Insaniyat N°77-78 | 2017 |Pratiques plurilingues et mobilités : Maghreb - Europe|p. 7-10 | Texte intégral
Les flux migratoires, les mobilités choisies ou subies et les patrimoines ressources culturels et linguistiques sont de plus en plus considérés comme des enjeux importants. De nombreuses organisations internationales (ONU, Unesco, Conseil de l’Europe…) appellent, dans leurs chartes respectives, les États à veiller à la préservation de ces patrimoines ressources et à faciliter la mobilité des biens et des personnes. En dépit de ces recommandations qui révèlent l’importance de la transmission des langues au sein des familles et incitent à la préservation du patrimoine linguistique et culturel des populations issues de l’immigration, de nombreuses personnes abandonnent leur langue d’origine.
Par ailleurs, la mobilité entre le pays d’origine et le pays d’accueil offre des opportunités de contacts et de socialisations langagières qu’il convient d’appréhender et de mettre en valeur. C’est au sein de la famille et de l’école que se joue, d’une part, le sort des langues d’origine, nécessaires pour le développement de l’enfant/apprenant, et d’autre part, celui de la mise en oeuvre des pratiques éducatives qui renforcent l'identité plurilingue.
Certes, la transmission n’est pas toujours aisée, notamment dans des contextes où les politiques linguistiques en place consacrent la hiérarchisation des langues et ne facilitent pas, voire n’autorisent pas, l’utilisation de toutes les ressources linguistiques en présence.
Nous consacrons ce numéro d’Insaniyat à l’étude des processus de transmission des langues et cultures d’origines (LCO) au sein des familles de « migrants » sur les plans culturel, sociolinguistique, didactique et socioprofessionnel. En faisant appel à des champs divers et à des approches pluri- ou interdisciplinaires, nous menons une réflexion sur ces objets. Pour ce faire, des chercheurs proposent ici des textes résultant de l’analyse d’observations empiriques variées dont l’objectif principal est d’apporter des réponses adéquates aux nombreuses interrogations scientifiques et sociales. Parmi ces contributions, deux d’entre-elles émanent de deux conférences tenues au siège du CRASC en 2017 : une introductive animée par Philippe Blanchet et une thématique de Marinette Matthey.
Les deux conférences présentent un état initial des différentes manières d’appréhender les questions de la transmission des langues familiales. En outre, elles posent les bases théoriques et méthodologiques à travers lesquelles des études et des enquêtes liées à cette question peuvent être menées.
En s’appuyant sur une expérience de recherche personnelle et collective, du point de vue d’une approche sociolinguistique, selon les outils de l’analyse glottopolitique, Philippe Blanchet problématise la question de la transmission des langues au sein des familles de migrants algériens en France en proposant une synthèse des principaux obstacles et facilitateurs rencontrés, ainsi que des variables à prendre en compte.
Marinette Matthey met le focus sur le cas de la transmission du français par certaines familles algériennes (en Algérie) et celui de l’arabe par les familles migrantes ou descendantes de migrants en France. Elle étaye ses propos en citant plusieurs cas concrets, étudiés dans différents projets de recherche menés dans divers contextes, et ce, depuis une trentaine d’années.
Pour Abdelhamid Belhadj Hacen, l’acquisition ou l’absence de compétences suffisantes en littéracie peuvent influer sur la réussite scolaire et l’insertion socioprofessionnelle des individus. En se basant sur une enquête menée en France auprès de jeunes, majoritairement franco-maghrébins, qui « innovent » en matière de pratiques langagières, il démontre que l’appel que font ces locuteurs-scripteurs au plurilinguisme ainsi que l’emprunt et l’alternance codique rendent plus aisée la communication intra et intergroupe, tout en valorisant leur idiome d’origine.
Mohammed Zakaria Ali-Bencherif propose d’explorer, de décrire et de comprendre ce qui ressort des discours déclaratifs des membres d’un panel constitué par des familles d’immigrés enquêtées lors de leur séjour en Algérie. L’objectif étant de déterminer les contours de leurs politiques linguistiques familiales et le rôle de la mobilité régulière dans la transmission et l’acquisition des éléments de leur langue et culture d’origine (LCO).
Chahrazed Meryem Ouhassine aborde la transmission familiale de la LCO en pointant, tout d’abord, les différences conceptuelles entre les attitudes et les représentations. À partir d’une observation participante au sein d’une famille d’immigrés de la deuxième génération résidant en France, elle analyse leurs attitudes et représentations vis-à-vis de leur langue d’origine.
Nawal Boudechiche pose la question de l’alternance codique, de l’emprunt du plurilinguisme qui constituent autant de leviers ou d’obstacles à l’acquisition du français en tant que langue étrangère (FLE). Elle tente de mesurer les effets du bilinguisme, en tant que stratégie discursive, sur les compétences langagières orales et écrites d’apprenants, inter-actants algériens plurilingues.
Dans un contexte français marqué par sa tendance à la « glottophobie » (Blanchet, 2016 : 121) et au monolinguisme, Matthieu Marchadour se focalise sur la notion d’« allophone ». Il s’interroge sur la prise en charge, par l’école française, de ceux et celles qui parlent une autre langue que le français et sur la nomination de ces enfants confrontés, nous dit-il, à une volonté hégémonique de « maintien de l’ordre » linguistique, par une immobilité langagière imposée.
Naziha Benbachir analyse l’expérience de pratiques plurilingues d’un certain nombre d’écrivains du bassin méditerranéen. Elle étudie la manière à travers laquelle ces auteurs font appel à une sorte de convergence de circonstances pour se (re-) construire et se (re) composer dans la pluralité en partageant un même territoire linguistique (le français comme langue d’écriture) et un territoire géographique commun (la Méditerranée).
Azzeddine Mahieddinne et Mohammed Zakaria Ali-Bencherif prolongent la réflexion en interrogeant la dynamique des répertoires verbaux chez un panel composé d’étudiants algériens en mobilité universitaire en France. En convoquant le modèle sociolinguistique, ils affirment que cette mobilité géographique s’accompagne généralement d’une dynamique plurilingue, dans la mesure où elle entraine un développement des répertoires verbaux. Afin de traiter cette double dynamique, spatiale et langagière, ils se basent sur l’examen de la biographie langagière, la trajectoire migratoire ainsi que les éléments linguistiques qu’ils tirent d’un corpus d’entretiens semi-directifs.
Marie Berchoud propose une synthèse sur les plans scientifique et social mettant en exergue les spécificités linguistiques et culturelles portées par les apprenants dans l’apprentissage des langues. Elle esquisse, par ailleurs, un bilan de l'acquisition des compétences communicatives et du rapport que peuvent et doivent entretenir l'école, son (ses) environnement(s) immédiats et la communauté éducative dans son ensemble.
À partir d’une enquête de terrain dans les écoles mauritaniennes, Colette Noyau se focalise sur les difficultés auxquelles sont confrontés les élèves dans l’accès à l’écrit au primaire. La contribution porte sur le traitement, d’un point de vue psycholinguistique, de l’écrit de l’arabe et celui du français et des processus cognitifs d’acquisition qui en découlent.
Enfin, Tarek Saoud esquisse un état des lieux de la question de l’identité linguistique chez des étudiants kabyles et analyse son incidence sur leur insertion socioprofessionnelle et les rapports qu’ils entretiennent avec les autres langues en présence.
Ce numéro thématique d’Insaniyat a contribué à donner un éclairage sur des questions d’actualité liées aux pluralités linguistiques et culturelles, appréhendées à travers des pratiques langagières dans l’espace euro-maghrébin. Il ouvre des perspectives sur des études inhérentes aux processus et stratégies que les familles migrantes développent pour transmettre et préserver leurs langues et cultures d’origine. Différents contextes pourraient être problématisés autour des questions de la migration, du plurilinguisme, des identités collectives et du monde scolaire. Des réflexions pourraient, en outre, être menées sur le rôle joué par les pratiques plurilingues, d’une part, dans l’identité individuelle et collective et, d’autre part, dans les relations aux autres, et ce, dans un contexte de globalisation économique et d’intensification des migrations internes et externes.