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L’histoire en quelques toiles chez Abderrahmane Aïdoud. Entre Orient et Occident, la sémiologie porte

Insaniyat N° 9 | 1999 | Maghreb : culture, altérité | p.103-106 | Texte intégral


History on canvas by Abderrahmane Aïdoud. The Semiological gate-way between east and west

Abstract : Maurice Halbwachs, the well known author of works particularity relating to memory, to be developed in his work which has become a classic: the collective memory, a particularly important idea, about the problem of memorization according to him, and to come back to the hellenic poet semonide de C’eos  (5th C. B.C.), who had perfected a method of memorizing by topology, memory worked from references which were more often four and five. The land marks (here the two doors) play a cardinal role in particular. If the conception of history which prevailed until the present has made this subject matter and discipline a functional field entirely reserved to time and only space as an after effect, history which will develop from new dimensions as cultural and artistic representations, and even a more and more obvious intervention of complex coding systems which as is the case of painting for Abederrahmane Aïdoud, make iconographic or pictorial codes or even symbolic codes of colour and shape. This article, therefore wants to try to exploit a reading of history through pictorial art and to be in keeping in some way even modestly in an approach which has been already started for several years by the Paris editor Mazenod. History needs more than ever to be with held in polychrone, and in representing human genius which the single bidimensional writing, black and white must no longer monopolize or confiscate.


Mohamed Lakhdar MAOUGAL : Linguiste, Institut des Langues, Université d’Alger, 16 000, Alger, Algérie


Aïdoud est enseignant à l’École supérieure des Beaux-Arts d'Alger depuis plus d'une dizaine d'années. Il a préparé pour la rentrée de l'automne 1999, une grande exposition de toiles qui a d'ores et déjà retenu l'attention de la critique[1]. Cette exposition présente la particulière originalité de s'inscrire de manière fine et subtile dans un réseau de codages inférant de manière intelligente et fine à des références culturelles et civilisationnelles qui disent de manière quasi explicite, et donc sans ambiguïté aucune, le travail de la mémoire, mais d'une mémoire comme celle dont disait Kateb Yacine qu'elle ne connaissait pas de chronologie[2].

Le palimpseste, ou le parchemin, sur lequel va se graver cette histoire en couleurs diverses et en formes de constellations de discours, présente l'originalité d'être éclaté sur des dimensions différenciées. De grandes estampes, presque pareilles à d'immenses oriflammes, côtoient de petits carreaux à peine plus grands qu'un carrelage de 20cm de côté. Entre un premier univers saisi en panavision à la mesure des amplitudes d'un mouvement de flux et de large embrasure, un univers du grand, du macro pour dire et rendre la majesté d'une chevauchée quasi mythique traversant les grandes steppes de l’Asie centrale et déferlant sur le pays légendaire du blé, de l'orge et du miel, et un autre second univers concentré sur la focalisation et sur la recherche minutieuse du détail pour rendre le quasi imperceptible, réfractaire à la dimension banale et commune de l'acte maternel de préservation, se glisse tout un ensemble de toiles d'un inter-univers du centre, un univers de grande turbulence, et presque de démence qui traduit bien les gestes et faits de la presque quotidienneté. Ainsi par un subtil clin d'œil, Abderrahmane Aïdoud nous rappelle que l'histoire polychrome est en trois dimensions et que l'enfer, s'il existe et il existe bel et bien n'est ni dans l'au-delà, ni dans l'en-­deçà. L'enfer est devenu notre univers quotidien, l'enfer c'est l'autre pour pasticher le jugement d'un célèbre philosophe contemporain. Il faudrait, afin de mieux le percevoir, ouvrir grands les yeux et voir de face les réalités de la tourmente.

Beaucoup de tableaux sont des compositions de couleurs en galaxies déferlantes. Les couleurs et même les ombres se télescopent donnant une impression de grand chaos, de chamboulement, de cataclysme, de furie. On en comprendra le sens en rétablissant le paradigme et le système de la symbolique agrégée. Les symboles historiographiques de restitution des signes apparaissent alors et se dessinent dans les galaxies de couleurs bigarrées et chamarrées comme autant de traces d'une Histoire de faits majeurs. Ces symboles sont en fait structurés dans un paradigme ordonné avec une distribution qui se dégage, dès lors qu'on tente de remettre un ordre et de rationaliser une chronologie. Entreprise combien difficile, en la circonstance, quand le passé et le présent sont mis en concomitance et en proximité sur la même toile, ce que l'historien le plus habile ne saurait réaliser, à moins de délaisser le réel et d'opter pour la codification imaginaire. Mais, le peintre a sur l'historien ce sublime avantage de convoquer, sur le même espace d'exposition et de fixation, des référents historiques repérables qui coexistent sans anachronisme, car seul le temps pictural compte, par la seule force et par la seule puissance de leur expressivité, comme il a, sur le romancier ou sur l'esthète, le double privilège de rendre réel ce qui pouvait passer pour virtuel ou imaginaire et de suggérer du même coup avec une force d'adéquation que seul l'art pictural peut réaliser, la permanence d'une histoire qui traverse les âges, qui télescope les siècles, voire qui confond les millénaires. Mais avec une telle perspective, il faudrait au peintre-historien un pouvoir que lui seul peut détenir et instrumentaliser avec assurance autant que compétence, le pouvoir de composition et de multi-codage.  Sans ce multi-codage, l'histoire ne saurait en la circonstance et dans ce cas singulier d'espèce   se développer en intersection de paradigmes diachroniques établis et en syntagmes de synchronisation définis et identifiables par l'observateur. Celui-ci peut, en une promenade entre les tableaux de cette exposition embrasser, en l'espace de quelques dizaines de minutes une histoire multi-millénaire et cela, du seul fait de la judicieuse stratégie expositive adoptée par le peintre.

L'œuvre de Abderrahmane Aïdoud se développe par excroissance, par jaillissement, par humeur, contre la sclérose de perspective et en transgression calculée des canons de la figuration établie. Le sens, car il y a surcharge symbolico- sémiologique, sens d'une grande lucidité et d'une indiscutable clarté autant que de clairvoyance, éclate en une multitude de signes, et de symboles difficilement interprétables parce que sous-tendus par des codages multiples d'une référence culturelle et civilisationnelle dispersée en sa généreuse profusion sur les arcanes des mythologies à géométrie variable.

Traversant le monde de part en part en sa trajectoire solaire, entre la porte de la pointe du jour (l'énigmatique Asie en tant que lieu de jaillissement et d'origine) et la porte du crépuscule (le mystérieux Maghreb en tant que topoï d'aboutissement et de réalisation), un large et généreux mouvement de symboles est perceptible à partir des pictogrammes chinois, surtout dans les représentations aux dimensions extrêmes comme les carreaux et les grandes estampes, transitant par les hiéroglyphes pharaoniques suggestifs de la langoureuse Afrique dans les formes moyennes, s'inscrivant dans le détail des cunéiformes sumériens de la voluptueuse Perse, se conjuguant par la redondante géométrie figurative de l'ingéniosité égéenne, transcrit en la cursivité de la méthodique Palestine, mémorisé par l'indexation du premier commandement judaïque, fixé dans                   le calligraphe de la caressante Arabie, et enfin gravé par l'idée de la turbulente Amazighie, ce mouvement de l'informe couleur éclatée en sa diversité souvent en contrepoints savamment mariés, retrace la profonde histoire du SIGNE DEFERLANT.

De  la porte du point du jour marquée par le pictogramme idéographique à celle de la fin du jour codée de la croix de négation ou de multiplication préservatrice du danger comme la main aux cinq doigts de Fatma, se profile l'avancée d'une histoire autre, une histoire de la famine, une chronique de la pénurie, un récit de la soif, une mémoire mue par une chevauchée sans relâche à la poursuite de l'Eldorado perdu et du paradis recherché, toujours énigme insaisissable et mirage provocateur. Le peuple des enfants du soleil levant déferlant en trois vagues, oriflammes et bannières de signes en voltige, engage sa  « taghriba » vers les mythiques pâturages des pays du soleil couchant.

En quelques toiles, le maître d'œuvre, quittant sa retraite estampillée crève le pictogramme asiatique et libère la chevauchée de Hulagu rappelée par la triple référence -les trois croissants- des trois tartaro-mongols qui auront ébranlé le monde musulman médiéval : Gengis Khan, Hulagu et le terrible Timür Lang. En fait Timür Lang (Tamerlan) était Turc et le seul des trois conquérants à être musulman. Une partie de la descendance mongole se convertira aussi à l'Islam. Ramassée en concentré de référence en une seule et unique toile, l'histoire de la chevauchée des assoiffés d'azur se propage de mythes en légendes bousculant l'histoire réelle établie des chroniques sacrées.

Cette histoire déferlante d'est en ouest, défaisant à loisir et recomposant à discrétion les empires, redit les équipées historicisées que l'Occident aussi bien chrétien que musulman eurent à vivre, à connaître, à subir.

D'Attila (395-453) à Genséric (mort en 471), comme de Gengis Khan (1155-1227) à Timur Lang (1336-1405) la mémoire endormie, voire ankylosée aura perdu le souvenir de la barbarie et l'aura même intégré comme ingrédient esthétique avec le grand et célèbre Pierre Corneille qui termine sa carrière sur une lamentable pièce consacrée au Grand Guide de la funeste chevauchée qui stérilisera la terre des siècles durant.

Mais Abderrahmane Aïdoud a décidé de veiller et de convoquer en impertinence l'impérissable souvenir de Hulagu couvrant le Tigre et l'Euphrate de millions de pages de manuscrits de savoirs collationnés par l'humanité consignés et conservés dans la fabuleuse bibliothèque de Baghdad mise à sac par les hordes.  Le manuscrit perdu et le paradigme manqua, l'eau des deux fleuves dissolvant et effaçant une histoire morte et figée en sa consignation, Aïdoud les rappelle à notre mauvaise conscience amnésiée par la brutale intrusion de la permanence de la barbarie en sa grande et cruelle actualité. Le sang, rouge, vermeil ou cramoisi, tache et souille à profusion et de manière dérangeante ses toiles, surtout les chaotiques telle celle qui rappelle le lâche attentat de l'aéroport d'Alger en août 1992, quand un homme de connaissance et de savoir à introduit une bombe dans une aérogare, un jour d'une particulière affluence de gens modestes et de familles revenues au pays pour les visites estivales, livrant des tableaux d'un carnage sans nom.

Ni la « khamsa » de Fatima, ni la croix préservatrice de Kahina n'auront ce jour de vacances d’août 1992, préservé le bébé de la carbonisation incendiaire, ni la femme ablatée de ses seins nourriciers, ni la jeune beurette, ni le retraité émigré aveuglé, ni le talentueux étudiant revenu à sa famille avec son diplôme et ses espérances amputées de ses membres.  La porte jadis protégée par la croix de préservation a été soufflée, les serrures et les gonds ont été fracassés, les balcons porteront désormais des enseignes- pierres tombales avec photographie du disparu et texte épitaphe en palimpseste toujours à peine visible.  Le don de vivre n'aura pas pour autant déserté cette terre africaine que veillaient à la sortie de l'aéroport Houari Boumediene comme un comité de sages griots, les gigantesques statues vitalistes qu'un irresponsable couard a enlevé, menacé sans doute par de racistes obscurantistes.  Et ce don de vivre a passé dans la couleur forme libérée de la vie et fond avéré d'espérance en un langage de directivité ne souffrant aucunement d'amphibologie, ni de seconde et occulte intentionnalité.

Et puis, il y aura eu entre les deux déferlantes orientales, celle salvatrice des siècles de décadence quand la Sublime Porte s'ouvrit enfin aux suppliques des menacés par les croisades de conquistadors assoiffés d'or et de richesses qui entreprenaient dès cette époque déjà une rapine d'abord sauvage puis de plus en plus méthodique de pays essouflés et usés.  Et la Sublime Porte, ce ne fut alors que le long répit pour tenter de vivre presque dans l'inconscience et dans l'insouciance d'une vie aux risques d'une rente viagère, un glissement imperceptible parce que névrosé vers l'accoutumance à s'accepter comme un être d'un monde désincarné.

 


Notes

[2]-Kateb, Yacine.- Le polygone étoilé.- Paris, Seuil, 1966.- p. 170.

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