Insaniyat N°9 | 1999 | Maghreb : culture, altérité | p.1-4 | Texte intégral
Quels éclairages faut-il porter sur un imaginaire local où s’emboîtent en amont des cultures différentes pour créer en aval une nouvelle culture, donc un nouveau discours, une nouvelle esthétique qui vise le dépassement de la différence ?
Le numéro N° 9 d’Insaniyat présente des points de vue divers, eu égard à la pluralité des méthodes, des indications théoriques, des traitements de présupposés symboliques et idéologiques, des données sur les références historiques, géographiques, religieuses, linguistiques, sémiologiques, prenant à son compte un imaginaire interculturel dans son ensemble. Il pourrait s’articuler en trois parties : 1/ Histoire et pratiques interculturelles au Maghreb. 2/ Imaginaire et littérature. 3/ Interculturalité et pratiques sémiologiques.
Bien que chaque partie procède suivant une démarche spécifique à son champ d’investigation, il est aisé de croiser les thèmes soumis à notre réflexion et penser le fait interculturel, voire transculturel, tantôt dans sa généralité, ses instances, sa diachronie, tantôt dans sa combinatoire, sa dynamique, ses redéploiements dialectiques. Peut-être, faut-il dire et raconter le Maghreb autrement, dans le discours du «marginal», qui se présente comme un contre-discours, interpréter le mythique et le magique, le sacré et le profane, le vécu et le poétique, le corporel et l’iconographique en faisant appel à la littérature et à l’art sous toutes ses formes ? C’est dire manifestement que l’interculturalité dans les pratiques culturelles, langagières de type populaire et/ou institutionnel « traversent » les travaux de ce numéro. En effet, dans le contexte plurilingue d’un espace comme celui du Maghreb, aboutissement historique d’un long processus de mise en morphologie culturelle, linguistique et discursive, depuis la formation du berbère jusqu'à l’avènement de la langue et de la culture françaises, en passant par les différentes couches historiques (punique, latine, arabe, turque, espagnole), l’on s’est posé la question de la perception du phénomène interculturel dans un espace qui, historiquement parlant, a vécu dans une situation permanente de contacts de langues, donc de cultures différentes. L’interculturalité n’est pas dès lors une construction intellectuelle, une projection théorique, mais une pratique séculaire, un vécu historique bien ancré dans notre société, avec ses richesses et ses misères, ses gloires et ses tragédies, ses creusets et ses déchirures, ses attractions et ses répulsions, ses ruptures et ses continuités. Le niveau d’intervention est beaucoup plus subtil et par conséquent, les effets sont moins perceptibles, évidemment plus durables. Comment se codifient, par conséquent, les processus de pénétration, d’interpénétration, d’hybridation linguistique, discursive et sémiologique dans un espace - carrefour, soumis à des séquences historiques violentes et mouvementées ?
L’observation de ces éléments sur une langue chronologiquement la plus proche dans le contexte maghrébin -la langue française-, les articles de OUHIBI, BENCHEHIDA, MEBARKI, KASSOUL nous fournissent quelques éléments de régularité sur le phénomène interculturel dans la littérature d’expression française. Pour Nadia GHASSOUL-OUHIBI, l’actuelle littérature maghrébine, surtout algérienne, celle refusant les sentiers battus, n’est plus dans le «dire», mais dans l’expression et l’explication d’un langage poétique. Les textes maghrébins qui se présentent comme un tissu de signes enchevêtrés, aussi disparates, aussi hétéroclites les uns que les autres, tentent de saisir les mécanismes de fonctionnement des réseaux de signification, renvoyant à son patrimoine culturel et historique, fortement marqué par le passage de nombreux peuples qui ont longtemps occupé ses côtes. Mais, pour Mabrouk KADDA, la méconnaissance de la langue et de la culture arabes chez les écrivains algériens de langue française a poussé des critiques littéraires à culpabiliser cette littérature et ce malgré son attachement à la réalité algérienne. Il arrive, après un tour d’horizon portant sur les différents points de critique littéraire aussi bien algériens que français, à la conclusion suivante : le critère de la langue à lui seul est inconsistant quant au jugement porté sur cette littérature.
Le rapport langue (s) / espace / identité est mis en relief et en perspective historique beaucoup plus longue, à partir d’un questionnement sur les pratiques du nom propre à connotation religieuse et mystique (païenne, chrétienne, musulmane) cristallisée dans la toponymie de quelques régions de l’Ouest algérien. Farid BENRAMDANE trouve que c’est dans la diversité linguistique (libyque, berbère, punique, arabe...), dans la symbolique des usages onomastiques, dans des procès d’hybridation linguistique sémantique développés, qu’il est possible de saisir certaines articulations qui caractérisent l’imaginaire et les parcours culturels et interculturels au Maghreb. La langue est espagnole, elle-aussi, est un lieu de mémoire de l’histoire de l’Algérie. Une langue constituée d’ingrédients arabes, d’une panoplie d’aspects socio-culturels arabo-musulmans, d’une mobilité des hommes et des idées et d’un héritage historique communément partagé ; autant d’éléments qui ont contribué, explique Ahmed ABI-AYAD, à l’élaboration de la notion de «maghrébinité».
Toutefois, la manière dont s’est cristallisée la maghrébinité est pensée autrement par Mourad YELLES, à partir d’une autre signalétique : comment est forgé historiquement et représenté symboliquement le corps maghrébin ? Corps en crise, corps aux prises avec le monde, corps sujet, corps récit, corps posture problématique... Cet extraordinaire appareil physiologique, mais aussi un fabuleux corpus vit au Maghreb et, particulièrement en Algérie, une sorte de crise sémiologique rémanente dont il faut situer l’origine vers les 15ème-16ème siècles.
Pour Mansour BENCHEHIDA, l’imaginaire maghrébin ne se conçoit pas hors de la parole. «L’honneur de la tribu» de Rachid Mimouni, en est une brillante illustration, avec la passion de cet auteur pour la modernité et de son aversion pour l’obscurantisme, en dépit de son confinement hâtif, à la lecture de certaines études, dans une énonciation conservatrice. Quelles thématiques se dégagent de la littérature algérienne féminine d’expression française ? Aïcha KASSOUL tente de constituer une histoire de cette littérature, essentiellement à partir de textes narratifs publiés entre 1947 et 1987. Le thème essentiel demeure la question de la femme, allant de pair avec la libération du pays. Le discours «féministe» ne développe qu’à de rares exceptions, la thèse de l’assimilation. Concernant toujours les femmes algériennes, en particulier dans l’Ouest algérien, Hadj MELIANI, tente de montrer comment chez certaines catégories de femmes, la pratique (marginale, en voie de disparition) de faux mariages «falso», de fausses circoncisions, perçue sous forme d’aides déguisée «ma’aouna» ou récupération de créances, participe à la formulation d’une identité du sujet social dans et hors les normes circulantes de l’image conforme de la femme.
Dans l’approche des oeuvres de fiction en langue arabe, le merveilleux, différent du fantastique, procédé littéraire introduit dans le romanesque, est étudié par Mohamed DAOUD dans la perspective de l’étrangeté, du surnaturel dans le texte «Le pêcheur et le palais » du romancier algérien Tahar Ouettar. Ce dernier introduit le mythe «politico-héroïque » dans sa fiction : un «héros sans peur », symbolisant le Bien contre la Mal. Il doit traverser sept cités afin d’offrir au roi le poisson. Cet acte, qualifié d’asocial par le pouvoir, sera fatal à Ali le pêcheur, mais établira un ordre nouveau. Le poème arabe, «Où est ma Leïla ? » du poète Mohamed El-Aïd El-Khalifa est considéré comme un progrès sur le plan de la conception, de la conscience et de la pratique textuelle dans l’écriture poétique algérienne moderne de langue arabe. Ceci transparaît, selon Ali BRAHIM, dans l’adhésion du poète à la cause de libération nationale et à l’identité par l’introduction de la symbolique mystique et historique dans son texte.
Réfléchissant à partir du «décentrement», Belkacem MEBARKI s’intéresse à un comportement interculturel en devenir (la culture Beur) et s’attache à la lecture de multiples thèses, analyses, et actes de colloques à montrer que la «maghrébinité » de l’ailleurs est souvent étudiée à la lumière d’un éclairage culturel occidental à fondement essentiellement ethnocentriste, alors que sa littérature porte les marques d’une «transculturalité » aux expressions «bifocales», d’une distance requise qui a le mérite de dépasser les clôtures réductrices.
Prenant à son compte le développement de nouvelles dimensionnalités comme les représentations culturelles et artistiques, Mohamed-Lakhdar
MAOUGAL exploite entre Orient et Occident les codes iconographiques ou picturaux et leur complexité dans la peinture de Abderrahman Aidoud. De même, entre ces deux centralités culturelles (Orient/Occident), Mohamed ABASSA met en lumière les origines levantines de l’amour que les poètes européens ont développé. En guerre sainte, au Moyen -Âge, en Andalousie et en Orient, l’Eglise mena un autre combat contre les Arabes et les poètes ayant adopté cette nouvelle conception de l’amour et de sa poésie. Partant de la nouvelle de Isak Dinesen «The Blank Page », Fadéla K. BENZAOUI libère son imagination sur « une page blanche » à un moment , en 1995, où l’on refusait au verbe et à la plume (assassinat de Bakhti Benaouda, son collègue), leur vocation d’instruments du savoir pour les mettre au service de l’ignorance, de la décadence et de la mort.
Farid BENRAMDANE