. Ils veulent répandre le christianisme, qu’ils pensent être une religion de paix, de tolérance et de confiance en soi, dans le monde entier. Mais ceci est faux;
- Le peuple juif avait la même idée et a influencé les Etats-Unis pour s’installer en Palestine.
A la question «Selon les Puritains, quelle est la raison d’être de l’Amérique?», on peut lire:
- Parce que nous, en tant que musulmans, nous savons qu’ils ne sont pas le peuple élu, et que l’Amérique n’est pas la Terre Promise;
- Mais la vraie raison [de la guerre du Golfe] est le pétrole, et je pense que c’est une idée des Juifs et des Etats-Unis.
Ces commentaires, même s’ils peuvent contenir une part de vérité, notamment par rapport au pétrole, montrent la dominance des idées contenues dans les prêches et discours de certains médias, contre lesquels l’université à travers l’étude de la culture américaine dans les modules de littérature et civilisation n’a absolument rien pu faire. Ces jeunes viennent à l’université et la quittent en conservant les mêmes représentations de l’Amérique et des relations arabo-américaines que celles de non-universitaires, tous deux beaucoup plus à l’écoute du sermon religieux des politiciens, prédicateurs et pseudo-intellectuels.
Le discours politique officiel en Algérie a bien su opérer cet habillage en sermon religieux digne des stratégies de communication en politique les plus efficaces. Par la multiplication des références à Dieu, tel «votez et aidez-nous, Dieu vous en sera témoin»[1] , des preuves par le Coran, des paroles ou faits du Prophète, en adoptant un style incantatoire et cathartique, le discours politique officiel se substitue au prêche. Ce style ne correspond pas au champ dans lequel le discours est produit. Au lieu d’un style argumentatif faisant appel aux chiffres et résultats concrets et probants, le discours politique à forme de sermon religieux manie le style affirmatif et déclaratif, évacuant la remise en question et faisant appel à la profession - au sens religieux du terme - à la proclamation et la prescription.
Alors que le style dans les genres seconds est l’élément du discours qui est le plus personnalisé, il est devenu, dans le discours politique qui a adopté le sermon religieux transmué, prédéterminé, stéréotypé, et fondamentalement un élément de l’unité générique de ce genre. Ainsi, deux traits caractérisent ce style: la tentation (ﺍﻠﺗﺮﻏﻴﺐ) et l’intimidation (ﺍﻠﺗﺮﻫﻴﺐ). Inspiré du Coran, qui utilise la tentation du paradis et l’intimidation par l’enfer, chose commune à toutes les religions révélées en quête de droiture morale, ce style transposé dans le discours politique devient un outil de manipulation des émotions dans un type de discours sensé s’adresser à la raison. En politique, le paradis et l’enfer sont bien entendu substitués par des notions telles la paix et la prospérité d’un côté, la violence et le sous-développement de l’autre. Le discours politique algérien, tout comme le sermon religieux, est dominé par la promesse d’un jour meilleur à condition de s’armer de patience. La notion de patience (ﺍﻟﺼﺒﺮ), centrale à la foi, est ainsi très présente dans le discours politique autant que dans le sermon religieux. Les slogans sur les banderoles des associations de soutien au président Bouteflika en 2006 à Constantine, tels «pour nous montrer un lendemain prospère et paisible», «progrès dans la situation économique et sociale», «Vous, le chef de la renaissance algérienne moderne» illustrent cette profusion de promesses face aux grandes espérances et frustrations d’un peuple (El-Watan, 16 Avril 2006).
Le jeu stylistique sur les émotions dans le discours politique à la forme de sermon est renforcé par ce que Bakhtine (2002: 84) appelle l’aspect expressif, qu’il définit comme l’évaluation émotionnelle et subjective par le rhéteur du contenu sémantique de son discours. En effet, le discours politique à forme de sermon énonce des idées qui ne sont pas soumises à une matrice logico-objective d’arguments, mais à l’auto-évaluation émotionnelle du rhéteur, recourant aux justifications et référents religieux, et en usant d’un ton émotif.
Ce genre est également caractérisé par des traits linguistiques et paralinguistiques. Les traits linguistiques varient des marqueurs lexicaux aux morphologiques. Parmi les marqueurs lexicaux, on peut citer la récurrence des mêmes mots à sens unique. Les marqueurs morphologiques sont à forme différentielle (Saville-Troike 2003: 64), tel l’usage de la première personne du pluriel ou la troisième personne du singulier quand le rhéteur se réfère à lui-même. Les traits paralinguistiques variant de l’intonation, le ton, l’accent tonique à l’élévation de la voix, en passant par la cinétique, un langage corporel formaté, comme taper sur le pupitre. Tout cela suscite une posture émotive du public et invite son adhésion et engagement sans critique ou remise en cause. De plus, en recourant au sermon religieux dans la langue arabe dite ‘classique’, et par le biais de son caractère sacré du fait de son statut de langue du Coran, le discours politique acquiert le même capital symbolique qui découle du Coran en tant que vérité absolue.
La maîtrise de la langue arabe et des principes du sermon religieux deviennent déterminants pour la capacité du rhéteur à contrôler son public. Ceci explique très bien le succès impressionnant des prédicateurs et pseudo-intellectuels sur certaines chaines satellitaires arabes comme Amr Khaled sur la chaine Iqraa ou bien Mohammed Amara sur ESC. Ceci n’est bien sûr pas spécifique à notre pays, mais s’applique également à d’autres espaces culturels et religions. On peut observer les prédicateurs évangélistes américains, comme Dr. C.A. Dollar sur TBN ou T.D. Jakes sur Church Channel, qui attirent de larges audiences sur les chaines évangélistes américaines, et qui tentent de résoudre l’échec du discours chrétien. Cet échec a longtemps été attribué au seul recul de la croyance des gens en la vision du monde telle qu’elle est formulée par l’Eglise, en concurrence avec la science. En réalité, comme l’a noté Bourdieu, c’est également dû à l’effondrement de la relation sociale spéciale entre le clergé et le peuple, entre le croyant chrétien et son médiateur dans son rapport à Dieu. Cette relation s’est fanée au moment même où elle a cessé d’être magique, i.e. d’être basée sur la croyance et la confiance en le médiateur lui-même. Ceci explique aussi le succès du discours islamiste, à travers les chaines de télévision comme Iqraa, tant une partie du public est subjuguée par le charisme des rhéteurs tels Amr Khaled, Abdallah Muslih, Wajdi Ghunaim et Ali al-Djafri, en qui il a confiance et qu’il a érigé en véritables stars du petit écran dans le monde arabe, aussi connus que les stars de musique et cinéma.
Dans la politique, la tendance évangéliste aux Etats-Unis, désignée par l’expression Born-again Christians (expression tirée du 3ème Chapitre de l’Evangile de Jean et qui désigne la renaissance spirituelle des femmes et des hommes dont l’expérience personnelle transcendante les a amenés au salut après une vie de perdition), a adopté la même démarche discursive, exacerbée avec l’arrivée de l’ex-président américain George W. Bush à la Maison Blanche, qui n’a cessé de faire usage de concepts moraux et religieux, tout au long de son règne de 2001 à 2008, tels que croisade, le bien, le mal, dans le but de gagner l’adhésion des Américains, pour qui la religion tient une place importante, et pour contrôler au mieux son public.
Le contrôle du public fait partie de ce que Bakhtine (2002: 78) appelle la volonté de parole dans le discours. La volonté de parole est l’intention du sujet parlant, préalable à la production de son discours, sa volonté derrière le choix d’un genre. En optant pour le sermon religieux, comme forme de son discours, le rhéteur choisit dès le début d’établir une relation particulière avec son public, celle d’un prescripteur avec ses disciples, celle d’un guide qui attend de ses fidèles ce que Bakhtine désigne par «l’action voulue et différée» (ibid.: 69). Cette action voulue par le rhéteur est donc l’effet perlocutoire qu’il désire obtenir par son discours. L’action est différée car le rhéteur ne s’attend pas à un effet immédiat. Son discours est le déclencheur d’un processus de maturation de l’action chez son public qui devra la réaliser au moment opportun. Comme le précise Bakhtine: «une compréhension réactive de ce qui est entendu…peut être directement transformée en action…tout comme elle peut rester, pour le moment, une compréhension réactive silencieuse…. Tôt ou tard, ce qui est entendu et bien assimilé trouvera une réponse dans le discours ou comportement ultérieurs de celui qui écoute» (ibid.: 68-69).
De multiples exemples peuvent illustrer ce recours hypertrophié au sermon religieux comme instrument politique. Dans ce registre, la campagne de promotion de la Charte pour la Paix et la Réconciliation Nationale précédant le référendum du 29 septembre 2005 présente une parfaite illustration. Dans son discours à l’occasion de la conférence des cadres, l’actuel président a fait référence à Dieu à douze reprises, que cela soit pour implorer sa bénédiction ou justifier l’action entreprise, comme le montre ces extraits[2]:
- Des années durant, nous avons donné le meilleur de nous-mêmes pour que s’éteigne le brasier de la Fitna, … pour que la Miséricorde divine nous vienne en aide.
L’utilisation du pronom ‘nous’ dans la première proposition de cette déclaration permet d’établir un lien étroit avec ‘la miséricorde divine’ dans la deuxième. L’induction directe qui en découle est que l’action du rhéteur est elle-même la manifestation de la miséricorde divine. L’utilisation du mot fitna, même dans la version officielle en français au lieu d’un mot équivalent en français, est aussi délibérée, permettant la création des conditions de félicité d’un contexte empreint de références religieuse, la fitna étant le pire état d’anarchie selon le texte coranique: «car la subversion [fitna] est pire que le meurtre» (Al-Baqarah S.2, A.191).
- Je me suis engagé devant Dieu et devant vous à ne ménager aucun effort ni aucune initiative pour éteindre le feu destructeur de la Fitna.
L’engagement du rhéteur est admis comme étant un engagement religieux. L’usage ici du ‘je’ au lieu du ‘nous’ place le rhéteur dans la position d’un guide spirituel dans une communauté de croyants liés par un contrat moral, au lieu d’une communauté politique de citoyens liés par un contrat social.
- Avec l’aide de Dieu, auquel nous rendons grâce, nous avons ensemble, ouvert la voie à la Concorde Civile.
Ceci est un cas de sacralisation d’une décision politique, résultat d’une intervention divine.
- La volonté des peuples n'émane-t-elle pas de la volonté de Dieu, le Clément, le Miséricordieux?
Cette déclaration a le mérite de sceller définitivement le statut du rhéteur comme médiateur entre Dieu et le peuple à la limite du droit divin. Du fait même que la volonté du peuple émane de la volonté de Dieu, le choix du peuple est par conséquent une décision divine.
Ce qui est discuté ici n’est certainement pas la légitimité ou la vérité des propos exposés, mais bien la forme dans laquelle ils sont tenus, substituant au discours politique dans les règles de l’art le sermon religieux transmué. Nombre de politiques ont clairement opté pour ce genre comme seul outil de communication avec le peuple. Baignant dans un contexte discursif où le sermon religieux est devenu le genre second à usage premier le plus répandu, le public est non seulement plus réceptif mais se l’approprie et en use. Le sermon religieux arrive même à concurrencer l’apprentissage des langues, à la manière dont le présentait Bakhtine dans d’autres cas: «Nous recevons ces genres du discours presque au même moment où nous recevons notre langue maternelle que nous pratiquons couramment bien avant de commencer à étudier la grammaire» (Bakhtin 2002: 78).
Ce qui semble exceptionnel est le fait qu’alors que dans certaines sociétés les enfants sont exposés à une multitude de genres du discours, qui les initient à la capacité de réflexion et d’argumentation, dans la société algérienne ; le sermon religieux, du fait de son usage abusif, prend la primeur. Les étudiants universitaires, à titre d’exemple, ont acquis des schèmes d’intelligibilité, matrices d’opérations de pensée déterminées (Dortier 1998), largement façonnés par le sermon religieux, à travers lesquels ils tendent à rejeter, consciemment ou inconsciemment, d’autres genres dans leur apprentissage ou production intellectuelle. La posture de celui qui écoute sans réagir, développée dans le contexte du sermon, est reproduite en salle de cours, et amène certains d’entre eux à adhérer complètement aux idées du professeur, à régurgiter les notes prises en classe, et s’interdire toute tentative de réflexion, de remise en cause, ou d’opinion personnelle. Quand il arrive à certains de formuler des avis contraires à ceux du professeur, ces avis sont la réplique des propos des sermons religieux.
L’accoutumance au sermon religieux, qui par définition est prescriptif et limitatif, ne permet pas à beaucoup d’entre eux d’apprécier d’autres genres du discours, tels les essais scientifiques et autres textes de fiction, qu’ils trouvent difficiles à comprendre et à analyser. Leur habitus discursif rend l’apprentissage d’autres mécanismes cognitifs de réflexion et d’analyse une tâche très ardue et rédhibitoire, comparés aux mécanismes hérités de leur éducation sermonnaire : certitude, acquiescence, conformisme, attitudes attendues de tout croyant face à celui en qui il croit.
Cette accoutumance a donc développé chez eux une volonté non-délibérée de non-apprentissage. Cette formulation antinomique, puisque la volonté est sensée être délibérée, traduit l’état paradoxal et paroxystique dans lequel l’étudiant arrive à l’université, un espace de réflexion et de questionnement, avec le désir d’apprendre, mais non moins handicapé par une surexposition à une pratique discursive qui fait appel aux émotions, base de la foi, au lieu du raisonnement, base de la science.
Il est clair que la monopolisation du sermon religieux dans ces conditions est une forme de monopolisation du pouvoir. Certains politiques l’ont très bien compris dans un pays où les chiffres officiels précisent en effet «que pas moins de 14 millions d’Algériens assistent à la prière du vendredi en moyenne»[3] chaque semaine dans les 15000 mosquées que compte le pays. Grâce au sermon religieux, un genre du discours second à l’origine, transmué en genre premier, l’idéologie accède à une plus grande proportion de la population qui ne possède pas forcément les moyens intellectuels pour comprendre, interagir et adhérer à cette idéologie quand elle est transmise à travers le discours politique en tant que genre spécialisé pratiqué dans «la communication culturelle complexe» (Bakhtin 2002: 98).
Le politique ou pseudo-intellectuel, pratiquant le sermon religieux transmué, devient tout au plus un rhéteur, i.e. un praticien professionnel de la rhétorique. La rhétorique est prise ici dans son sens péjoratif, comme technique du discours dont le but principal est de persuader le public du faux par la manipulation à travers un langage beau, mais «tendancieux… emphatique, et superficiel» (Reboul 1993: 5). La caractéristique essentielle de cette rhétorique est qu’elle est épidictique, donc amplificatrice et visant l’autoglorification. «Dans l’épidictique,» écrit Reboul, «le rhéteur est seul face à un public dont le seul rôle est de l’applaudir» (ibid.: 19).
Les enjeux idéologiques en Algérie, comme d’ailleurs dans tous les pays, ont fait de la pratique discursive une priorité dans la pratique politique. Mais, la double transmutation du sermon religieux, d’un genre second à un genre premier, et du registre religieux au registre politique, au-delà de ses effets politiques immédiats, semble avoir généré une nouvelle culture qui laisse beaucoup moins d’espace à la pensée critique et qui s’accommode des certitudes, du suivisme et de l’apathie intellectuelle.
Bibliographie
Austin, John L., How to do Things with Words, Oxford, Oxford University Press, 1962.
Bakhtin, Mikhaïl, Speech Genres and Other Late Essays, Austin, University of Texas Press, 2002.
Benveniste, Emile, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969.
Davy, Georges, Eléments de sociologie, Paris, Vrin, 1950.
Dortier, Jean-François., Les sciences humaines. Panorama des connaissances, Auxerre, Sciences Humaines, 1998.
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Notes
[1] Le Soir d’Algérie, « Bouteflika en a fait la promesse à Oran : vers une augmentation des salariés », 25 février 2009, p. 5.
[2] Bouteflika, Abdelaziz, «Discours à l’occasion de la conférence des cadres », Alger, dimanche 14 août 2005. (www.algeria-watch.org/fr/article/pol/amnistie/discours_bouteflika.htm).
[3] Dans son article du 20 février 2006 «Les agressions contre les Imams se multiplient. Le MSP veut s’emparer des mosquées», El-Watan souligne l’importance des mosquées et du sermon religieux en citant le porte-parole du ministère des affaires religieuses, M. Tamine, qui indique que 20% des 15000 mosquées du pays ont été la scène du genre de violence décrit dans le titre : «connaissant l’importance de la fonction de l’imam, il est aisé de deviner l’appétit de partis de cette obédience pour un réservoir aussi puissant de potentiels militants politiques. Ce ‘ travail de sape’ des partis islamistes est évidemment bien connu des services de sécurité, comme nous le confirme le ministère.»