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Stratégies sociales et appropriation de l'espace: le cas de la ville d’Alger

Insaniyat N°5 | 1998 | Villes Algériennes | p. 197-200| Texte intégral


Madani SAFAR-ZITOUN : Maître de Conférences, Institut de Sociologie, Université d'Alger.


Lorsque nous avions entamé notre recherche au début des années quatre-vingt sur la question de l'identification de ce que nous appelions à l'époque le «Système urbain algérois», en pleine opération de cession des biens de l'Etat, nous ne nous doutions pas combien notre itinéraire de recherche personnel sur d'autres contextes urbains africains et américains du nord [1]  allait confirmer certaines «outrances» théoriques apportées par notre thèse [2] sur le cas algérois.

Celle relative en premier lieu au parti pris systémique que nous avions adopté pour caractériser le fonctionnement de la société urbaine algéroise. L'emprunt par exemple du concept de «système urbain» à Yves BAREL, nous semblait en effet pertinent dans la mesure où il permettait non seulement de saisir la singularité de faits d'occupation de l'espace mais également la particularité de leur articulation à des mécanismes urbains spécifiques n'ayant pas d'équivalent ailleurs dans le monde. Le fait par ailleurs de considérer que le principe explicatif des stratégies de promotion résidentielle et sociale des acteurs sociaux algérois reposait principalement sur les capacités des individus et des groupes à mobiliser leurs ressources dans un contexte caractérisé par la dominance du marché des «relations personnalisées». Le choix enfin consistant a dire que la nature même du lien social algérois, comme ensemble de dispositions mentales et de procédures pratiques procédait fondamentalement de la manière dont le nouvel Etat national s'était embrayé dans la société civile et urbaine lors de l'épisode fondateur de la «révolution urbaine» de l'indépendance autour du partage physique et symbolique du «butin de guerre» immobilier et foncier colonial.

En somme, un ensemble de choix semblant en quelque sorte forcer et déformer peut être la lecture des faits et des situations concrètes mais qui en dernière analyse se sont avérés hautement heuristiques dans la mesure ou ils étaient à l'image de l'outrance du modèle algérois qui s'avérait au fur et à mesure de l'avance de la recherche, rebelle à toutes les tentatives de classification et de réduction.

De quelque point de vue théorique où l'on se plaçait, le fait urbain algérois se dérobait et faisait problème. Seule une attitude franchement empathique pouvait venir à bout de sa résistance et délivrer les secrets de sa structuration et de son fonctionnement. Et à cet égard, c'est l'objet même qui semblait dicter les conditions de son érection en tant que modèle idéal-typique, en tant que fait social singulier.

Cette résistance de l'objet a nécessité un travail de dévoilement de toutes les dimensions historiques et sociétales qui l'ont produit dans sa particularité. Le paradigme khaldounien de la ville «butin de guerre» des groupes conquérants, paradigme enfoui  sous les «alluvions de l'histoire» (Jacques BERQUE) imposait d'emblée sa grille de lecture et d'interprétation du large mouvement de reconquête de la ville et du pouvoir à l'indépendance. Il apportait un éclairage puissant aux processus de développement des «açabiyyate» politiques et urbaines en cette phase fondatrice du nouveau pacte social issu de la décolonisation.

Le mode d'accès à la ville par l'exercice de la violence politique s'érigeait dans cette optique comme principe organisateur de l'ensemble des comportements et agirs sociaux urbains de la période post-coloniale. Il permettait de montrer comment s'était noué le consensus social à propos du partage du butin de guerre immobilier colonial et instaurait-la de possibilité de comprendre la manière selon laquelle s'étaient mises en place de nouvelles règles d'accès basées sur la négociation d'attributs politiques et symboliques assignées aux individus par leur qualité intrinsèque de membres de groupe d'appartenance et de reconnaissance forgés par une histoire commune. Il apportait finalement un éclairage puissant sur les conditions de prégnance du mythe des «biens-vacants» qui légitimait les pratiques de squattage du parc résidentiel et de confiscation du pouvoir urbain.

Dans ce contexte, la gestion populiste de la cité (lois sur l'étatisation des biens vacants, régime généreux des loyers, etc...) par le nouvel Etat national révélait sa dimension sociale et politique véritable: celle d'une stratégie d'entretien du statu-quo concernant le règlement de la question patrimoniale. Le problème épineux du partage de la ville, c'est à dire de la réalisation marchande des rentes urbaines acquises par des voies non-marchandes, attendait l'émergence des conditions propices à sa solution: le procès de privatisation du fonctionnement de l'Etat.

L'analyse des matériaux et données d'enquêtes collectées avant, pendant et après l'opération de cession des biens de l'Etat initiée en 1981 confirmait dans ce contexte l'évolution patrimonialiste d'un système fonctionnant de plus en plus en vase clos : les filières de distribution de biens spatiaux devenaient de plus en plus étanches et étaient investies par des pratiques tirant leur substance de la mobilisation des «relations personnelles», comme «espèces particulières de capital social » comme le soulignait BOURDIEU.

La cession des biens de l'Etat, censée régler la question patrimoniale en milieu urbain renforçait paradoxalement la prégnance des logiques de groupe et provoquait un ensemble d'effets complexes sur les pratiques d'appropriation de l'espace. A côté des pratiques de réactivation des ressources de la parenté et de clientélisme à base régionale comme formes particulières de redéploiement des stratégies des groupes sociaux se dessinaient en effet d'autres figures complexes et multiformes de réaction des populations à la modification des règles d'accès à l'espace.

On pouvait lire à la fois 4ans la nouvelle géographie de l'implantation des quartiers dits «illicites » et dans les modalités d'accès des chefs de ménages aux logements administrés et aux terrains à bâtir ces nouveaux mécanismes qui tiraient profit soit d'une mobilisation accrue des ressources de l'illicité, soit d'une articulation réussie des groupes sociaux aux filières de captation à la source de ces biens. A côté de la ville administrée (essentiellement les Z.HU.N) où se développent à grande échelle les pratiques de captation à la source des logements et leur distribution «personnalisée» et clientéliste s'érigent à la périphérie de véritables quartiers de cantonnement des populations exclues de ces filières de distribution. Parties prenantes de la ville parallèle apparemment édifiée «contre» ou «malgré» l'Etat, ces entités urbaines trouvent dans le substrat communautaire et dans la logique clandestine à l'origine de leur formation les conditions de leur érection en  tant  que  véritables  fragments  urbains  autonomes,  séparés institutionnellement et physiquement du reste de l'organisme urbain.

Contre la ville officielle confisquée par l'Etat et privatisée par les réseaux de pouvoir tapis dans les rouages de l'appareil administratif s'était donc développée une ville informelle, en doublure qui, forte de sa cohésion sociale, s'érigeait progressivement en modèle de cité concurrente. Le paradigme khaldounien de la ville butin de guerre débouchait sur sa remise en cause profonde: ce n'étaient plus des forces externes qui assaillaient la cité niais des facteurs de délitement interne autrement plus pernicieux.

Tout le problème dès lors consistait à essayer de les cerner et de les identifier. Et à cet égard, il fallait passer par une analyse des mécanismes de fonctionnement du marché foncier et immobilier, ce lieu ultime de matérialisation monétaire des ressources immatérielles des individus et des groupes ;  c’est à dire cette instance qui permettait la transformation des privilèges urbains de position et de détention non-marchande de l'espace en une espèce de capital monétaire. Les résultats obtenus confirmaient encore une fois la fermeture du modèle; nous avions affaire à un marché essentiellement «captif» des couches bénéficiaires de la nouvelle donne résidentielle et politique de la «révolution urbaine» de d'indépendance. Et qui plus est, c'était un marché où la part du «troc », c'est à dire l'échange de biens sans passer par la monnaie était très importante.

Ce qui signifiait à la fois l'imparfaite liquéfaction de ce marché mais surtout sa fonction décisive en cette période de l'histoire de régulateur et de commutateur des échanges populations dans l'espace. Les mouvements de biens et de populations, quand ils n'étaient pas déterminés par les facteurs d'inscription des individus et des groupes dans des réseaux de pouvoirs et des structures communautaires relevaient d'une logique de recherche des effets d'urbanisation qui mettaient paradoxalement en relation des acteurs sociaux que tout semblait séparer le statut social. La richesse en capital de « relations sociales», etc...

Et à la faveur du déploiement de ces stratégies complexes et entrecroisées des acteurs urbains, on voyait se dessiner les contours du fameux « système urbain» algérois postulé. Une formation sociale particulière essentiellement construite autour d'un projet de valorisation marchande d'un patrimoine acquis par des voies qui ne l'étaient pas. C'est à dire en somme, un système social singulier~ régi dans toutes ses dimensions macro et micro sociologiques par une logique patrimoniale, qui est par définition même, une logique de transition vers un système urbain marchand.

Le paradigme khaldounien, qui correspond dans ses grandes lignes à l'idéal-type wéberien de la ville «orientale», par opposition à la ville « occidentale», aura-t-il été heuristiquement fécond? La question est et restera posée comme piste de recherche.


Notes

[1]- Nous faisons référence à l'ensemble des travaux publiés que nous avons réalisés sur les villes de Rabat-Salé au Maroc, de Bamako au Mali et de Montréal, lors de notre passage à l'INRS-Urbanisation (Montréal) comme professeur-invité.

[2]- Stratégie sociales et appropriation de l'espace: le cas de la ville d'Alger» ~Thèse de Doctorat en Sociologie, Université Denis Diderot (Paris). Soutenue le 11 Décembre 1992 à l'U.F.R de Sciences Sociales 680 p. +Annexes

 

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