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Philippe BLANCHET, (2016). Discriminations : combattre la glottophobie. Paris: Éd. Textuel, coll. Petite Encyclopédie critique, 192 p.


Insaniyat N°77-78 | 2017 |Pratiques plurilingues et mobilités : Maghreb - Europe|p. 208-212 | Texte intégral


Dans son livre au titre clairement militant, Discriminations : combattre la glottophobie (coll. Petite Encyclopédie critique, éditions Textuel, 2016), Philippe Blanchet fait un état des lieux accablant de l’usage discriminant de la langue française et appelle à résister à ce qu’il qualifie de glottophobie. Ce livre, largement documenté et néanmoins accessible, entend attirer l’attention sur un angle aveugle de la loi française sur les discriminations.

L’injonction du titre, « combattre la glottophobie », ne laisse pas de doute sur l’intention de cet ouvrage tendu entre le souci de la précision académique et le ton polémique. Fallait-il pour autant forger un mot pour dire ce que tout le monde semble connaître : ce mépris ordinaire pour tout ce qui n’est pas la langue normée ? Il semblerait que oui, et Philippe Blanchet propose un état des lieux qui prouve bien à quel point cette forme de discrimination reste largement méconnue ou simplement ignorée (aux deux sens du terme). Tout cela avec la complicité silencieuse des nombreux textes de lois, voire avec une glottophobie caractérisée. Le processus hégémonique à l’œuvre dans toute idéologie cherche à écarter tout ce qui viendrait le contredire (p. 53). Paradoxalement, c’est avec les meilleures intentions du monde que l’on acquiesce en chœur à ce contrôle sur les perceptions. Donc, loin d’être un néologisme superfétatoire, le mot glottophobie se rattache à la sociolinguistique et renvoie à des réalités complexes, imbriquées les unes dans les autres, réactivées sans cesse pour des raisons idéologiques. Ce livre sert donc une mise au point autour de la question. Ce que le mot de glottophobie dit de plus que la périphrase « discrimination linguistique » ou le mot « linguisme », forgé par des chercheurs sur le modèle de racisme, c’est l’insistance « sur les dimensions humaines et sociales des discriminations linguistiques ». Et c’est à la fois en tant que sociolinguiste et membre de la Ligue des Droits de l’Homme que Philippe Blanchet écrit cet essai percutant et engagé. Dans la droite ligne éditoriale des éditions Textuel et de la collection « Petite Encyclopédie critique », ce petit livre dense réussit le pari d’allier l’efficacité argumentative à la rigueur académique, avec de multiples renvois à des publications antérieures qui ancrent l’ouvrage dans une plus vaste réflexion sur les politiques linguistiques. L’élan militant, toujours soutenu par l’expertise du sociolinguiste, s’exprime en cinq temps : après avoir révélé l’étendue de cette discrimination « largement ignorée », la première partie introductive attire l’attention sur les conséquences dramatiques qui en découlent. Ce que les deux parties suivantes détaillent avec plus de précision en justifiant la création du terme de
« glottophobie ». Nommer le mal permettrait peut-être de sortir du « cercle vicieux de la minoration et de la majoration sociolinguistiques ».

Mais l’auteur ne fait pas que nommer, il analyse la manière dont une certaine tradition glottophobe réussit à se maintenir en s’assurant de la complicité d’agents et d’instances devenus les gardiens d’une langue standard désincarnée et érigée en canon. L’élaboration de ce canon linguistique, forgé non pas sur le modèle des pratiques linguistiques effectives, mais selon une vision fantasmée de la langue, sert à imposer un modèle élitiste hégémonique.

La quatrième partie de l’ouvrage étudie une série d’exemples empruntés aussi bien à des pratiques et à des textes officiels, qu’à des témoignages individuels qui donnent, sans doute, de manière plus significative la mesure de l’insécurité linguistique de toutes elles et tous ceux qui se trouvent un jour ou l’autre en situation de discrimination linguistique. Enfin, la dernière partie propose des pistes pour combattre la glottophobie en soulignant, tout d’abord, quelques principes qui remettent à l’échelle humaine notre rapport aux langues, en invitant à repenser les pratiques éducatives pour une glottopolitique qui intègre la pluralité et la diversité linguistiques. Conscient de l’étendue du chantier et du chemin à parcourir avant que n’émerge un nouveau rapport aux langues, Philippe Blanchet propose de « commencer par une pratique personnelle consciente et vigilante ».

La question de la langue est éminemment politique. Pierre Bourdieu avait montré dans Ce que parler veut dire (Paris, Fayard, 1982) comment le fait de cultiver une distinction linguistique et de la « capitaliser » était un moyen d’imposer un pouvoir. Plus récemment, Claude Morilhat (Empire du langage ou impérialisme langagier ?, Lausanne, éd. Page deux, coll. Cahiers libres, 2008) a forgé le terme « linguisme » pour désigner cet « impérialisme langagier ». Dans les études sur le genre, on s’intéresse, depuis quelques années, à la manière dont l’utilisation du masculin pour désigner le neutre enfermait le féminin dans la stricte sphère du « e » muet. Et l’auteur n’omet pas de s’excuser de ne pas avoir respecté les marques alternatives de genre qu’il est habitué à utiliser dans ses écrits et auxquelles il a dû renoncer à la demande de l’éditeur. Outre les sciences humaines, la littérature postcoloniale a souvent opposé une forme de résistance poétique à l’hégémonie du centre (français, parisien) en subvertissant la langue et en l’obligeant à l’hospitalité. Dans Le Livre de l’hospitalité (Paris, Gallimard, 1991), Edmond Jabès consacre un fragment sous forme d’un dialogue autour du rapport entre le sujet et la langue choisie et la manière dont l’étranger peut librement l’habiter. Loin de se résumer à de simples postures intellectuelles ou à ne se situer que sur le plan symbolique, linguistique ou culturel, ce débat est aussi un débat de société(s), donc également économique et politique.

La langue française n’est d’ailleurs pas la seule à ériger un canon standardisé. D’autres langues présentent le même syndrome glottophobique, allant parfois jusqu’à créer une koïnè elle-même calquée sur la perfection supposée d’une langue sacrée. Mais la langue française, contrairement à d’autres langues, s’est toujours prévalue d’avoir vocation à s’exporter et, nous dit-on, à créer cette communauté de valeurs appelée francophonie. On pourrait être tenté de penser que cette circulation de la langue la prédisposait à devenir un outil capable d’embrasser toutes les diversités. Il n’en est rien puisque tout écart, toute subversion de la norme restent confinés dans des sphères de minoration : les banlieues des villes ou les banlieues de la littérature ne réussissent pas à changer le processus de la prescription et de la proscription institutionnalisées.

Présentée comme originelle et intrinsèque par les pratiques prescriptives, la norme est complètement intégrée, alors qu’en réalité elle n’est que le résultat de productions humaines. Et certes, d’un point de vue éthique, les discriminations linguistiques sont évidentes, en revanche, d’un point de vue juridique, en France, ces discriminations sont considérées comme des « différenciations acceptables, discriminatoires mais non pas discriminantes » (p. 40). Selon l’auteur, l’idéologie de la pureté et de l’homogénéité appliquée aux pratiques sociales – dont la langue constituée au XIXe siècle – semble ignorer qu’une langue sans locuteurs et locutrices réelles n’existe pas. Or, le monde linguistique est un ensemble de pratiques diverses et hétérogènes. D’aucunes s’empresseront de dire mais alors faut-il abolir les règles de grammaire ?

La notion de correction linguistique est fondée sur des critères arbitraires et surtout élitistes. Des travaux, dont ceux de Didier de Robillard (« Le concept d’insécurité linguistique : à la recherche d’un mode d’emploi », in : Bavoux, C. Français régionaux et insécurité linguistique, Paris: Éd. L’Harmattan/Université de la Réunion, 1996, p. 55-76) et de Pierre Davy. Étude sociolinguistique du phénomène d’hyper-correction dans le français parlé de Guadeloupe. Thèse de doctorat, université de Tours, 1977), tous les deux cités dans cet ouvrage, l’ont démontré. L’école joue donc un rôle particulier dans le développement d’un modèle linguistique fantasmé et totalement coupé des pratiques linguistiques quotidiennes des élèves qui peuvent opposer une violence verbale à cette violence symbolique que l’institution exerce sur eux (elles). Par conséquent, le prétendu projet d’intégration par l’école trouve ses limites dans ce choix d’une langue hégémonique qui met d’emblée l’élève en situation d’échec. Le sentiment d’échec vient sans doute par l’intégration du schéma d’infériorisation lié à la promotion de cette norme linguistique comme juste et légitime. Pourtant, les pratiques linguistiques hétérogènes ne se limitent pas à des pratiques marginales et restreintes. Bien au contraire. Mais il reste une forme d’ambiguïté chez ceux-là mêmes qui prétendent parfois lutter contre la standardisation et qui ne font que reproduire le même modèle normatif. Enfin, en attendant qu’on établisse le plurilinguisme et le contact des langues comme un état de fait et que disparaisse cette idée saugrenue sur laquelle se fonde la glottophobie et qui consiste à croire que les langues pourraient coexister sans se mélanger, l’auteur en appelle à un monde humaniste où l’on adapterait les langues aux besoins plutôt que d’adapter les humains à une langue.

Touriya FILI-TULLON

 

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