Insaniyat N° 74| 2016 | Femmes dans les pays arabes: changements sociaux et politiques | p. 19-22| Texte intégral
Ce numéro thématique s’intéresse aux changements sociaux et politiques que traversent ces dernières années de nombreux pays arabes et au rôle que jouent les femmes dans ces processus ainsi que dans les mouvements présence sur la scène publique en se mobilisant et en renforçant leur participation politique dans les gouvernements locaux où elles ont, pendant longtemps, été exclues.
Les questions de l’égalité des sexes, de la participation et de la représentation politiques, des quotas, de la parité et de l’accès des femmes aux postes de responsabilité ont constitué pour les mouvements féminins et féministes, une opportunité pour relancer un débat déjà bien instauré et qui puise ses origines dans les mouvements de lutte pour les droits des femmes datant de la première moitié du siècle dernier. Au-delà de ces questions, qui relèvent en particulier du champ politique, les revendications des femmes sont axées, comme celles des hommes d’ailleurs, sur le respect de leurs droits et de leur dignité en tant que personnes et citoyennes à part entière. Ainsi, la mobilisation engendrée par le fait « révolutionnaire » était pour les femmes l’occasion de dénoncer les injustices qu’elles subissent et de porter leurs revendications sur la scène publique et de là, les faire valoir auprès de leurs dirigeants.
Aussi historiques que puissent paraître ces événements, il n’en demeure pas moins que dans ces contextes, les femmes arabes ont été victimes de violences de toutes sortes. L’un des plus intolérables socialement fut certainement le harcèlement sexuel de rue. Les femmes rencontrent également des résistances très nettes qui visent à les exclure de la sphère publique et politique, les reléguant à leur rôle « traditionnel ».
Partant de ce constat, ce numéro d’Insaniyat a pour objectif l’analyse de la participation des femmes à la vie sociale et à la gouvernance urbaine. Il met l’accent sur leurs modes d’accès aux différentes sphères du monde politique et sur leur engagement dans la sphère publique. Il s’intéresse aussi à leurs stratégies d’action, à leur mobilisation pour revendiquer leurs droits et à la manière par laquelle les gouvernements appréhendent leurs revendications sur les plans institutionnels et législatifs. C’est donc dans cette perspective que nous inscrivons la thématique de ce numéro dont les articles concourent à apporter un éclairage important sur les changements récents ayant touché les femmes dans la région arabe.
Nous avons souhaité aborder ces questions en tenant compte de ce que représentent les moments révolutionnaires pour les femmes. Loin de les étudier uniquement à partir d’une approche de genre qui s’intéresse davantage au processus de leur mobilisation et de leur participation dans les « révolutions arabes », nous nous sommes particulièrement intéressés à l’impact de ces dynamiques sur les mouvements féminins et féministes.
Ainsi, dans sa contribution sur les politiques publiques et les droits des femmes après « le Printemps arabe », Belkacem Benzenine analyse les rapports sociaux de sexes comme élément essentiel dans la dynamique de changement lancée depuis 2011. Il aborde les situations post-révolutionnaires en tenant compte des réactions des gouvernements quant aux nouvelles (et anciennes) revendications des femmes. Partant de sa lecture des événements du « Printemps arabe » et s’appuyant sur les travaux de Muller, Jober, Thoenig, Nicole-Drancourt et d’autres chercheurs sur l’action publique, l’auteur interroge le rôle de l’État, ses missions et ses institutions dans l’instauration du principe d’égalité et de la réparation des injustices faites aux femmes.
Les défis dont il question plus haut s’inscrivent dans un contexte particulier, celui des révolutions et des protestations. Il est, de ce fait, important de rappeler l’histoire de l’évolution des mouvements féminins et féministes dans le monde arabe. C’est ce que propose Safaa Monqid à travers son travail qui montre l’influence et le rôle des nationalistes et des réformistes égyptiens dans l’émergence d’un courant féministe en Égypte. La mobilisation des femmes à partir de 1919 va donner au féminisme égyptien ses lettres de noblesse. Les femmes égyptiennes seront très actives durant la période de l’entre-deux guerres et vont réaliser plusieurs acquis avant que leur mouvement ne soit récupéré par l’État à partir des années 50. Ce dernier incarnera, désormais, la lutte pour les droits des femmes. Safaa Monqid met, ensuite, en exergue les changements survenus après 2011 visant à renforcer le statut des femmes dans les sphères publique et privée. Dans ce sens, elle démontre à quel point les femmes ont fait « preuve d’initiative et de combativité malgré un contexte qui leur est souvent défavorable ».
Dans le même contexte, Hanin Barazi aborde, après un rappel historique des origines du mouvement féministe en Egypte, les positions des femmes mobilisées pour la défense de leurs droits. Elle explique, à partir de ses rencontres avec des femmes engagées dans la place « Tahrir », comment ces dernières ont fait face aux normes sociales dominantes. L’intérêt de ce travail est de croiser les différents points de vue des femmes mobilisées autour des principes de la « révolution » du 25 janvier 2011 et ce, pour mettre en avant la dynamique sociale et politique créée par cet événement. L’auteure souligne, en guise de conclusion, que les défis du mouvement féministe, après 2014, est de réaliser le changement pour l’égalité, la liberté et la dignité.
Dans l’article qu’elle consacre à la place des femmes dans le système politique algérien, Louisa Dris-Aït Hamadouche rappelle les mesures prises par les gouvernements algériens successifs, pour renforcer la place des femmes dans la vie politique telle que la loi sur les quotas accordant un nombre important de places aux femmes dans les assemblées élues. Son étude consiste à montrer qu’il s’agit bien d’une politique à la fois inclusive et exclusive des femmes. Inclusive parce que les femmes obtiennent plus de droits politiques, et exclusive parce qu’elles se retrouvent, aussi paradoxal que cela puisse paraître, absentes des postes de décisions. L’auteure résume cette idée par le concept d’« échange politique ».
Sur « l’affaire Amina Sboui », déclenchée sur les réseaux sociaux en 2013, Jallal Mesbah aborde les rapports de genre qu’il considère comme étant « au cœur d’une révolution, produisant des arrangements ». Il redéfinit ainsi les « espaces genrés » et explique la notion du « corps engagé » à partir d’un combat pour les libertés individuelles. Il s’agit aussi, selon lui, d’un cas de « conscience politique » reflétant une nouvelle ère dans la Tunisie post-révolutionnaire. Ce qui importe dans cette étude n’est pas tant la nudité du corps en elle-même, mais la transformation du corps politique dans un contexte marqué par des agitations sociales et politiques inédites dans l’histoire contemporaine de la Tunisie.
L’article de Houda Larbi sur le militantisme des ouvrières du bassin minier de Gafsa en Tunisie est également consacré à l’action des femmes pour revendiquer leurs droits, mais dans une perspective socio-économique. L’approche suivie dans cette étude est celle des mouvements sociaux permetant de mieux saisir les formes de protestation, de revendication et de mobilisation avec tout ce que cela implique comme violence et conflit. Pour l’auteure, ce mouvement des femmes est l’expression d’une nouvelle forme de lutte féminine pour les droits sociaux et économiques, une lutte menée dans les espaces publics et qui n’est pas sans confrontation avec les autorités publiques, témoignant, ainsi, d’une prise de conscience de leur rôle et de leur statut dans la société.
En lien avec la résistance des femmes dans une société marquée par l’emprise des valeurs traditionnelles, l’étude de Mohamed Hanin analyse le rôle du mouvement féministe marocain dans la défense des droits des femmes et les acquis obtenus. Abordant le sujet de l’avortement au Maroc, il explique qu’une telle question ne peut être traitée sans tenir compte des avis des ulémas, du droit et de l’éthique médicale. Quant au mouvement féministe, sa position s’inscrit en droite ligne dans la lutte pour les libertés individuelles et pour la protection de la santé et du corps des femmes. À partir de ce constat, l’auteur montre les limites de ce mouvement face à ce qu’il appelle « la domination d’un habitus collectif ».
Avec ces études pluridisciplinaires et variées, la revue Insaniyat souhaite contribuer à la dynamique de recherche actuelle dans le champ académique relatif à la condition des femmes dans les pays arabes tout en tenant compte des contextes politiques, sociaux et économiques complexes. Le but étant de mettre en exergue les dynamiques, les formes de résistances et les contre-pouvoirs mis en œuvre par les femmes arabes pour faire entendre leur voix et réaliser les changements espérés concernant leur statut et leur condition dans la société.
Belkacem BENZENINE et Safaa MONQID