Insaniyat N° 25-26 | L'Algérie avant et après 1954 | p.215-238 | Texte intégral
The history of Algeria, origins, problems, writingsAbstract: This work first considers the problem of “history loss” of modern Algeria, from thoughts on the closing of records, the silence of actors on both sides of the Mediterranean, the over falsification of history in Algeria, and the refusal to recognize the cruelty of the colonial war by the French society. Since the author examines the general historiographers’ tendencies, insisting on the weight of colonial heritage in France, and the forgotten silences in Algeria, but the stage necessary for a “historical decolonisation” henceforth gives way to a period of time for scientific and objective criticism. This passing to history can help the making of a memory less emotional between France and Algeria. Key Words : Algeria – records - sources - problems - writings. |
Benjamin STORA : Professeur d’histoire du Maghreb à l’INALCO (langues orientales, Paris).
La guerre d’Algérie, livrée entre 1954 et 1962, a longtemps attendu d’être reconnue et nommée sur la scène de la mémoire française. La séparation de l’Algérie et de la France, au terme d’un conflit cruel de sept ans, avait produit trop de douleurs, si bien qu’après l’indépendance algérienne de 1962, l’histoire même de l’Algérie semblait s’être perdue avec une infinie possibilité de sens : nostalgies coloniales langoureuses, Atlantide engloutie, hontes inavouables, fascination morbide pour la violence, images envahissantes de sa terre et de sa jeunesse perdues… Il fallait pourtant remonter en amont, avant la guerre, pour précisément tenter de la comprendre. Se débarrasser aussi du poids terrible de la mémoire pour oser affronter enfin l’histoire réelle, sortir des commémorations dangereuses produisant la rumination et des désirs de vengeance. Ce passage à l’histoire a pu, enfin, s’opérer grâce à l’ouverture des nouvelles archives, en particulier étatiques, trente ans après la fin de la guerre d’Algérie, à l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs, et par le besoin de témoigner, au soir d’une vie, d’un grand nombre d’acteurs engagés dans le conflit. Émerge ainsi lentement l’immense continent d’histoire de l’Algérie, au milieu d’un océan de paroles, d’archives, de problèmes.
Le poids de l’héritage colonial
L’historiographie de l’Algérie est un sujet gigantesque. Il existe un savoir encyclopédique considérable sur l’histoire de ce pays, qui s’est développé au moment de la conquête coloniale de l’Algérie, dans les années 1840-1880. Il a été essentiellement le fait de militaires français qui se sont intéressés à la fois aux mœurs, aux coutumes, aux dialectes, à l’architecture, à la question religieuse, aux confréries et à d’autres sujets encore. Mœurs coutumes d’Algérie, l’ouvrage d’Eugène Daumas, qui fut nommé général de division en 1853 et s’était lié avec l’émir Abdelkader, qu’il accompagna dans ses différentes résidences et prisons, est très éclairant. Cet ouvrage contient plusieurs observations et contributions sur la société et les institutions kabyles, sur l’hospitalité et l’aumône chez les tribus arabes, ou sur la guerre entre les gens du désert. Ces relevés et ces travaux, extrêmement précis et minutieux, furent publiés dans les Annales algériennes, réimprimés en fac-similé en Algérie à la fin des années 1970, travail qui reste une source inestimable pour les chercheurs. De toute évidence, ce savoir servait à comprendre ce qu’était ce pays pour pouvoir le dominer, le conquérir. L’historien algérien Abdelkader Djeghloul note à ce propos : « À coup sûr, cette connaissance est dangereuse. Pour la société algérienne, d’abord et principalement, puisque toute vérité dite sur elle devient moyen d’oppression supplémentaire. Mais elle est dangereuse aussi pour les producteurs de ce savoir. À vouloir trop comprendre cette société différente, il risque d’intégrer ses valeurs et de perdre ses propres certitudes. »[1] Les militaires français de la conquête comptaient, dans leurs rangs, des savants qui parlaient plusieurs langues, le berbère, le chaoui, et l’arabe. Précisément, parce qu’il fallait connaître et comprendre les populations locales pour pouvoir pénétrer, quadriller, l’espace de cet ensemble immense qu’était l’Algérie, et cela, à la fois, sur le plan militaire, administratif, culturel et religieux. Les historiens français ont énormément puisé à ce savoir militaire, constitué de descriptions minutieuses, de cartographies ou de relevés de langues et de vie quotidienne, consultables aux archives d’Aix-en-Provence. Au moment du centenaire de la conquête de l’Algérie, dans les années 1930, ils ont produit des histoires coloniales de l’Algérie, dans lesquelles ce territoire était intégré de manière irréversible à la France.
L’histoire de l’Algérie produite par les historiens au temps de l’apogée de la splendeur coloniale française visait à expliquer pourquoi ce pays devait rester de toute éternité dans le giron de la France. C’était là le facteur central de légitimation du récit historique. La présence française remontait ainsi à l’Empire romain. Une insistance était mise sur la latinité de l’Algérie, avec un rattachement mythologique ancestral entre ce territoire de l’Afrique du Nord et l’Europe du Sud. Ce lien, affirmait-on, avait été rompu pendant quelques siècles par l’arrivée de l’islam. La colonisation était pensée comme une forme de réappropriation d’un empire très ancien, perdu, qui avait d’ailleurs été l’un des pôles de la chrétienté. Ce récit historique faisait donc la part belle à l’Empire romain, à la présence chrétienne en Afrique du Nord, à la latinité, avec des examens approfondis de la question de la berbérité. Ce dernier aspect permettait de compenser l’arabité vue sous l’angle non pas ethnique mais religieux, c’est-à-dire dans son rapport à l’islam, et sous l’angle politique, en rapport avec le nationalisme arabe qui existait déjà dans les années 1930. La convocation d’un héritage latin n’avait de sens qu’en tant que désir d’ignorance et refus de voir l’autre, « l’indigène », qui était amazigh, mais aussi arabe par ses enracinements, et musulman, ou juif, par sa croyance. La construction du récit historique se situait du côté des vainqueurs, et, du côté des vaincus, ne procédait pas à cette époque de la même logique.
Retournement de tendance : l’entre-deux-guerres
Charles André Julien fut le premier grand historien français qui procédera à la déconstruction de ce type de narration. Dès la fin des années 1930, il va mettre en œuvre une conception de l’histoire qui ne fait pas démarrer l’histoire du Maghreb uniquement dans un rapport avec l’Occident ou avec la France, mais dans un rapport intérieur où le pays est aux prises avec sa propre histoire. Cette rupture dans l’historiographie traditionnelle, coloniale, est fondamentale.
À ce moment de l’entre-deux-guerres, la société algérienne était alors déstructurée, déchirée. Contrainte à des mobilités qui ne relevaient pas de son cours historique ordinaire, elle peinait à se penser pour se reconstruire, se projeter dans l’avenir. La colonisation prétendait trouver son assise dans l’éternité. Et c’est à ce moment qu’apparaît le grand travail de Moubarek el-Mili (1897-1945), un travail d’érudition sur l’histoire de la société algérienne. L’entreprise de Moubarek el-Mili se comprend seulement si on la replace dans une dynamique de reconstruction de l’être national. Cette dynamique est notamment marquée par l’émergence d’une presse algérienne de langue arabe et de langue française, par une vie associative d’une exceptionnelle densité qui, au travers de la loi de juillet 1901, anticipe sur la configuration territoriale de ce que sera par la suite l’Algérie.
Le grand livre de Moubarek el-Mili, publié en 1928, n’a pas été pris en compte par les historiens français dans les années 1930-1950. Il y avait alors une coupure entre ces deux univers, même si des contacts pouvaient exister entre certaines sphères des intelligentsias arabophone et francophone. Les années 1930-1950 constituent une période assez courte, la deuxième guerre mondiale prend place en son milieu et la guerre d’Algérie commence peu de temps après. Cette temporalité historique, décisive, est extraordinairement ramassée, contractée, rapide. Le travail historique sur l’Algérie, dans sa version coloniale, s’épanouit dans les années 1930 et coïncide, par conséquent, avec le centenaire de la conquête et l’apogée de la colonisation. Une vingtaine d’années plus tard, commence la guerre d’Algérie. L’apogée du projet colonial est aussi le début de sa crise.
La « décolonisation » de l’histoire
Après la seconde guerre mondiale, l’Algérie est marquée par les événements de mai 1945, qui ont touché principalement Sétif et l’Est du pays. Ce fut pour toute la société un traumatisme collectif immense, se traduisant sur différents plans et se déclinant sur différents registres, en particulier dans la littérature. Pour Kateb Yacine, par exemple, on peut parler de fracture fondatrice. Les Algériens ont été sidérés par la puissance de l’aveuglement, par l’incroyable clôture de la société européenne, alors que les événements de mai 1945 avaient été dramatiques, plongeant de nombreuses familles dans le deuil. Le processus insurrectionnel de novembre 1954 contre la France trouve là des ingrédients décisifs. La société algérienne était confrontée à la négation de sa propre histoire, à la négation des caractéristiques essentielles de sa personnalité construite ou en voie de l’être. On assiste alors à un temps de latence, qui est aussi bien un temps de repossession de soi. Ce temps de reconstruction interne se manifeste à l’intérieur des familles, des tribus, des villages, des médinas, et soulève les questions suivantes : comment être algérien face à un défi absolument insoupçonnable, qui est le défi de l’altérité ? Comment être soi-même vis-à-vis de l’autre, comment se reconstruire une identité nationale ?
Ce qui va se passer en Algérie, l’autonomisation des populations dites « indigènes » et leur désir d’indépendance, doit être mis en rapport avec un processus général de la décolonisation. L’empire britannique subit de son côté la décolonisation de l’Inde, la guerre d’Indochine éclate ; bref, le vent de l’histoire qui souffle dans les années 1950, de l’Afrique à l’Asie, va inéluctablement conduire aux indépendances politiques. Comment, dès lors, dans l’écriture de récits d’histoire, continuer de s’accrocher à des rêves ou à des visions rétrospectives de l’histoire sous la forme des occasions perdues, des bifurcations échouées ? C’est ne pas percevoir la formidable accélération de l’histoire qui a marqué les lendemains de la seconde guerre mondiale.
Dans les années 1950, le centre de gravité de la politique mondiale se déplace dans ce qu’on appellera bientôt le tiers-monde. À partir de ce moment-là, tout bascule, y compris l’historiographie. Car l’histoire s’écrit toujours en fonction des impératifs du présent. Le travail de Charles-André Julien prend alors tout son relief, et bon nombre d’intellectuels français vont se mobiliser pour savoir ce qui se passe en Algérie. D’Albert Camus à Jean-Paul Sartre, de Raymond Aron, qui écrit la Tragédie algérienne en 1957 et préconise l’indépendance, à Pierre Bourdieu et Pierre Nora, la presque totalité de l’intelligentsia française est plongée dans le drame algérien. L’ensemble des processus de mobilisation intellectuelle s’organise alors, en France, autour de l’Algérie.
L’après-guerre : absence et latence, oublis et trop plein
L’indépendance de l’Algérie, en France, sera suivie par une longue période d’abandon et de latence. Le travail universitaire, en ce domaine, restera en friche pendant plusieurs décennies. La plupart des intellectuels français se désintéressent de l’Algérie après 1962. Le dernier grand travail de Pierre Bourdieu sur l’Algérie date justement de 1963. L’Algérie accédant au statut d’acteur de sa propre histoire, curieusement, n’éveille plus l’intérêt. Du coup, on assiste en France à un tarissement de la production du savoir sur l’Algérie et le Maghreb en général, tandis que prolifèrent les livres de témoignage et toute une littérature de la souffrance qui vient souffler sur les braises de l’Algérie française.
En Algérie, après l’indépendance, le rapport à l’histoire se complexifie, marqué par des événements fondateurs et des fractures essentielles, comme celle du rapport à la guerre : comment l’inscrire dans une histoire de longue durée, dans l’histoire immédiate, alors que les acteurs du champ politique sont également les acteurs de l’histoire ? D’autre part, concernant l’histoire de la guerre d’indépendance, les autorités algériennes, après la crise de juillet 1962, ont fait un certain nombre de choix. En particulier, celui de la mise en place d’un imaginaire guerrier comme ultime référence. Cela a permis l’occultation de la dimension politique du combat, des acteurs et des événements. Le référent guerrier a dominé le champ intellectuel et le champ politique, produisant un impossible oubli. L’existence d’une amnésie impossible particularise, par-dessus tout, la société algérienne dans ses rapports à cette guerre. Cette occultation, qui visait à légitimer les pouvoirs établis en Algérie, a désormais historiquement atteint ses limites. Depuis quelque temps déjà, à l’intérieur même des institutions, dans les universités algériennes, les travaux d’historiens ont brisé cet encerclement du champ historique.
Du côté français, le grand problème de l’historiographie de l’Algérie et de la guerre repose sur le fait que l’on assiste, à la fois, à une sorte d’absence lancinante, d’amnésie, de refoulement, et à une profusion d’écrits autobiographiques qui ont envahi le champ éditorial pendant une vingtaine d’années. En quelque sorte, l’absence d’histoire a été en partie comblée par des gardiens vigilants de la mémoire, qui interdisaient évidemment à tous les autres de prononcer la moindre parole. De l’autre côté, en Algérie, on a été confronté à une sorte de trop-plein de l’histoire, ou plus exactement à une survalorisation de l’imaginaire guerrier qui visait à expliquer le surgissement de l’État-nation par la guerre, et non par la politique.
En somme, les historiens devaient se débattre entre un oubli impossible et un trop-plein de mémoire. Le travail historique a consisté tout aussi bien à compenser cette absence d’histoire du côté français qu’à se défier du trop-plein d’histoire du côté algérien.
Retour d’histoires, ouverture d’archives
À la fin des années 1980, la situation a changé, une nouvelle donne est apparue, liée à l’effondrement du système du parti unique, en octobre 1988. Dès lors, en Algérie, des approches nouvelles, diversifiées, devenaient possibles, confortées par les retrouvailles avec des acteurs longtemps relégués dans l’ombre, et qui ont commencé à revenir sur le devant de la scène. Ce moment est fondamental. Dès cet instant, de manière incontestable, la France elle-même s’est trouvée dans l’obligation de regarder son histoire, d’abandonner les arguments de confort qui avait permis de justifier le silence sur ce qui s’était passé réellement pendant la guerre. Un vrai travail historique pouvait commencer, s’appuyant sur les témoignages d’acteurs comme celui du général Aussarès avouant dans un ouvrage retentissant sa participation à des crimes commis pendant la « bataille d’Alger », en 1957.
Il se trouve que cette étape nouvelle est entrée en résonance avec la tragédie que l’Algérie a traversée dans les années 1990, et qui, avec ses victimes innombrables, oblige les Algériens à s’interroger sur la généalogie de la violence. Et cette interrogation n’est pas sans effet, de l’autre côté de la Méditerranée, sur la mémoire française, conduite à sortir de sa torpeur et à s’interroger sur d’anciennes violences, sur sa part de responsabilité dans la violence algérienne.
Le processus très complexe de retour vers l’histoire, en Algérie, qui passe toujours par la médiation du politique, marque la période récente. Le président de la République en exercice redonne leur place dans l’espace public à des militants comme Messali Hadj, ou Ferhat Abbas, en donnant leur nom en 1999, respectivement, à l’aéroport de Tlemcen et à l’université de Sétif. De nombreux signes montrent que les Algériens sont disposés à revenir sur leur passé de manière de plus en plus fine et élaborée. Parmi les signaux émis, il est significatif que le président de la République algérienne ait remis en place toute la part juive de l’histoire ancienne algérienne, dans un discours prononcé à Constantine le 6 juillet 1999. Autres exemples abordés dans la presse algérienne, la question des harkis (des paysans algériens en armes contre des éléments de l’ALN qui étaient, eux aussi, pour l’essentiel, des paysans algériens en armes), ou de la présence des femmes dans les maquis (présence qui constitue une transgression par rapport au mode de vie algérien), le rôle des « porteurs de valises » (des militants français dans la guerre au côté du FLN), l’éviction dans l’été 1962 de la fédération de France du FLN, qui a joué un rôle stratégique dans le processus de la guerre, la lutte entre les partisans de Messali Hadj (le MNA) et ceux du FLN… L’enjeu désormais est de savoir si cette partie de mémoire, à revisiter de manière critique, peut être intégrée dans les ouvrages d’histoire, enseignée dans les écoles algériennes. Selon les statistiques du dernier salon du livre d’Alger, une trentaine de maisons d’éditions indépendantes publient environ six cents titres par an. La part consacrée à l’histoire reste relativement limitée, même si des textes d’une grande audace commencent à être publiés.
Les retours d’histoires s’accélèrent grâce à l’ouverture d’archives, en particulier en France. À partir de 1992, les archives ont été ouvertes : les archives militaires à Vincennes, mais aussi les archives de l’ECPA, archives photographiques de l’armée française et qui constituent un fonds gigantesque de 300 000 documents. L’ouverture de cet ensemble archivistique a permis l’écriture de belles thèses d’histoire, telles celle de Sylvie Thénault sur la justice française pendant la guerre d’Algérie, celle de Raphaëlle Branche qui a examiné les journaux de marche des régiments français pour aborder le délicat problème de la torture. D’autres thèses seront soutenues prochainement, comme celle de Tramor Quéméneur sur les insoumis pendant la guerre d’Algérie. Une impulsion a été donnée. Mais l’histoire ne peut s’écrire uniquement à partir des archives étatiques. Dans les grandes ruptures de l’histoire, on ne trouve guère d’ordres écrits indiquant qu’il faut exterminer ou déplacer des populations. Les archives étatiques sont importantes, mais on ne doit jamais oublier de les croiser avec la parole des victimes, et de ceux qui ont été confrontés à cette histoire.
Il faut signaler une autre restriction, relative à ce qui touche aux personnes privées et à la sûreté de l’État. Il y a énormément d’archives, en ce domaine, qui ne sont pas consultables avant un délai de trente, soixante ou cent vingt ans. L’ouverture d’archives ne signifie pas que l’histoire puisse s’écrire de manière automatique. Les archives ne vont pas sans silences, sans lacunes, qu’il faut savoir aussi interroger et interpréter. D’autres archives doivent être fouillées, scrutées, explorées, celles qui nous renvoient des images, des sons, des mots de l’intimité.
D’autres archives de blessures : images, mots et sons
Ainsi, comment restituer le destin de chacun de plus de un million et demi de jeunes français qui ont été envoyés pour combattre en Algérie, entre 1954 et 1962 ? La connaissance jaillit quelquefois d’une image, d’un son, d’un mot.
Une image (longtemps dissimulée) : l’enterrement d’un jeune soldat du contingent dans le beau film d’André Téchiné les Roseaux sauvages (1994). Funérailles d’un jeune homme qui avait tout fait pour ne pas partir en Algérie, et s’était adressé, de façon maladroite, à une enseignante communiste pour le sortir de ce mauvais pas… Nous sommes dans un petit village, en plein soleil. Le cortège de l’enterrement du soldat progresse lentement. C’est un exercice de fidélité en silence, scène de funérailles qui produisent des bribes de sensations, une colère étouffée, des images retrouvées (et perdues) de bonheur, des moments « encastrés » pour d’autres participants (entre deux trains, et deux occupations). En amont de ces obsèques, quelques mois auparavant, le mariage du jeune soldat avait amené les mêmes « invités ». Il y a une étape en plus de vie dans un coin de la France (le cimetière), et un personnage en moins, dont la silhouette survit dans la ressemblance avec son frère. Est-ce le mouvement du cortège, le martèlement des pieds sur la route, les regroupements de participants qui se font et se défont, la lente avancée qui rythme le cortège, avec flux et reflux des souvenirs ? L’enterrement montré dans ce film est révélateur en 1962 de la « solitude » de cette guerre, qui ne voulait pas montrer l’irrémédiable : la mort de soldats dans une guerre lointaine.
Une image encore : celle de la photographie de copains en Algérie. Il y en a beaucoup de ces photos de « bidasses »… Et Olivier Todd, dans les Paumés (Paris, 1973)[2] nous dit : « Il y avait la rage des photographies : elle permettait aussi de mettre le temps en charpie. Pourquoi tous ces soldats éprouvaient-ils un plaisir si sensible à se voir, à se retrouver sur une photo, une déception si profonde à ne pas figurer sur telles autres ? Parce que ce morceau de carton prouvait un peu plus ou un peu moins qu’ils étaient encore entiers ? »
Un mot : une lettre arrive dans une caserne d’Algérie. Mots minuscules, humbles, murmurés, « bredouillés » à travers lesquels s’exprime ce que le monde a de plus réel, et d’imaginaire, la peine de la séparation, la cruauté d’une guerre suggérée, sa terrible ambiguïté, et aussi la description de précieux moments de la vie ordinaire, de l’autre côté de la Méditerranée, en France. La tendresse, l’amour d’une jeune fille ou la rupture, la séparation : « L’heure de la sieste, se rappelle Marc Garanger, dans la Guerre d’Algérie vue par un appelé (Paris, 1984), c’était aussi pour beaucoup l’heure du courrier, des lettres de la femme ou de la fiancée, qui nous raccrochaient à la vie. Un jour, un copain vous demande de lui lire une lettre qu’il ne parvient pas à déchiffrer. Une lettre qui dit : “ Je ne t’aime plus, j’en ai trouvé un autre…Salut ”. Le copain craque ; on se dit : pauvre vieux, il n’a pas de chance. Et puis un jour, cette lettre, on la reçoit. Dans la chambrée, personne n’y a échappé. » Le soldat reste suspendu aux lettres, celles de la mère, de l’épouse, de la fiancée, de la marraine, du copain. L’écrit franchit la guerre. Le soldat de 20 ans ferme les yeux. Par la lecture, avide ou lente, s’avancent les rêves, les voyages possibles, l’odeur envahissante de la peau d’une femme, le regard des parents, la fraîcheur d’un été à la campagne.
Un son : celui de la chanson le Déserteur, de Boris Vian, extrêmement populaire dans la France des années 1957-1958. Avec le rêve d’une fuite, d’une « évasion ». Un son encore : le sanglot de la femme aimée qui monte au moment du départ, de la mère ; le signal d’alarme que l’on tire violemment pour faire arrêter le train en 1956 qui emmène au loin ; la première note des musiques de rock qui sort du transistor en 1958. Un autre son encore : la voix du général de Gaulle, à partir de 1959. Un son, toujours : le bruit d’une rafale, le cri d’un camarade blessé, où le râle du prisonnier algérien qui se meurt…
De la mémoire communautarisée à la mémoire commune
L’essor des travaux historiques n’a pas calmé les « saignements de mémoire », à propos de l’histoire générale de l’Algérie. Une sorte d’inflation mémorielle se déploie à travers témoignages, souvenirs et autobiographies. Quarante ans plus tard, le sentiment existe qu’un seuil a été franchi dans la société française, par la reconnaissance institutionnelle de cette séquence-guerre, en particulier le vote par l’Assemblée nationale en juin 1999 de la « guerre d’Algérie », marquant la fin du mythe des « opérations de maintien de l’ordre ». Mais en dépit de tous les efforts étatiques pour essayer de cicatriser les mémoires, les conflits mémoriels continuent d’exister. Jusqu’à présent, on estimait souffrir d’un manque de connaissances. Or, on n’a jamais autant parlé de l’Algérie. Au cours des vingt dernières années, quelque 1 500 livres, venant s’ajouter au millier de livres déjà publiés pendant la guerre et après l’indépendance de 1962, ont été consacrés à ce sujet. Dans une large mesure, nous restons pourtant dans le conflit et le cloisonnement des mémoires.
Le travail historique ouvre sur la possibilité du passage d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune, en France, et entre historiens algériens et historiens français. L’histoire n’a pas de nationalité, elle est l’œuvre des historiens qui disposent d’outils, de références pouvant être des archives écrites, des témoignages.
Le travail historique permet également la sortie de la concurrence victimaire. Entre les différents groupes porteurs de la mémoire algérienne, existe comme une fixation dans une mémoire cloisonnée où chacun se pose en victime supérieure à l’autre dans l’abandon, dans la blessure, dans l’exil, dans la trahison. Il est nécessaire de freiner cette concurrence terrible, au sein même de la société française, parce qu’elle est stérile. Il est difficile de bâtir sur le ressassement, la rumination, le refus d’une situation acquise qui est celle de l’indépendance de l’Algérie. L’essentiel est de comprendre ce qui s’est passé dans cette histoire, de cerner les raisons de cette séparation.
Il est possible, par exemple, de souhaiter un décloisonnement dans le domaine du cinéma français : peut-on se satisfaire d’avoir des films pour les pieds-noirs, des films pour les soldats, des films pour les porteurs de valises, pour les immigrés, pour les beurs, chacun se repliant sur son territoire de mémoire ? À l’époque de la puissance de l’image, il faut espérer que des récits cinématographiques donnent vie à ces croisements, à ces contacts. Ce métissage a échoué dans l’Algérie coloniale, mais dans la France d’aujourd’hui sa réussite est un enjeu majeur.
Le travail historique est difficile, mais il doit désormais être mené entre les historiens des deux rives, dans une écriture à deux voix, sur le modèle d’une réconciliation mémorielle accomplie sur le terrain scientifique.
Dernier ouvrage paru : la Guerre d’Algérie, fin d’amnésie, avec Mohammed Harbi, Robert-Laffont, Paris, mars 2004, 728 pages.
Notes
[1] Abdelkader Djeghloul, Préface à l’édition du livre d’Eugène Daumas, Mœurs et coutumes d’Algérie, Sindbad, Paris, 1988.
[2] Pour toutes les références précises des ouvrages cités dans cette communication, je renvoie à mon Dictionnaire des livres de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, Paris, et à mon ouvrage paru aux éditions Gallimard, Appelés en guerre d’Algérie, Paris, 1997.