Insaniyat N° 25-26 | L'Algérie avant et après 1954 | p.07-25 | Texte intégral
The FLN “Revolution” (1954-62)Abstract: Official Algerian history teaches that the national Liberation Front was revolutionary. It is a fact, it incarnates the refusal of foreign domination in a final paroxysm and it leads to a popular rural warfare. But really, the plans that it draws up for after independence were practically limited to national freedom with a return to cultural origins often enough involving traditional references, with recourse to industrialization and to a greater extent to investment in technical modernism well distant from a modernity going back to deep cultural changes which were never decisively promised. There were however analyses and plans of revolutionary nature, but they were always marginal and produced behind closed doors. The FLN revolution didn’t separate itself from traditional communal reactions. It was scanned at the summit especially by virtue of instrumental rhetoric in the final triumphant military section, the General Headquarters, directed by colonel Boumediene in the conquest of power. In all, the FLN was hardly revolutionary if one wants to go beyond the simple acceptance of an anti colonial revolution even if one considers the differences of meaning between ‘thawra’ in Arabic and Revolution in French. The FLN was not a National Revolutionary front. It was a resistance front. Key Words: national movement - colonization - FLN - revolution - thawra - communitarism - resistence front - general headquarters |
Gilbert MEYNIER : Historien, professeur émérite - Université de Nancy II.
Le Front de libération nationale (FLN) fit une révolution, qui lui fut consubstantielle : de 1954 à 1962, puis après l’indépendance. C’est là du moins la vision que propose, coram publico, l’histoire officielle de l’Algérie indépendante. Dans les manuels d’histoire pour écoliers du secondaire conçus à l’époque du régime autoritaire de Boumediene, et dans ceux des années 1980 qui restent encore en usage aujourd’hui, c’est là une antienne : la guerre de libération anticoloniale de l’Algérie de 1954-1962 est uniment dénommée « révolution », avec, dans les textes en français, une majuscule à « r » ; le 1er novembre 1954 constitue l’aurore de la « Révolution ». Certes, en arabe, le mot thawra, que l’on traduit généralement – et hâtivement – par « révolution » peut en effet accepter cette acception, si ce n’est que le champ sémantique de « thawra » est assez différent de celui de « révolution. »
Il n’importe : « thawra », dans les publications officielles en arabe, « révolution » dans celles en français, sont, dans le discours du FLN, le début et la fin de toutes choses. Et cela de manière si insistante que « révolution » finit par vouloir dire beaucoup de choses différentes : éventuellement, la transformation socio-économique radicale ; beaucoup plus fréquemment, la guerre de libération, en quasi synonyme de jihad ; voire, les inspirations du pouvoir d’État algérien (dans les manuels d’histoire susmentionnés, toute décision prise par ce dernier est couramment dénommée décision « de la révolution »). Généralement, tout ce qui est censé aller dans le sens algérien de l’histoire y est dénommé « révolution. » Ainsi, ce fut la « révolution » qui résolut d’arabiser l’enseignement et de procéder à « l’algérianisation de toutes choses ». Il n’est évidemment pas question ici de remettre en cause – bien au contraire – le bien-fondé de décisions qui firent renouer le peuple algérien avec sa langue majoritaire, laquelle avait été sa langue de culture pendant plus d’un millénaire. Cela dit, l’arabisation fut généralement conçue dans une pente de légitimation sous les auspices d’un sacré qui ne distinguait pas islamité et arabité, et qui ne fut guère en soi révolutionnaire : c’était là l’acception du « socialisme spécifique ».
L’historien est donc en droit de s’interroger sur ce que fut cette « révolution » que le FLN de guerre et, après lui, ses successeurs au pouvoir prétendirent réaliser. À tout le moins, il ne peut s’empêcher d’être pris par le doute : il est fréquent, en histoire, que la scansion obsessionnelle d’un objet camoufle la vacuité voire l’inexistence dudit objet.
Refus de l’oppression étrangère et guerre populaire rurale
La révolution, en Algérie, se déduit a priori de la forme de lutte : on est bien en présence d’un mouvement armé populaire. Guerre populaire organisée, elle ne se réduit en aucun cas à la série d’actes terroristes individuels à laquelle les réticences communistes à l’endroit du FLN voulurent au départ la réduire. Dans la guerre populaire, il y a un aspect de défoulement collectif contre tout ce dont le peuple rend responsable son malheur : luttant pour l’indépendance, les mujâhidûn et les musabbilûn[1] règlent en même temps des comptes avec la loi coloniale ; ils vengent les Algériens du régime de la commune mixte ; ils en décousent avec l’ordre caïdal ancien ; ils s’attaquent aux colons pendant que la masse de leurs compatriotes, expressément, applaudissent aux exactions contre les collaborateurs et à la soumission des grands propriétaires à l’ichtirâk[2]. Incontestablement, tout Algérien se voit à un moment ou à un autre en résistant, en émule activiste de la figure de Jeha, le héros populaire qui fait la nique aux puissants et leur joue des tours.
La plate-forme de la Soummam, l’historique congrès de l’été 1956, campe, sur un mode populiste habituel dans les luttes de libération du tiers-monde, une société dans laquelle un peuple pauvre lutte pour son émancipation. Ce peuple est dirigé par des dirigeants lucides et sincères, pleins d’abnégation, tel que, par exemple, Abbane, le promoteur du congrès, se voyait – à juste titre –, ou tel qu’un Ben Tobbal le fut pendant sa période de colonel de maquis à la tête du Constantinois. Ces dirigeants se présentent comme n’étant rien sans un peuple auquel ils adhèrent par la communauté de lutte depuis l’événement fondateur légitimisant de novembre 1954.
Est bien garante de « la révolution » dans les textes du FLN l’indéfectible paysannerie, masse de manœuvre essentielle de l’Armée de libération nationale, l’ALN. Si, dans la plate-forme de la Soummam, elle est bien considérée comme telle, si une « réforme agraire » lui y est hâtivement promise, elle y est toutefois dite quelque peu « retardataire » au regard des cités[3]. La « classe ouvrière » y est décrétée insuffisamment militante. À la différence de l’UGSA-CGT[4], présentée comme embourgeoisée, l’UGTA[5], la centrale ouvrière du FLN, est présentée comme le syndicat des catégories les plus exploitées. Cette affirmation émanait bien d’une fausse conscience populiste donnant le coup de pied de l’âne au Parti communiste : les adhérents algériens de l’UGTA recrutaient sensiblement sur le même terreau social – cheminots, fonction publique – que l’UGSA. Les rédacteurs de la Soummam – qui comprennent des citadins des classes moyennes provenant du MTLD[6] – assignent cependant bien un rôle politique pionnier et premier aux « éléments citadins politiquement mûrs. » Mais la conception du congrès de la Soummam fut le fait d’idéologues « évolués » ne répondant pas vraiment aux vues des dirigeants maquisards de terrain majoritairement ruraux ; ce pour quoi ils prirent vite leurs distances avec ses résolutions. Et l’aile marchante du FLN et de l’ALN se situait bien dans les campagnes.
C’est pourquoi, à la suite de l’œuvre de l’idéologue Frantz Fanon, la paysannerie fut de plus en plus parée de vertus révolutionnaires primordiales, tout simplement parce qu’elle n’était, chez Fanon et chez ses disciples algériens, pas autre chose que l’image métonymique du tiers-monde luttant pour sa libération. Le projet de programme conçu dans le second semestre de 1959 était redevable notamment à Fanon[7]. Il faisait de la libération nationale un tout indissociable de la révolution sociale, dont la force dirigeante était la paysannerie. Ce faisant, il ne tenait pas compte du bouleversement et de l’irréversible perte de substance de la paysannerie pendant la guerre à coups de zones interdites et de camps de regroupement. Les ouvriers, eux, étaient dits « dans les villes être l’élément le plus dynamique. » Était recommandée l’institution, à chaque échelon de l’ALN, d’un comité UGTA. L’existence de tels comités est attestée en wilaya III[8] (Kabylie), surtout, et en wiliaya IV (Algérois).
Guerre populaire, la guerre de libération impulsée par le FLN et l’ALN est bien une révolution car elle est renversement de l’ordre établi dans la société. Dans la mesure où l’ordre établi était vu comme prioritairement colonial, le FLN, c’était la révolution puisque c’était bien l’ordre colonial qu’il condamnait et se proposait d’abattre. Mais, une révolution c’est d’abord un retour sur soi, un renversement de sa propre société, un programme se proposant de faire table rase de son passé. Et le passé de l’Algérie n’était pas, tant s’en faut, seulement colonial.
Or, rien n’indique qu’une guerre populaire soit, de ce point de vue, forcément une révolution. Les camisards insurgés au début du xviiie siècle, en France, dans les Cévennes protestantes, ne désiraient pas changer leur société, peut-être même au contraire. Luttant contre les dragonnades du roi de France, ils luttaient contre le pouvoir royal central, voire contre tels de leurs pasteurs qui se méfiaient de la propension des insurgés à prophétiser. Ils défendaient leur morale, leurs conceptions messianistes, leur société montagnarde cévenole. Guerre populaire, la guerre des camisards ne fut jamais une révolution. À l’inverse, il y a des révolutions sans guerre populaire. Et il y a d’autres révolutions que les révolutions politiques et sociales. Passe pour la révolution perspectiviste qui, dans la peinture italienne, au quattrocento, bouleverse les modes de représentation de l’espace et du monde, ou encore, dans la musique européenne, la révolution atonale du début du xxe siècle. Mais, en tant que révolution politique et sociale, la Révolution française a triomphé grâce à la guerre nationale impulsée de Paris par la Convention, et non par une guerre populaire. La guerre populaire se réduisit aux mouvements de la Grande Peur, aux massacres de septembre 1792, ou aux maquis de la guerre de Vendée. Mais, dans ce dernier cas, la guerre, si elle fut bien populaire, fut contre-révolutionnaire.
Dans les textes du FLN, l’objectif à atteindre est la libération de la domination coloniale de la société algérienne, unanimement mobilisée à cette fin. Le programme, si l’on peut parler de programme à propos de textes épars dont quelques-uns seulement ont une cohérence démonstrative, est un « contre-programme » dont les chapitres sont autant d’articles portant destruction du système colonial. La plate-forme de la Soummam mettait sur pied un État et non un changement social. Sous une teinture marxisante redevable à la personnalité de l’un de ses principaux rédacteurs, l’ex-dirigeant communiste Ouzegane, et destinée durablement à recouvrir des marchandises diverses, elle ne mentionnait la société algérienne que sur le mode fonctionnel de différentes couches « dites la composer » : il n’y avait ni exploiteurs ni exploités, il y avait des paysans, des travailleurs, des intellectuels…, sans parler des jeunes et des femmes ; la moitié de la population était mise sur le même plan que diverses catégories socioprofessionnelles. Le peuple était déclaré uni dans le combat libérateur. Mais, pour l’après, c’était le grand silence.
Émancipation nationale et modernisme technophile
De 1954 à 1962, l’émancipation du joug étranger est la clé de toutes choses, notamment du développement économique. Le développement étant toujours connoté positivement, le colonialisme est toujours analysé comme la seule cause du sous-développement et son quasi synonyme. Le plan de Constantine est dénoncé par le journal du FLN El Moudjahid comme un guet-apens néocolonialiste destiné à accoucher d’une troisième force sociale et politique susceptible de constituer l’« interlocuteur valable idéal ». Les textes du FLN sur le programme économique et social à réaliser restent dans le vague. Mais ils vont tout de même au-delà de la quasi-vacuité du MTLD en la matière avant 1954. Si le texte du congrès de la Soummam est à peu près muet sur le sujet, El Moudjahid salue à plusieurs reprises l’avènement futur de la justice sociale, toujours conditionnée par le développement économique.
Sur ce qu’il convient de faire une fois l’indépendance acquise, la plupart des textes officiels du FLN sont prudents. Tels articles du Moudjahid peuvent occasionnellement l’être moins ; mais le Moudjahid fut, sur le sujet, censuré dans la version officielle définitive reliée que l’Algérie fit éditer en Yougoslavie après l’indépendance. À vrai dire, un seul texte (« Les exigences de notre développement économique »[9]) donne quelques orientations. Celles-ci restent surtout des pétitions de principe en faveur de la « démocratie sociale » et d’un « développement économique » qui « ne sera pas technocratique mais démocratique. » C’est évidemment la loi du genre : peu de programmes ont jamais revendiqué un développement technocratique et antidémocratique. La démocratie n’empêchera pas le développement d’être l’œuvre de l’État pour permettre de brûler efficacement les étapes du développement. Et, sur le fond, le FLN eut au moins une ressemblance avec le marxisme-léninisme, qu’il eut pourtant en sainte horreur : il fut pour l’essentiel une idéologie de la rupture et de la mobilisation qui, sensiblement comme le marxisme-léninisme, échoua finalement à construire.
Ultérieurement, à l’ère Boumediene, dans l’option dite socialiste, l’« industrie industrialisante », présentée comme panacée par le groupe d’experts issus de l’« école de Grenoble », devint quasiment synonyme de révolution. Le léninisme avait eu les « soviets plus l’électricité ». On peut dire que la « révolution » boumédiéniste eut surtout comme arguments : « Qiyamunâ wal naft » (« Nos valeurs et le brut »). Mais, dès avant l’indépendance, ce type de discours révolutionnariste était en voie de constitution chez une bureaucratie dirigeante en proie aux prurits du « modernisme » – c’est-à-dire de la rétention instrumentale des épiphénomènes techniques des sociétés industrielles – et beaucoup moins de la « modernité » – terme renvoyant à des changements culturels en profondeur –, pour reprendre la lumineuse distinction proposée par Anouar Abdel Malek[10]. À vrai dire, ce modernisme constituait déjà l’ordinaire culturel de nombre de technocrates du FLN, à commencer par Belaïd Abdesselam et Laroussi Khelifa, qui furent tous deux professeurs, en 1957-1958, à l’école des cadres du FLN d’Oujda, et bientôt tous deux ministres dans l’État indépendant. On sait que Belaïd Abdesselam fut le ministre technocrate-clé de l’époque Boumediene. Le texte des cours dispensés à l’école d’Oujda, signé Laroussi Khelifa, fut édité en Suisse en 1961 sous le titre de Manuel du militant algérien[11].
C’est dans le registre du modernisme que se situent les douze pages (sur trois cents) qui traitent des « perspectives d’avenir de l’économie algérienne. » La « réforme agraire » est expédiée rapidement et elle renvoie surtout au « retour de la terre algérienne à ses légitimes propriétaires », malgré l’allusion, au travers d’une ligne, aux « méthodes chinoises » et à « leurs succès éclatants », et malgré une autre ligne consacrée aux « coopératives de production ». La place bien plus importante qui est laissée à l’industrie traduit le désintérêt, pour ne pas dire le mépris, pour la paysannerie. On dira, en suivant Albert Memmi[12], qu’il porte la marque d’un mépris intériorisé de facture schizophrénique coloniale.
Les choses sérieuses, c’est « l’émancipation révolutionnaire sur le plan industriel », qui annonce en avant-première l’industrie industrialisante : « L’industrie lourde, base de l’indépendance » et « les possibilités dans le domaine de l’industrie légère » doivent déboucher sur « la multiplication rapide du niveau de vie du citoyen algérien ». Dans ce livre, pas un chapitre sur la culture : juste une page consacrée à l’obscurantisme, référé seulement aux méfaits du colonialisme et en aucun cas à la descendance de Ibn Taymiyya[13]; et deux pages sur la doctrine révolutionnaire, où il est exclusivement question de la libération du monde colonisé – un coup de chapeau à l’appui à la « vaillante petite Irlande », vaillante et ancrée dans sa foi, l’Irlande, référence obligée de tout l’indépendantisme algérien depuis l’Étoile nord-africaine (l’ENA).
Le Manuel du militant algérien, ainsi que le présente son auteur, est un « recueil de connaissances à la fois historiques sur la Patrie et de connaissances générales utiles à tous cadres et militants de la Révolution ». On trouvera, de fait, plus dans cet ouvrage un recueil pour servir à la culture générale pratique d’élèves promis à être cadres qu’un manifeste révolutionnaire pédagogique pour militants. L’essentiel du livre est constitué, en effet, d’un cours d’histoire anticoloniale, de géographie économique et de généralités de sciences politiques, mais sans idées politiques bien discernables, à l’exception d’une seule : « la légitimité de la Révolution », c’est-à-dire de la révolution anticoloniale.
De fait, dans la plupart des textes du FLN, l’indépendance doit pourvoir à tout. C’est que, en Algérie, les humains avaient des urgences partagées par la plupart des Algériens : la libération de la domination étrangère. Et les urgences ne sont guère propices aux réflexions et aux maturations. C’est là la grande différence avec, par exemple, un Viêt-nam où la grande propriété était vietnamienne alors qu’en Algérie elle était principalement française. Au Viêt-nam, pays de guerres paysannes séculaires, les combats étaient autant vietnamo-vietnamiens qu’ils étaient vietnamo-français. Le nationalisme y fut donc consubstantiel du communisme.
Différence, même, avec la situation française de 1940-1945 : il n’y eut jamais en Algérie de force politique consistante collaborant avec l’ennemi de manière consciente et par choix idéologique délibéré comme le régime de Vichy ; les harkis ne furent guère des collaborateurs au sens français, ils ne furent guère que des mercenaires. Donc, il n’y eut jamais de volonté de retour sur soi voulant éliminer une idéologie collaborationniste – pratiquement inexistante dans le champ historique algérien. À l’inverse, en France, l’idéologie collaborationniste était reliée à une tradition d’extrême-droite et à des combats franco-français au regard desquels il n’y eut jamais consciemment de comparables combats algéro-algériens. Le consistant programme du CNR français était donc, au sortir de la guerre, principalement un retour sur soi. Rien de comparable dans le programme du FLN.
Analyses et projets à la marge
Cependant, marginalement et quasiment à huis clos, l’avenir de l’Algérie fut objet de débat, Il y eut notamment dans le mouvement syndical quelques authentiques projets constructifs. Au sein de l’UGTA, de la FNEGA[14], qui avait une certaine notoriété dans le monde du travail, fut lancé le mot d’ordre d’autogestion : la FNEGA élabora un rapport sur la mutation du conseil d’administration de l’EGA[15] en comité de gestion selon des principes qui allaient dans le sens du socialisme coopératif. Mais, à notre connaissance, il ne fut jamais fait grand cas de ce rapport dans les milieux dirigeants du FLN, et l’on ne parla guère d’autogestion, ni au GPRA ni dans les cinq sessions successives du CNRA[16]. Ce fut notamment à partir de ce rapport que, ultérieurement, le député Aït Ahmed fit le 8 décembre 1962 une proposition de loi sur l’autogestion ouvrière. Et, trois mois plus tard, le régime Ben Bella entérina formellement l’autogestion par les décrets de mars. Mais ce fut dans un contexte où, au lendemain du premier congrès de l’UGTA en janvier 1963, le mouvement syndical avait été décidément domestiqué par le pouvoir d’État. L’avènement formel de l’autogestion en Algérie se fit donc sur les fonts baptismaux de la bureaucratisation.
Lors de la rédaction du projet de programme du FLN de 1959, il y eut aussi débat à la centrale ouvrière UGTA[17] – dont nombre de membres, au moins dans la prime génération, venaient de la CGT. Il y en eut aussi à la centrale étudiante UGEMA[18] et à la section universitaire du FLN, qui succéda quelque temps à l’UGEMA. Après son interdiction par le gouvernement français en 1958. En 1962, l’UGEMA rédige un fort volume dactylographié sur l’économie algérienne[19], qui précise et complète le Manuel du militant algérien ; mais en gardant la même inspiration où le technique prédomine et où le politique est second. Là aussi, la petite propriété doit coexister avec des coopératives, et l’exemple chinois n’est convoqué que comme modèle de « mobilisation des masses. »
Les alliances à rechercher par le FLN sont conçues dans le projet de programme de 1959 par deux groupes différents de responsables : l’un attiré par l’Occident, l’autre par le bloc socialiste. Elles doivent être conçues, non dans le cadre d’une hostilité à l’Occident, mais au colonialisme (il faut « rassurer nos partenaires quant à nos perspectives économiques après l’indépendance »[20]), et, à la fois, elles doivent s’ouvrir sur les pays socialistes qui ont démontré leur capacité à aider matériellement et financièrement l’Algérie en lutte. Conjoncturellement, et loin de tout choix idéologique, il s’agit de jouer l’un contre l’autre le bloc occidental et le bloc socialiste (« L’anti-impérialisme n’est qu’un facteur de mobilisation de l’opinion nationale et internationale contre le colonialisme français. On se leurre donc à vouloir rendre compte de la nature du FLN en fonction de ses alliances diplomatiques »[21]).
De toute façon, des textes de ce type sont peu nombreux et, non diffusés, ils restent à usage restreint pour quelques cadres et responsables. Le projet de programme resta à l’état de projet, même s’il fut ultérieurement utilisé dans certains de ses aspects pour donner une teinture révolutionnaire à la rhétorique de l’État-major général (EMG)[22].
Un texte célèbre – la Charte de Tripoli –, présentée fin mai 1962 à la dernière session du CNRA, célébra sur le mode populiste engagé les vertus révolutionnaires innées de la base populaire. Plus intéressant, il fit à contre-courant, et non sans courageuse lucidité, le procès des insuffisances révolutionnaires du FLN. Le texte, qui porte la marque d’un cénacle d’intellectuels de gauche marginalisés, et qui fut rédigé en petit comité, stigmatise le clanisme, le clientélisme, « l’esprit féodal » et « l’esprit petit-bourgeois » d’une bureaucratie coupée des masses et dépolitisée. Il souligne la bureaucratisation du FLN et la mainmise sur lui de l’armée. À lire ce texte – volée de bois vert que nombre de participants au CNRA auraient pu adopter comme acte de contrition –, il est peu aisé de comprendre pourquoi il fut voté à l’unanimité par le même CNRA, sauf à conclure à un cas collectif de masochisme. Certes, ce texte ne fut lu pratiquement que par peu de participants. Et il est à parier que n’importe quel autre texte aurait de même pu être adopté. De toute façon, personne n’entendait en suivre les inspirations et les recommandations. Fut gardé cependant un populisme spontané de légitimation qui allait, pour plusieurs lustres, constituer une base du discours officiel de pouvoir algérien.
C’est toutefois le programme de Tripoli qui reste le texte le plus consistant et la déclaration d’intentions la plus construite en matière d’aspirations révolutionnaires. Ces aspirations étaient sous-tendues par des analyses, certes développementalistes, ici et là marxisantes, et qui insistaient plus sur la paysannerie et l’agriculture que le Manuel du militant algérien. Surtout, l’originalité du texte réside en cela qu’il n’ignorait pas la question culturelle. Certes, il se référait à l’islam incontournable, mais à un islam purifié, vu comme inséparable d’une culture nationale.
La culture, dans une langue de bois nationale-marxisante, il la voulait « nationale, révolutionnaire et scientifique ». Évidemment, la langue arabe devait y redevenir langue nationale, mais sans qu’y fût jamais entreprise l’analyse du topos algérien unissant intimement langue arabe et sacré. Le caractère scientifique de la culture devait assez naïvement suffire à promouvoir une sécularisation que, entre les lignes, les rédacteurs semblaient appeler de leurs vœux. Pour l’heure, étaient rejetés sans ménagement le « cosmopolitisme culturel et l’imprégnation occidentale qui ont contribué à inculquer à beaucoup d’Algériens le mépris de leur langue et de leurs valeurs nationales ». Bien compréhensible, vu le contexte, une telle assertion reposait cependant toujours sur la césure entre « eux » et « nous ».
À Tripoli, un autre texte avait été présenté par la Fédération de France. Il eut incomparablement moins d’audience et il reste moins connu. Au demeurant, il ne fut même pas discuté. C’est qu’il allait plus nettement à contre-courant en affirmant le « principe de la séparation du culte et de l’État ». Le même texte prenait des distances avec la tradition conservatrice du droit musulman : il entendait sans ambages supprimer la polygamie, la répudiation unilatérale et le régime successoral qui, au mieux, et encore quand le droit musulman était appliqué[23], ne donnait à une fille que la moitié de l’héritage revenant à un garçon. De telles avancées furent uniques et elles ne furent jamais diffusées. De toute façon, ce texte ne contenait que des propositions qui n’étaient pas vraiment intégrées dans une problématique d’ensemble ; en effet, le problème des Algériens, c’était (c’est toujours ?) : quelle société politique construire pour quelle société civile ? Cette thématique d’ensemble n’était pas réellement abordée.
Inspiration anticapitaliste et prurits libertaires
Le FLN est dans l’idéologie unanimiste. Les clivages principaux sont bien entre « eux » et « nous » ; ils ne se situent pas chez « nous. » Les oppositions et les conflits qui surviennent chez « nous » sont évacués des débats publics. C’est pourquoi il n’est guère de convives qui ne trovent place au banquet de grande famille qui figure la société algérienne.
Seule la bourgeoisie est décidément rejetée, mais c’est pour ses hésitations nationales et son opportunisme ; la même raison pour laquelle de Gaulle nationalisa Renault, non par engagement anticapitaliste, mais pour punir Renault de son comportement collaborationniste pendant la guerre. Au FLN, de surcroît, comme dans la société algérienne, s’il y a des bourgeois, il n’y a guère de vraie bourgeoisie. Mais – s’en étonnera-t-on ? –, le danger de la bureaucratisation n’est jamais stigmatisé ès qualités, à l’exception des critiques de la Charte de Tripoli et de quelques réactions de jeunes officiers dans des wilayas – la IV (Algérois), la III (Kabylie), voire la I (Aurès-Nememcha) – où les dénonciations empruntent à vrai dire surtout la voie du moralisme spontané. La volonté de rejeter le capitalisme est bien énoncée mais il ne s’agit pas forcément d’un rejet essentiel. Le capitalisme est en effet surtout dénoncé parce qu’il est vu comme le système du colonisateur. Le capitalisme qui est condamné, c’est le capitalisme des autres. C’est du moins ce qui ressort des textes alors que, entre les hommes, comme sur le terrain entre les wilayas, des divergences existaient assurément.
En effet, l’option anticapitaliste va à l’inverse des yeux doux que fit longtemps aux Américains le FLN, dans le prolongement des illusions des jeunes du groupe de Blida de 1943[24]. Mais elle fut sûrement soutenue par tels autres militants : un Omar Oussedik, en wilaya IV, par exemple, qui fut proche du Parti communiste algérien. et fut enthousiasmé parce qu’il vit en Chine lors de la visite de la mission militaire algérienne au printemps 1959, ne pensait pas la même chose qu’un M’hamed Yazid[25] ou un Belkacem Krim par exemple. Mais des divergences pouvant exister entre les uns et les autres, les « masses » n’étant jamais informées.
Certes, la tonalité générale de la wilaya IV est plus révolutionnaire que celle de toutes les autres[26]. Si, politiquement, elle ne fut jamais communiste, il n’est pas contestable qu’elle fut, davantage que toutes les autres wilayas, influencée par l’idéologie communiste. Mais, en même temps, c’est dans la IV que la convivialité prolonge peut-être le mieux la camaraderie politique du MTLD. C’est là que l’ALN ressemble le plus à une armée de militants en armes. C’est là que les rapports du jaych[27] avec la population sont dans l’ensemble les plus confiants. Et, au moins jusqu’à la disparition au combat du colonel Si M’hamed (5 mai 1959), les rapports d’autorité sont moins accusés qu’ailleurs ; les grades ne sont pas toujours portés sur les vêtements, même après le congrès de la Soummam. D’après plusieurs témoignages, Saïd Mohammedi, ancien agent de l’armée allemande en Tunisie pendant la deuxième guerre mondiale, et qui fut colonel de la wilaya III (Kabylie) en 1956-1957, s’était fait une spécialité des garde-à-vous martiaux démonstratifs. Au congrès de la Soummam, il en gratifia d’abondance ses collègues. Tout l’attirail hiérarchique ostentatoire de galons et de décorations dont son prédécesseur Krim – et après lui Saïd Mohammedi et Amirouche – fut si friand en wilaya III sont volontiers tenus dans la IV comme des hochets de pouvoir indignes de l’esprit de cette dernière. Mais on a vu combien la wilaya IV était une relative exception. Et à ce titre elle pouvait être suspectée par d’autres wilayas.
Dans des circonstances exceptionnelles, à la prison de Rouen, les détenus algériens mirent en pratique la communauté des biens. De fait, dans le sentiment messianique spontané du peuple, Ali Zamoum[28] rapporte de sa longue expérience carcérale : « Nous avions refusé l’injustice symbolisée par le colonialisme, la justice ne pouvait se concevoir sans égalité. L’égalité était la condition d’une vraie fraternité. »[29]
Dans la wilaya II (Constantinois), les cahiers d’écoliers sur lesquels son chef, le colonel Zighout[30], inscrivait ses notes personnelles insistent bien sur les origines communistes de l’Étoile nord-africaine et notent qu’il faudra « confiscation des biens, redistribution, réformes agraires, création de comités de fermage populaire qui veillera à l’exploitation des terres et répartition [sic] »[31].
Mais rien n’indique que ces projets aient servi de support à la propagande adressée par le commandement de la wilaya II aux masses auxquelles il s’adressait, ni du fait du colonel Zighout, ni du fait de ses successeurs à la tête de la wilaya II. En tout cas, le FLN avait aidé à ancrer dans les esprits d’un peuple matraqué par le colonialisme cette idée que le recours normal à une situation d’injustice passe par la révolte armée. C’est un réflexe qui est bien toujours vivace dans l’Algérie du début du xxie siècle. Mais, en déphasage apparent avec la sublimation populiste, pour des colonels comme Boussouf (wilaya V, Oranie) ou Ben Tobbal (II), la guerre était vraisemblablement vue comme une école de dressage apprenant au peuple à aspirer à des objectifs qu’il n’avait pas la capacité de concevoir sans l’intervention et la domination de l’appareil des serviteurs-guides du peuple.
Le « peuple » – plus rarement « les masses » –, dans les textes du FLN, ce sont, plutôt que les ouvriers, les « travailleurs » – ainsi dénommés de manière généralement indifférenciée, plus affective et moins marquée politiquement que ce que signifieraient les ouvriers d’une « classe ouvrière ». Ce sont surtout les paysans, lesquels sont bien dans leur énorme majorité les troupes de l’ALN, et qui incarnent bien la continuité historique de la résistance anticoloniale depuis le xixe siècle.
De fait, la révolution anticoloniale algérienne est surtout paysanne, malgré la tragédie de 1957 à Alger (la « Bataille d’Alger ») et le réveil citadin de la fin 1960, marqué par les grandes manifestations qui se produisirent à l’occasion de la visite de de Gaulle en Algérie. Les paysans sont l’objet d’une foule de commentaires louangeurs, qui les exaltent au prorata de l’importance qui leur est accordée dans le programme de Tripoli, mais en raison inverse de la place réelle qu’ils tiennent dans les cartons renfermant les projets développementalistes des technocrates.
La « révolution » : ancrages communautaires et rhétorique de l’appareil militaire
Et il ne faut pas toujours prendre pour argent comptant les coups de chapeau au spontanéisme des masses : les rédacteurs du volume dactylographié conçu par l’UGEMA, dont il a déjà été fait mention, ne souhaitent-ils pas textuellement que « le travailleur désire et appelle ce que l’État doit lui faire faire »[32] ? En clair, le travailleur doit obéir à l’État, qui sait ce qui lui convient et qui pense pour lui.
Globalement, les « intellectuels révolutionnaires » – c’est-à-dire les cultivés et les techniciens –, la jeunesse – « ardente » – et d’autres vagues « forces progressistes » viennent dans le discours épauler les masses. Là encore, le caractère un peu flou du texte de Tripoli se relie à la volonté d’aboutir à une synthèse favorisant l’unité et acceptable par tous. Malgré quelques relents marxisants et la fascination pour une Chine qui éblouissait à vrai dire surtout parce que l’État tout-puissant y avait su mobiliser les masses, le marxisme n’est évidemment pas la doctrine du FLN. Cela, en dépit de telles obsessions d’officiers français prompts à voir faussement dans le FLN une excroissance du communisme. Pour l’heure, les « intellectuels » et les étudiants sont objet de débat lors de la rédaction du projet de programme du FLN à l’été 1959. Trois ans après le mot d’ordre de grève scolaire et universitaire du printemps 1956, et après que l’interdiction des classes et des cours a été levée, les responsables se partagent en deux : il y a ceux qui entendent mobiliser les cultivés pour enrichir le potentiel en cadres de la « révolution » – ce fut l’option en 1961-1962 du chef de l’état-major général, le colonel Boumediene – c’est-à-dire renforcer le potentiel prétorien de son « armée des frontières », et ceux – les cadres civils des ministères et des ambassades – pour qui la formation d’une élite de cadres et de techniciens pour l’avenir est un impératif de plus longue portée que la guerre.
Les références explicites au FLN ne sont jamais marxistes. Même si elles le sont implicitement, elles restent surtout dans l’ordre de ce que Abdallah Laroui[33] dénomme un « marxisme objectif », c’est-à-dire une recette de développement C’est dans cette inspiration qu’une réforme agraire – toujours dite « interdite par les colonialistes » – est envisagée ; les propriétés agricoles devront bien être limitées selon le modèle nassérien, l’organisation de l’exploitation devra bien être « collective »… La réforme agraire est dans nombre de textes du FLN comme une ponctuation ; elle y est rarement explicitée. Le n° 12 de Résistance algérienne[34] dédié à « la révolution algérienne, ses principes », accorde une ligne à « la réforme agraire » comme « objectif immédiat » après la proclamation de l’indépendance. À cet égard, le moindre texte produit par le Parti communiste algérien est plus disert et plus précis – en bien ou en mal, là n’est pas le problème – que toute la production du FLN jusqu’à la plate-forme de Tripoli.
Et il faut imaginer ce que « collectif » veut dire. Dans les textes de la base véhiculés par les petits commissaires politiques locaux, il n’est pas rare de voir célébrer spontanément, en guise de socialisme, un âge d’or de la solidarité communautaire des ancêtres. Tout comme, en guise de démocratie, les Kabyles peuvent célébrer la gérontocratie communautaire masculine des assemblées de villages, les jamâ‘a. Sur le terrain, la future révolution agraire risque fort d’être inconsciemment soumise au même poids du passé que celui que fit peser – d’après Soljenytsine[35] – l’image idéalisée du mir[36] sur le kholkoze, les deux arcboutés contre les réformes libérales à la Stolypine. Et en arabe, « socialisme » se traduit par ichtirâkiyya – néologisme qui renvoie sémantiquement à associationnisme, et qui était peut-être bien davantage usité dans l’édition arabe (al mujâhid) que « socialisme » dans l’édition en français d’El Moudjahid.
Comme le remarque de manière avisée Slimane Chikh, « le terme est très rarement utilisé. Il apparaît comme un mot-tabou qu’on se garde d’évoquer de crainte de susciter un large débat à son sujet au sein du FLN et de susciter par là même les démons de la division ; alors que l’objectif principal unanimement partagé demeure l’indépendance nationale »[37].
Tout ce qui risque de faire publiquement éclater l’unité est en effet refoulé[38]. En revanche, quelles que soient les convictions réelles, dans les stratégies internes de pouvoir, on peut célébrer des options déclarées révolutionnaires lorsque cette di‘âiyya[39] permet de stigmatiser ceux qu’on veut discréditer comme tièdes ou douteurs. C’est ce à quoi s’emploie le brain trust de Boumediene afin d’affaiblir les politiques et le GPRA aux fins de les supplanter, alors même que le passé politique de Boumediene avant son ascension fulgurante en wilaya V – où il succéda à Boussouf –, puis à l’état-major général, est fort léger ; et que, sur ses deux collègues de la direction de l’EMG, il y a un modéré, ancien UDMA[40] (le commandant Slimane/Ahmed Kaïd).
Même s’il y a quelques marxistes au FLN, le FLN n’est donc globalement pas marxiste ; il n’est même doctrinalement guère socialiste. Et l’on a vu pourquoi, le capitalisme était par lui rejeté. Il en résulte que c’est vers un entre-deux que se situe le FLN, mais vers un entre-deux peu théorisé. Il y a bien quelques jeunes intellectuels – comme Redha Malek ou Mohammed Harbi – qui ont lu Max Weber ou Marx, et qui se sont fait une idée sur ce que doit être l’État en Algérie. Mais leurs réflexions ne font pas recette. Peu de gens, au FLN, réfléchissent sur l’État. Le parti qui, à l’indépendance, doit succéder au FLN doit, pour le texte de Tripoli, être un « parti de masse » qui inspire l’action de l’État. Par prétérition, il est entendu qu’il sera unique – ce n’est pas dit, mais rien n’y soutient une thèse pluraliste – et qu’il sera organisé selon les objectifs de la « révolution démocratique populaire. » Dans une conférence faite aux cadres FLN au Maroc en mars 1960, le ministre de l’intérieur du GPRA, le colonel Ben Tobbal, écarte sans détour le pluralisme. Plus crûment, le texte de la Fédération de France parle de « parti unique »[41] et de « centralisme démocratique ».
Si le marxisme apparaît au FLN, c’est surtout formellement au travers du modèle soviétique d’organisation du parti. On le perçoit dans un autre texte important, les Statuts du FLN.[42]. Ces statuts revêtent surtout l’aspect d’un règlement intérieur qui démarque assez largement les statuts du PC soviétique : des phrases voire des articles entiers sont recopiés, mais soigneusement expurgés du vocabulaire de classe. À s’inspirer de communistes, les rédacteurs du FLN ne sont pas pour autant communistes. De l’Étoile nord-africaine jusqu’au MTLD, il y a eu un comité central, un bureau politique et un fonctionnement autoritaire sur le modèle du centralisme démocratique. Cela signifie qu’ont été retenus par les Algériens, non le corpus doctrinal, mais seulement les modes d’organisation du mouvement communiste. Le FLN continue sur cette lancée, conforme à son caractère autoritaire. L’important, dans ces statuts, c’est le rôle premier de l’ALN dont le FLN est dit procéder.
En revanche, datant de la même époque, les Institutions provisoires de l’État algérien[43], mis en forme par le juriste Mohammed Bedjaoui, sont l’exemple même du texte d’occultation : à le lire, si on ignore le contexte, on retire l’impression que le CNRA et le GPRA fonctionnent pratiquement à la manière d’une démocratie occidentale, et non sur le mode autoritaire aux propensions éventuellement violentes qui constitue le vrai du FLN. Sauf que le CNRA, très majoritairement militaire depuis sa session du Caire d’août 1957, désigne le GPRA en même temps qu’il dirige le FLN. Pour le FLN comme pour le gouvernement, le militaire est premier. Mais la réalité omniprésente du pouvoir militaire est enrobée dans un enjolivement démocratique, alors même que le texte a été rédigé pendant les longs mois, au second semestre de 1959, d’une réunion informelle de dix colonels qui a dépossédé le GPRA de son pouvoir et façonné le CNRA consécutif de Tripoli (décembre 1959-janvier 1960).
La Fédération de France a aussi rédigé un projet de Constitution où la ressemblance avec le modèle soviétique est, là aussi, patente, mais où étrangement le parti n’apparaissait guère : serait-ce parce que, à l’algérienne, le rôle principal assigné au parti se réduisait finalement à être l’instrument de contrôle sur la société aux mains du pouvoir d’État plus que le contrôle du pouvoir d’État, à la soviétique, par un parti détenteur de la norme idéologique ?
Sur l’armée, enfin, rien évidemment sur le rôle réel des clans du haut appareil militaire. L’ALN est simplement investie, sans conteste, du rôle d’incarnation de la légitimité révolutionnaire. Dans une inspiration rhétorique de jacobinisme à l’algérienne, elle est considérée comme le peuple en armes. Mais, en plus, elle trempe et forge les combattants, elle est à l’avant-garde des combats de l’heure, elle prépare les combats de paix de demain et en forme les cadres. C’était déjà ce qu’avait commencé à faire Boumediene en tissant la toile des clients de son brain trust d’affidés.
Au total, c’est par un abus de langage que la guerre de 1954-1962 est généralement dénommée « révolution » dans la littérature algérienne, qu’elle soit militante ou historique – et elle est souvent les deux en même temps[44]. Rien dans l’entreprise ne signala une volonté révolutionnaire authentique. Il n’y eut pas de projet radical généralisé décidé « du passé à faire table rase ». La seule occurrence que l’historien puisse admettre à « révolution » dans le cas algérien, c’est « anticoloniale. » La guerre de 1954-1962 fut prioritairement une guerre de libération de la tutelle étrangère. Même si des exceptions existèrent, qui doivent conduire à nuancer le constat, ce fut en effet contre la domination coloniale, et contre la domination coloniale seule, que la grande majorité des dirigeants du FLN se dressa et fit se ranger derrière eux le peuple. Mobilisée contre l’étranger dominant et spoliateur, certes, la société algérienne le fut. Révolution anticoloniale, soit, encore qu’en arabe, thawra – qui traduit généralement « révolution » – connote davantage la révolte et l’insurrection que le projet révolutionnaire mûri. Cela dit, le FLN permit aussi finalement à la société algérienne d’être elle-même, et, ainsi, de pouvoir accéder à des potentialités révolutionnaires ou réformatrices perceptibles seulement des décennies plus tard.
Mais, sur l’heure, culturellement et idéologiquement, la « révolution » algérienne comporta nombre d’aspects régressifs. À titre emblématique, rappelons que le grand poète patriotique Zakariyya Mufdî, originaire du M’zab, n’était pas politiquement issu des rangs réformateurs qui se reconnaissaient dans le modéré chaykh Bayoud. Au M’zab, mais ailleurs aussi, des dirigeants PPA, bien avant 1954, avaient pu donner, par populisme, des gages à l’idéologie d’une base effrayée par telles audaces culturelles modernistes et, de ce fait, épouser conjoncturellement et tactiquement telles visions des conservateurs[45]. Et l’on n’ignorera pas non plus la volonté forcenée d’un Amirouche, le légendaire colonel de la wilaya III, de faire prévaloir un ordre islamique hors du temps en Kabylie, pas plus que les directives misogynes de la plupart des chefs de l’ALN sur le terrain…
Bref, la révolution anticoloniale se déroula par l’enterrement de tout projet révolutionnaire signifiant un radical retour sur soi. Il n’y eut en effet guère, en Algérie, de volonté de changer au fond la société, parfois même au contraire. Il n’y eut pas d’utopie constructive au-delà naturellement du combat libérateur contre le dominateur étranger. Mais, en histoire, les guerres patriotiques ne sont pas toujours des révolutions, et pas même les prémices de révolutions, loin de là. Or, les révolutions n’ont jamais lieu si elles ne se produisent pas d’abord dans la tête des gens. Et les gens avaient des urgences. Les urgences ne facilitent pas précisément les retours sur soi. La première urgence, ce fut longtemps la résistance. Le FLN ne fut jamais un front révolutionnaire, il fut un front de résistance.
Ouvrages publiés de l’auteur
- L’Algérie révélée. La première guerre mondiale et le premier quart du XXesiècle, Droz, Genève 1981.
- (Participation à) Enjeux urbains au Maghreb, L’Harmattan, Paris, 1985.
- (En collaboration avec Ahmed Koulakssis) l’Émir Khaled, premier za’im ? Identité algérienne et colonialisme français, L’Harmattan, Paris, 1987.
- (Co-direction avec Jean-Louis Planche) Intelligentsias francisées au Maghreb colonial, Cahiers du GREMAMO, Université Paris-VIII, 1990.
- (Participation à) Histoire de la France coloniale, Armand-Colin, Paris, 1990, 2 vol. (réédition Armand-Colin, « Agora Pocket », 1991, 3 vol).
- (directeur de) L’Europe et la Méditerranée, L’Harmattan, Paris, 1999.
- (directeur de) L’Algérie contemporaine. Bilans et solutions pour sortir de la crise, L’Harmattan-Le Forum IRTS de Lorraine, Paris, 2000.
- Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Fayard, Paris, 2002 (Casbah Editions, Alger, 2003).
- (En collaboration avec Mohammed Harbi) Le FLN. Documents et histoire, 1954-1962, Fayard, Paris, 2004.
Notes
[1] Mujâhid : le combattant en armes du jihâd (guerre sacrée contre l’ennemi religieux) ; mussabil : le combattant auxiliaire, se plaçant dans le sabîl illâh (la voie de Dieu), sécularisée éventuellement en sabîl il watan (la voie de la Patrie).
[2] Cotisation patriotique.
[3] Mohammed Harbi, le FLN, mirage et réalité, Jeune Afrique, Paris, 1980, pp. 178-179.
[4] Union générale des syndicats algériens, liée à la CGT française.
[5] Union générale des travailleurs algériens.
[6] Le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) était la couverture légale, notamment pour les élections, du Parti du peuple algérien (PPA), interdit en 1945. Le PPA avait été créé en 1937, à la suite de l’interdiction de l’Étoile nord-africaine (ENA) par le gouvernement de Front populaire.
[7] Ce programme a été préparé pendant la gestation du deuxième congrès du CNRA à s’être effectivement réuni, celui de Tripoli I (décembre 1959-janvier 1960).
[8] Wilâya : circonscription militaire suprême de l’Armée de libération nationale des maquis.
[9] N° 88, cit. in Slimane Chikh, op. cit., p. 347.
[10] Anouar Abdel Malek, la Pensée politique arabe contemporaine, Seuil, coll. P, Paris, 1969 (introduction).
[11] La Cité, Lausanne, 1961, 300 p.
[12] Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur, Corréa, Paris, 1957.
[13] Théologien damascène du XIIIe siècle ayant suivi la doctrine littéraliste d’Ibn Hanbal ; conservateur et ennemi déclaré de toute bid‘a (innovation condamnable), assez représentatif du blocage de l’ijtihâd. Nombre d’actuels mouvements dits islamistes s’en réclament, dans une pente réactionnaire.
[14] Fédération nationale de l’électricité et du gaz d’Algérie, cf. Mohammed Boussoumah, l’Entreprise socialiste en Algérie, OPU/Economica, Alger/Paris, 1983, 682 p.
[15] Electricité et Gaz d’Algérie.
[16] Conseil national de la Révolution algérienne, le parlement du FLN, institué au congrès de la Soummam en août 1956.
[17] Sur l’UGTA, Cf. François Weiss, Doctrines et action syndicale en Algérie, Cujas, Paris, 1970 ; Mohammed Farès, Aïssat Idir. Documents et témoignages sur le syndicalisme algérien, ENAP-ENAL, Alger, 1991 ; Boualem Bourouiba, les Syndicalistes algériens ; leur combat de l’éveil à la libération, L’Harmattan, Paris, 1998.
[18] Union générale des étudiants musulmans algériens.
[19] Cf. Slimane Chikh, op. cit., p. 351.
[20] Mohammed Harbi, le F.L.N, mirage et rélalité, p. 252.
[21] Ibid., p. 253
[22] L’EMG fut créé en janvier 1960 et confié au colonel Boumediene. Ce segment militaire, appuyé à la prétorienne sur l’armée des frontières (Maroc et surtout Tunisie), s’empara du pouvoir à l’été 1962 au prix d’une conquête militaire contre des troupes des maquis, avec le prestigieux chef historique Ben Bella pour tête d’affiche.
[23] Il existe en effet plusieurs procédés pour exhéréder les femmes, notamment par le biais de la constitution de biens habûs ou waqf, -fondations de mainmorte permettant à un testateur de nantir une fondation pieuse en en réservant les revenus à un dévolutaire – généralement masculin – choisi par le testateur.
[24] Jeunes lycéens du collège de Blida qui se formèrent politiquement au moment du débarquement américain en Algérie. Ce groupe comprit notamment Ramdane Abbane, Ben Youssef Ben Khedda, Saad Dahlab, Mostefa Lacheraf, M’hamed Yazid,
[25] Ministre de l’information du GPRA de 1958 à 1962.
[26] Cf. Mohamed Teguia, l’Algérie en guerre, OPU, Alger, s.d.
[27] Armée.
[28] Célèbre militant kabyle aux soins duquel fut tourné à la ronéo, à Ighil-Imoula, en Kabylie, le texte de la proclamation du 1er novembre 1954.
[29] Ali Zamoum, le Pays des Hommes libres. Tamurt Imazighen, La Pensée sauvage, Paris, 1998, p. 269.
[30] Youssef Zighout fut le chef de la wilaya II (Constantinois) de début 1955 à sa mort au combat en octobre 1956.
[31] in Archives du SHAT (Service historique de l’armée de terre), 1H1719-1.
[32] Cité par SlimaneChikh, op. cit., p. 351.
[33] L’Idéologie arabe contemporaine, Maspero, Paris, 1967.
[34] Journal central du FLN jusqu’en 1957. Lui succéda El Moudjahid.
[35] Notamment dans Août 14.
[36] La communauté villageoise russe.
[37] Slimane Chikh, op. cit., p. 349.
[38] En arabe, chirk (le fait de briser l’unicité divine en donnant à Dieu des associés) est de même racine que ichtirâkiyya (socialisme).
[39] Terme signifiant à peu près propagande, utilisé par le grand penseur maghrébin du XIVe siècle Ibn Khaldoun pour désigner la publicité qui est faite, dans le cadre de la solidarité tribale (‘açabiyya), par un groupe tribal pour amener ce groupe au pouvoir. Étant entendu que, avec le FLN, on est passé de la tribu à l’appareil militarisé.
[40] Union démocratique du Manifeste algérien, parti libéral fondé par Ferhat Abbas en 1946.
[41] Il est présenté comme ayant un rôle important mais, curieusement, le projet de Constitution préparé par la même fédération fait à peine mention du parti…
[42] Auxquels ont contribué Mabrouk Belhocine, Ben Khedda, Lamine Khene et Mohammed Bedjaoui à l’été 1959 en vue du CNRA de décembre 1959-janvier 1960. Cf. le texte in extenso, notamment in Archives Harbi et Archives du SHAT., *1H1679-1.
[43] Texte in ibid., loc. cit.
[44] On ne pourra qu’approuver, s’appliquant à l’Algérie, cette formule de Jean-Paul Charnay : « Les Arabes ont confondu guerre de libération et Révolution », l’Audace, n° 6, août 1994 (interview par Amor Mezzi).
[45] cf. Salah Bendrissou, Implantation des Mozabites dans l’Algérois entre les deux guerres, thèse, université de Paris-VIII, janvier 2000.