Insaniyat N° 25-26 | L'Algérie avant et après 1954 | p.201-214 | Texte intégral
Founder Elders. A symbolic elaboration of the Algerian intellectual (1945-1954) Abstract: May 8th 1945, at Setif in the region of Constantine is a closing and opening date in the political field. In the field of literature it’s a question of seeing how the texts, in this case essays or “discourse with ideas” are going to be the place for elaborating symbolic figures. Key Words : Jean Amrouche - Kateb Yacine - M.C. Sahli - Malek Bennabi - Jugurtha - Emir Abdelkader - founder elders. |
Zineb ALI-BENALI : Maître de conférence-Université Paris VIII.
« Le pays se remettait péniblement de son printemps sanglant. »
Malek Haddad[1]
« Les événements du 8 mai renouvellent le traumatisme de la conquête
et annoncent novembre 1954. »
Mohammed Harbi[2]
Lire, relire et relier entre eux des textes écrits et publiés au cours d’années qui vont constituer, après coup, ce qu’on peut considérer comme une « période », avec des caractéristiques propres. Lire, relire ensemble des textes et dégager les lignes de force qui iront de l’un à l’autre, dessinant ainsi un réseau sémiotique autonome.
Lire, relire des textes que j’appelle « essais » pour les relier à un genre, et parce qu’ils travaillent, entre texte littéraire et texte historique et politique, le champ intellectuel pour le transformer, pour en bloquer les valeurs et l’ouvrir à des significations jusque-là difficiles et même impossibles.
La « période » que je voudrais examiner couvre une dizaine d’années. Elle peut être médiocrement intéressante pour l’historien de l’événement car il s’y passe peu de chose dans la visibilité des événements. Période « basse » de l’histoire. Entre le 8 mai 1945 et le 1er novembre 1954, les deux événements qui instaurent chacun à sa façon une césure, entre une fin de monde, inscrite dans l’espace de la rue, par le mouvement des corps, le bruit des pas, par les chants et les slogans, par la violence qui tente de bloquer « le jarret de la foule opiniâtre » dont parle Kateb Yacine[3], et une ouverture sur autre chose, tout semble en latence, voire bloqué, sinon en recul par rapport à ce qui avait été impulsé auparavant et dont le point fort avait été marqué par les manifestations de Sétif et Guelma.
On peut alors poser la question : que se passe-t-il entre les deux dates ? Que se joue-t-il entre l’abandon quasi total des tentatives de faire évoluer par la négociation le système colonial et la décision, solennellement proclamée (posée comme acte discursif, comme acte performatif), d’avoir recours à la violence armée pour faire évoluer la situation ?
Sur le terrain qui m’intéresse, celui des textes produits alors et des élaborations qui s’opèrent dans le champ intellectuel, cette période est très intéressante. Elle voit émerger les ancêtres emblématiques, véritables constructions totémiques, qui permettent de renouer avec une histoire jusque-là dominée par le discours de l’Autre, dont les tonalités dominantes – malgré la complexité de certains travaux – vont sans le sens de l’absence d’histoire, de l’arriération, de la barbarie, etc., des Algériens avant la colonisation.
Au cours de cette période « basse » de l’histoire, on assiste à une sorte d’arrêt quasiment tétanisé d’une société marquée par la répression des manifestations. Jean-Claude Vatin note que les partis politiques nationalistes, y compris celui de Messali Hadj, sortent affaiblis de l’épreuve de mai 1945 : « Le messalisme, lui, a su prouver son audience, mais non tout à fait son contrôle absolu des foules. Il s’est avéré incapable, pas plus que les AML, de supporter par ailleurs les représailles et interdictions ou d’empêcher les ultras de renforcer leur position. Le recours – et le retour – aux tentations électorales, qui marque la période de 1945-1947 et le long sommeil politique apparent de sept ans qui suivit sont le contrecoup très direct de l’échec subi. »[4]
Si au plan du politique on peut parler de gel et même de recul, il n’en est pas de même sur le terrain de l’élaboration symbolique où l’on voit une radicalité des figures héroïques : Jugurtha comme l’émir Abdelkader deviennent, dans ces textes les héros exemplaires. Jean-Claude Vatin indique le déplacement de l’événement du terrain historique sur un autre, celui du mythe : « Mais s’il s’ensuivit bien un recul politique du mouvement nationaliste, si le pouvoir colonial crut avoir donné un coup de semonce susceptible de modérer les opposants, 1945 n’est pas sans écho, sans effet. Les Européens d’abord ont ressenti une solidarité ethnico-politique qui finit par distendre les quelques liens laborieusement construits entre Français et Algériens dans certains secteurs […]. La violence, la peur, aidèrent à rejeter les vieilles lanternes de l’assimilation, de l’égalité […]. Les Algériens ont compris, de leur côté, la puissance des activités collectives. La force du mythe unitaire national s’est révélée à plein et ils la perçoivent, sans avoir les moyens d’y recourir à nouveau […]. Mais ce qui laissa le plus d’empreinte se situe au creux de la mentalité collective. La mythologie des résistances anciennes, passées en poèmes et en chansons, d’aède en vieillard et d’évocation en conte, cette mythologie se ravive, se rafraîchit au contact d’événements vécus. »[5]
Ainsi, les lendemains du 8 mai 1945 se caractérisent par le traumatisme qui s’ensuivit, la fin de l’illusion assimilationniste et, surtout, par le travail dans la « mentalité collective », travail manifesté par un ensemble de faits culturels, qui vont assurer le lien avec une antériorité – une histoire – dont on peut être fier, et donner à l’échec dont la brûlure est encore douloureuse et à la lutte qui se prépare une mémoire.
La société des colonisés digère le traumatisme et se prépare, même si cela ne devient évident qu’après coup, quand la guerre, ces événements sans nom, s’installe. Au cours de cette période, la politique affûte discours et projets ; la littérature, qui s’affirmera dans une irréductible originalité, se prépare à naître. Pendant cette pause d’une dizaine d’années, au cours de ce qu’on peut considérer comme une veillée d’armes, des textes sont publiés, qui seront lus différemment, selon les lieux et les cadres de leur publication, selon leur réception. Ces textes, alors détachés les uns des autres, lorsqu’on les lit en les resituant dans le champ historique et intellectuel qui est le leur, prennent sens les uns par rapport aux autres et dessinent une certaine configuration du débat intellectuel. Ils vont constituer une partie du « matériel » symbolique du discours nationaliste. La figure de l’émir Abdelkader comme celle de Jugurtha seront « libérées » des assignations sémantiques du discours de l’Autre. Nous aurons les premiers héros d’une nation à venir[6]. La relation établie entre eux dans les textes antécédents est reprise ici.
Ces textes qui convoquent l’histoire ne visent pas tant la « vérité » des hommes et des faits que leurs charges symboliques. Dans ces textes, l’enjeu n’est pas tant historique que leur figuration quasi mythique. Tout se passe comme si, avant la relance du mouvement national, il fallait constituer une réserve symbolique, se donner une archive, qui aurait à avoir avec le mythe
Textes
En 1946, Jean Amrouche publie un court texte, daté de 1943, appelé à connaître un grand succès : l’Éternel Jugurtha, propositions sur le génie africain[7]. L’année suivante, Kateb Yacine publie Abdelkader et l’indépendance algérienne[8]. La même année, Mohammed-Chérif Sahli donne le Message de Yougourtha[9], puis, six ans plus tard, Abd el-Kader, le chevalier de la foi[10].
Quatre textes qui balisent d’une certaine façon le champ intellectuel de l’époque. Ils érigent en figures quasiment totémiques deux ancêtres résistants. Dès les titres, on peut déjà voir se projeter une certaine lecture de l’histoire. Du titre d’Amrouche à ceux de Sahli, puis à celui de Kateb, et enfin entre ces deux derniers, un réseau sémiotique se constitue : à la fois, complexe et orienté vers une lecture précise du passé. Jugurtha – le nom latin, selon l’usage occidental, consacré par les vainqueurs du héros – appelle Yougourtha, conformément à un autre usage, plus du côté du berbère originel. Les deux noms ne s’excluent pas ; ils ouvrent la diversité des nominations et des histoires. Cette diversité est encore accentuée par les déterminations de l’anthroponyme. Le titre du texte de Jean Amrouche situe le discours plutôt dans le passé et renoue avec la permanence – et l’irréductibilité – de la figure mythique. Il dégage Jugurtha de la pesanteur de l’histoire. Alors que celui de Mohammed-Chérif Sahli, le Message de Yougourtha, ramène le personnage vers le présent et projette un déchiffrement de ce qu’il peut encore signifier. Hors de l’histoire ou au devant de l’histoire, le personnage de Jugurtha/Yougourtha échappe en quelque sorte à l’histoire, à celle qui était écrite par les devanciers.
L’Eternel Jugurtha projette la déconstruction du discours historique et culturel, non en le contestant directement, mais en déplaçant les « lieux » du débat. En effet, le titre et le sous-titre comportent des mots qui ouvrent un champ sémantique marqué de sèmes précis. Éternel, « ce qui est hors du temps, qui n’a pas de commencement et n’aura pas de fin […] désigne les vérités éternelles »[11]. Pour le mot génie, le sens sera en fait donné dans la première phrase du texte (la première proposition de l’essai) : « Je suppose pour plus de commodité qu’il existe un génie africain : un faisceau de caractères premiers, de forces, d’instincts, de tendances, d’aspirations, qui se composent pour produire un tempérament spécifique. »[12]
Le qualificatif africain, repris dès le début du texte, renoue avec une « vérité » première (dans un sens platonicien). C’est le nom premier, avant ceux qui seront par la suite et qui auront la relativité que donne l’histoire, mais qui seront ramenés au nom matrice. Le projet de l’écrivain est précis : expliquer le présent par le passé, et décrire, c’est-à-dire affirmer, les traits d’une identité commune à tous les habitants du Maghreb, de cette entité qui ignore les divisions opérées par l’histoire. Jean Amrouche s’inscrit dans une lignée qui prétend plier l’Histoire à une démarche qui lui est extérieure. Cela lui permet de citer en les résumant l’ensemble des textes qui constituent l’intertexte colonial : « Les équations Rome = Occident = France = Ordre et Jugurtha = Maghreb = Désordre = Révolte sont, ensemble, vraies et fausses. Car le Maghrébin moderne combine dans un même homme son hérédité africaine, l’Islam et l’enseignement de l’Occident. »[13]
Il est possible de reconnaître, résumées, les thèses que développent de nombreux textes comme ceux de Louis Bertrand, qui faisait, en se rendant en Algérie, « un pieux pèlerinage au pays des ancêtres »[14]. Le chantre de « l’Afrique latine » déclarait : « La véritable Afrique, c’est nous, nous les Latins, nous les civilisés. »[15] Mais il ne pouvait ignorer la présence inquiétante de celui qu’il nomme « l’Ennemi » – « un ennemi qui n’a rien oublié, rien pardonné et qui ne désarme pas »[16]. Textes cités, figés en équations rigides et ainsi bloqués. C’est alors que Jugurtha permet de poser d’autres vérités. Celles qui étaient opposées au « héros africain » sont revues, déplacées du « lieu » où elles étaient situées (la vérité). Ces vérités sont relativisées et ne sont plus ces vérités premières, de vérités éternelles. Les qualifications négatives de « l’Africain » (inconstance, paresse, etc.) ne sont pas récusées. Elles sont renversées en qualifications positives. Car son identité (sa nature présente) résulte d’une synthèse de tous les héritages : le socle africain, la spiritualité de l’Islam et l’esprit scientifique occidental. Cela posé, le texte va déployer ce postulat.
Jean Amrouche va déplacer les termes du débat : Jugurtha ou l’autre façon d’être au monde et de le vivre (« Songez plutôt au renoncement où peut retentir l’appel mythique […]. Ce qui explique l’accent du désespoir, permanent et incurable, la mélancolie déchirante, qui font le charme des grandes complaintes du désert. Jugurtha y chante ce qu’il éprouve lorsqu’il se penche sur lui-même ; comme Narcisse sur sa fontaine, il exhale une plainte où l’on entend comme un sanglot éternel le désespoir de l’homme orphelin, jouet de forces toutes puissantes qui l’écrasent. »[17])
On retrouve ici les accents du Camus du Mythe de Sisyphe ou des nouvelles de l’Exil et le Royaume[18]. Jugurtha, comme Jeannine ou Sisyphe, est accordé à la nature. C’est d’elle qu’il tire sa vérité profonde et c’est ce qui constitue sa permanence. Ces accordailles « désolées » à une nature indifférente à l’homme déterminent une véritable conception du monde : le détachement de toute chose. Car c’est d’abord là que réside la vérité de Jugurtha : le détachement qui touche à celui du croyant qui sait la relativité (le caractère éphémère) de toute chose. Une fois le « génie africain » défini, l’auteur fait retour à l’histoire (au temps qui passe, au présent) en proposant la greffe de l’Occident sur le socle africain. On peut lire cette proposition comme une métaphore du programme qui n’eut pas lieu et dont le 8 mai 1945 allait sonner la fin : cette « assimilation » qui fut réclamée et refusée.
Sans prétendre faire une étude complète du texte, il est possible de revenir sur l’élaboration de la figure du héros mythique. Jugurtha est dégagé de la contingence de l’histoire, pour être inverti d’une autre vérité. Il est défini en soi et par rapport aux autres – ces autres pouvant être aussi bien Rome que la France d’aujourd’hui, mais en passant par les croyances de Baal ou de l’Islam. Égalité entre les éléments introduits par l’histoire. Face à eux, Jugurtha garde une attitude constante, que ses apparentes incohérences ne peuvent compromettre. L’histoire bloque et fige Jugurtha. Celui-ci tourne le dos à cette histoire refaite, et fait un détour par le mythe. La reprise historique se prépare.
« Le Message de Yougourtha »
Le texte de Mohammed-Chérif Sahli parle, à propos du même héros, de « génie africain[19] et pose l’africanité [d’un même] peuple[20], installé sur un pays […] fort bien délimité et caractérisé. On dirait une île[21]. Cette africanité fonde l’âme maghrébine : l’amour farouche de la liberté[22]. Ici, la visée est plus polémique. Le texte est traversé et sous-tendu par la visée nationaliste »[23]. Mostefa Lacheraf, dans la préface qu’il écrivit pour la réédition de plusieurs textes de Sahli, note : « Il y a aussi cette constante du nationalisme algérien pré-révolutionnaire dont témoigne si fermement un de [ses] écrits, le Message de Yougourtha, et qui culminait, en son temps, dans l’appel à la nécessaire unité des rangs au sein des partis algériens anticolonialistes avec, en contrepoint, l’invite allusive, par l’exemple du héros national numide, à l’action armée, de préférence aux jeux politiques dans la “légalité” coloniale. »[24]
Lacheraf reprend et résume la « leçon » du héros. Là encore, l’histoire en soi n’est qu’un moyen (ou un détour) pour autre chose. C’est dans cette perspective que peut se comprendre l’emploi de notions que tout historien ne peut manipuler sans précaution. Sahli parle du « cancer de l’impérialisme » de Carthage. Il exalte la lutte des « patriotes tunisiens » et de la « lutte pour l’indépendance du Maghreb »[25]. L’histoire est ainsi relue, revue et dégagée de l’orientation qui lui avait été donnée jusque-là. Au creux de cette réécriture s’inscrivent la nécessité de la lutte et le dépassement de l’illusion légaliste. Le parcours de Yougourtha permet de rappeler ce qui a précédé et rendu possible son avènement. Il est replacé dans une histoire plus large, dans laquelle ses actes reviennent comme autant de rappels de la résistance aux envahisseurs.
Cette histoire devient ainsi une projection de ce qui va se passer, de ce qui ne peut manquer de se passer. C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre les traversées de l’histoire. L’auteur opère une coupe diachronique et peut lire une continuité, une sorte de prédétermination : Réitération de l’histoire, continuité, transmission du « message ». Il n’y a pas de rupture et « douze siècles après la mort de Yougourtha, un illustre Maghrébin, Mohammed Ibn Toumert, traduit avec force cet impératif […] »[26].
C’est le même principe que l’on retrouve dans l’évocation du rôle des femmes : « Il n’est pas inutile de remarquer combien fidèle à elle-même, la femme maghrébine, gardienne de nos traditions nationales, a toujours participé, parfois les armes à la main, à la défense de sa patrie menacée. Qu’il nous suffise d’évoquer Ito la Marocaine, figure de légende, Lalla Fatma, âme de la résistance kabyle, et ces quatorze héroïnes obscures tombées en combattant les Français devant Bougie, en 1835. »[27] On retrouve les mêmes actes de résistance. L’héroïsme n’a rien d’exceptionnel. Il est constitutif du « génie africain » qui a été posé au début du texte.
Le dernier chapitre de l’essai de Sahli inscrit clairement la convocation du passé pour « signifier » le présent et indiquer le sens des actions à mener dans l’avenir. Le héros exemplaire revient pour donner l’orientation des actes à venir, « s’il [le peuple] ne s’est pas résigné à la servitude, s’il garde en lui, toujours intacte et farouche, la volonté de reconquérir la maîtrise de ses destinées. »[28] Il est nécessaire de dépasser les divisions et d’opter pour l’esprit national et l’unité[29]. L’énoncé est entièrement dans le présent et n’a plus grand-chose à voir avec la relecture de l’histoire. Énoncé obscur, tant qu’il n’est pas référé au débat qui suivit le traumatisme du 8 mai 1945.
Si dans l’essai de Sahli il est question de génie africain, la perspective n’est pas la même : nationaliste, elle induit une lecture précise des événements. De Yougourtha aux héros non encore manifestés, en passant par tous les patriotes, célèbres ou obscurs, il s’agit de suivre le même itinéraire.
Abdelkader, chevalier de la foi ouvre deux possibilités de lecture. L’une qui irait dans la perspective du premier précédent (la fidélité à l’esprit de liberté et de résistance), et l’autre qui serait du côté du religieux, projetant probablement la déconstruction de la thèse du fanatisme d’Abdelkader. La première phrase du texte ouvre la première possibilité : « […] Abdelkader fut l’éclatant symbole et l’animateur génial de la résistance algérienne à la conquête française. »[30]
Cette isotopie sémantique se retrouve tout au long du texte, notamment dans la reprise du mot « foi » : « Le trait dominant de la personnalité d’Abdelkader, c’est la foi. »[31] Le substantif est défini : l’auteur en retient la dimension philosophique, qui permet de jeter un pont, à partir de la mystique soufi, vers l’universel, vers Platon, mais aussi vers Marc-Aurèle et Socrate[32]. Dans les métaphores et comparaisons, l’auteur privilégie des penseurs, puis les penseurs chefs d’État. Ainsi, lorsque le héros est comparé à Napoléon, c’est une citation, et le déterminant du désert[33] implique d’autres qualités, une autre façon de vivre le pouvoir.
Ainsi, Sahli privilégie le penseur sur le chef d’État et de guerre, qui agirait impulsivement ou par calcul tactique. Dans ce portait qui fait ressortir les traits de l’homme de pensée, l’accusation de duplicité ou de manquement à la parole donnée ne tient pas, car le héros, tout en ayant été dans l’action, se situait au-dessus de la mêlée. Il reste fidèle à des principes immuables. C’est par un comportement qui ressemble à une véritable ascèse, acquise dans une formation et résultant d’un travail personnel, qu’Abdelkader, tout en étant dans une permanence maghrébine, s’ouvre à l’universel : « L’ascétisme d’Abdelkader avait des racines profondes dans la psychologie du peuple algérien, qui exigea toujours de ses chefs une pureté morale exemplaire – le donatisme et le kharédjisme l’attestent avec éclat. »[34]
Le portrait du héros réunit les traits caractéristiques qui traversent l’histoire et dépassent les frontières confessionnelles : ce qui lie le donatisme au kharédjisme, c’est la recherche de la « Voie », vers la vérité et la justice, en dehors des itinéraires convenus et connus, dans une fidélité qui fait opter pour la dissidence. Au creux de la reconstruction historique, s’esquisse un autre discours, se dessine une autre figure, celle du héros exemplaire dont l’héritage peut être repris.
Dans la préface qu’il joignit à la réédition de cet essai, l’auteur le définit comme étant « essentiellement un livre de combat dans le cadre de la longue lutte du peuple algérien pour son indépendance nationale »[35]. Il donne des indications, même si c’est après coup, après la clôture de l’événement (le combat pour l’indépendance nationale), sur la visée du texte et les « fonctions », politiques et symboliques, qui avaient été les siennes. Le fait que le texte ait été édité par les éditions An-Nahdha[36], qui venaient alors d’être crées, va dans ce sens : sans que l’on puisse parler ni de concertation ni de projet précis, les études, analyses et autres essais publiés proposent une autre lecture de l’histoire et une nouvelle configuration du champ intellectuel qui se réorganise sous le choc de mai 1945.
Abdelkader et l’indépendance algérienne
C’est le dernier volet de l’ensemble textuel qui me semble constituer une configuration du débat impulsé par le pôle nationaliste. Kateb Yacine, âgé de 16 ans, après sa participation aux manifestations de mai 1945, est arrêté. Il assiste aux séances de torture auxquels sont soumis les paysans et les militants arrêtés. Expulsé du collège, commence une période de déplacements entre Bône (Annaba) et Constantine, avant son départ clandestin sur un bateau pour Marseille. Le jeune poète (il avait déjà publié Soliloques, recueil de poèmes, à Bône), remonte sur Paris, et suit l’itinéraire de tous ceux qui, comme lui, cherchent du travail et sont employés pour les travaux des champs ou sur les chantiers. On peut reconstituer cette période à partir des indices que l’on peut trouver dans les œuvres romanesques[37]. Le jeune homme arrive à Paris et donne une conférence dans la salle des Sociétés savantes, le 24 mai 1947[38], dont le texte est publié, sous le même titre, aussitôt après. La charge symbolique d’Abdelkader se retrouve dans le texte poétique et romanesque :
« Fallait rester au collège, au poste.
Fallait écouter le chef de district.
Mais les Européens s’étaient regroupés […]
Je suis passé à l’étude. J’ai pris les tracts.
J’ai caché la « Vie d’Abdelkader ».
J’ai ressenti la force des idées.
J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration…
La respiration de l’Algérie suffisait. »[39]
Ce passage donne des indications sur l’événement tel qu’il est perçu par le jeune homme, déjà sensibilisé à la politique, et qui a participé à la manifestation. Mouvement, élan irrépressible, auquel il est impossible de résister, auquel il n’est pas question de résister. L’événement n’est pas simple démonstration dans la rue, il permet en même temps de ressentir la force des idées et la respiration de L’Algérie. On sait que Kateb avait déclaré qu’il avait alors découvert la poésie et la révolution. On peut dire qu’on voit ces deux forces à l’œuvre ici : on n’est pas dans le seul factuel mais aussi dans le poétique et le symbolique.
Mais le « discours de Paris » est surtout politique. Kateb se montre polémiste, jouant des arguments, maniant l’ironie et renversant les points forts du discours colonial qui est convoqué (par exemple, à travers les textes d’un historien, Edouard Cat[40]) et déconstruit. Le texte suit l’itinéraire du héros, le Sultan des Arabes[41], pour le rétablir dans la vérité historique. Kateb reconstitue les différentes étapes de la vie et de l’œuvre politique (et pas seulement militaire) mais en les orientant dans le sens de l’isotopie posée dans le titre : la lutte pour l’indépendance et sa permanence (« Beaucoup d’Occidentaux restent sceptiques quand on leur parle d’Abdelkader. Pour eux, il ne peut être qu’un quelconque marabout, qui aurait, sous la menace des plus sévères “falakas” retenu des rudiments de textes saints, de grammaire ou de prosodie […]. Abdelkader reste pour eux “un petit chef” qui a eu un peu de courage et la chance de combattre des adversaires inavertis de la topographie locale… Il n’en est pas moins cependant vrai qu’Abdelkader a tenu tête seize ans durant aux meilleurs généraux français de l’époque. »)[42]
Kateb gauchit le discours de l’Autre, qui est ramené sur son pôle extrême. On sait pourtant qu’Abdelkader eut des admirateurs, qu’il fut tenu, comme le rappelle Sahli, pour le Napoléon du Désert. Le jeune Rimbaud retient le personnage de Jugurtha pour son poème pour le concours académique et établit une similitude avec Abdelkader : « Il est né dans les montagnes d’Algérie un enfant, qui est grand ; et la brise légère a dit : “ Celui-là est le petit-fils de Jugurtha !….” »[43]
Mais Kateb veut renverser la légende noire et dresser la figure du résistant face à la force qui a laminé le mouvement qui a abouti aux manifestations de mai. L’auteur refuse la voie du romanesque. Traitant de son idylle avec celle qui deviendra la femme du futur émir, il note : « Il faudrait un volume pour la relater [il s’agit de l’idylle]… Je laisse cette besogne engageante aux chroniqueurs. »[44]
La belle Kheïra ne sera pas la compagne romanesque de Nedjma. Kateb ne retient que l’itinéraire de l’homme politique et d’action. Mais l’évocation de cet épisode de la vie d’Abdelkader permet de désigner tout un ensemble discursif et de le réfuter aussitôt. C’est le discours sur la femme. Deux points sont retenus : celui de l’oppression et du voile. C’est une ignoble légende, dit-il pour le premier et les femmes se voilaient dans la Grèce antique.
La visée de Kateb est ailleurs. Son discours est orienté vers la lutte qui est déjà commencée, qui a toujours continué : « Le combat de l’indépendance commencé par Abdelkader continue, a toujours continué […]. Toutes les masses sont naturellement amies de notre liberté. La masse française ne peut pas nous oublier. Elle nous a trouvés près d’elle dans tous ses combats, nous sommes convaincus qu’elle est avec nous dans le nôtre. »[45]
L’appel au soutien et à l’aide des masses françaises se double de l’annonce de l’avenir. Kateb donne la ligne du futur programme politique des partis indépendantistes. Lui, comme Sahli qui militait depuis des années, mais aussi comme Amrouche dont les poèmes étaient déjà hantés par les accents d’amertume et de désespoir, annonce ce qui se prépare.
Quelles que soient la charge politique et la fidélité aux événements historiques, les figures de Jugurtha/Youjourtha et d’Abdelkader ont des traits communs, qui peuvent être étendus aux autres habitants d’un pays, africain et maghrébin (en dehors des frontières imposées par les envahisseurs), façonné par l’Islam (qui est plus une spiritualité qu’un ensemble de rituels) : ils sont transhistoriques ; ils traversent les époques et représentent les traits constants d’une identité irréductible et d’une radicale originalité.
Lus ensemble, ces textes ne sont plus seulement inscrits dans la démarche de création d’un poète (Amrouche ou Kateb), ou la recherche d’un historien (Sahli) qui refuse les thèses établies. Ils s’inscrivent dans le champ intellectuel de la période retenue, qu’ils constituent et dont ils proposent une certaine configuration. Textes d’avant la reprise du mouvement national, qu’ils annoncent et auxquels ils proposent les deux figures des ancêtres résistants, qui peuvent être appelés à devenir les totems de la liberté. On sait que l’histoire n’en retiendra qu’un seul, Abdelkader, alors que Jugurtha sera oublié. Est-ce parce qu’il n’a pas connu l’Islam et qu’ainsi il ne peut prendre place dans l’organisation symbolique de l’identité algérienne élaborée après 1962 ?
Contrepoint
On peut noter qu’au cours de la même période, un autre essayiste, Malek Bennabi propose une autre configuration du champs intellectuel : à partir d’une réflexion de l’intérieur de la société. C’est d’abord en soi que le problème se pose. Il ne suffit pas de rejeter la faute sur l’autre : « En 1830, l’heure du crépuscule avait déjà sonné depuis longtemps en Algérie : dès que cette heure-là sonne, un peuple n’a plus d’histoire. Les peuples qui dorment n’ont pas d’histoire, mais des cauchemars ou des rêves…, où passent des figures prestigieuses de tyrans ou de héros légendaires. Quand le palefroi blanc d’Abdelkader zébra notre horizon de sa cavalcade fantastique, minuit avait déjà sonné depuis longtemps. Et la silhouette épique du héros légendaire aussitôt s’évanouit…, comme un rêve sur lequel se referme le sommeil. »[46]
Malek Bennabi refuse la voie de la légende. L’histoire, qu’il définit comme une « psychologie »[47], n’est pas un fait accidentel, mais correspond à ce qui se passe au niveau d’une civilisation. La notion de colonisabilité qu’il mettra en place en 1954, au moment même où la lutte pour l’indépendance (et donc pour la restauration d’un état antécédent) commence, permet de situer la question : dans une civilisation, et non en dehors d’elle.
La cavalcade des héros légendaires ne rime à rien et ne peut rien redresser. Tout est déjà joué, ce n’est que simulacre, ce n’est que danse dans le noir… Ainsi les préparatifs pour la lutte, peut-être la lutte elle-même, ne seraient pas la solution. Celle-ci serait du côté de la réforme spirituelle.
Il est intéressant de voir se dessiner avec les textes de Malek Bennabi une autre élaboration dans le champ intellectuel.
Notes
[1] In le Quai aux fleurs ne répond plus, Julliard, Paris, 1961, p. 9. En note, on peut lire : « Allusion aux tragiques événements du 8 mai 1945 dans le Constantinois. »
[2] Mohammed Harbi, la Guerre commence en Algérie, Editions Complexe, Paris, 1998, p. 16.
[3] « Je n’étais plus qu’un jarret de la foule opiniâtre », in Nedjma, Seuil, 1956, rééd. « Points », Paris, 1996, p. 52.
[4] Jean-Claude Vatin, l’Algérie politique : histoire et société (nouvelle édition), Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, Paris, 1983 (première édition, 1974, p. 278). Je me réfère au livre de J.-C. Vatin, mais il en existe beaucoup d’autres, tout aussi intéressants à lire de mon lieu d’interrogation qu’est la littérature. Je trouve dans ce passage des indications sur l’élaboration mythique qui vont dans le sens de mes interrogations (cf. p. 276-279).
[5] Ibid., p. 278
[6] Il faut remarquer que si la figure de l’émir Abdelkader – il s’agit non pas tant du personnage historique que du personnage symbolique – est devenue une sorte de figure permanente, qui continue à être opératoire au-delà de 1962 (est-ce encore vraiment le cas aujourd’hui, après 2000 ?), celle de Jugurtha a été « dénationalisée », retirée du matériel symbolique et réinvestie dans la revendication dite « berbériste », qui projette une autre configuration, identitaire et historique, de la mémoire et de la culture.
[7] In l’Arche, 1946, réédité in Etudes méditerranéennes, n° 11, deuxième trimestre 1963 puis en annexe au texte de Henri Kréa, Tombeau de Jugurtha, SNED, Alger, 1968.
[8] Kateb Yacine, Abdelkader et l’indépendance algérienne, Ed. An-Nahdha, Alger, 1957 (rééd. SNED, Alger, 1983).
[9] Mohammed-Chérif Sahli, le Message de Yougourtha, En-Nahdha, Alger, 1947 (rééd., l’Algérien en Europe, s.d., 1968).
[10] Ibid., Alger : Abd el-Kader, chevalier de la foi, Ed. En-Nahdha, Alger, 1953 (rééd. l’Algérien en Europe, 1967).
[11] Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française-Le Robert, 1984.
[12] In Henri Kréa, op. cit., p. 130.
[13] Ibid., p. 130.
[14] Cité par Jean Déjeux, Littérature maghrébine de langue française, Ed. Naaman, Sherbrooke, Québec, 1973 (rééd. 1978, p. 14).
[15] Ibid., p. 15.
[16] Ibid., p. 15, extrait d’un article paru dans le Figaro, le 6 janvier 1942. C’était bien avant le 8 mai 1945, mais Jean Amrouche était déjà dans l’écriture de son essai : « Vers 1939, il [Jean Amrouche] tentait quelques pages sur le Réveil de Jugurtha. »
[17] Jean Amrouche, l’Eternel Jugurtha, in Henri Kréa, op. cit., p. 134.
[18] Albert Camus, le Mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942 ; l’Homme révolté, ibid., 1951 ; et l’Exil et le Royaume, ibid, 1957.
[19] Mohammed-Chérif Sahli, le Message de Yougourtha, op. cit., p. 12
[20] Ibid., p. 16, c’est l’auteur qui souligne.
[21] Ibid., p. 11.
[22] Ibid., p. 19.
[23] Mohammed-Chérif Sahli est un acteur du mouvement nationaliste et l’un de ses intellectuels. Ses textes portent les marques de cet engagement.
[24] Mostefa Lacheraf, « Aux origines de la pensée politique anti-coloniale de libération nationale en Algérie », in M.-C. Sahli, Décoloniser l’histoire, Ed. EnAP, Alger, 1986, repris in Littératures de combat. Essais d’introduction : études et préfaces, Ed. Bouchène, Alger, 1991, p. 115.
[25] Cf. M.-C. Sahli, le Message de Yougourtha, respectivement pp. 21, 27 et 63.
[26] Ibid., p. 91.
[27] Ibid., p. 31.
[28] Ibid. p. 89.
[29] Ibid., p. 101.
[30] M.-C. Sahli, Abdelkader, chevalier de la foi, p. 19
[31] Ibid., pp. 77-78.
[32] Cf. p. 23.
[33] Ibid., p. 21.
[34] Ibid., p. 88.
[35] Ibid., p. 7.
[36] Les éditions An-Nahdha vont publier de nombreux auteurs, comme Malek Bennali, A. Khaldi et le jeune Kateb, qui seront les « intellectuels » du mouvement nationaliste, ceux qui vont élaborer le matériel symbolique et mythique qui sera la soubassement des discours et des gestes politiques.
[37] Cf. Nedjma, Seuil, Paris, 1956 (rééd. « Points », 1996), et le Polygone étoilé, Seuil, Paris, 1966.
[38] Cf. la quatrième de couverture de l’édition de la SNED, 1983.
[39]Kateb, op. cit., p. 49.
[40] Kateb le cite en note : « Il avait la piété et l’éloquence d’un marabout, l’astuce et le sang froid d’un diplomate musulman ; il était cruel ou généreux, suivant le besoin, bienveillant ou sévère par calcul, ensemble de qualités qui fait les dominateurs d’hommes », cité in Abdelkader et l’indépendance algérienne, op. cit., p. 16
[41] Ibid., p. 29.
[42] Ibid., p. 31.
[43] Arthur Rimbaud, in Oeuvres, Pocket, Paris, 1990, p. 44
[44] Kateb, op. cit., p. 9.
[45] Ibid., p. 37.
[46] Malek Bennabi, les Conditions de la renaissance algérienne. Le problème d’une civilisation, éd. En-Nahdha, Alger, 1949, p. 13-14.
[47] Malek Bennabi, Vocation de l’Islam, Seuil, 1954, Paris, p. 21. L’auteur précise : « Une étude de l’homme considéré en tant que facteur psycho-temporel d’une civilisation. »