Insaniyat N°79| 2018 |Varia |p.43 -55 | Texte intégral
Saddek BENKADA: Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.
Introduction
En mai 1904, un groupe d’« intellectuels » d’Oran et de Tlemcen, rassemblés autour de l’instituteur Larbi Fékar, décident de créer à Oran le journal El Misbah (le Flambeau), premier journal d’inspiration jeune-Algérienne en Algérie. El Misbah se voulait être la première tribune d’une élite naissante préparant l’avènement d’un journalisme d’opinion, musulman qui connaîtra son heure de gloire dans l’entre deux-guerres.
En ce début du XXe siècle, les villes et centres urbains de l’Oranie (Oran, Tlemcen, Nédroma, Mostaganem, Mascara, Sidi-Bel-Abbes, Aïn-Témouchent, Tiaret, etc.) connaissent, à l’instar des autres villes de l’Algérie, l’émergence d’une élite instruite, souvent dans les deux langues. Désormais donc, l’administration coloniale avait en face d’elle de nouveaux interlocuteurs capables de comprendre et de juger, par eux-mêmes, les effets néfastes de l’arriération multiforme dans laquelle le système colonial maintenait le « peuple musulman d’Algérie ».
Ces éléments évolués qu’Ernest Mercier qualifiait déjà, en 1901, d’« intrigants déclassés », (Mercier, 1901, p. 99) sont nourris des principes égalitaires et démocratiques que leur a inculqués l’école publique laïque. Pétris des principes de justice et d’égalité, inspirés de la Révolution française; ces « enfants terribles du siècle », comme se plaisait à les surnommer Ch.-R. Ageron (Ageron, 1964, p. 217-243).
Pour des raisons sociales et culturelles, c’est à Oran et à Tlemcen que le mouvement Jeune-Algérien va se développer et marquer, par toute son empreinte, la vie publique et culturelle musulmane. Il importe, toutefois, de ne pas perdre de vue, qu’en ce début de XXeme siècle, le contexte politico-administratif était à l’« évolution des esprits et d’émancipation », prônée par le Gouverneur général, Charles Jonnart, réputé pour ses idées libérales et « arabophiles ». Dès son premier gouvernat (octobre 1900- juin 1901), il entame les ouvertures vers les éléments de l'élite politique et culturelle musulmane, fortement représentée, à l'époque, par le mouvement Jeune-Algérien, à qui il facilite la création d’associations de tout genre. À Oran, par exemple, ce mouvement modernisant s'était montré particulièrement actif, dans la mesure où ses principaux représentants structurent, dès la fin du XIXe siècle, le champ de la solidarité mutuelliste musulmane par la création, à la faveur de la promulgation de la loi du 1er avril 1898 relative aux sociétés de secours mutuels (Mayen, 1901), des premières associations mutuellistes musulmanes (Benkada, 2002, p. 105-124). Ali Mahieddine, entouré de Mohamed Amouri-Bensaâd, Houari Benguettat et Larbi Fékar, prenant modèle, quant à leurs modes de fonctionnement et de mobilisation, sur les sociétés mutuellistes européennes et juives activant en Algérie; créent, en 1898, la Société de secours mutuels franco-arabe, dite la Mutualité oranaise, qui ouvrit la voie au mouvement mutualiste musulman (Benkada, 1988, p. 60-62). À Tlemcen, existe dès 1901, selon Gilbert Meynier, un « parti de civilisation et de progrès » (Meynier, 1981, p. 217), dans lequel évoluent les tout jeunes diplômés de la Médersa de Tlemcen ou les éléments fonctionnarisés de la classe moyenne musulmane tlemcénienne : Taleb Abdesselem, Mohamed Bekhchi, Mohamed Bensmaïl, Mostéfa Ben Deddouche, El Ghaouti Ouis, Mohamed Ben Yadi, Boukli Hocine, etc. Nombreux, parmi ces derniers, vont être à l’origine de la création, en 1912, du premier cercle qui, eut à juste titre, pour nom : le Cercle des Jeunes-Algériens (Nadi Ech-chabiba El Djazaïria). À la même époque, les frères Fékar sont déjà très actifs, en se faisant admettre dans des cercles européens; Larbi à Oran et Benali à Lyon où il prépare ses diplômes de droit[1].
L’émergence du premier noyau mouvement Jeune-Algérien en Oranie
Ainsi, ces associations musulmanes se voient en ce début du XXeme siècle, prendre de plus en plus de place dans la vie sociale, culturelle et plus ou moins politique dans de nombreux centres urbains. En somme, éclot un véritable « printemps associatif », selon l’expression de Ch.-R. Ageron (Ageron, 1964).
Les mentors de ce mouvement doublement juvénile, par le fait générationnel et par les idées novatrices, sont, en fait, paradoxalement, deux vieilles figures de la représentation auxiliaire indigène aux assemblées locales : Ali Mahieddine (1851-1918) à Oran, et M'hamed Ben Rahal (1857-1928) à Nedroma.
Sans se détacher complètement de ses amis, l’instituteur Larbi Fékar (1869-1932) crée sa propre association à caractère sportif et musical, la « Fékarienne »[2]. Les deux associations La Mutualité oranaise et La Fékarienne constitueront donc, au début du XXe siècle, les premiers cadres de la socialisation civico-politique de la jeunesse musulmane oranaise.
Au contact des milieux européens, notamment de la presse sociale et politique, les deux frères Fékar se donnent tout entiers à l’incorporation des modes d’expression modernes; pour Larbi, l’écrit journalistique,et pour Benali, l’analyse juridique et socio-économique[3].
Dans ce contexte, la petite ville de Nédroma n’est pas en reste. Cité au passé historique très affirmé et à la population profondément attachée aux valeurs de l’islam, fournit, elle aussi, les premiers éléments de ce parti du progrès : Ahmed Bouri, instituteur, Mohamed Remaoun, commerçant ; tous deux installés à Oran. La figure dominante est incontestablement celle de Si M’hamed Ben Rahal (1857-1928) qu’Ismaël Hamet qualifie, déjà en 1906, de : « Véritable homme de lettres ; a écrit dans plusieurs revues littéraires des articles très remarqués sur diverses questions et principalement sur les grands problèmes sociaux à l’ordre du jour » (Hamet, 1906, p. 205).
Lorsqu’en avril 1903, Émile Loubet, président de la République française, entame sa visite en Algérie, il eut l’occasion, lors de son passage à Oran et à Tlemcen, de se faire présenter quelques figures représentatives de cette intelligentsia Jeune-algérienne formée d’éléments « instruits et évolués », aux idées laïques et républicaines affirmées, par conséquent, de purs produits du système scolaire colonial; mais demeurés profondément attachés aux principes et aux valeurs de leur nationalité religieuse : l’islam.
Le chef de l’État français rencontre à cette occasion, entre autres, le jeune avocat mascaréen, Mahieddine Montera et l'interprète judiciaire oranais, Ali Mahieddine. Mais c'est surtout Si M'hamed Ben Rahal qui fit sur lui la plus forte impression, notamment lors du discours de réception qu’il prononça devant lui à la sous-préfecture de Tlemcen, visiblement ému par la sincérité des paroles prononcées. Nul besoin de préciser que tout le monde comprit que ce discours traduisait fidèlement l'opinion que se faisaient les Jeunes-Algériens des revendications des droits civiques de leurs compatriotes :
« Libre à nos compatriotes français de revendiquer intégralement pour eux les droits de citoyens. Pour nous, sujets français nous sommes et sujets nous désirons rester. Si nous demandons une place dans les conseils, c'est que, d'une part, la constitution française est telle que, qui n'est pas représenté n'est pas défendu ».
La conjoncture politique et la nécessité de créer un journal « indigène »
L’événement marquant en ce début du siècle, c’est sans conteste l’agitation provoquée au Maroc, en raison des réformes décrétées en septembre 1901 par le sultan Abd-el-Aziz, visant des impositions fiscales prétendument égalitaires dites du « Tertib ». Ce qui n’était au départ qu’un modeste mouvement de protestation contre la réforme fiscale animé par les faqihs dans les souks ruraux, évolua très rapidement, sous la férule du prétendant Bouhmara[4], en un large mouvement insurrectionnel contre le pouvoir central (Taleb, 1911, p. 200)[5]. Cependant, compte tenu du maillage confrérique, notamment des Derqaoua, des solidarités tribales et des alliances familiales de part et d’autre de la frontière ; le moins qu’on puisse noter, c’est le fait que cette désobéissance « Oçian » ne manqua pas d’avoir d’importantes répercussions sur Tlemcen et sa région, notamment dans l’attitude hostile des populations envers l’autorité coloniale.
C’est donc, dans une Oranie musulmane inquiète de l’évolution de la situation au Maroc, qui, en 1904, avec l’occupation par les troupes françaises de Berguent[6], sonne le glas de son indépendance. Zoheir Ihaddaden ne manqua pas de conjecturer la création d’El-Misbah avec la mobilisation de la population algérienne par les autorités coloniales autour de cette prétendue « œuvre de pacification », qui n’était en fait que « le prélude à une vaste campagne qui se développa quelques années plus tard et qui tendit à incorporer les musulmans dans le service militaire obligatoire. Elle prend pour symbole des hommes comme Ali Mahieddine, le colonel Bendaoud et Mohamed Ben Rahal, tous officiers de l’armée française, et dont El Misbah ne cesse de faire l’éloge. » (Ihaddaden, 1983, p. 168).
Il y a lieu de noter que, parallèlement aux journaux français locaux qui, entre quotidiens à grand tirage, feuilles hebdomadaires et brûlots de campagne électorale etc., existait une presse communautaire, notamment en langue espagnole pour la très nombreuse population ibérique et en langue hébraïque destinée à la population israélite. Il ne manquait donc, dans ce paysage médiatique varié, qu’un organe qui soit fait par des « indigènes », parlant au nom des « indigènes » et accessoirement dans la langue des « indigènes ».
En l’absence d’un journal « indigène » aussi modeste soit-il, les représentants de l’élite musulmane, pour pouvoir exprimer leurs opinions sur diverses questions, qui n’étaient pas forcément toujours de nature politique, se trouvaient contraints, notamment en période de campagne électorale, de solliciter, avec plus ou moins de bonheur, les colonnes des journaux européens locaux. À l’instar d’Oran et de Tlemcen, de nombreuses villes de l’Oranie (Sidi-Bel-Abbes, Aïn-Témouchent, Mascara, Mostaganem, Tiaret) disposaient, elles aussi, d’un journal généralement appartenant à quelque cacique local de la colonisation. À Oran, comme L'Union Républicaine, Le Petit Fanal Oranais, L'Impartial Oranais, L'Union Oranaise, Le Petit Africain (devenu Le Petit Oranais puis Le Petit colon)[7]; et à Tlemcen, Le Petit Tlemcénien L'Impartial Tlemcénien, La Tafna, Le Courrier de Tlemcen et L’Écho de Tlemcen (الأخبار التلمسانية).
C’est ainsi que l’évolution rapide des événements qui secouaient le Monde musulman et le développement d’une véritable opinion publique musulmane en Algérie vont faire sentir aux éléments Jeunes-algériens, l’impérieuse nécessité de se libérer, tant soit peu, de la dépendance des journaux « colons » et créer un organe d’expression qui leur soit propre par le biais duquel ils puissent exprimer librement leurs opinions et faire connaître les revendications des droits civiques et politiques de leurs coreligionnaires[8].
La création du journal El Misbah
Il y a lieu de noter que la réputation de solide instruction bilingue dont jouissaient les fonctionnaires musulmans formés à la médersa de Tlemcen les prédisposait à la pratique journalistique; à tel point que quelques-uns parmi eux aient pu se faire remarquer même en dehors de leur pays[9]. Par ailleurs, le moins que nous puissions faire remarquer c’est que de nombreux éléments de cette intelligentsia Jeune-Algérienne étaient déjà familiarisés avec ce nouveau mode d'expression politique et culturelle, et de diffusion des idées, qu'est le journal. À la tête de cette élite à la plume confirmée, se trouve M'hamed Ben Rahal qui, à 44 ans en 1901, était considéré comme le doyen des Jeunes-Algériens. Il collaborait déjà aux côtés d'Isabelle Eberhardt, au journal indigénophile L'Akhbar[10] de Victor Barrucand, Taleb Abdesselem, Larbi Fékar qui, probablement sous le pseudonyme d’El Mogharbi, fut le correspondant à Oran du journal tlemcénien La Tafna. Son frère Benali Fekar, futur docteur en droit, le publiciste Aoued Dalachi, l’instituteur Ahmed Bouri, etc. C’est dire que le terreau socio-culturel orano-tlemcénien était largement propice à la création d’un organe d’opinion spécifiquement musulman.
C'est, effectivement, avec le soutien des jeunes membres des associations la Mutualité oranaise de Ali Mahieddine, que le président de la société la Fékarienne, Larbi Fékar prend l’initiative de créer, à Oran, un journal hebdomadaire bilingue, auquel ils donnèrent le nom d’El Misbah (La Lampe)[11]. Ce qui prouve, contrairement à ce qu’affirme G. Meynier qu’El Misbah, était loin de refléter exclusivement les idées des « jeunes kouloughlis tlemcéniens » (Meynier, 1981, p. 219).
Les membres de la direction du journal, loin d’être tous des pratiquants de stricte observance, n’étaient pas moins très profondément marqués par la religion et la culture islamiques de leur société. Ce faisant, pour marquer symboliquement leur attachement aux valeurs de l’islam, la coïncidence, cette année-là, de la célébration populaire des fêtes du Mawlid Ennabaoui avec un jour de vendredi (12 rabi’-el-awal 1322/ 27 mai 1904), leur donne inespérément l’occasion de fonder le journal ; en ce jour hautement symbolique de la naissance du Prophète de l’Islam.
Le premier numéro paraîtra une semaine après, le vendredi 1 juin 1904/19 Rabi’ el Aouel 1322. Le siège du journal est installé 2, rue Mirabeau, dans le quartier du Plateau Saint-Michel.
Si toutefois, nous ignorons les raisons qui ont motivé les membres fondateurs du journal à choisir le titre d’El Misbah ; nous sommes néanmoins en droit de penser que le choix du titre ait été selon toute vraisemblance emprunté à quelque journal du Machreq où, à la faveur du mouvement Nahda, s’était développée la presse arabe aussi bien musulmane que chrétienne (catholique, maronite, orthodoxe, copte etc.…)[12].
Dès les débuts, Larbi Fékar semble avoir eu la haute main sur la direction du journal. Il soutient presque à lui seul l'effort de rédaction. Son frère Benali Fekar, à l’époque étudiant en droit à Lyon, y contribue régulièrement, d’autres éléments lui apporteront par la suite leur collaboration sous les signatures de : Djaafar, Abdallah, Ghomri, Hamida, Dirar, entre autres, le publiciste Aoued Dalachi[13]. Le journal s'était également assuré la collaboration de publicistes français Albert d'Espouy, Sylvestre, et même un article de Léon Daudet. « El Misbah, note Abdelkader Djeghloul, n'a pas le franc-parler et la virulence qu'aura huit ans plus tard El Hack. Il ne se pose pas explicitement en défenseur des Algériens face au pouvoir colonial; il se veut un « trait d'union » entre Français et Arabes. Sa devise est à elle seule tout un programme: Pour la France, par les Arabes. Pour les Arabes, par la France » (Djeghloul, 1983, p. 78). Le journal s’appuie financièrement sur les annonceurs algériens principalement oranais, proches du milieu jeune-algérien[14].
Il importe de souligner d’emblée que Larbi Fékar venait d’opérer un tournant remarquable dans le champ lexical désignant les colonisés ; en imposant tout l’appellatif « Algérien » pour désigner ce qui était habituellement convenu d’être nommé par la catégorisation ethnique coloniale; d’ « Indigènes », d’« Arabes » ou de « Berbères » (Koulakssis et Meynier, 1984, p. 18.)
Trente-six numéros du journal paraîtront entre le vendredi 1 juin 1904 et le vendredi 24 février 1905. À quelques jours des fêtes de l’Aïd-el-Kébir (mercredi 15 février 1905), dans le n° 34 du vendredi 10 février 1905, Larbi Fékar annonce au public son intention de mettre fin à la publication du journal; et, le n° 36 du 24 février1905 sera effectivement le dernier numéro d’El Misbah à paraître.
Quelques exemples de rubriques, en dehors de celles consacrées aux notices nécrologiques, nous indiquent clairement quelles étaient les orientations idéologiques et les sujets qui constituaient le centre d’intérêt du journal :
n° 3, vend. 17 juin 1904
La France au Maroc
n ° 12, vend. 19 août 1904
Le colonel Bendaoud à la cour du Portugal
التعليم وأهالي قُطر الجزائر ابن الحفاف العدل بمحكمة الاربعاء
n° 14, vend. 2 septembre 1904
في شان عسة الليل
La Assa
n° 17, vend. 23 septembre 1904
La Ouadda du Village-nègre.
n° 18, vend. 30 septembre 1904.
La Ouadda, compte rendu de Larbi Fékar
منظومة لمدح المصباح من تأليف الشيخ مولاي أحمد بن علي
n° 19, Vend. 7 octobre 1904
Lettre de Mohamed Malti, commerçant à Oran, adressée à Larbi Fékar, sur l’inexistence de station de voitures au Village -nègre.
تابع منظومة الشيخ مولاي احمد بن علي
n° 21, vend. 21 octobre 1904
Inauguration de la Médersa d’Alger
Soualah Mohamed, décoré officier d’Académie
n° 27, vend. 2 décembre 1904
Compte rendu de l’intervention de Ali Mahieddine aux Délégations financières.
vend. 23 décembre 1904
Délégations Financières :
Nos prévisions se sont réalisées, M. Ali Mahieddine, Louis Lamur, Hippolyte Giraud et Tedeschi ont été, l’un élu, les autres réélus lors de la consultation électorale du 4 décembre 1904.
À l’élection de ces sommités oraniennes, dont le nom seul est tout un programme, est venu s’ajouter, pour la meilleure fortune de mes coreligionnaires, celle de notre excellent ami Hadj Abderahmane, clerc de Me Thireau et conseiller municipal à Mostaganem; le choix de cet homme d’ordre et de travail fait bonheur à ses électeurs. On ne dira pas de Hadj Abderahmane que « c’est au pied du mur que l’on voit le maçon » car son passé nous est un sûr garant pour l’avenir.
Sa collaboration sera précieuse aux côtés de M. Ali Mahieddine et de concert avec lui, ils auront tous deux à cœur de continuer à mériter la légitime reconnaissance de leurs mandats. L.F. [Larbi Fékar]
n° 29, vend. 6 janvier 1905
- le colonel Bendaoud
Quelques-uns de nos amis nous ont fait un grief d’avoir laissé passer, sans le relever, le récent article du Petit Journal où M. le colonel Bendaoud était cité comme un exemple de l’inassimilabilité des indigènes.
Nous avions pensé que ce valeureux officier supérieur n’avait pas besoin d’être défendu, l’unanime sympathie dont il jouit à Oran, en Algérie et aussi en France suffisait amplement à le venger de l’article incriminé.
L’attaque fut aussi fortuite qu’injustifiée ; le seul nom du colonel qui évoque les plus beaux états de service qu’officier puisse rêver et le dévouement absolu des Bendaoud en général à la cause française nous dispensent de tout commentaire.
Nous sommes sûrs d’être l’écho de nos amis et de la population entière en adressant à ce brave officier l’expression de nos vives sympathies.
L.F [Larbi Fékar]
[El Misbah, reprend La Dépêche algérienne, qui fait état de la carrière de Si Kaddour Benghabrit]
n° 31, vend. 20 janvier 1905
- Bentami Belkacem Ould Hamida, ex. Interne des hôpitaux d’Alger, répétiteur général des auxiliaires médicaux indigènes d’Algérie, a brillamment soutenu devant la Faculté, sa thèse de doctorat en médecine… La thèse de M. Bentami a été dédiée à la France, à M. Jonnart et au recteur de l’Académie d’Alger.
Un peu de logique.
L’Union Républicaine usa des « injures les plus injustifiées à l’adresse des représentants au conseil municipal de toute une partie de la population oranaise.
Ceux qui se préoccupent avant tout des intérêts et de la prospérité de notre ville féliciteront les conseillers indigènes de la sagesse de leurs votes. Quant à M. Ali Mahieddine qui a été personnellement pris à partie, nous savons tous que le signe de l’honneur brille sous sa poitrine, n’est que la juste récompense des services signalés qu’il rend tous les jours à ses coreligionnaires et de ceux qu’il rend aussi, dans le monde musulman, à la cause française ». Signé El Misbah.
n° 32, vend. 27 janvier 1905,
Isabelle Eberhardt. Une Louise Michel musulmane (anonyme).
Félicitations à Si M’hamed Ben Rahal, assesseur au Conseil Général d’Oran et propriétaire à Nedroma, notre savant ami à l’occasion de sa nomination dans l’ordre de la Légion d’Honneur.
Conclusion
Il aurait fallu plus d’une vingtaine d’années après l’insurrection du cheikh Bouamama (1881) qui marque la fin des soulèvements millénaristes héroïco-épiques, sans effets concrets, sur la lourde chape de plomb de la tutelle coloniale, pour que soit entamée le début de la phase de reprise historique de la ville selon la formule de Abdelkader Djeghloul. Phase marquée notamment par l’émergence, dans les villes algériennes, de nouvelles classes moyennes musulmanes qui donneront naissance aux premiers éléments « instruits et évolués » produits par le système scolaire français en Algérie[15]. Ces éléments francisés se substituant, petit à petit, aux leaders ruraux déclassés, vont faire en quelque sorte à ce que désormais, « la plume et la parole se substituèrent à la poudre pour faire prévaloir les réclamations nationales » (Ch. Chaulet-Achour).
Ainsi, la création du journal El Misbah s’inscrit en droite ligne de ce mouvement de réveil civico-culturel d’avant-guerre durant lequel les éléments jeunes-algériens investissent le champ journalistique par la création d’un certain nombre de journaux « indigènes » : El Hack (Annaba, 1893), L’Éclair (Annaba, 1895), El Hack (Oran, 1912), Le Rachidi (Alger, 1912), Le Tout ou Rien (Oran, 1913).
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El Misbah, collection conservée à la Direction des Archives de la wilaya d’Oran (DAWO), cote CP 218.
L’Écho d’Oran (Oran).
La Tafna (Tlemcen).
Le Petit-Tlemcénien (Tlemcen).
L’Union Républicaine (Oran).
Notes
[1]Il terminera ses études à Lyon par l’obtention d’une licence en droit, en 1905. L’événement est rapporté par Le Petit-Tlemcénien (27 juillet 1905) : « Licence en droit : un enfant de Tlemcen, M. Fekar Benali, Professeur d’Arabe à la Chambre de commerce de Lyon, vient de subir avec succès l’examen de la troisième et dernière partie de sa licence en droit ». Il s’est avéré un fin analyste de la société musulmane tlemcénienne ; ses travaux en matière de sociologie et de droit musulmans en général étaient très appréciés.
[2] Larbi Fékar épouse, en premières noces, en 1902, une oranaise, Khadoudja Benmazouni, âgée de dix-sept ans. De mère espagnole, son père Mustapha Benmazouni, appartenant à la bourgeoisie koulouglie d’Oran, possédait une prospère minoterie dite « Moulin Mustapha » en Ville-Nouvelle, ce qui faisait de lui un des rares industriels musulmans de la ville.
[3] Quelques années plus tard, Benali Fékar se fera remarquer par la pertinence de ses analyses socio-économiques sur la société algérienne, à travers notamment ses observations sur la société musulmane de Tlemcen, à laquelle il consacra de nombreuses publications, entre autres : « Les artisans tlemcéniens », Questions pratiques de législation ouvrière et sociales, mai 1912 et « Une ville musulmane : Tlemcen, la société », Revue du Monde Musulman, janvier-février, VII, (7-8), 1909, 433-445.
[4] Bouhmara de son vrai nom Djilali Zerhouni. Voir Benkada, S., « Le Maroc face aux ingérences étrangères : l'alliance entre Djillali Zerhouni (Bouhmara) et cheikh Bouamama (1903-1908) ». Colloque international, « La formations des États contemporains au Maghreb ». Oran-Canastel les 1, 2 et 3 octobre 1988. Organisé par le laboratoire d'histoire de l'Algérie, de l'Afrique et de la Méditerranée occidentale, Institut de sociologie, Université d'Oran.
[5] Taleb, A. (1878-1965), docteur en droit, avocat près le tribunal civil d’Orléans ville, fut envoyé en 1910 par les autorités coloniales en mission au Maroc, genre expert du FMI avant la lettre, lui confiant le soin de dresser un tableau général des finances du royaume chérifien. Les conclusions auxquelles il arrive sont d’une actualité saisissante pour certains pays, « Le Makhzen n’est, en quelque sorte, écrit-il, qu’une hiérarchie de vol, de corruption, de prévarication et à chaque échelon de cette étrange hiérarchie, il se produit comme une sorte de surenchère. Tous les moyens sont donc bons pour tirer le plus possible des non fonctionnaires. Si au moins les impôts payés servaient quelque peu à les soulager. Or, il n’en est pas ainsi : le Makhzen ne rend, en effet, presque rien aux populations ».
[6] La petite ville de Berguent appelée aujourd’hui Aïn Beni Mathar, fut occupée le 28 février 1904.
[7] Sur les principaux journaux européens de la fin du XIXè siècle à Oran ; voir, notamment, « Le projet Cayla et la campagne de presse » ; Benkada, S. Oran 1732-1912 Essai d'analyse de la transition historique d'une ville algérienne vers la modernité urbaine. (Thèse de doctorat), Vol. II, p. 347.
[8] En 1912, un observateur faisait déjà remarquer l’influence que commencent à avoir les Jeunes-Algériens sur l’opinion publique musulmane : « Il se forme ainsi une élite instruite qui n’existait pas jusqu’ici, souligne-t-il, Il est dans la nature des choses que conformément à ce que l’on a vu se produire en Égypte, en Turquie, en Perse, en Chine, chez tous les peuples arriérés, cette élite s’empare rapidement de la direction des esprits dans toute l’Afrique du nord. Elle a des idées ; et du moment qu’il apparaîtra à la masse indigène que ces idées peuvent contribuer à l’amélioration de son sort, elles auront une action irrésistible. », Comment organiser l'Afrique du Nord ! Articles du « Temps » et de la « Revue indigène » bureaux de la Revue indigène, Paris: 1912, p. 4.
[9] C’est le cas de Moulay Idriss Khebzaoui, bach-adel à Tlemcen qui, se trouvant en congé de longue durée à Tanger, fut chargé par le consulat de France de prendre la direction du journal Es-Sâada qu’il venait de créer en 1904 dans la capitale diplomatique marocaine. René-Leclerc Ch., « La presse au Maroc », Congrès de l'Afrique du Nord, tenu à Paris, du 6 au 10 octobre 1908. Compte-rendu des travaux. Tome II, Questions indigènes (enseignement, justice, institutions religieuses, conditions de vie matérielle). Maroc (questions politiques et économiques), publié par Depincé, M.-Ch. (1909), p. 850-856.
[10] Il est à noter que le journal L’Akhbar celui fondé par Victor Barrucand, constitua le modèle qui inspira les journaux Jeunes-Algériens ; « Il développe, dans l’édition française, l’idéal de l’association entre les deux peuples, combat l’arabophobie, soutien Albin Rozet », Gilbert Meynier, L’Algérie révélée : la guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, préface de Pierre Vidal-Naquet, Genève, Librairie Droz, 1981, p. 219.
[11] La traduction du titre du journal El Misbah par le vocable « Flambeau »nous semble impropre ; nous trouvons la traduction « Lampe qui éclaire » donnée par Ahmed Koulakssis et Gilbert Meynier, plus appropriée. Cf. Koulakssis Ahmed et Meynier Gilbert, L'émir Khaled, premier za’îm ? Identité algérienne et colonialisme français, Paris: l’Harmattan, 1984, p. 18.
[12] À partir de 1880, parait à Beyrouth, El Misbah, un journal bi-hebdomadaire catholique fondé par Mgr Pierre Dabs et rédigé par le poète Boulos Zaïn.
[13] Aoued Abdallah Ben Ahmed à qui le Registre matrice de la Commune d’Oran établi en 1889, attribue à sa famille le patronyme de « DALACHI ». Il sera en 1913, le rédacteur en chef du journal Le Tout ou Rien, créé à Oran par une européenne, du nom de « Sapho ».
[14] Abdelkader ben Abdeljalil, fabricant de bracelets en verre, fabricant de verre, 9, rue général Cérez (Village-Nègre)/Bounab Lakhdar, bains maures, pl. Sidi-Blal, (Village-Nègre)/M.O. Mahmoud, tailleur indigène, 14, rue de Stora, (Village-Nègre)/Benaïssa Benkoula, bijoux indigènes, 5, rue Irénée, en face du Mont de Piété, /Azouz Bouameur Ben Azouz, bains maures, Pl. Sidi-Blal.
[15] « La première guerre mondiale représente en effet approximativement la fin de cette période pendant laquelle les beldiya forment encore l’essentiel des classes moyennes citadines, la fin de l’ancien régime social légué par la période pré-coloniale. […] un monde social citadin traditionnel, qui se survivra encore quelques années dans certaines petites cités ultra-conservatrices comme Nedroma», Ageron Ch.-R., « Les classes moyennes dans l’Algérie coloniale : origines, formation et évaluation quantitative ». Dans Collectif du C.R.E.S.M., Les classes moyennes au Maghreb, Cahiers du C.R.E.S.M., (11), Paris: Éd. du CNRS, 1980, p. 52-75.