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L’identité linguistique des jeunes étudiants en Kabylie entre transmission et préservation


Insaniyat N°77-78 | 2017 |Pratiques plurilingues et mobilités : Maghreb - Europe|p. 193-206 | Texte intégral


Tarek SAOUD: Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31000, Oran, Algérie.


Introduction

À l’heure d’une ouverture sur la mondialisation et la modernité sans précédent, une cartographie du globe terrestre basée sur une délimitation des frontières linguistiques n’a plus de sens. Les pratiques langagières, à travers le monde, sont de plus en plus plurilingues et le rapport de la langue à l’identité est devenu plus complexe à interpréter. P. Cellier (Tupin, 2003, p. 75) qualifie cette relation entre la production d’un système linguistique et l’identité de très étroite. Selon lui, cette dernière est inscrite dans notre langage, elle est véhiculée par cette fonction symbolique du langage qui reflète nos pensées, nos croyances et nos représentations, de soi et d’autrui, connues par l’identité linguistique.

Cette notion d’identité linguistique, précise Mufwene, S. (1997, p. 160-161), est liée à celles de la communauté linguistique et de l’appartenance sociale. Elle se définit selon la langue du groupe d’appartenance du locuteur, et se manifeste plus clairement dans les territoires plurilingues, où la langue est un indice révélateur du groupe d’appartenance du locuteur. La Kabylie représente un exemple fort intéressant de ce lien. Dans cette région, la langue est considérée comme un trait fondamental dans la définition de l’identité. L’amazighité est souvent associée à la langue amazighe, et ce, en dépit des configurations plurilingues de leur environnement socio-culturel.

Dans ce registre, Filoux, P. (2003, op.cit., p. 68) indique que dans les sociétés plurilingues, les classements identificatoires associés aux pratiques langagières sont variés. Ces classifications tendent à définir, soit l’individu en tant que personne, soit son appartenance à tel ou tel groupe. C’est à l’aune de ces deux échelles, individuelle et sociale, que seront développés les traits identitaires et d’identification en rapport avec les pratiques langagières, pour la société de manière générale et pour les jeunes étudiants en particulier.

La méthode et les outils de travail

Les données qui ont été utilisées dans cette étude[1] sont tirées d’une enquête réalisée en 2015 sur une population de jeunes étudiants des universités de Tizi-Ouzou, Bejaïa et Bouira. Cette recherche s’était appuyée sur une approche socio-anthropologique ainsi que sur une méthode dite mixte (Condomines, B et Hennequin, E, 2013, p. 18) qui s’était articulée autour de deux techniques d’échantillonnage non probabilistes. D’un côté, une méthode boule de neige, qui avait permis de réaliser des entretiens auprès de 15 jeunes étudiants, et de l’autre, un échantillonnage par quota, à travers lequel environ 1000 questionnaires avaient été distribués de manière à ce que l’échantillon sélectionné puisse être représentatif[2] de la taille de la population visée selon chaque université.


Tableau 1 : Récapitulatif de la procédure de l’échantillonnage

Cependant, avant d’entamer l’investigation empirique, et afin de déterminer la population d’étude, il avait fallu définir d’abord un sens et un âge limite à la notion de jeunesse pour rendre l’enquête plus opérationnelle.

Pour Galland, O. (1991, p. 126-147), la jeunesse est une notion qui a évolué avec le développement des sociétés modernes. Tandis qu’auparavant elle se limitait à l’enfance, de nos jours, cette phase de la vie humaine s’est prolongée sur une longue période. Pour ce dernier, ce changement est dû au retard pris dans l’accès aux étapes sociales qui marquent l’entrée du jeune dans la vie adulte, en raison de l’allongement du cursus scolaire et des difficultés d’accéder à un emploi. O. Galland en distingue principalement trois étapes : « le départ de la famille d’origine, l’entrée dans la vie professionnelle et la formation d’un couple » (Ibid., p. 121) marquée dans les communautés de la Kabylie par la formation d’une nouvelle famille à travers le mariage.

En partie, c’est à la base de cette définition de la jeunesse que la fourchette d’âge de la population d’étude avait été délimitée. Pour l’âge minimum des étudiants, qui était de 18 ans, le soin de le délimiter avait été laissé au terrain, et s’était fait en fonction de l’âge des plus jeunes étudiants pouvant être sélectionnés dans l’échantillon. Pour la limite maximum, elle avait été fixée en référence à l’une des trois étapes définies par O. Galland, qui signent l’entrée du jeune dans la vie adulte, qui est l’âge de mariage. Ce dernier avait été renvoyé à la plus jeune moyenne d’âge du premier mariage des deux sexes, qui est celle des femmes, estimée au recensement de 2008[3] à 29 ans, cela afin de garantir une certaine homogénéité dans l’échantillon et d’équilibrer les chances d’être sélectionnés pour les deux sexes.

En ce qui concerne les deux autres étapes, l’âge d’accéder à un travail stable n’avait pas été nécessaire à déterminer, dans la mesure où l’enquête ne concernait que les jeunes étudiants, qui a priori, n’ont pas accès à un travail stable ; et le départ de la famille d’origine ne pouvait être considéré comme une condition d’entrée dans la vie adulte, puisqu’une partie importante des familles en Kabylie possède une composition élargie.

La transmission linguistique dans les régions kabyles

La pratique langagière est étroitement liée au processus de socialisation, c’est le fruit d’une transmission linguistique qui a commencé depuis la plus tendre enfance. Dans les régions de la Kabylie, la socialisation primaire se subdivise nettement en deux phases.

Dans la première phase, les jeunes enfants commencent généralement leur socialisation en parler kabyle Chalah, S. (2017, p. 135-144)[4], une des nombreuses variantes de la langue amazighe spécifique à la région de Kabylie, et en arabe pour une minorité. Cependant, depuis quelques années, un nouveau phénomène est apparu, et qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Il consiste, pour une très fine minorité d’enfants, en une socialisation primaire qui débute principalement en français. En effet, dans certaines familles des régions kabyles, et souvent celles où la mère exerce une fonction administrative ou possède un bon niveau en langue française, on préfère enseigner le français d’abord aux jeunes enfants, au lieu de l’arabe ou tamazight qui est la langue culturelle d’origine.

Dans ce registre, Sini, C. indique que si les femmes, quand elles sont monolingues, sont à certains égards les gardiennes de la langue et de la culture locale et les garantes de leur reproduction. Dès qu’elles ont des fonctions sociales hors du foyer, elles ont tendance à délaisser ce rôle, et s’engagent dans une instruction mélangeant le français et l’arabe à la langue amazighe. Sini, C. explique que ce processus est plus en rapport avec la définition donnée à la réussite sociale qu’en raison d’une démission volontaire ou d’un affranchissement des femmes de ce rôle. Pour lui, cela est simplement la conséquence de « l’évolution sociale confrontée à la mondialisation des modèles de liberté et de responsabilité, de famille, d’éducation, et d’instruction, etc., (qui) semble être accompagnée par des pratiques langagières plurilingues où sont recherchées l’efficacité de la communication et de la réussite sociale » Sini, C. ((dir.), 2013, p. 33). Donc, bien que tamazight soit la langue vernaculaire dans la région kabyle, on observe certaines familles socialiser leurs enfants en arabe, ou même en français. Représentée comme une langue de réussite et d’ouverture sur la modernité et le civisme, certains parents veillent même à ce que cette dernière ait l’exclusivité dans l’éducation de leurs jeunes enfants. C’est ce que confirme aussi A. Outaleb à travers une étude qu’elle a réalisée sur l’usage du français auprès de deux familles de la région de Kabylie. Elle indique, en soulignant l’importance du rapport symbolique qui existe entre la langue française et la réussite sociale et professionnelle, que « tous s’accordent à dire que le français est la langue qui conditionne l’accès au monde extérieur, au monde moderne et à l’éducation. (Selon ses termes), l’importance et la place du français, langue de scolarisation, véhicule privilégié des connaissances scientifiques et moyen d’accès à un bon emploi n’est plus un secret pour personne et par voie de conséquence, n’est plus à démontrer » Outaleb, A. (2013, op.cit., p. 103).

Dans une deuxième phase de la socialisation primaire, les enfants commencent à se frotter à d’autres langues, ce qui leur inculque des pratiques langagières plurilingues dès leur plus jeune âge. Ainsi, que leur langue de socialisation à la première phase soit tamazight, l’arabe ou le français, dans cette deuxième phase, ils découvrent les deux autres langues parlées dans les communautés de la Kabylie et ce, à travers l’école et la télévision, mais aussi, en interagissant avec les autres membres de la société hors du foyer, en faisant les cours chez l’épicier pour leurs parents, et notamment, en jouant avec leurs cousins et les enfants des voisins, dans les ruelles du village pour les villageois, ou dans les quartiers de la ville pour les citadins.

L’importance de cette seconde phase de la socialisation primaire réside donc dans l’influence qu’elle a sur le parler de ces jeunes enfants. D’un côté, parce que la société est majoritairement berbérophone, et de l’autre, l’école est arabophone[5]. Donc, peu importe la langue léguée par les parents à leurs enfants, il y a de grandes chances pour que leur langue de socialisation primaire subisse des modifications.

L’université, un facteur du plurilinguisme

Il est clair que l’acquisition d’une langue par un individu est fortement renforcée quand la langue en question est désignée comme un critère de réussite scolaire. Dans la mesure où la note attribuée par les instances pédagogiques veille à ce que la langue utilisée soit sans erreurs, il est, par conséquent, préférable pour les jeunes étudiants d’atteindre, au minimum, un niveau linguistique leur permettant de communiquer leurs idées dans le respect des codes linguistiques.

En Kabylie, la fréquentation de l’université, soit dans un cadre académique, à travers les formations dispensées et leurs supports, ou dans un cadre social, par le biais des relations d’amitiés et de camaraderies, oblige les étudiants à utiliser plusieurs langues. Ils doivent s’exprimer en fonction de leurs besoins, même si cela ne leur convient pas.

Dans un cadre académique, les langues de formation diffèrent, en grande majorité, de la langue culturelle d’origine. Selon les données observées dans le tableau no 2, 81,5 % et 32,2 % des étudiants dans les universités de la région kabyle ont déclaré respectivement faire des études en langues française et arabe. Seulement 4 % d’entre eux déclarent utiliser la langue culturelle de la région kabyle comme langue d’étude, et sont généralement ceux inscrits dans un cursus de formation en langue et culture amazighe.

Tableau 2 : Les langues de formation des étudiants selon les branches[6]

Globalement, l’investigation menée auprès des jeunes étudiants des universités de Bejaïa, Bouira et Tizi-Ouzou a démontré que les formations en sciences de la nature et en sciences de la matière sont assurées en langue française, alors que celles relatives aux sciences humaines et sociales sont dispensées en langues arabe ou française, selon les universités[7]. Bien entendu, excepté les classes de droit, où on enseigne en arabe, et les classes de langue, où les langues de formation sont spécifiques à la formation en question.

En outre, on peut observer selon le tableau no 3 qu’il existe quelques différences concernant les langues d’enseignement entre les trois universités, notamment pour le français et l’arabe. En effet, on a respectivement 88,4 % et 82,2 % des étudiants des universités de Tizi-Ouzou et de Bejaïa qui déclarent faire des études en langue française, pour seulement 57,5 % à Bouira. Inversement, on a recensé un taux de 62,3 % pour les étudiants qui suivent des études en langue arabe à Bouira, contre 35,3 % pour Tizi-Ouzou et 17,5 % pour Bejaïa.

Tableau 3 : les langues de formation des étudiants selon les universités

Cette disparité des langues de formation entre ces trois universités est beaucoup plus liée aux cursus des filières en sciences humaines et sociales. Selon les universités, les formations sont, soit dispensées en langue française, soit en langue arabe, comme il est schématisé dans le tableau no 4[8]. Dans chaque université, il y a une langue qui prime sur l’autre. Si à l’Université de Bouira, c’est la langue arabe qui domine l’enseignement, dans les deux autres universités, c’est bien la langue française qui prime, avec une légère présence de l’arabe dans certaines formations à l’Université de Tizi-Ouzou. Quant à la langue amazighe, qui est également la langue vernaculaire en région de Kabylie, elle n’est présente comme langue d’enseignement que dans les formations spécifiques à cette langue, au même titre que les formations en langues étrangères comme l’anglais.

Tableau no 4 : les langues de formation selon les branches et les universités[9]

Cette dualité dans les langues d’enseignement est due au processus d’arabisation de l’enseignement supérieur mis en place à travers l’arrêté du 14 septembre 1980, « portant arabisation de la première année des sciences sociales, politiques, juridiques et économiques » Grandguillaume, G. (2002). Bien que cet arrêté ait touché, au fur et à mesure que les années passaient, pratiquement toutes les formations proposées par les universités algériennes dans les diverses wilayas, notamment celles en sciences humaines et sociales. Les universités de la région kabyle continuent toujours à assurer certaines formations en langue française, ou du moins, en bilingue. Une conjoncture qui influence fortement les pratiques langagières de cette population, notamment celles des jeunes étudiants.

La langue de formation universitaire comme facteur déterminant des pratiques linguistiques quotidiennes

Parmi les langues quotidiennes[10] observées sur le terrain et parlées par ces jeunes étudiants, on citera en premier lieu la variété kabyle de tamazight, qui est utilisée par 78,1%[11] des jeunes étudiants. Après elle, on trouve en deuxième position le français, avec un taux d’utilisation peu éloigné de la langue culturelle d’origine, estimé à 73,3%. En ce qui concerne l’arabe, il se positionne à la troisième place avec un usage quotidien équivaux à 44,7%. Et en dernier lieu l’anglais, qui est utilisé par seulement 14,3% de cette catégorie de jeunes.

La domination de tamazight, et plus exactement de la variante kabyle, comme langue quotidienne n’est pas surprenante puisqu’elle est la langue culturelle d’origine dans cette région du territoire algérien. Cependant, en ce qui concerne les autres langues quotidiennes, le français en premier lieu, puis l’arabe, on remarque des taux assez importants. Ce qui est a priori dû à l’influence des langues académiques sur les pratiques langagières quotidiennes[12] de ces jeunes étudiants. Ceci, en raison de l’importante présence du français à un premier degré, et de l’arabe à un second, dans les diverses formations dispensées par les universités de cette région.

Tableau no 5 : les langues quotidiennes selon les langues de formation[13][14][15]

 

Ce taux assez élevé de l’utilisation du français et de l’arabe dans le parler quotidien est donc lié à la forte présence de ces langues dans l’enseignement universitaire. À titre d’exemple, on peut distinguer facilement dans le tableau no 5 que ce sont les étudiants qui font leur formation en langue arabe qui utilisent le plus cette même langue quotidiennement, avec un taux estimé à 57,9 %. Parallèlement, on peut aussi remarquer que ce sont eux qui parlent le moins en français et en kabyle, respectivement avec des taux estimés à 64,3 % et 68,5 %.

Ces chiffres démontrent donc l’importante influence des langues académiques, notamment le français et l’arabe, sur les pratiques langagières quotidiennes des jeunes étudiants, et qui leur donnent une texture plurilingue. Cependant, ce plurilinguisme pratiqué et parlé quotidiennement par ces étudiants est loin de ressembler au plurilinguisme académique. En effet, ce premier est souvent caractérisé par un usage mélangeant les diverses langues parlées dans un même discours d’un côté, et de l’autre, par un faible respect des normes linguistiques spécifiques à chaque langue, exprimé sous forme d’alternances codiques et d’emprunts.

Toutefois, il est nécessaire de souligner que les pratiques langagières quotidiennes des jeunes étudiants et le plurilinguisme qu’elles affichent ne peuvent être expliqués uniquement par les langues de leurs formations. Effectivement, si on s’en remet au test V de Cramer qui est égal à 0,07 pour les données du tableau no 5, il n’y a que 7% du lien qui est expliqué. Un lien qui est, à vrai dire, faible. Ce qui signifie que d’autres facteurs, d’ordre socio-culturel, jouent aussi un rôle très important dans l’acquisition et l’utilisation des langues.

Dans ce registre, il est important de prendre en considération le fait que l’université est composée de jeunes étudiants d’origines sociales et de socialisations primaires différentes. Cette réalité renvoie également au fait qu’il existe des divergences entre les familles au sujet des langues transmises à leurs enfants. Puisque les observations tirées du terrain ont souligné qu’a priori, bien qu’une socialisation en langue amazighe soit la plus répandue, certains ont quand même, eux une socialisation en langue arabe, en langue française ou encore en plusieurs langues.

L’alternance codique comme conséquence du plurilinguisme

Il n’est pas très difficile, au jour d’aujourd’hui, de remarquer le chevauchement des langues qui existe dans la région de Kabylie. Ce plurilinguisme a lourdement influencé les pratiques langagières de ses communautés. Les discours qu’ils produisent sont composés de phrases et d’expressions issues de plusieurs langues dont tamazight, l’arabe et le français. Une alternance codique Thiam, N. (1997, p. 32-35) utilisée de telle manière que même les règles de syntaxe et de morphologie relatives aux langues employées sont modifiées.

Ce phénomène est encore plus apparent chez les jeunes étudiants, puisque, parmi toutes les catégories sociales en Kabylie, ce sont eux qui sont le plus en contact avec ce trilinguisme tamazight, français et arabe, disponible dans le milieu universitaire, et qui font de lui un environnement propice à l’acquisition de pratiques langagières plurilingues.

Cette alternance codique apparait très bien dans le texte suivant, tiré à titre d’exemple, d’un entretien avec une jeune étudiante à l’Université de Tizi-Ouzou. Rima[16] indiquait en parlant de ses difficultés d’étudier en langue française ce qui suit : « Ça va ! Non non ! Ur saïgh ara[17] (je n’ai pas) des difficultés, je comprends mes cours, tawighed (je ramène) des livres et tout, beaucoup de chosesdeg elhadja n (en ce qui concerne) les ouvrages ayi kan akith, llen (il y a) des ouvrages deg l’introduction ur tifhamegh kra (dès l’introduction je ne comprends rein), tahbasegh (je m’arrête) directement ». À la lecture de cet extrait du discours, on observe que l’étudiante présente un parler qui manifeste beaucoup de fluidité, même quand celle-ci passe du français au kabyle et vice versa. Un constat qui a aussi été réalisé par A. Outaleb dans son étude, où elle a souligné l’ampleur de cette alternance codique entre le français et tamazight exprimée dans le parler de ses enquêtés, et qui, selon elle, affiche « une communication très fluide et naturelle, un va-et-vient allant sans aucune contrainte ni aucun heurt d’une langue à une autre » Outaleb, A. (2013, p. 97), de sorte qu’il semblerait que les deux langues ne font plus qu’une.

Cette alternance codique, qui vient de manière spontanée, peut s’expliquer par le fait que la langue enseignée lors de la socialisation primaire ne peut être transmise de manière isolée des autres langues. En effet, que cette première soit amazighe, arabe ou française, elle subit toujours des modifications en fonction de l’environnement socio-culturel.

Les effets de la langue de formation sur l’insertion professionnelle

La maitrise de plusieurs langues peut avoir un rôle important dans l’insertion professionnelle (Benguerna, M. et Kadri, A. (dir)), 2001) des demandeurs d’emploi diplômés de l’enseignement supérieur. Il est évident que plus, et aussi mieux, on maitrise de langues, plus on a de chances de décrocher un emploi. D’autant que de nos jours, avec l’ouverture sur une économie de marché mondiale, et l’évolution technique et technologique du travail (Labadie, B. et Letaconneux, C. 2009, p. 263), les chefs d’entreprises, ainsi que les directeurs d’établissements, cherchent tous à s’entourer d’employés disposant d’un capital linguistique conséquent et varié. Rajoutant à cela, la différence des langues exigées entre les divers secteurs de l’emploi. Puisqu’il est clair que les demandes des entreprises et des institutions, en termes de langues de travail, sont distinctes, et ce, en fonction de la nature de leur travail et de leurs activités.

Dans le secteur public, la première référence dans les procédures de recrutement est d’abord la conformité du diplôme à l’offre d’emploi. Bien que le rôle de la langue, dans ce cas, soit secondaire, il reste néanmoins important, dans certains cas, dans la mesure où la formation universitaire dans les régions de la Kabylie se fait majoritairement en langue française, alors que les concours de recrutement se font généralement en langue arabe, et par examen écrit. Ce qui présente un désavantage considérable pour les diplômés qui ont suivi un enseignement francophone, relativement aux arabophones.

Dans le secteur privé par contre, où il y a plus de concurrence, la spécialité de la formation n’est pas plus importante que la maitrise des langues, sauf pour des postes spécifiques ou techniques. Les recrutements se font généralement par entretiens. Ce qui donne la possibilité aux candidats de faire valoir leurs compétences, notamment linguistiques. Il est donc dans leur intérêt d’en maîtriser plus d’une langue, puisque c’est un critère de qualification souvent pris en considération par les recruteurs.

Cette réalité n’est plus à expliquer aujourd’hui aux jeunes étudiants. Plusieurs avaient souligné, au cours de notre enquête, qu’ils souhaitaient maîtriser plus de langues, afin de les aider dans leurs carrières professionnelles, à un niveau local, national ou à l’étranger. Un objectif qu’apparemment beaucoup d’entre eux n’arrivent pas à réaliser, et limitent leur apprentissage aux cadres de leurs langues de formation, qui parfois ne concordent pas avec leurs objectifs.

Dans cette optique, on peut citer l’exemple de deux étudiants de l’Université de Bejaïa, Walid[18] et Feriel[19], qui avaient tous les deux exprimé le souhait de faire leurs études en une autre langue. Effectivement, Walid avait déclaré : « on fait des études en arabe… (mais) j’aurais préféré faire des études en français, pour avoir des chances de partir en France », en revanche, Feriel, qui faisait des études en langue française, avait dit : « … J’aurais préféré faire des études en arabe, parce que je la maîtrise bien, mieux que le français ». Ces préférences sont d’ordre utilitaire. Elles sont basées sur un objectif tracé comme l’exemple de Walid qui voulait tenter sa chance à l’étranger, et d’y chercher un travail, ou sur du bon sens comme dans le cas de Feriel, qui avait fait ses études dans les trois niveaux du primaire, moyen, et secondaire, en langue arabe, et qui pensait qu’il aurait été plus judicieux de continuer sur cette voie et de faire la formation universitaire en langue arabe, puisque cela l’aurait aidé davantage dans ses études, et plus tard, dans son travail aussi. A fortiori, si ces deux derniers enquêtés avaient une plus grande maitrise de la langue française, leurs parcours auraient été peut-être différents.

Toutefois, il est important de souligner que même si la langue de formation peut avoir une influence sur le parcours professionnel de ces jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, il n’en reste pas moins que selon les experts, le facteur principal déterminant l’insertion professionnelle est le rapport de force existant entre la taille des demandeurs d’emploi et les offres disponibles sur le marché du travail.

Conclusion

À la lumière des données du terrain, il s’est avéré que le milieu universitaire est un environnement favorable à l’acquisition des pratiques langagières liées au plurilinguisme à l’image de l’alternance codique. Peu importe la langue culturelle d’origine, la multitude des langues présentes à l’université oblige les jeunes étudiants à s’exprimer en plusieurs langues, parfois même de manière spontanée.

Cependant, bien que ces jeunes affichent un usage important d’autres langues que leur langue culturelle d’origine, la langue amazighe, il n’en demeure pas moins que ces pratiques plurilingues influencent rarement les mécanismes relatifs aux systèmes d’identification de soi et des autres. Ces jeunes étudiants revendiquent toujours une identité berbère liée à la langue amazighe et expriment un rapport plutôt utilitaire aux autres langues, le français et l’arabe, définis autour des études, du travail, ou plus largement, du fonctionnement des institutions de l’État. Dans ce registre, on peut citer l’exemple de Ramdane[20] qui aspirait à trouver, grâce à une maitrise de la langue française, un emploi satisfaisant, sans pour autant que cela ne puisse le détacher de sa langue culturelle d’origine, et qui avait déclaré à cet effet : « Je ne voudrais pas étudier avec une autre langue, parce que le français et le plus sollicité (pour le travail). Par contre j’aurais aimé étudier en kabyle (langue amazighe) si elle avait été émancipée ».


Bibliographie

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Condomines, B. et Hennequin, E. (2013). Études des sujets sensibles : les apports d’une approche mixte. In Revue Interdisciplinaire Management, Homme(s) et entreprise, no 5, p. 12‑27.

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Tupin, F. (2003). École et éducation. Univers créoles 3, Paris: Anthropos, p. 75.

Notes

[1] La problématique de cette étude est construite à la périphérie de deux travaux de recherche. Le premier, à partir duquel les données empiriques ont été tirées, est un travail réalisé dans le cadre du mémoire de magistère soutenu en 2015 à l’Université de Tizi-Ouzou sous l’encadrement de Faradji Mohamed Akli, maître de conférences à l’Université de Bejaïa. Et qui s’intitule « Les jeunes étudiants en Kabylie : entre le malaise du vécu social et les contraintes de l’intégration ». Le second, qui est une extension du premier et dans lequel est discuté le rapport de la langue à l’insertion professionnelle, est un travail en cours de réalisation dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat à l’Université de Tlemcen. Ce dernier est intitulé « Les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur en Kabylie : Les stratégies de recherche d’emploi face aux contraintes de l’intégration. Le cas de la wilaya de Bejaïa », et dirigé par Mourad Moulaï Hadj, Professeur à l’Université d’Oran 2.

[2] Il fallait récupérer un minimum de 729 questionnaires pour assurer un seuil de confiance de 99%, une marge d’erreur de 5% et couvrir 10% d’éventuelles non-réponses. Aussi, il fallait distribuer plus de 972 questionnaires pour couvrir un taux estimé à 25% de questionnaires perdus ou non satisfaisants. Pour plus de précisions sur la méthode entreprise pour le calcul de l’échantillon, voir : Statistique Canada (2010), Méthodes et pratiques d’enquête, no 12-587-X au catalogue, Ottawa, p. 165-189.

[3] Estimations de l’Office National des Statistiques (ONS), Rétrospective Statistique 1962‑2011, p. 52.

[4] En référence à l’article 4 de la constitution algérienne, on a considéré tamazight comme une langue unie qui regroupe de nombreuses variétés, dont le kabyle. Pour plus de détails sur cette question.

[5] Il faut préciser que les trois paliers du système éducatif sont totalement arabisés, contrairement au niveau universitaire, où on observe un enseignement bilingue.

[6] La colonne du total est composée du nombre d’observations (O.) qui correspond à l’effectif de la population observée sur lesquelles les pourcentages des tableaux nos 2 et 3 ont été calculés, et du nombre de citations (C.) qui correspond aux réponses données par cet effectif.

[7] Voir le tableau no 3.

[8] Tableau construit à base des différentes observations effectuées sur le terrain.

[9] La taille de la police indique l’importance de l’utilisation d’une langue relativement à l’autre.

[10] L’utilisation des deux expressions « langues quotidiennes » et « langues de formation » a pour objectif de distinguer d’un côté, les divers parlers spécifiques à la région de Kabylie, dont le kabyle, l’arabe, le français..., utilisés par les étudiants dans leurs échanges de la vie quotidienne, et de l’autre, l’ensemble des langues utilisées par les universités dans leurs enseignements.

[11] Voir le tableau no 5.

[12] En effet, si on s’en remet au test du kh2, il se trouve qu’il y a une dépendance extrêmement significative entre la langue de formation et les pratiques langagières quotidiennes. Puisque le khi2 calculé sur la base des données du tableau no 5 est supérieur au khi2 théorique (31,89 > 27,88) au seuil de confiance de 0,1 % avec un degré de liberté égale à 9.

[13] Le grand nombre de citations est dû au fait que les questions consacrées aux deux variables du tableau sont à réponses multiples.

[14] Plus précisément, la variante kabyle.

[15] Les pourcentages ont été calculés sur la base des nombres totaux en ligne des citations (Ċ.) relatives à la variable « langues de formation ».

[16] Était une jeune étudiante de 25 ans en 2ème année master sociologie du développement social à l’Université de Tizi-Ouzou.

[17] La transcription phonétique des mots n’est pas faite sur des bases linguistiques afin de faciliter la lecture aux lecteurs non berbérophones.

[18] Était un jeune étudiant de 24 ans en 1ère année master droit à l’Université de Bejaïa.

[19] Était une jeune étudiante de 27 ans en 2ème année master sociologie des organisations et du travail à l’Université de Bejaïa.

[20] Était un jeune étudiant de 26 ans en 1re année doctorat sociologie du développement social et local à l’Université de Tizi-Ouzou.

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