Insaniyat N° 31 | 2006 | Religion, pouvoir et société | p.71-96 | Texte intégral
History without Women, Women’s History, History by Women, in Assia Djebar’s “Loin de Medine” Abstract : This article tries to analyze Assia Djebar’s goal in writing “Far from the Medina” in 1991, the year Algeria was ablaze and when fundamental Moslems were signing the death sentence for everyone. “Far from the Medina’’ is characterized by its inter textuality (the text is attached to Tabari and Ibn Saad’s chronicles) by its desire of invention and fiction pushed to the limits of credibility. Key words : history - poet - wife -mother - daughter - Prophet - Medina - chronicles. |
Najiba REGAÏEG : Maître-assistante à la Faculté des Lettres de Sousse.
Introduction
Depuis la publication de son premier roman La Soif (roman d’amour) en 1957, en pleine la guerre d’Algérie, un malentendu oppose la romancière-historienne Assia Djebar à ses lecteurs avides d’Histoire et de témoignage sur l’actualité de l’Algérie. Consciente de ce manque que ressentent ses lecteurs, elle tente de renouer avec l’Histoire surtout à partir de la publication de L’Amour, la Fantasia en 1985. Cependant, elle réserve à l’histoire un traitement très particulier dans ses œuvres où la dimension historique est inséparable d’une dimension individuelle et même souvent autobiographique.
Après la publication de L’Amour, la fantasia et d’Ombre sultane (1987), les deux premiers volets d’un quatuor romanesque à intention autobiographique, sous le poids du ciel politique qui s’assombrit en Algérie, elle publie, dans l’urgence, Loin de Médine (1991) qui semble être l’unique roman qu’Assia Djebar ait jamais consacré totalement à l’histoire. Dans ce livre, dont les événements remontent jusqu’après la mort du Prophète Mohammed, nous assistons à une magnifique et impressionnante lutte entre l’Histoire et la fiction.
Selon Beïda Chikhi, « L’insertion d’un discours dans un autre, qui normalement lui est étranger, pose des problèmes d’homogénéisation et de cohésion : le discours de fiction est un laboratoire d’illusions, le discours de l’Histoire, par sa fonction informative et son statut fortement référentiel, lutte contre l’illusion. »1.
Par un effet de métaphorisation, la dichotomie histoire /fiction, réel /imaginaire aboutit dans Loin de Médine à la dualité masculin /féminin ou homme/ femme. Ce livre, écrit à l’origine pour examiner la situation de la femme en islam, finit par restaurer la place de celle-ci dans la religion et en faire à la fois l’origine et l’aboutissement de tout principe de vie. Du coup, la fiction contamine l’Histoire ou plutôt la corrige car ces femmes ressuscitées, ces femmes qui ont connu directement ou indirectement le Prophète s’emparent de la « parole vive » et devenues paradoxalement personnages romanesques puis narratrices, profèrent la vérité historique, vérité que le discours officiel ou ce qu’Assia Djebar identifie comme ce que la Tradition a enseveli.
I. L’Histoire sans les femmes
Comme tout roman, et surtout comme tout roman historique, Loin de Médine n’échappe pas à l’(en)jeu intertextuel. L’examen de la destinée de ces femmes de Médine et d’ailleurs est parti de la lecture des chroniques de Ibn Saad, Ibn Hichem et Tabari. Dans ces textes qui sont sensés témoigner de la vie du Prophète et de ses proches à travers les hadiths basés sur la chaîne islamique de transmission (Isnad), les figures de femmes et parfois jusqu’à leurs noms se trouvent occultés, ensevelis comme leurs propres corps sous le poids du silence.
Ainsi, le Prophète mort, l’étau du silence se referme sur les héroïnes de l’Islam et d’avant l’Islam. Tel est le cas, par exemple, de la reine yéménite, qui a aidé l’armée musulmane à se débarrasser de l’imposteur Aswad :
« L’ambiguïté enrobe surtout le personnage de la Yéménite à la lampe. Elle disparaît dans l’oubli : sans honneurs, sans d’autres commentaires. Nul sillage ne la prolonge. Sa chandelle s’est éteinte : le silence se referme sur elle. » (p. 27).
Tel est aussi le cas de Nawar, la femme du faux prophète Tolaiha :
« La Tradition rapporte que Tolaiha demeura croyant fidèle. Or, depuis que Nawar a fui sur son chameau de course et s’est perdue en Syrie avec Tolaiha, un silence compact recouvre la jeune femme.
Fleur fanée, fleur refermée. Un rêve, comme fut rêvée la venue de l’Archange ; un rêve dissipé qui ne hante plus Tolaiha rentré dans le rang.
Et si Nawar, « la fleur », attendait toujours Gabriel, là-bas, bédouine cernée dans une ville de Syrie ? » (p. 32).
Fatima, la fille déshéritée du Prophète Mohammed, n’existe que par son statut d’épouse d’Ali et de mère des petits-fils du Messager :
« Comme si la présence de la fille aimée, une fois son père mort, s’avérait un blanc, un creux, quasiment une faille… Qui durera six mois à peine. Fatima mise au tombeau, les descendants premiers du Prophète sont deux garçonnets, les quasi-jumeaux que Mohammed a si souvent tenus sur ses genoux !
Mais pas une femme, si pure, si austère, si épouse unique fût-elle ! » (p. 60).
Porteuses de la voix de la Tradition qui, consacrée par le nouveau pouvoir politique mis en place après la mort du Prophète, s’installe peu à peu, les chroniques effacent les traces de Fatima en tant qu’héritière première du Prophète.
« Les sources se taisent-elles vraiment toutes ? Pourquoi Fatima n’apparaît-elle chez les chroniqueurs qu’une fois mère de Hassan et Hossein ?
Comme si l’amour filial, assumé à ce degré d’intensité, rencontrait, tout comme la passion, un mouvement spontané de retrait, de rêve obscur, de silence ! » (p. 65).
Le silence de ces historiens inaugure pour ces femmes une longue époque de servitude qui aboutit à une mort lente. La femme se transforme ainsi en un butin de guerre, en un objet qu’on possède, qu’on épouse ou qu’on répudie suivant les humeurs de l’homme. On ne se soucie guère de ses sentiments ou de ses préférences. Ainsi Oum Temim nouvelle épouse-captive de Khalid Ibn el Walid qui a tué son mari Malek Ibn Nowaira:
« Qui dira si Oum Temim fut consolée de son veuvage par sa nouvelle promotion (se trouver sous la tente du premier soldat de l’Islam), ou si au contraire elle ne put que pleurer davantage Malik ? » (p. 111).
« Oum Temim, malgré sa naissance, malgré les péripéties de ses doubles noces, est réduite au rôle de « celle qu’on épouse après la bataille ». (p. 115).
La fille de Medjaa dont le mariage avec Khalid a ruiné l’armée musulmane, apparaît de la même manière dans les chroniques :
« A nouveau, une seconde épousée « après la bataille » s’avance sur cette scène du chahut à peine retombé ; elle semble vidée de sa propre identité. Seulement fille d’un père redoutable ou envié. » (p. 119).
Objets de conflit, ces femmes se trouvent souvent au centre du litige qui oppose certains musulmans, conflit qui s’élargira à travers les siècles, fissurant l’unité de cette première communauté musulmane. C’est le cas de Oum Temim qui :
« Veuve puis nouvelle mariée, (elle) se trouve au centre même de la rivalité qui oppose Omar (avec Abou Quatada ‘Ançar et le frère de Malik mort) à Khalid, celui-ci soutenu à Médine par le parti de l’armée et des conquêtes…
Cette femme devient fragile charnière au cœur de cette division qui s’élargira, qui en annonce d’autres tout aussi graves. Elle, Oum Temim, fille de Minhal et d’une grande beauté. » (p. 114).
Esma fille de Omaïs, femme de Abou Bekr et amie de Fatima, fille du Prophète et femme de Ali Ibn Abou Taleb ; Esma, témoin de la dissension entre ces deux personnalités islamiques, préfigure l’énorme fitna qui déchirera la Oumma:
« Maintenant le premier calife va mourir. Esma « laveuse des morts » ou « femme de la mer », Esma « celle aux mains tatouées », se maintient sur une frontière invisible pour lors, frontière qui se creusera, s’approfondira, amènera progressivement dissension, puis violence à Médine.
Esma le prévoit obscurément. Esma la guérisseuse qui lave les morts quand il ne reste rien d’autre. Rien d’autre que les prières, pour se présenter à Dieu. « Nous appartenons à Lui et nous retournons à Lui ». »
De même, la double présence de la femme préférée et de la fille aimée aux côtés de Abou Bekr lors des journées où il règle le problème de sa succession – cette double présence annonce la division des musulmans en deux clans :
« Ainsi, deux femmes ont veillé près du lieu où, jusqu’à la fin, Abou Bekr a consulté, a plaidé, a affirmé. Deux femmes qui sont celles qu’il a le plus aimées. Et pendant que, jusqu’à son dernier souffle, il consacre ses forces à s’assurer du consensus qui devra s’établir entre les hommes de Médine, ces deux femmes, la fille aimée et l’épouse préférée jusque dans la variabilité de leur mémoire de transmettrices reconnues, préfigurent qu’il y aura un jour fatalement deux partis, deux clans, deux rives d’un fossé qui, à partir de Médine, s’élargira loin sur le corps agrandi de l’Islam. » (pp. 275-276).
Ainsi, quoique occultée, la présence des femmes, épouses honorées, filles aimées ou objet de conflit guerrier – cette présence a une valeur symbolique dans l’Histoire de l’Islam. Histoire qui, paradoxalement, s’est évertuée à les enterrer, à taire l’influence secrète qu’elles avaient sur elle. Poussés par un acharnement inexpliqué à l’égard de ces femmes, les chroniqueurs-fossoyeurs poussent la misogynie jusqu’à la médisance gratuite en insistant sur la jalousie des femmes du Prophète, surtout sur celle de Aïcha, première victime de sa polygamie :
« En relatant plusieurs de ces unions, les chroniqueurs notent invariablement l’acrimonie jalouse de Aïcha : tel trait acerbe sur telle mariée, qu’elle décoche même devant le messager. Parfois, la présence de Aïcha est signalée en voyeuse furtive : cachée ou non cachée, elle vient vérifier elle-même la beauté et les charmes de la nouvelle épousée.
Complaisance certaine de ces scripteurs à s’attarder, avec une pseudo-indulgence, sur la susceptibilité ombrageuse de Aïcha : souffrance à vif, prolongée par des commentaires vivaces qu’elle ne ménage pas à son époux. Pourquoi ne pas supposer que sourd là une vraie douleur : compulsion du cœur de la femme-enfant, plus tellement enfant, élancements de son angoisse aux noces de Hafça d’abord. La jalousie mord, au cours des mariages qui suivront encore; plus de cinq fois ensuite, elle verra son époux amoureux d’une autre. » (pp. 311-312).
Réification de la femme, silence autour d’elle : tout est mis en œuvre pour consacrer sa mort lente, sa mise définitive au tombeau. Pourtant, « Elles trouent, par brefs instants, mais dans des circonstances ineffaçables, le texte des chroniqueurs qui écrivent un siècle et demi, deux siècles après les faits. Transmetteurs certes scrupuleux, mais naturellement portés, par habitude déjà, à occulter toute présence féminine… » (Avant-propos, p. 5). Le verbe « trouer » renvoie ici autant aux ténèbres de la tombe qu’à la noirceur du voile-linceul qui enveloppe ces femmes. Le trou est celui du regard qui cherche, qui scrute, mais qui espère aussi. Cette petite fenêtre est désormais l’unique espoir laissé aux femmes pour reconquérir leur liberté usurpée, pour revivre et exister à nouveau pleinement. L’œil n’est-il pas l’interprète de tous les sentiments et de toutes les impressions, le miroir du cœur et donc la seule voix qui reste quand on est condamnée au silence ?
II. L’histoire des femmes
Raviver le regard de ces femmes, réanimer leur voix et leurs corps, les ressusciter : tel est l’objectif d’Assia Djebar dans Loin de Médine. Elle cherche même, selon Beïda Chikhi, à « décevoir l’attente trop vigilante de l’historiographe et imposer le point de vue selon lequel tout commence à l’individu et qu’il n’existe pas de temps en dehors du temps de l’écriture. »2 Ainsi, ces femmes enveloppées dans les langes de l’histoire et de la Tradition, ces femmes même anonymes, se transforment en personnages romanesques, en êtres de papier faits pourtant de chair et de sang, d’émotions et de déceptions, d’amour, de luttes, de révoltes… etc.
C’est donc sur les trous, les béances du texte des chroniques que vient se greffer le texte d’Assia Djebar. Elle tente de coudre le tissu de la réalité ou plutôt de la vérité par la fiction. Car en redonnant visage et voix à ces oubliées de l’Histoire, elle en fait des héroïnes de son récit, de sa fiction… cet effort de reconstitution relève en fait de l’ijtihad. L’exemple de « La reine yéménite » est, à cet effet, le plus parlant :
« L’histoire ne nous a pas laissé le prénom de la reine. Elle doit être fille de prince. En tout cas citadine et, puisque musulmane, elle ne fut ni esclave ni simple concubine. Epouse légitime ; sinon la seule, du moins la favorite, parce que sans doute la plus belle, ou la plus jeune, ou la plus noble.
L’action relatée, dont elle est l’héroïne, se déroule à Sana’a. La 11e année de l’hégire – l’an 632 de l’ère chrétienne commence. »» (p. 17).
Emanant de différentes hypothèses, d’éventualités multiples, le texte avance par tâtonnements, telle une voix qui se cherche une percée à travers les murs épais du silence séculaire. La narratrice-historienne semble s’être transférée au temps de ces femmes reléguées dans un petit coin de la mémoire islamique, elle va jusqu’à elles pour les ramener à nous, toutes pétillantes d’amour et de joie de vivre.
Fatima, la fille du Prophète, de par sa force de caractère, est l’emblème même de la révolte. Par le biais de son père, elle a su imposer à son époux, le mariage unique. Elle refuse la loi de la déshérence dont elle est frappée après la mort de son père, elle entonne ce refus jusqu’à en mourir :
« Mohammed le premier a lancé ce « non » devant les gens de Médine !
Ce « non », Fatima va le reprendre renforcé, multiplié, deux ou trois ans après, non certes pour sa défense de femme (…). Elle va dire « non » pour tous les aimés du Prophète, un « non » en plein cœur de Médine, un « non » à la ville même du Prophète ! » (p. 81).
Ces femmes, tout en étant ou parce qu’étant des personnages de fiction, sont bien vivantes. Elles égrènent même les souvenirs de leur première migration vers Médine. La mémoire étant le premier attribut de l’Histoire, se souvenir n’est-ce pas exister réellement ? La narratrice évoque, par exemple, la figure de Oum Hakim se souvenant de sa course à la poursuite de Ikrima, l’époux tant aimé et pour qui elle a obtenu le pardon du Prophète.
« Ainsi, c’était le milieu du mois de Ramadhan de l’an 8, il y avait cinq années de cela. » (p. 151).
Face à l’incertitude, à l’hésitation des hommes, seules les femmes se lèvent, statues de la révolte écartées du pouvoir, ou étendard de l’amour inépuisable. Seules les femmes ont veillé le Prophète jusqu’à l’ultime ensevelissement alors que les hommes étaient occupés aux formalités de la succession :
« Selon d’autres encore, les remous autour de la succession dureront trois jours. Trois jours pendant lesquels la dépouille de l’Envoyé, dans la chambre de Aïcha, est oubliée de tous les musulmans. (…) Les hommes auraient donc négligé Mohammed allongé dans sa couche, mais les épouses, mais Fatima la dernière des filles vivantes, elle-même déjà très affaiblie, mais les vieilles tantes, mais la douce Oum Aymann, mais Marya la Copte accourue de sa demeure lointaine, toutes, c’est certain, se relaient autour du mort, attendent les instructions pour le lavement, les linges ultimes et les rites de l’ensevelissement. » (p. 12).
L’amour filial, le rapport père-fille est mis au premier plan dans le texte. Il dépasse de loin l’amour conjugal. Derrière cette réalité du texte se profile un détail autobiographique : les liens étroits entre Assia Djebar et son père qui, l’introduisant à l’école française, lui a fait le plus précieux don d’amour : la langue (même si c’est la langue française) et donc la possibilité d’écrire.
S’incrustant dans les plis les plus étroits de l’amour de Fatima pour son père, la narratrice va jusqu’à imaginer les phantasmes de cette dernière, son vif désir d’hérédité :
« Rêver à Fatima personnellement, en dehors de son père, de son époux, de ses fils, et se dire que peut-être (…) que Fatima, dès sa nubilité ou en cours d’adolescence, s’est voulue garçon. Inconsciemment. A la fois Fille (pour la tendresse) et Fils (pour la continuité) de son père. Epousant certes le cousin du père : s’épousant presque elle-même à vrai dire, pour s’approcher au plus près de cette hérédité désirée et impossible, de ce modèle du mâle successeur par lequel Mohammed aurait perpétué sa descendance. » (p. 63).
Se lamentant, Fatima a clamé son amour pour son père. Le désastre de cette mort du Prophète s’est doublé de la déshérence dont elle a été victime. Elle accuse ouvertement les hommes de n’avoir pas compris le sens des paroles du Prophète, quand il a déclaré qu’on n’héritait pas de lui. C’est ainsi que, lasse de la vie et des hommes, impatiente de retrouver son père, elle se prépare à la mort comme à un mariage. Cette délivrance intervient pour elle six mois après la mort du Messager.
« Ce matin, répondit Fatima, je sens que je me détache enfin de votre monde et que je vais être débarrassée de tous vos hommes ! Car j’ai été tellement témoin de leurs écarts, car j’ai eu tant d’occasions de les sonder que je les repousse enfin tous désormais ! Dorénavant, comme ils me paraissent lourds, tous ces hommes en foule à l’opinion indécise ! » (p. 94).
Pour le Prophète Mohammed, comme pour Abou Bekr, l’amour conjugal est inséparable de l’amour filial ressenti pour une des filles, la préférée:
« Pour Mohammed d’abord, pour Abou Bekr à sa suite, l’expérience de l’amour conjugal – vécu sans doute en passion unique au cœur de la polygamie – n’est pas séparable de l’affection privilégiée éprouvée pour la fille devenue épouse d’un autre, mais en prolongement du souvenir du père… » (p. 238).
A part les prestigieux couples de Aïcha et le Prophète, de Abou Bekr et Esma Bent Omaïs, parents de Aïcha, plusieurs couples se profilent à travers le texte. La narratrice y examine les traces de la nouvelle révolution musulmane : la place de plus en plus contestée des femmes et la réticence grandissante des hommes. Oum Keltoum Bent Okba et Zeid Ibn Haritha, le fils adoptif du Prophète, forment un des couples les plus unis de cette aube islamique :
« Elle comprit, après maintes circonvolutions, que Zeid s’inquiétait dans sa piété scrupuleuse : est-ce qu’une « croyante » peut ainsi rester nue dans les bras de son époux, est-ce que cela était licite, ou peut-être non recommandable, peut-être défendu, ou haïssable, peut-être…
-- Un péché ? Ce serait un péché de s’aimer ? pouffa-t-elle devant l’embarras de Zeid.
« Suis-je restée païenne ? » se demanda-t-elle dans un plaisir de tout son être. (…)
Et elle s’enroulait, lascive, autour des reins de Zeid qui fermait les yeux. » (pp. 188-189).
Dans cet exemple, la décision d’Oum Keltoum, sa spontanéité, son amour sont mis en évidence. Ils affrontent l’hésitation, les scrupules de l’époux aimé. La même Oum Keltoum, migrante d’abord pour l’Islam, se libère volontairement des liens conjugaux avec Zubeir Ibn el Awwam qu’elle n’a pu aimer :
« Un mois s’écoula. Quand, une nuit sur trois, Zubeir entrait chez elle, elle prétextait ses menstrues, ou sa fatigue ; elle se murait dans un silence hostile. Elle dormait seule sur la natte.
« Je n’aime pas ses mains ! Je n’aime pas sa rudesse, je ne supporte pas sa façon de me parler… Comme un maître ! »
Elle se répéta ensuite ces paroles. Elle se remit à avoir ses rêves de douceur (le Prophète en toge blanche, sa voix présente ; en arrière, le regard timide, mais si proche, de Zeïd…). » (p. 193).
Libérée de ses liens avec Zubeïr, elle se marie encore avec Abderrahmane Ibn ‘Auf puis avec Amr Ibn el ‘Aç. Comme plusieurs autres femmes du récit, cette femme vit une polygamie inversée. Renvoie-t-elle à la figure polyandre de Nedjma ?
Esma fille de Omaïs s’est mariée elle aussi trois fois : avec Djaffar Ibn Abou Talib, avec Abou Bakr et avec Ali, frère de Djaffar :
« Ali l’a deviné, sans qu’il y ait besoin d’aveu : pour Esma dorénavant, après l’amour-passion de sa jeunesse pour « le meilleur des jeunes gens arabes », après l’union réconfortante avec « le meilleur des hommes mûrs », sa troisième vie – son troisième choix, car c’est évident Esma, cette fois, a choisi – va lui assurer, sur les trente années suivantes, l’aventure la plus tumultueuse jusqu’à la tragédie – en somme l’amour le plus riche.
(…) Esma l’amoureuse. Esma à la vie pleine qui goûta trois vies de femme et qui, dans chacune, fut vraiment femme. » (pp. 266-267).
Les figures de femmes aimées et/ou amoureuses abondent dans le texte de Loin de Médine. Cet amour reçu ou donné est senti comme un danger par les hommes, comme si derrière toute étreinte amoureuse couvait un complot de guerre.
C’est ainsi que la reine yéménite, qui a fait succomber son époux Aswad par le biais de la séduction, apparaît comme un danger même pour les musulmans dont elle a été l’alliée. Taire son mérite semble être pour les chroniqueurs la seule stratégie de défense contre cette menace permanente :
« Est-ce dans l’amour, les caresses et l’émoi du plaisir partagé – partagé pour la dernière fois – que la femme se fait tentatrice ? « Je ne partagerai ta couche que dans cette chambre-ci ! » a-t-elle dû murmurer, laissant croire à un caprice.
Mais, plus d’une fois, dans la relation du complot, l’accent est mis sur l’intempérance de Aswad. Il « tombe » ivre dans le somme. La chronique préfère insister sur l’ivresse de l’homme, sur son péché d’avoir été maudit par le Prophète en personne. Comme si les voies qu’emprunte la comploteuse si assurée n’étaient que provisoires.
Comme si une telle musulmane (…), comme si une telle amoureuse devenait dangereuse pour tous ! Toute étreinte conjugale ne cacherait-elle pas un plan féminin ? » (p. 21).
Ainsi la passion de ces femmes en fait des héroïnes qui sortent de l’ordinaire, qui sortent surtout du cadre les présentant comme des odalisques peuplant l’imaginaire occidental. En plus de l’amour, leur première arme ; elle vont jusqu’à porter de vraies armes. Loin de Médine est en effet empli de figures de combattantes pour ou contre l’Islam.
« Selma, la rebelle », narguant Khalid Ibn el Walid, devient, dans l’esprit de la narratrice, un vrai symbole :
« Pour la première fois, une guerrière se lève en chef d’armes contre l’Islam : Selma annonce, en cette 11e année de l’hégire, d’autres femmes indomptables et rebelles, ainsi que la plus irréductible d’entre elles, Kahina, la reine berbère… » (p. 37).
Elle défie Khaled jusqu’à la mort braquant sur lui son regard. Lui, l’homme le plus fort de l’armée musulmane :
« Kalid tue Selma. Mais si, cette fois, la responsabilité en incombait à la victime ? Ce pourrait être elle qui, à terre, refuse l’agenouillement. Elle, peut-être, qui bondit comme une panthère. Une arme à la main, ou même sans arme visible, elle a pu, de ses yeux, de son rire, provoquer : « Tue-moi ! » Et Khalid, fasciné, n’a pu cette fois qu’obéir.
Selma tombant devant le général, et peut-être à sa manière, le subjuguant. » (p. 39).
Derrière le symbole de Selma, se profilent les femmes qoraïchites, vraies figures de combattantes guerrières d’abord contre, puis pour l’Islam :
« Ainsi les épouses qoraïchites, voyant refluer leurs hommes, se sont portées sur le devant. Par leur audace, elles ont contribué, au moment décisif, à faire pencher le balancier vers le versant victorieux… Oum Hakim et à sa suite sa mère, Fatima, la sœur de Khalid, généralissime, ainsi que d’autres Mecquoises, avaient été, six ans auparavant, pareillement combattantes : dangereuses alors pour le camp musulman !… Tandis qu’elles se lancent cette fois contre les Grecs, quelques mois plus tard contre les Perses, le passé resurgit-il pour elles dans son même rythme ? » (p. 171).
Au-delà de leurs noms, la narratrice revendique, pour ces femmes, une existence réelle et même une épaisseur psychologique les sauvegardant de l’oubli séculaire dont l’Histoire les a frappées et déchirant l’écran noir dont on les a recouvertes.
Il va sans dire que c’est par un mouvement dialectique entre elle et ces femmes que la narratrice arrive à les ressusciter et même, par la suite, à faire entendre leurs voix de conteuses infatigables. Par une transposition mentale, elle retourne jusqu’à elles pour les ramener à elle, à nous. Formidable effort d’Ijtihad qui nous fait côtoyer ces femmes et même le Prophète et ses proches.
Dans son livre Ces voix qui m’assiègent, Assia Djebar définit cet effort de reviviscence en ces mots : « Ecouter le son, le rythme, le chatoiement des images de l’autre langue, celle des chroniques de Ibn Saâd et de Tabari, puis tirer, je dirais grâce aux « trous » du récit premier (surgis autant des difficultés que me présentait cette langue, qu’également de l’ambiguïté, par moments, du texte d’origine), tirer donc cette mémoire féminine, lambeau après lambeau, muscle après muscle, peut-être aussi souffrance après souffrance, en tout cas lien après lien à devoir dérouler, pour ainsi donner vie… en langue française ! »3 Etrange entreprise de résurrection qui arrache ces femmes au linceul poétique de leur propre langue pour les recouvrir des couleurs de la vie, vie paradoxalement rendue grâce à une langue étrangère. La réussite de cette entreprise est-elle due au fait que ces femmes sont, comme la narratrice, rendues étrangères à leur langue d’origine ?
Dans L’Amour, la fantasia, roman ouvertement autobiographique, Assia Djebar regrette la « pléthore amoureuse » de sa langue maternelle, c’est-à-dire l’arabe. C’est à cette coupure d’avec la langue de la mère qu’elle fait encore allusion dans l’Avant-propos de Loin de Médine : « La richesse diaprée du texte d’origine, son rythme, ses nuances et ses ambiguïtés, sa patine elle-même, en un mot sa poésie, seul vrai reflet d’une époque, a éperonné ma volonté d’Ijtihad. » (Avant-propos, p. 6). Dans sa lecture des textes des chroniques, elle tente de confronter les hadiths, de puiser dans chacun la vérité historique :
« S’écarter un instant de Tabari pour rapporter un hadith. Cette scène, c’est Bokhari le scrupuleux qui en a vérifié la source… Elle figure parmi les moins contestables de la sira du Prophète. » (p. 65).
Ici, la narratrice parle de la scène où le Prophète a annoncé à sa fille Fatima sa propre mort, puis sa mort à elle. Ici, les textes arabes apparaissent comme des sources de vérité historique incontestable.
Dans sa fascination pour la version arabe de Tabari, pour la poésie de la langue maternelle qui en découle, la narratrice accuse les traducteurs perses d’avoir censuré le texte arabe pour y modifier le destin réservé aux femmes musulmanes :
« La traduction française, celle que lit le public non arabisant depuis plus d’un siècle, est une traduction d’une traduction persane de Tabari… Pour ces « trous » de la version persane à propos d’Esma, femme de Abou Bekr (comme sur d’autres femmes), il y a lieu de se demander s’ils sont là par hasard… » (Note 1, p. 239).
Et pourtant nous avons vu, dans le chapitre précédent, que cette entreprise de résurrection des femmes s’est bâtie sur les failles du texte arabe lui-même. Ainsi, la déchirure autobiographique qui caractérise L’Amour, la fantasia et Ombre sultane et qui se prolongera jusqu’en 1995 avec la publication de Vaste est la prison vient miner le travail d’historienne de la narratrice de Loin de Médine.
En effet, son rapport à l’Islam et au-delà de l’Islam à la langue-mère est ambivalent. Il s’agit d’une fascination-répulsion ou plutôt d’un attachement-éloignement. D’un côté l’Islam apparaît comme une promesse de liberté pour les femmes, il est incarné dans la figure douce et aimante du Prophète dont les paroles ont été détournées par la Tradition pour maintenir les rênes de la servitude autour des femmes. D’un autre côté, la religion musulmane est accusée de ne pas avoir réservé une place de préférence aux femmes qui sont l’origine et le symbole même de la vie.
En signe de force et de clémence, le Prophète a protégé Oum Keltoum Bent Okba qui, musulmane, a quitté Quoraïch et ses frères pour se réfugier à Yathrib, berceau de l’Islam :
« - Vous n’êtes sorties ni pour un époux ni pour un bien de ce monde !
Des décennies durant, il suffira qu’une fugueuse répétât ces deux phrases du Prophète – rapportées pas son épouse Aïcha – pour que, jeune ou vieille, forte ou faible, elle soit sauvegardée, mise sous protection islamique et, en aucun cas, renvoyée à un père, à des frères, à un mari… » (p. 187).
De même, l’Islam a protégé la femme de l’accusation d’adultère. Un des versets de la sourate La Lumière, révélé à l’occasion de la calomnie qui a visé Aïcha, femme du Prophète, stipule que l’accusateur doit produire quatre témoins au moins pour que son accusation soit justifiée :
« Certes, Gabriel a fait descendre en Mohammed condamnation claire de la calomnie, particulièrement lorsque celle-ci s’attaque à une femme. Certes, protection est prévue (quatre témoins, pas un de moins) pour toute accusation d’adultère, si bien que celui-ci se révèle quasiment impossible à prouver, sauf par l’aveu du pénitent, de la pénitente qui craindrait de payer la faute dans l’au-delà et qui s’offre, de lui-même ou d’elle-même, au châtiment.
(…) N’importe ; quatorze siècles durant et en ce quinzième siècle commençant, dans chaque ville, dans chaque hameau de la terre islamique, chaque époux, de lui-même ou malgré lui-même, fera revivre, chez sa femme victime du doute réinstallé, un peu de la peine éperdue de l’adolescente de Médine. » (p. 327).
Ainsi, par cette méfiance maladive des époux, les musulmans se trouvent écartés des vrais préceptes de la religion musulmane. Et si l’Islam a évacué le rôle de la mère qui apparaît comme un trait de la religion chrétienne, la Tradition, elle, va finir par s’en emparer et le gonfler à l’extrême :
« Pour ces deux hommes (Mohammed et Abou Bekr) dont le destin s’accomplit dans son ampleur à quarante ans et au-delà, la mère, toutefois, est absente. Ce rôle, de nos jours surévalué dans le vécu masculin musulman, était quasiment évacué.
L’Islam, en son commencement, se contente d’adopter les valeurs de la maternité à travers Marie, mère de Jésus (chaste, lui, jusqu’à sa mort). Le thème de la maternité a été tellement glorifié, célébré à satiété durant les sept siècles chrétiens qui ont précédé, qu’il semble normal de le voir alors reculer.
Les femmes-épouses, les filles héritières se lèvent, elles, en cette aurore de l’Islam, dans une modernité neuve. » (p. 238).
Cette « modernité neuve » sera entravée et la situation des femmes connaîtra un renversement irréversible :
« L’épisode du palais de Sana’a illustre la ruse des femmes d’alors et leur décision. Ou bien les femmes bédouines se mêlent aux hommes dans les combats, les suivent, tuent sauvagement elles aussi, avec une allégresse élargissant le masque de la mort ; ou, à l’opposé, par la ruse du faux amour et dans le lit, elles se défendent, femelles douces, insinuantes – lit de l’amante, mais aussi lit de l’accouchement et de la délivrance, maintenu tenacement présent par les mères, plus tard, comme lieu symbolique de la dépendance définitive et inversée… » (p. 26).
Cependant, si cette « révolution féministe » de l’Islam n’a pas eu de suite, c’est qu’elle n’était pas loin dans sa proclamation d’une liberté inconditionnelle des femmes et qu’elle n’a ôté les chaînes de l’asservissement des femmes qu’à moitié.
Quelle religion aurait pu supprimer la dot, le prix d’achat de toute femme par l’homme ? Assurément aucune, même pas la religion d’une femme comme Sadjah. Cette prophétesse ne s’est-elle pas vue abandonnée par les siens à partir du moment où elle s’était donnée gratuitement à Mosaïlima, le faux prophète :
« Dès que Sadjah se trouve contrainte de retourner sur ses pas pour demander, comme une femme ordinaire, sa dot, la prophétesse est vaincue par les siens.
Elle aurait dû imposer sa propre loi jusque sur ce dernier point ; imaginer, même par l’archange Gabriel, intercesseur simulé, qu’une femme comme elle, libre comme elle, n’avait pas de dot assez grande à réclamer ! Décider sur-le-champ que les prophétesses, les sorcières, les reines, que toutes les femmes insoumises pouvaient se donner pour rien, pour l’amour seul, pour le plaisir seul… Il semble que, devant une telle révolution, les tribus qui lui étaient alliées, l’auraient sur-le-champ abandonnée ! » (p. 51).
Dans une ultime réflexion sur la polygamie du Prophète, la narratrice fait entendre sa voix de la contestation en écho à celle de la narratrice d’Ombre sultane qui voit que l’Homme vise, par ce moyen, à séparer les femmes, à en faire des sœurs-ennemies.
« Le Prophète mort, c’en est fini des jalousies entre coépouses (jalousies que les chroniqueurs rapportent avec une minutie de greffiers bien scupuleux !…) Désormais, et selon le mot même de Aïcha, la plus jeune, elle qui manifestait parfois de manière acerbe sa propre jalousie, voici que toutes ces veuves s’appellent « sœurs ». » (p. 56).
C’est ainsi qu’étrangement, la mort du Prophète semble amener la paix entre ses épouses. La narratrice va jusqu’à dénoncer l’exclusion des femmes du pouvoir dans la religion musulmane. Elle imagine la scène de la succession si Fatima, fille du Prophète, avait été un homme :
« Oui, si Fatima avait été un fils, la scène ultime de la transmission aurait été autre : quelle que fût l’épouse mandée par le mourant, elle n’aurait pas manqué d’amener « le » fils, sinon son fils. » (p. 62).
C’est à se demander, au bout de cette interrogation du texte, si la voix de la narratrice tentant d’innocenter l’Islam de tout attribut d’obscurantisme n’est pas celle-là même de ces femmes de l’aube de l’Islam, ces femmes qui hument ce souffle de liberté que leur apporte incontestablement cette nouvelle religion. Il est même certain que la narratrice, malgré son attachement à la langue arabe – attachement qui se ternira dans Vaste est la prison où elle prônera le retour à la langue des origines nord-africaines (le berbère) – constate l’impossibilité de l’application de la religion musulmane comme une loi régissant les rapports humains dans la société algérienne.
C’est justement là que réside la vraie morale du texte de Loin de Médine où, à travers des portraits et des histoires de femmes, la narratrice fait entendre sa propre voix, voix de la contestation, de la révolte contre toute forme de contrainte et d’asservissement des femmes. Comme par un effet de retournement, cette voix de la révolte finit par contaminer ces silhouettes de femmes ressuscitées, arrachées à l’oubli; et le roman se transforme en un concert de voix féminines tantôt fortes et tranchantes, tantôt douces et limpides comme le murmure d’un cours d’eau dans le désert.
III. L’Histoire par les femmes
Dans, Ces voix qui m’assiègent, Assia Djebar situe l’écriture, le pouvoir d’expression entre corps et voix. « Oui, l’urgence est là : la source – à la fois lieu et instant – de l’écriture féminine est à préserver ».
Car son ancrage est dans le corps, corps de femme devenu mobile et, parce qu’il se trouve en terre arabe, entré dès lors en dissidence. Plus précisément, le point nodal de cette poussée d’expression et de pérennité (écriture au-delà de la parole criée ou murmurée, mais en deçà encore de l’image), ce point secret, tenace comme une tarentule, je le situerais entre corps et voix. »4 Après avoir redonné corps à ces femmes de Médine, la narratrice tente de leur redonner la voix. Chercherait-elle ainsi à en faire des femmes écrivains comme elle ? Plutôt des poétesses.
A partir de L’Amour, la fantasia, des chapitres en italique deviennent une constante de l’écriture d’Assia Djebar. Souvent ils font entendre des voix de femmes, celles de la transmission orale :
« Chuchotement des aïeules aux filles qui deviendront aïeules… ne subsiste du corps que ouïe et yeux d’enfance attentifs, dans le corridor, à la conteuse ridée qui égrène la transmission qui psalmodie la geste des pères, des grands-pères, des grands-oncles paternels. Voix basse qui assure la navigation des mots… Chuchotements des femmes… Temps des asphyxiées du désir, tranchées de la jeunesse où le chœur de spectatrices de la mort vrille par spasmes suraigus jusqu’au ciel noirci… Les vergers brûlés par Saint Arnaud voient enfin leur feu s’éteindre, parce que la vieille aujourd’hui parle et que je m’apprête à transcrire son récit… » (L’Amour, la fantasia, pp. 200-201).
Voix : servant à la fois de singulier et de pluriel, ce mot semble être le mieux désigné pour rendre compte de l’union tant désirée des femmes. Union qui existait déjà au temps du Prophète comme semble le stipuler la narratrice. Les femmes présentes lors de la scène où Fatima improvise ses paroles de lamentation sur la mort de son père – ces femmes s’instituent toutes en transmettrices des paroles de la fille aimée :
« Du fond de la chambre la plus lointaine, -- une transmettrice dira plus tard que c’était la chambre de Safya « Mère des Croyants » --, une plainte aiguë se fit perceptible, convulsive et toute à vif, thrène peu après réprimé.
(…) Quelle souffrance insupportable, tandis que toutes les femmes écoutent, que les unes redisent les vers de la lamentation, que l’une d’entre elles, en arrière, décide même de les transcrire, elle, la seule savante en ce jour, alors que les autres les rapportent de bouche à bouche pour en donner, dès le lendemain, plusieurs variantes. » (pp. 70-71).
Dans ces chapitres, la narration commence impersonnelle puis se transforme, au début de la seconde partie, en narration personnelle :
« Je m’appelle Djamila, je suis femme de Médine ; peu importe le nom de mon père, de mes frères, ou de mes fils. » (p. 138).
Djamila rapporte l’amour du Prophète pour les chants, expression d’une joie de vivre qui se dissipe tel un mirage après la mort du Prophète.
« Mais tous ces palabres sur la légitimité, ou non de la musique de distraction, à quoi servent-ils désormais dans Médine qui n’est plus la joyeuse ? Pourtant les tribus arabes sont revenues toutes à l’Islam ; la victoire de nos armées élargit nos horizons plus loin que nous nous attendions. Pourquoi faudrait-il garder l’âme en deuil, dans le silence et les seules prières ? » (p. 140).
Que traduisent ces interrogations rhétoriques ? S’agit-il du point de vue d’Assia Djebar l’historienne ou d’une opinion personnelle de cette femme ? Qu’importe ; si le roman vise à faire entendre des voix de femmes quelle que soit l’identité de la locutrice.
La voix de « Kerama la chrétienne » (p. 141) est la première voix narrative hors des chapitres en italique : disant « je », elle porte des jugements personnels, peut-être ceux de l’auteur lui-même ? Elle fait le récit du rachat de sa liberté de Shawail au prix de mille dinars :
« Il fit cette réponse étonnante qui fit ensuite le tour des gens de Hira :
- Je ne savais pas qu’il existât plus que le chiffre mille !
Ainsi des analphabètes, mais dont la force en flux vient de leur foi toute neuve, vont devenir bientôt les maîtres de la Mésopotamie tout entière ! » (p. 147).
Derrière cette constatation amère, nous entendons en écho la voix de la narratrice de L’Amour, la fantasia et d’Ombre sultane, voix qui fléchit à la clausule de chacune de ces œuvres.
La structure de l’œuvre confirme même ces mauvais pressentiments. La troisième partie s’ouvre sur un chapitre en italique renvoyant à la voix de Qaïs qui rapporte une scène vécue et racontée par Abou Horaïra : la voix des hommes commence-t-elle à se substituer à celle des femmes ?
La Tradition commence à consacrer l’isnad comme seul garant de la véridicité des paroles prophétiques :
« Vingt ans plus tard, ou davantage, Abderahmane fils de Hassan Ibn Thabit rapportera à Mondir Ibn Abid, qui le rapportera à Osaïma Ibn Zeid, qui le rapportera à Mohammed Ibn Omar – et c’est dans cette transmission bien précise que l’isnad, ou chaîne islamique, sera accepté par les traditionnistes les plus soupçonneux – (…) » (p 219).
Chaîne qui enchaîne désormais les femmes et les bâillonne.
Le chapitre « Voix » de la page 245 met en scène la voix de Omar Ibn el Khattab confrontée à celle de Esma fille de Omaïs. Le Prophète jouant le rôle de l’arbitre donna raison à Esma. Ainsi, commence la lutte entre les voix des hommes et celles des femmes appelées désormais à se taire. Cette discordance s’accentuera à partir du début du califat de Omar Ibn el Khattab :
Dans le chapitre suivant intitulé « La libérée », la voix de Barira, ancienne esclave de Aïcha, s’interroge sur la légitimité de la parole des femmes :
« Je suis Barira la libérée, l’affranchie de Aïcha, « mère des Croyants ». Je suis…
Est-ce qu’à une ancienne esclave, on demande autre chose que de mêler sa voix aux autres voix de transmetteuses ? Ne faudrait-il pas plutôt oublier, ou taire, d’avoir été fille captive il y a si longtemps, puis vendue à une caravane de Yatrib, puis… » (p. 283).
Cette ancienne esclave est appelée donc à se taire, à renoncer à cette liberté que lui a donnée la fille du Prophète. Et pourtant elle ne peut s’empêcher de nous livrer son témoignage sur la scène de la mort d’Abou Bekr où Omar Ibn el Khattab, le nouveau Calife, a interdit aux femmes de pleurer sous prétexte que le Prophète l’a défendu et que cela dérange l’âme du mort. Il est allé même jusqu’à frapper Oum Farwa, la jeune sœur du mort. Le chapitre se clôt sur la voix de Aïcha qui rectifie : le Prophète a proscrit les lacérations et les transes, pas les pleurs. Main désormais de la répression, Omar apparaît comme un danger pour les femmes :
« J’ai écouté, puis regardé, malgré moi, Omar, le second calife, sortir lentement, les mains encore maculées. Oui, j’ai regardé le calife, j’ai évoqué Mohammed et son ami Abou Bekr si tendre, si doux à notre cœur. J’ai senti que mon désir de protection de ma jeune maîtresse resterait vigilant, à partir de ce jour, plus que jamais ! » (p. 249).
Affranchissant son ancienne esclave Barira, Aïcha lutte désormais pour sa propre liberté. Sa voix se heurte aux autres voix d’hommes et de femmes : donnant l’épaisseur nécessaire à cette voix, la narratrice la cite deux fois (« D’après Aïcha… ») dans le chapitre « Voix » de la page 295.
A la page 313, le chapitre « Voix, multiples voix (Aïcha et les diffamateurs) » raconte la calomnie dont l’épouse du Prophète a été frappée du vivant même du Messager – calomnie que Dieu a condamnée dans l’un des versets de la Sourate « La Lumière ». Aïcha, oubliée dans le camp après une des expéditions de l'armée musulmane, a été ramenée par un jeune cavalier resté en arrière de la troupe, et les langues se délient :
« Médine, ce mois de chaleur : oisiveté, bavardage. Et toujours, au milieu des groupes de vrais croyants, le même noyau des Hésitants.
Des « Perfides », les appelle un chroniqueur. Des « Hypocrites », intervient un autre. Non, soutient un troisième, simplement des « Hésitants ».
Variation de ces épithètes, quand il s’agit d’aller, ou de ne pas aller, à la guerre. Six mois auparavant, au moment de la guerre du Fossé, « l’hésitation » ne s’est-elle pas muée en soutien objectif des assaillants mecquois !
Cependant, quand il s’agit de la vertu d’une épouse, de la loyauté d’un jeune homme, si jeune, si pur, mais ayant eu la malchance d’avoir ramené, seul, la « préservée »… De l’avoir, à son tour, préservée des hyènes, des chacals, des serpents du désert…
Et les chacals, et les serpents dans Médine ? » (pp. 316-317).
Dans ce chapitre nous entendons les voix de Aïcha et des Rawiyates qui se conjuguent pour ramener à nos esprits les détails de cet épisode, la vraie vérité historique. Dans cette lutte, ces femmes s’érigent en conteuses, en voix de Rawiyates s’emparant de l’Histoire, la corrigeant et y rétablissant la place que leur a usurpée la Tradition.
La première des Rawiyates est Aïcha, la « préservée », « mère des Croyants ». Contrairement à la voix ample de Fatima, fille du Prophète, sa voix est douce et secrète c’est pourquoi, en l’évoquant, la narratrice emploie l’italique :
« Veuve désormais, et « mère des Croyants » - et ce titre honorifique la voue certes à une stérilité définitive, mais aussi à entretenir une mémoire intarissable accessible aux Croyants -, Aïcha vient d’atteindre ses dix-neuf ans. » (p. 42).
Ainsi, la première « voix » dans l’œuvre est celle de Aïcha racontant à son neveu Orwa une scène qu’elle a vécue avec le Prophète.
A côté ou en alternance avec ces chapitres intitulés « voix », il existe d’autres chapitres, en italique aussi, qui introduisent ou mettent en scène des voix de Rawiyates. La « Première Rawiya », dans le texte, est anonyme : elle raconte l’arrivée des femmes Mecquoises à Médine : Esma, fille d’Abou Bekr « accompagnée de son frère Abdallah, de l’épouse de son père, Oum Rouman, de sa jeune sœur Aïcha. » (p. 52), Sawda, femme du Prophète, ses filles Fatima et Oum Keltoum, Oum Fadl, femme de Abbas, son oncle paternel…
Qui est la première Rawiya ? Est-ce Oum Fadl ?
« Oum Fadl dont le premier fils, Fadl, s’est occupé de l’ensevelissement du Prophète avec Ali et Abbas, dont le second, Abdallah, deviendra plus tard un des plus célèbres commentateurs du Coran, Oum Fadl se sent peu à peu comme une première mémoire pour les Musulmanes. Au centre de la famille du Prophète – lui qui n’a pas eu de fils et dont presque toutes les filles sont mortes – Oum Fadl porte en elle tout un passé récent, brûlant comme une braise ! » (p. 58).
Si c’est elle, la narratrice du chapitre en italique « La deuxième Rawiya » ne peut être que Maïmouna, Mère des Croyants, puisqu’elle déclare être la sœur de la première Rawiya. Elle annonce la venue de la seconde Rawiya qui est un personnage fictif (cf. N. B. p. 350) :
« Est venue enfin celle qui pourra succéder à ma sœur ; je l’appellerai la seconde rawiya… Pourquoi livrer son nom, c’est-à-dire le nom de son père, ou celui de son fils aîné ? Elle n’a pas eu de fils, et si elle n’évoque ni ses maris morts, ni le nom de son père, c’est parce que ce dernier, comme ses maris successifs, est resté païen. » (p. 101).
Ce flou est voulu et entretenu par la narratrice première qui d’ailleurs, cède la parole, à la fin de ce même chapitre, à une autre narratrice. Se met en place ainsi une polyphonie énonciative mêlant des voix de femmes réelles ou fictives, connues ou inconnues :
« Deux saisons se sont écoulées sans que la vieille Habiba n’ait quitté la demeure de Maïmouna, « Mère des Croyants ». Moi, j’attends : serait-ce ainsi, par ces absences, ces oublis, cette attention aux plus nobles, par ce silence si riche qu’une nouvelle rawiya apparaît à elle-même, puis à la mémoire des Croyantes ?… Toute parole vraie surgit dans la sérénité d’une nuit de pleine lune ! » (p. 107).
La première rawiya est anonyme, la deuxième est fictive et introduite par un récit impersonnel. Quant à la troisième, elle dis « je ». Elle se définit d’abord comme la sœur de Oum Salem « celle qui a offert des palmiers au Prophète, lorsque celui-ci arriva pour la première fois à Yatrib. » (p. 200). Dans cet exemple, la sororité passe avant tous les autres liens de parenté et même avant le nom propre. Bien qu’elle s’en défende, gagnée déjà par les scrupules de la Tradition qui s’installe à Médine, Oum Salem, mère de Anas Ibn Malik, « devenu, malgré son jeune âge, un fqih si respectable. » (p. 203), possède un vrai talent de rawiya. N’a-t-elle pas raconté à sa sœur, la troisième rawiya, cette nuit étrange où, faisant l’amour malgré son deuil étouffé de mère, elle a pu redonner à son époux un troisième fils qui apparaît comme une autre ombre ressuscitée du second :
« Oum Salem m’écoute rêver tout haut. Elle se tait. Simplement par son récit de cette nuit étrange où elle a su rendre au Seigneur son second fils tout en recevant, grâce à lui, conception de son troisième enfant, Oum Salem reste, à mes yeux, la plus précieuse des rawiyates… » (p. 210)
Face à ce début d’ensevelissement des voix féminines, s’érige en cantatrice à laquelle répondent les voix des autres Rawiyates, des autres femmes, la figure imposante de Aïcha qui s’empare de la « parole vive » :
« Aujourd’hui, Orwa à ses pieds (lui qui, cinquante ans plus tard, se décidera à transcrire les « dits » de la tante maternelle vénérée), Aïcha pressent un peu ce que sera son propre rôle. Elle perçoit faiblement le sens de ces mots « mère des… ». Soudain une aile d’archange semble frémir au-dessus d’elle. Elle a à nourrir les autres, elle a à entretenir le souvenir, le long ruban drapé des gestes, des mots, des soupirs et des sourires du Messager – que la grâce du Seigneur lui soit accordée ! Vivre le souvenir pour « eux », les Croyants, tous les Croyants – oui, les vieux, les jeunes, les maigres, les pansus, les vertueux, les hésitants.
Aïcha, « mère des Croyants » parce que première des rawiyates. » (p. 332).
Cette « parole vive » de Aïcha se heurte à la parole en plomb des Hésitants parmi ses propres enfants. N’est-elle pas « mère des croyants » et donc première victime de ce matricide dont l’écho se prolongera le long de toute l’Histoire de l’Islam jusqu’à nos jours ?
« Oui, Aïcha se remémore. Ce faisant, elle source un début de transmission : non pas conservation pieuse et compassée. Plutôt une exhumation lente de ce qui risque de paraître poussière, brume inconsistante. Elle ne sait pas encore comment, mais eux, les bavards (…), ils vont faire écran à ce passé rougeoyant de vie, ils vont durcir la pâte encore en fusion, ils vont transformer la peau et les nerfs des sublimes passions d’hier en plomb refroidi…
Que peut-elle, et toute seule, contre tant de mots, tant de discours qui vont affluer ? » (p. 338).
Juste après ce chapitre qui consacre Aïcha comme la première des Rawiyates, la narratrice évoque la femme aux deux outres : outres intarissables qui ont étanché la soif du Prophète et de ses compagnons. Ils semblent être la métaphore des seins nourriciers qui rejoignent la figure de Aïcha « mère des Croyants ». Le noyau des Hésitants est préfiguré dans ce hadith par la discordance des chroniqueurs sur le sens du terme « Sabéen » :
« Parmi les traditionnistes qui étudièrent par la suite ce hadith transmis grâce à Abderahmane Ibn ‘Auf, tous ne sont pas d’accord sur le terme « Sabéen » par lequel l’inconnue a nommé le Prophète. Pour El Bokhari, le terme « sabéen » vient du verbe qui signifie « passer d’une religion à l’autre ». Pour Abou ‘Lâliya, les Sabéens sont une secte des gens du Livre, qui récitent des psaumes. » (p. 336).
C’est ce flux de la parole hésitante qui va altérer la limpidité de la poésie de la parole de Aïcha :
« Et si un jour une telle transmission allait rencontrer le feu de l’autre parole, celle de la véhémence rimée en colère ? Si la voix douce, si le flux continu du timbre de Aïcha faisait confluent avec l’éloquence en crue, celle de l’effervescence qui brave ?
Si un jour, à force de nourrir la mémoire, Aïcha, cette fois d’âge mûr, Aïcha, âgée de plus de quarante ans – exactement vingt-trois ans plus tard – se levait ?
Parole double éperonnant le corps debout… Si Aïcha, un jour, décidait de quitter Médine ?
Ah, loin de Médine, retrouver alors le vent, le vertige, l’incorruptible jeunesse de la révolte ! » (p. 339).
Figure de la femme-enfant aspirant à une liberté infinie du mouvement, à la vie. Ainsi dans cette aube entravée de l’Islam, la Rawiya devient, par définition et comme les femmes écrivains d’aujourd’hui, voyageuse. Comme si, pour les femmes, parler, écrire, ne pouvait désormais se faire que dans la clandestinité. Constat amer que dévide la voix de la troisième Rawiya :
« Je parle, mais ai-je le droit de rapporter, même si c’est seulement à ma sœur, ce qui se dit dans les rues de Médine ? Est-ce qu’une rawiya peut se sentir assez d’autorité pour transmettre ce que ses yeux ont vu, ce que ses oreilles ont entendu parmi les hommes ? Ou faudrait-il pour cela devenir une errante, une mendiante, surtout une femme sans enfants, sans fils dont elle s’honore, le contraire d’Oum Salem et de moi-même qui sortons si peu de nos demeures à Médine ? » (p. 205).
La structure de l’œuvre se déroule en quatre parties intitulées comme suit : « La liberté et le défi », « Soumises, insoumises », « Les voyageuses », « Parole vive ». Liberté, défi, insoumission, déambulation dans l’espace, vivacité de la voix : tous ces traits de caractère s’allient et se rejoignent pour former le portrait de ces femmes de l’aube islamique et surtout pour supplanter cette image de la soumission, de l’esclavage qui les a immobilisées pendant des siècles. Ces traits sont surtout ceux des femmes rawiyates et poétesses.
En effet, la force de caractère, le souffle de la révolte et du combat qui anime les femmes devient doublement dangereux quand la parole, surtout poétique, vient s’y mêler. Aïcha et avec elle le cœur des Rawiyates n’est finalement que l’héritière d’autres femmes arabes conteuses ou poétesses même si elles étaient, au début, combattantes contre l’Islam.
« La prophétesse » Sadjah illustre cette image par sa verve poétique et le danger qu’elle a représenté pour l’armée de Khalid :
« Ainsi, une nouvelle fois, une femme est l’orage ; à peine le ciel allait-il devenir serein que, étrangement, pour les hommes de khalid, la menace d’une liberté incontrôlée est concrétisée par une femme ! » (p. 43).
Comme Musaïlima, Sadjah, la poétesse s’est érigée en prophétesse considérant que le feu créateur qui l’habite est un don sacré de Dieu.
« A Mossoul, avant qu’elle ne parte, on a dû lui parler du prophète Mohammed, lui dépeindre sa beauté d’homme, ses vertus de croyant, sa douceur de mystique, son courage de chef guerrier. Elle a rêvé de lui, elle a désiré le rencontrer, certainement pas en femme prête pour son harem. Non, en égale ; ne possède-t-elle pas, elle aussi, le Verbe ? Elle crée des images, elle invente des rythmes, elle débite, sans qu’elle fasse effort, des grappes de stances obscures mais étincelantes ; sa prose coule haletante ou limpide. Dans de telles transes, elle est vraiment possédée : elle a décidé d’appeler, elle aussi, « Dieu », ce feu de poésie dévoratrice qui la brûle. » (p. 47).
La phrase interrogative relève ici du discours indirect libre. Elle témoigne de la volonté de la narratrice de faire parler cette femme, de la ressusciter, mais aussi de la côtoyer, de s’approcher le plus possible d’elle.
A la figure de Sadjah, vient se greffer la figure sans nom de la chanteuse de satires. Par l’absence même de son nom et grâce au flux intarissable de sa poésie, cette femme se transforme, même au-delà de sa mort, en un vrai emblème de la dissidence.
« La chanteuse de satires devenait une part de l’âme de résistance des siens. Plus que le guerrier le plus brave, le poète, à plus forte raison la poétesse arabe, jouit de prestiges et d’honneurs. (…) Car ils assurent bien plus que le salut : la gloire qui survit, seule, aux massacres. » (p. 131).
C’est ainsi qu’en lui infligeant un châtiment corporel, en la mutilant, la troupe victorieuse des musulmans humilie toute sa tribu vaincue. N’est-elle pas « l’âme de résistance des siens » ?
« La poétesse, debout devant son public tombé en servitude, murmure doucement, si doucement, de cette voix qu’ils ont cassée, qu’ils ont rendue sifflante, mais qui vit encore, rauque :
- Je chanterai avec mes mains !
- Je les maudirai avec mes mains, mes mains coupées !… Mon chant leur restera insaisissable, tel l’épervier qu’ils n’atteignent pas !
La voix sifflante continue encore quand la douleur a raison d’elle, qu’elle tombe sur les genoux, que les femmes se précipitent pour la panser, pour la bercer. » (p. 136).
Dans ce roman des femmes (Loin de Médine), se profilent d’autres femmes poétesses telle que Atyka Bent Zeid : une poétesse tant adorée par Abdallah Ibn Abou Bekr et aimée et respectée par Omar Ibn el Khattab si connu pourtant par sa sévérité à l’égard des femmes. Dans le chapitre qui lui est consacré, sa voix se mue en celle d’une autobiographe:
« Non, ma voix aujourd’hui ne sera pas celle de ma poésie, puisque, toute cette dernière année, jeunes et vieux dans Médine répètent si souvent les lamentations rimées que j’avais improvisées à l’enterrement de Abdallah Ibn Abou Bekr, le tendre, le si tendre fils du vicaire de l’Envoyé de Dieu… Abdallah, mon premier mari, mon grand amour de si longues années !
Non ma voix ne sera pas celle de ma poésie, puisque aujourd’hui qui est le jour de mes secondes noces avec Omar Ibn el Khattab, le plus proche conseiller de Abou Bekr, me voici devenue l’ « oublieuse » ! Or, je n’oublie rien. » (p. 223).
Tel les récits autobiographiques, ses paroles relèvent d’un récit de témoignage, d’autodéfense face à l’accusation d’« oublieuse » proférée, à son égard, par Ali Ibn Abou Taleb.
Sirin, la sœur de Marya la copte, concubine du Prophète est appelée par la narratrice « l’étrangère, sœur de l’étrangère ». Á la différence de Atyka et de Sadjah et comme la chanteuse de satires, elle possède un double talent de conteuse et de chanteuse : « Sirin, à la fin de ses récits à son public endormi ou passif, se mettait à chanter en copte : elle avait une voix harmonieuse, par instants déchirée. » (p. 214) Ce don est perçu négativement par son époux, le poète Hassan Ibn Thabit qui la réprimande pour son accent étranger. Attachée à ce chant d’amour maternel, elle vit dans un exil permanent :
« Sirin ressuscite ; sa vie, commencée à Alexandrie, s’est nouée à Médine, comme si, en compagne sororale de la belle et tendre Marya, elle était venue jusque-là pour veiller sur les quelques années de pur bonheur de Mohammed… Devenue femme libre, comme mère du poète Abderrahmane fils de Hassan Ibn Thabit, la voici quittant finalement Médine, non pour retrouver ses lieux d’enfance (l’Egypte est pourtant devenue province musulmane) mais pour aller encore plus à l’est : mourir à Basra, en exilée permanente, protectrice des servantes, des esclaves, des femmes sans appui. » (p. 221).
A travers ce couple de sœurs, nous entrevoyons les personnages d’Isma et de Hajila dans Ombre sultane. Personnages reflétant elles-mêmes la sororité entre Schéhérazade et Dinarzade dans Les Milles et une nuits. Sœurs en exil : c’est surtout la première caractéristique de ces femmes rawiyates ou poétesses peuplant le texte de Loin de Médine. La chanteuse de satires, Sadjah la prophétesse, Habiba la troisième Rawiya, qui est un personnage fictif et jusqu’à Aïcha l’épouse préférée du Prophète : toutes ces femmes sont quelque part marginales ou marginalisées. Sans enfants, condamnées à une errance continuelle, elles finissent par s’éloigner de Médine, cette nouvelle prison des femmes. Même Fatima, fille du Prophète, même Sirin la copte quittent cette ville avec beaucoup de joie et d’allégresse : aller loin, si loin de Médine. « Femmes en mouvement « loin de Médine », c’est-à-dire en dehors, géographiquement ou symboliquement, d’un lieu de pouvoir temporel qui s’écarte irréversiblement de sa lumière originelle » : c’est ainsi que les définit Assia Djebar dans l’Avant-propos de cette même œuvre.
La deuxième partie de l’épilogue qui clôt le roman s’intitule « « Filles d’Agar », dit-elle ». Sa prose poétique se compose, elle-même de deux parties : « Voix d’hier » et « Voix d’aujourd’hui » : ainsi l’Histoire se répète faisant d’Agar et de ses filles des femmes fatalement expulsées, fugitives de naissance :
« Laissons les fils d’Ismaël – nos pères, nos fils, nos époux répudiateurs – livrés à l’ombre opaque de leur propre Père.
Filles d’Agar, nous avons été, nous serons une seule fois expulsées à travers elle, Agar – ou plutôt Hajjar d’avant l’hégire, Hajjar l’insolée.—
Et depuis, dans un désert de la vie entière, nous allons et venons, nous dansons, nous nous affolons, toujours entre la première et la seconde colline ! » (pp. 342-343).
Cette scène de l’affolement d’Agar, jouée tous les ans par des milliers de musulmans lors du pèlerinage à la Mecque, n’est qu’une simulation du dépassement du mythe de la femme abandonnée, répudiée :
« Certes,
Une fois par an, tous, Croyants et Croyantes,
Ou une fois au moins dans la vie,
Filles d’Agar et fils d’Ismaël, réunis,
rejouent la scène d’Agar en émoi
d’Agar en folie dans le désert
avant que l’eau ne jaillisse
d’Agar, entre Safa et Merwa.
Une fois l’année
Une fois au moins dans la vie
L’unique théâtre
Pour eux et par eux
S’ordonne
La seule fiction islamique.
Filles d’Agar et fils d’Ismaël
Abraham, sur ses pas, revenu. » (p. 343).
C’est par cette voix de la poésie que se clôt le texte de Loin de Médine. Dans ce poème, le texte emprunte, par sa typographie, le mouvement des pèlerins et d’Agar, il inaugure une danse permanente qui sera le symbole de ce destin de l’errance auquel sont condamnées les filles d’Agar. Comme toutes ces femmes, Assia Djebar prend conscience, dans son dernier roman autobiographique Vaste est la prison, de son destin de « fugitive ».
Parlant de Loin de Médine, elle évoque dans son Avant-propos « Cette première partie « Filles d’Ismaël » ». Elle annonce donc une deuxième partie de cette fresque historique dont les femmes sont les héroïnes. Deuxième partie qui n’a pas encore vu le jour et qui évoque en nous cette image d’une source abondante et intarissable, source en vertu de laquelle l’écriture apparaît comme la raison même de vivre de l’auteur, Assia Djebar.
Conclusion
Ce dernier constat, cette ouverture permanente de l’œuvre djebarienne semble faire écran à notre tentative de conclure. Pourtant, il faut bien se résoudre à interrompre, ne serait-ce que momentanément ce flux de l’écriture se greffant sur une autre. Pour Beïda Chikhi, « Il s’agit pour la fiction littéraire d’articuler des résidus problématiques, de combler les insuffisances de ce qui régit les systèmes dominants environnants et de s’installer dans ses failles. La fiction repère le refoulé, le marginalisé et en fait le sujet essentiel. »5 Ainsi, de marginales, d’enterrées de l’Histoire, ces femmes de Loin de Médine se transforment en héroïnes incontestables de ce roman et par là en véritables vedettes de la vraie Histoire, celle que leurs voix ont corrigée ou rétablie.
Le paradoxe est frappant, la fiction semble être plus véridique que l’Histoire : elle est là pour suturer ses trous et pallier à ses oublis intentionnés ou dus au hasard. Au dire de Michel Gilot : « Si l’on se tourne (…) vers la pratique des romanciers eux-mêmes, on est tenté de se dire que c’est bien une autre histoire qu’ils nous ont fournie dans leurs chefs-d’œuvre. Il n’est pas indifférent de constater qu’au moment du grand essor du roman ils ont témoigné d’un sens de l’histoire dont manquaient cruellement la plupart des historiens patentés »6 .
Bibliographie
Chikhi, Beïda, Littérature algérienne : désir d’histoire et esthétique, Ed. L’Harmattan, 1997.
Djebar, Assia, Loin de Médine, Albin Michel, 1995, réed. Le Livre de Poche, 2000.
La Soif, Julliard, 1957.
L’Amour, la fantasia, Lattès, J. C., 1985, réed. Le Livre de Poche, 2002.
Ombre Sultane, Lattès, J. C., 1987.
Ces Voix qui m’assiègent, Albin, Michel, 1999.
Gilot, Michel, Recherches et travaux, « Le roman dans l’Histoire, l’Histoire dans le roman. », « Une tout autre Histoire ? », Université Stendhal, Bulletin n°49, 1995.
Notes
1 Littérature algérienne : désir d’histoire et esthétique, Ed. L’Harmattan, 1997, p. 146.
2 Op. cit., p. 147.
3 Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999, p. 53
4 Op. cit., p. 86.
5 Op. cit., p. 157.
6 Recherches et travaux, « Le roman dans l’Histoire, l’Histoire dans le roman. », « Une tout autre Histoire ? », Université Stendhal, Bulletin n°49, 1995, p. 22