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Un parcours de recherche. Le quotidien : clé de lecture de la société algérienne


Insaniyat N°80-81 | 2018 |La santé au quotidien dans les pays du Maghreb|p. 17-33 | Texte intégral


 


Mohamed MEBTOUL:Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de sociologie et d’anthropologie, 31 000, Oran, Algérie.

Unité de Recherche en Sciences Sociales et Santé, GRAS, 31 000, Oran, Algérie.


Introduction

La question du quotidien - qu’il est possible de caractériser « par la somme des insignifiances » (Lefebvre, 1968), représentée par les actes routiniers, ordinaires et banals comme allant de soi, assurée par les personnes dans leurs différents espaces sociaux et professionnels - permet de relever finement les sens attribués par les acteurs à leurs pratiques sociales. Ce qui est de l’ordre du détail, de l’évidence, de la routinisation et de l’invisible n’efface pas, loin de là, des enjeux sociaux importants mis en exergue par les acteurs sociaux qui accordent une valeur suprême à leur vie de tous les jours (Fassin, 2018). Nos recherches, menées dans le double champ de la santé et du travail depuis plus de 30 ans, sont ici  mobilisées pour tenter d’indiquer que l’anthropologie du quotidien peut représenter une clé de lecture de la société algérienne.

Il nous a donc semblé important de privilégier une perspective anthropologique dominée par « une pensée du dans (une expérience du terrain et une langue singulière) et non une pensée sur (surplombant
et dominant les interactions dans une position de mirador » (Laplantine, 2012). Notre expérience de recherche s’est, en grande partie, construite sur le sens attribué par les personnes à leurs différentes activités quotidiennes. Il faut rappeler, avec Marc Augé (2004), que « c’est à travers le sens que les acteurs assignent aux objets, aux situations, aux symboles qui les entourent, que les acteurs fabriquent leur monde social ».

Les tensions ne sont pas absentes dans la production de sens émis par les agents sociaux à l’égard de leurs activités quotidiennes.
La routinisation du quotidien n’est jamais lisse, mais en permanence perturbée par des conflits implicites et larvés mis en scène par les acteurs sociaux, dans l’espace professionnel ou domestique, pour justifier, contester ou remettre en question les normes dominantes. Claude Javeau indique la prégnance d’une dynamique d’affrontement marquant le quotidien des personnes. Les « formules » émotionnelles
et comportementales en question s’inscrivent dans le cadre des routines ritualisées : « puisque l’anxiété, la confiance, et les routines quotidiennes d’interaction sont si intimement liées, on peut aisément comprendre les rituels de la vie au jour le jour comme des mécanismes d’affrontement » (Javeau, 2006). Les médecins algériens, au cours de leurs actes professionnels, évoquent, souvent avec force et virulence, les tensions liées à l’objet technique absent ou en panne. Ils sont dans une logique d’affrontement symbolique avec la hiérarchie administrative qui « ne vient jamais les voir », selon leurs propos. Les pratiques langagières des patients sont marquées par l’usage fréquent de la métaphore pour dire le sens du mal (« ma tête boue »), ou la fragilité des interactions quotidiennes avec les professionnels de la santé. « Ils nous ont tués par leur silence ». Georges Lakoff et Mark Jhonson (1985) montrent que les métaphores ne peuvent être conçues comme un phénomène purement linguistique. « Elles structurent notre système conceptuel et nos activités quotidiennes. Il est raisonnable de penser que les mots seuls ne changent pas la réalité. Mais les changements de notre système conceptuel modifient notre réel et affectent notre perception du monde ainsi que les actions accomplies en fonction de cette perception ». Autrement dit, les métaphores ne sont pas que des mots produits arbitrairement. Elles donnent, au contraire, une cohérence à l’expérience sociale des personnes.

Tenter de comprendre du dedans le sens des pratiques quotidiennes, suppose la prise en compte des petits détails qui marquent la vie quotidienne des personnes. Ils sont essentiels à objectiver, pour tenter de mettre au jour les contraintes, les incertitudes, la solitude, l’errance thérapeutique, la défiance, le silence, la colère sourde des malades chroniques anonymes, sans capital relationnel, et leurs proches parents (Mebtoul, Tennci, 2014). Tout est important dans leur confrontation au mal chronique, loin d’être un état strictement organique, est aussi un évènement social, sous l’emprise d’influences sociales multiples (Mebtoul, 2005). L’agir au quotidien des proches parents du malade, ne peut, en effet, gommer ces « petites choses » sous-estimées, assurées à la marge du fonctionnement de l’hôpital (transporter le malade, user de son capital relationnel pour tenter d’hospitaliser le malade, payer le prix fort pour se soigner dans une clinique privée, assurer le travail de nursing, préparer et apporter la nourriture au malade, opérer aux examens complémentaires dans les laboratoires privés, etc.). Ces petits détails, ou du moins considérés comme tels, par les responsables sanitaires et les professionnels de santé, imposent pourtant un travail profane de santé invisible, gratuit et socialement peu reconnu. Le quotidien des femmes face à la maladie chronique, notamment le diabète de l’enfant est indissociable des rapports sociaux de sexe. Veiller son enfant atteint du diabète, toute la nuit, bien souvent seule et sans soutien, représente un acte de soins, au sens de prendre soin de l’Autre, imbriqué dans l’activité domestique de santé (Cresson, 1995). Le quotidien est marqué par l’effacement du statut de la femme au profit de celui de la mère prise au piège d’une logique fusionnelle avec son enfant, « s’oubliant » selon son expression, pour s’identifier avec celui-ci (Mebtoul, Salemi, 2017).

L’objectivation de ce que font les familles (Cresson, 2010), dans la prise en charge de leurs proches parents malades, indiquent bien, sauf à s’inscrire dans la distanciation sociale, le déploiement d’une production de santé assurée par l’institution familiale. Elle ne se limite pas à consommer des soins. Son savoir d’expérience lui permet de mobiliser des ressources affectives, cognitives, financières et relationnelles dans le double espace domestique et professionnel (Mebtoul, 2010). L’anthropologie du quotidien peut difficilement occulter les actes de santé produits par les femmes au profit du malade et de la société. (Laver son enfant, lui donner à manger, le veiller, l’habiller, lui donner les premiers traitements, observer de façon intense ses changements d’état, assurer à l’hôpital le travail de garde-malade, etc.). Les ethnométhodologues (Coulon, 2002) ont bien montré que les personnes  sont détentrices de compétences sociales pour construire de façon réflexive leurs actes quotidiens. Nos recherches insistent sur la mise en œuvre d’un savoir d’expérience mis en œuvre essentiellement par les femmes. Elles deviennent, par la force des choses, des actrices incontournables dans le processus de soins (Mebtoul, 2001). Ces éléments problématiques, construits à partir de notre parcours de recherche, doivent permettre d’indiquer la pertinence d’une anthropologie du quotidien dans la société algérienne. Pour ce faire, notre article tente de montrer, dans un premier temps, ce qui a permis l’émergence du quotidien dans nos différents terrains de recherche sur le travail et la santé. Dans un deuxième temps, nous mettons en valeur le travail de santé invisible assuré par les proches parents du malade, dévoilant la santé au quotidien comme une production sociale. 

L’émergence du quotidien

Le quotidien a représenté, pour nous, un impératif scientifique majeur depuis les années 1980, nous permettant d’appréhender la question du  travail ouvrier dans l’industrie algérienne (Mebtoul, 1986). Nous souhaitions décrire finement le travail ouvrier assuré dans une entreprise publique de construction métallique située à 17 km d’Oran (Hassi- Ameur). Notre immersion de longue durée dans le procès de travail a permis de restituer ses éléments matériels et relationnels, par la médiation des photos, de l’observation des interactions, de l’écoute des ouvriers de métier (soudeurs, chaudronniers, assembleurs), mettant en exergue les sens attribués à leurs pratiques professionnelles respectives. Ce premier objet sur le quotidien ouvrier, est indissociable de notre trajectoire familiale et professionnelle[1] qui a été profondément marquée par le monde social des ouvriers. Nos objets de recherche ne sont jamais choisis au hasard, mais toujours liés à nos histoires sociales respectives (Defreyne, Hagdad Mofrad, Mesturini, Vuillemenot, eds., 2015).

Plus qu’une modalité sociale rapide pour appréhender une préoccupation de recherche, l’enquête de terrain de longue durée, nous semble centrale pour tenter de comprendre, de façon rigoureuse et nuancée, le quotidien des personnes. Au-delà des techniques mises en œuvre, elle est une posture de recherche qui nous oblige à porter une attention aux relations construites avec nos interlocuteurs. Investir le quotidien des personnes, révèle que nos données sont produites socialement, nécessairement marquées par de multiples bricolages, des hésitations, des remises en question de nos postures face à l’Autre. Reconnaissons que ces vicissitudes de terrain vont imprégner les résultats de nos recherches (Mebtoul, 2015, Schwartz, 1993). La profondeur du travail d’enquête est une orientation majeure dans les recherches anthropologiques menées par Albin Bensa (2010). « Nous ne pouvons plus nous en tenir à l’idée que l’enquête est une collecte d’informations éparses à disposition du chercheur comme des champignons dans une forêt. Cette capture du chercheur par son terrain conditionne la forme et le contenu des produits de son enquête. Celle-ci est d’abord une histoire qui se transmue lentement en connaissance scientifique par l’alchimie du transfert et du contre-transfert ».

Si le quotidien a émergé dans nos premières recherches de terrain, c’est aussi parce qu’il nous semblait important de ne pas occulter l’épaisseur et la complexité des pratiques sociales ordinaires ne pouvant être réduites à des effets de structure (Mebtoul, 1989). Il était difficile de sous-estimer le poids des personnes sur la scène sociale, sans pour autant les considérer comme des électrons libres, mais au contraire comme des acteurs sociaux qui, tout en étant pris dans de multiples contraintes, jouent avec ces dernières, les contournant par la médiation de « tactiques » qui permettent d’exploiter les failles du système de travail, créant des marges de manœuvre, sans pour autant remettre en question son mode de fonctionnement (de Certeau, 1990). La métaphore centrée sur le verbe « naviguer » évoquée par les jeunes chômeurs, pour décrire leur quotidien, indique que toute opportunité est bonne à saisir pour assurer des petits boulots dans le secteur informel (vente de cigarettes, gardien de parking, etc.). Dans nos différents terrains, les personnes ne cessent, en effet, de « naviguer » entre contraintes et opportunités pour tenter d’assurer leurs différentes activités socioprofessionnelles.

La routinisation du quotidien n’efface pas les multiples fluctuations et variations au cœur des interactions entre les personnes. On peut observer à la fois le maintien des « accords de surface » (Goffman, 1973), pouvant s’opérer à partir d’esquives ou d’évitement les uns à l’égard des autres,  contribuant au statu quo temporaire entre les différents acteurs exerçant dans l’espace de travail, où la « sécurité ontologique » évoquée par Claude Javeau (2006), est prégnante. Mais ce qui émergeait aussi du quotidien, ce sont les tensions, les rivalités, les malentendus entre les patients, le personnel de santé et les responsables de la structure de soins. Ils sont en grande partie liés aux multiples perturbations dans l’accomplissement de l’acte de travail médical et paramédical. Les logiques d’acteurs sont en permanence déployées dans un souci constant de produire des justifications publiques (Boltanski, Thevenot, 1991) qui sont autant d’argumentations ou de critiques sociales à l’égard de leurs actes quotidiens respectifs. Loin d’être des victimes, les acteurs sociaux contribuent à la fabrication de leurs « mondes sociaux » (Strauss, 1992) qui les entourent. 

Dans la recherche menée auprès de quatre-vingt professionnels de santé exerçant dans les services de pédiatrie, dans deux régions d’Alger et de Tizi-Ouzou (Mebtoul, 1994), nous avions mené une partie de nos entretiens et observations durant la nuit pour capter les temps vides du personnel de santé. Il s’agissait de repérer, avec nos interlocuteurs, les tensions au cœur de leurs activités quotidiennes. Notre recherche montrait la colère, les frustrations et la révolte sourde du personnel de santé, affirmant leur « impuissance » à assurer de façon sereine leurs actes de travail. Contraints au bricolage, aux incertitudes médicales, en raison de la pénurie des moyens techniques et thérapeutiques, ils n’en sont pas moins des acteurs sociaux producteurs de jugements (Dodier, 1993) sur les Autres, étant profondément impliqués dans la construction d’un ordre médical centré sur la maladie en soi, effaçant l’histoire singulière de la personne malade. Ils ne pouvaient qu’être en opposition sourde avec les patients faiblement acculturés au savoir médical, et les responsables de santé étiquetés comme étant « hors-jeu » ou à côté de la norme médicale rêvée par les médecins. Ils considèrent, pour beaucoup d’entre-eux, que la société doit nécessairement se plier à la rationalité médicale. Constatant les multiples écarts avec leur « logique », il n’est pas étonnant de noter la prégnance des mots chargés de sens qui traduisent les tensions au cœur de leur quotidien. Tel praticien n’hésite pas à brandir ce tensiomètre en panne depuis des mois, au cours de la consultation, rappelant qu’il n’a pas été réparé, malgré les multiples rapports sur la nécessité de renouveler l’objet technique. Ils évoquent « l’absence de l’administration », ses « incompétences » face à l’urgence médicale. « Indifférence » , « incompétence »[2], « ignorance » et « absence » autant de mots importants fréquemment utilisés par les médecins, qui donnent du sens à la réalité sanitaire marquée par le flou organisationnel et les fortes crispations dans les interactions entre les différents acteurs de la santé, contribuant à produire une identité professionnelle fragile, abimée, pour certains d’entre eux, orphelins de la « belle » médecine intériorisée durant leur cursus de formation (Mebtoul, 2005). Face aux patients anonymes, sans capital culturel et social, les ruptures avec l’éthos médical représentent, pour beaucoup de médecins, une « frontière symbolique » infranchissable. Les propos à l’égard de ces malades sont parfois tranchants : « il faudrait avoir un langage spécial pour ces patients » ; ou encore : « nous avons en face de nous des patients indisciplinés qui ne nous écoutent pas » ; « j’ai beau leur expliquer, mais ils ne suivent pas mes conseils ». Á l’inverse, les interactions peuvent être plus proches, étant de l’ordre de l’empathie, où des discussions informelles ne sont pas rares entre les protagonistes, quand le système de référence des patients de conditions sociales et culturelles élevées, est en concordance avec celui des médecins. Par exemple, la détention du capital relationnel, l’usage de la langue française ou l’habit de la personne peuvent favoriser la production de cette relation de proximité dans l’espace de consultation. Au cours de notre enquête dans un dispensaire situé dans un quartier d’Oran, nous notons les observations suivantes : « Le rapport devient plus chaleureux quand la patiente se conforme aux attentes culturelles du médecin. Par exemple, cette femme vêtue d’un tailleur, parlant aisément en français, recevra toutes les réponses souhaitées par le médecin qui retrouvera, cette fois-ci, la parole aimable » (Mebtoul, 1994).

L’émergence du quotidien dans nos recherches met en scène les logiques de rupture entre le personnel de santé et les patients anonymes. Ce sont deux mondes sociaux qui se côtoient sans se connaitre. Du côté des médecins, il s’agit notamment de mettre en valeur ce qui donne sens à leurs activités quotidiennes et à leur pouvoir : la blouse blanche, le stéthoscope autour du cou, l’ordonnance compréhensible uniquement pour le médecin qui la rédige, l’usage d’un langage ésotérique, une focalisation sur les objets techniques sacralisés qui opèrent un marquage important dans l’exercice au quotidien du travail médical[3]. Ce sont  autant de signes distinctifs de la profession médicale qui accentuent les malentendus et les ruptures avec les patients de conditions modestes qui attendent, à contrario, une écoute attentive de leurs préoccupations de santé intimement liées à leur vie quotidienne (Mebtoul, 2005, 2015).

Du côté des patients, nous ne pouvions imaginer, au départ, que l’observation de longue durée des salles d’attente, « l’arrière-cour » selon Goffman (1973), pouvait représenter un terrain significatif pour appréhender le quotidien des personnes. Nous avons tenté de capter, dans le détail, ce bouillonnement social, les tensions au cœur de la salle d’attente, à la marge de la salle de consultation qui est celle du médecin.  Nous n’étions plus uniquement en présence de patients disciplinés, mais au contraire, des personnes qui montraient leur impatience, leurs révoltes sourdes, refusant de cautionner une « gratuité » des soins qui leur semblait productrice d’inégalités liées à l’activation « normalisée » du capital relationnel par les patients privilégiés (Mebtoul, 2005). La salle d’attente donne aussi l’opportunité aux patients d’échanger des informations sur tel ou tel médecin, de construire la réputation d’autres praticiens, en référence à leurs compétences relationnelles et cliniques (« il touche le malade, il l’examine bien » ou encore : « le médecin prend en considération ce que je dis. Il m’écoute »). Les patients acteurs n’hésitent pas aussi à donner du sens, sous forme de sentence, aux différents médicaments identifiés à des actants (Callon et Latour, 1991) au sens où ils agissent positivement ou négativement sur le corps du malade. « Ces médicaments ne m’ont rien fait », ou à l’inverse, « ce médicament m’a fait du bien ». Dans ces échanges intenses entre les patients, la parole se libère. Les critiques sociales des patients sont focalisées sur l’absence de dignité sanitaire dans les espaces étatiques de santé. Elle sous-entend le peu de reconnaissance publique de la personne. « Il est mieux que nous, celui-là ? Mais, c’est normal ; c’est le pays du piston. On n’a pas de dignité ». Ils regrettent, enfin, qu’ils soient très peu écoutés dans le jeu relationnel construit de façon dominante par les professionnels de la santé, même s’il faut, pour cela, user d’un ton paternaliste, pour signifier à la patiente que la discussion est terminée. « Ma mère, je ne peux pas vous faire une injection. Il faut apporter une ordonnance ».

À contrario des hôpitaux dominés par des espaces d’incertitude, permettant l’émergence de micro-pouvoirs appropriés par un personnel de santé sans « grade » (infirmiers, techniciens radiologues, agents de l’accueil, sages-femmes), pour compenser leur dépendance à l’égard des médecins, mais aussi leur faible reconnaissance sociale, le quotidien des cliniques privées est dominé par la mise en œuvre d’un ordre disciplinaire imposé par le responsable de l’espace privé, n’admettant aucune concession ou dérogation aux règles fixées concernant le travail et la discipline (Mebtoul, 2004, 2010). L’enquête menée dans quatre cliniques privées à Oran, pendant plus de deux ans, permet de relever à la fois,  l’ordre, la propreté de ses multiples espaces (salle d’attente, bloc opératoire, salle de consultation, chambre individuelle des malades),
et une mise en scène de l’accueil assurée par une réceptionniste qui s’impose un sourire forcé pour conseiller et orienter les patients. Le décor, pour reprendre le terme de Goffman (1973), n’était pas sans incidences sur les comportements des patients, devenus clients dans cet espace privé. Ici, l’attente des patients est vécue de façon moins crispée
et plus sereine que dans le secteur étatique des soins. Le silence des patients dans la salle d’attente opère ici comme un marquage important lié au mode d’organisation de la clinique privée.

Il s’agit d’assigner à chaque agent de l’espace privé « sa place », ne pouvant être contestée ou remise en question. Elle est imposée par une élite médicale qui accède, contrairement à l’hôpital, au déploiement rapide des moyens techniques et thérapeutiques, donnant ici plus de poids à l’autonomie de la profession médicale (Freidson, 1984). Les professionnels de santé (infirmiers, sages-femmes), recrutés de façon temporaire, dont certains d’entre eux exercent la nuit à l’hôpital, et le jour au sein de la clinique, sont constamment en alerte dans un espace de soins qui fonctionne comme une machine à soigner. Le fonctionnement au quotidien est dominé par le mouvement incessant du chariot transportant le patient vers le bloc opératoire, du dernier équipement technique qu’il faut rapidement tester, des patients-clients exigeant que les draps soient rapidement changés, les repas distribués impérativement aux malades à des heures précises. L’erreur[4] est ici inexcusable dans un ordre sanitaire qui s’oblige, pour des raisons d’efficacité immédiate, à une prise en charge rapide du malade, privilégiant les actes chirurgicaux les plus rentables (accouchements, appendicite, vésicule biliaire, etc.), une disponibilité et un entretien immédiat de l’objet technique, une gestion autoritaire du personnel de santé qui a peur de mal faire, où chacun semble surveiller « l’autre » dans un espace sanitaire qui impose unilatéralement ses règles de fonctionnement. Le mot récurrent des patients, pour identifier le secteur privé des soins, fait référence à la figure du « médecin de l’argent », au sens où l’accès à ces structures est indissociable du capital économique. Certains clients sont contraints de recourir à la clinique privée par absence de capital relationnel à l’hôpital, ne pouvant attendre deux ou trois mois pour subir l’opération. L’autre scénario évoqué par d’autres patients s’inscrit dans le respect des conseils « avisés » du médecin de l’hôpital ou celui des cabinets privés, les conduisant, pas toujours de leur propre gré, à recourir à la clinique privée. Celle-ci capte au quotidien une clientèle en majorité de conditions sociales moyennes ou modestes, prête à tout sacrifier pour se soigner dans un cadre socio-technique qui autorise une prise en charge immédiate  des patients. Ceux-ci n’hésitent pas à vendre leurs bijoux ou s’appuyer sur la solidarité informelle des proches parents, pour s’acquitter du prix de l’acte chirurgical variable, aléatoire selon chaque clinique privée, conduite à des tractations pour aboutir souvent à des « compromis », terme évoqué explicitement par les responsables de ces espaces privés de soins[5].

Redonner du sens au quotidien, comme une clé de compréhension des pratiques sociales dans la société algérienne, nous conduit à montrer que les actes de santé ne sont jamais assurés de façon passive par les acteurs sociaux, mettant en jeu ce que de Certeau (1990) nomme une « ratio populaire » signifiant « une manière de penser investie d’une manière d’agir, un art combinatoire indissociable d’un art d’utiliser ». « Le jeu de langage » ordinaire, évoqué par le philosophe allemand Wittgenstein (1961), s’appuie sur les métaphores pour dire le sens du mal qui est celui des patients. Cette manière de dire des malades est indissociable d’une production sociale qui représente autant d’actes de santé assurés dans l’invisibilité par les proches parents des malades chroniques qui déploient au quotidien des compétences sociales et sanitaires incontournables dans le processus de soins.

La santé au quotidien : une production sociale

Il nous semblait important de décrypter les dynamiques socio sanitaires produites par le bas, autrement dit, tenter de montrer que le quotidien des malades est rarement de l’ordre de la docilité à l’égard du personnel de santé. Ils n’en pensent pas moins. Les patients inventent  leurs propres mots pour dire leurs maux. Cette inventivité, dans la manière de dire le mal, indique que le patient produit du sens qui est ici un sens social, décrivant non seulement son corps souffrant mais aussi les aléas de la vie quotidienne. Le sens du mal est indissociable des pratiques et des représentations sociales à l’œuvre dans la société. La production langagière des patients s’opère à partir de métaphores, qui au-delà des mots, structurent fortement leurs perceptions de la vie sociale. Dans la nomination de leur mal, les patients insistent sur des phénomènes de chaleur, de gonflement, de bouillonnement, de contact « électrique », venant perturber leurs corps souffrants. « Ma tête boue » ; « l’électricité traverse mes jambes » ; « Je suis devenue hrira » ; « mon cœur gonfle » (Mebtoul, 2005). Les patients s’approprient de façon cohérente leurs  propres référents sur la maladie, conjuguant à la fois leurs ressentis de la pathologie et les difficultés de la vie quotidienne. Notre recherche, dans la ville de Tlemcen sur les maladies chroniques (2003), indique que la pathologie est aussi une construction sociale. Elle intègre le stress produit dans la société et les conditions de vie des personnes. Les patientes évoquent avec beaucoup de finesse, et de façon imagée le sens de leurs maux pluriels. « Le matin, quand je me lève, je sens qu’une chose n’est pas à sa place. Je sens que quelque chose tourne. Je sens que quelque chose marche. C’est comme si les lumières venaient frapper à mes yeux et repartaient immédiatement. Mais l’étourdissement reste. Mon cœur frappe fort. Cela fait huit ans que j’ai la tension. C’est l’énervement ! Les gosses ne travaillent pas. Quand je m’énerve, la tension monte. Je suis divorcée. J’habite avec ma mère qui est aussi divorcée… » (38 ans, divorcée, 2 enfants). Il semble important d’insister sur le réseau de significations des patients-acteurs qui est bien de l’ordre d’une production symbolique et sociale. Ce flux langagier dévoile la prégnance de systèmes interprétatifs des malades, qui, loin d’être uniquement des mots, vont en grande partie déterminer leurs choix thérapeutiques[6]. Dans la vie quotidienne des personnes malades, les décisions de recours aux soins sont, au départ, le fait du réseau familial, de voisinage ou professionnel (« On m’a dit », « On m’a conseillé »), dévoilant la dimension sociale de la maladie chronique qui mobilise une multiplicité d’acteurs sociaux (Mebtoul, Tennci, 2014).

La santé est indissociable du fonctionnement familial (Mebtoul, 2010), remettant en question l’image de la famille passive, identifiée à une simple utilisatrice de soins dans une perspective très fonctionnaliste. Celle-ci occulte les tensions, les incertitudes, le bricolage thérapeutique[7], l’angoisse, la peur, les conflits de pouvoir entre les membres de la famille, au cœur de la dynamique socio sanitaire profane, impliquant de façon dominante, la femme dans la production de santé (Cresson, 2010). Celle-ci renvoie des situations, depuis les ordinaires : protéger son enfant contre le froid, lui préparer un repas adéquat, le veiller toute la nuit en raison de la fièvre, ou d’une hypoglycémie quand l’enfant est diabétique (Mebtoul, Salemi, 2017), jusqu’à l’hospitalisation qui va impliquer les  proches parents du malade chronique. Le travail domestique de santé se reproduit à l’hôpital. L’expression récurrente des femmes contraintes d’assurer gratuitement le rôle de « garde-malade » à l’hôpital, « ce qu’on fait à la maison, on le fait à l’hôpital », indique l’absence de dissociation entre le fonctionnement familial où s’incrustent des pratiques socio-sanitaires et celui de l’hôpital, où ses responsables n’hésitent pas à  déléguer le travail de nursing aux proches parents du malade. L’activité de santé des femmes, comme production sociale, montre la prégnance d’une posture cognitive qui leur semble « naturelle », mais qui est pourtant essentielle pour donner des informations précises au personnel de santé. L’observation, l’écoute, la mémorisation des plaintes du proche parent malade sont autant de ressources mobilisées quotidiennement par les femmes, au cours du travail de veille dans le double espace domestique et professionnel (Mebtoul, 2010). Nous reprenons ici des éléments précis, pouvant apparaitre comme des « détails », mais qui sont essentiels pour redonner du sens aux observations fines du proche parent du malade, permettant aux médecins d’assurer plus rapidement le diagnostic : « Hier, il n’a pas dormi » ; « ces cachets lui font mal à l’estomac » ; « la tension monte jusqu’à 22 et parfois, elle redescend, mais les médecins ne lui ont pas encore trouvé sa maladie ». La frontière entre les savoirs profanes et médicaux est souvent poreuse, indiquant les multiples réappropriations, les échanges reconnus ou non entre les protagonistes que sont le personnel de santé et les proches parents des malades chroniques pour assurer un acte de santé donné. Il faut rappeler avec Anselm Strauss (1992) que l’hôpital est un « ordre négocié », qui se traduit par de multiples tractations entre le personnel de santé, les malades et leurs proches parents, indispensables, même s’ils ne sont pas reconnus socialement comme des acteurs importants dans le processus de soins.

 

 

Les « gardes-malades » représentent « le personnel invisible » (Arborio, 2001) qui opère dans la discrétion et à l’arrière-plan du travail médical socialement valorisé, qui, à contrario, de la production de santé assurée par les femmes, laisse des traces écrites, objectivées dans les dossiers médicaux. Nos observations indiquent que le personnel de santé n’accorde aucune attention aux actes profanes de santé assuré dans la structure de soins. Il n’est même pas question de regarder faire[8] ce sale boulot « insignifiant » à leurs yeux, venant au contraire perturber l’ordre médical[9] (laver le malade, le prendre aux toilettes, lui donner à manger, l’aider à faire quelques pas dans le couloir du service, être proche affectivement du malade, lui parler, etc.). 

L’inversion du regard vers ceux que les responsables réduisent à être des « gardes-malades » est pourtant riche d’enseignements pour une ethnographie du quotidien. Nos recherches montrent que le savoir d’expérience recouvre aussi un savoir social, un savoir-juger élaboré finement à partir d’une proximité de la femme avec le malade. Le savoir social permet de s’armer d’informations précises sur l’état du malade,  décisives pour convaincre le mari ou la belle-mère, de recourir rapidement à une offre de soins. Il est aussi mobilisé au service hospitalier, pour avertir l’infirmer que la bouteille de sérum est vide, pour envisager dans l’urgence, son remplacement, négocier avec le médecin, la sortie du proche parent malade durant le week-end, tenter d’arracher, auprès du surveillant médical, l’octroi d’une ambulance de l’hôpital, pour permettre au malade, d’effectuer les analyses dans un laboratoire privé. Il ne s’agit pas d’idéaliser la famille définie ici comme une institution sociale traversée par des conflits et des inégalités entre ses membres, réfutant des approches centrées sur la « bonne » ou « mauvaise » famille mythique (Pitrou, 1994), dominée soit par des lacunes insurmontables, soit par des solidarités sans failles (Mebtoul, 2010). Se focaliser sur la santé au quotidien, dans le double espace privé et professionnel, permet de déconstruire le statut uniforme et statique du statut de consommateurs de soins des proches parents du malade chronique, considérés de façon réductrice sous « la tutelle » des pouvoirs publics. La production de santé assurée au quotidien, dans l’invisibilité et l’absence de reconnaissance sociale, montre que l’imbrication entre les soins profanes et soins professionnels est indissociable de l’organisation socio-politique de l’hôpital dominée par des injonctions administratives (Mebtoul, 2018). La dynamique sanitaire au quotidien, produite socialement au domicile et à l’hôpital, n’est pas spontanée ou liée à une solidarité « naturelle » entre les membres de la famille. Elle est perçue comme une obligation par les proches parents, particulièrement les femmes, évoquant le terme de « devoir familial » pour assurer le rôle de « groupe organisateur de la thérapie » (Janzen, 1995).  

Conclusion

La mise en exergue des éléments de notre parcours de recherche, construit sur le dire et le faire des acteurs de la santé (patients, personnel de santé), prend racine dans une perspective qui consiste à indiquer que le quotidien des personnes peut représenter un mode d’entrée pertinent pour comprendre de façon nuancée et riche certains pans de la société algérienne. Il permet aussi de questionner nos postures de recherche a priori, d’accéder à une transformation de soi, quand il s’agit d’emprunter, sur une longue période, le chemin tortueux du réel, nous obligeant à capter des propos et mots ordinaires, paraissant résiduels, sans importance, et pourtant essentiels pour nos interlocuteurs. Ces derniers ne sont jamais de simples jouets des évènements. Ils sont profondément réinterprétés, en référence à leur expérience sociale qui leur permet, comme c’est le cas dans le champ de la santé, de produire socialement leurs référents pour dire leurs maux, d’user dans des espaces privés ou publics (domicile, cafés, salles de soins) d’un langage qui peut être à la fois critique à l’égard du fonctionnement au quotidien des structures étatiques de soins, tout en n’hésitant pas à faire les louanges de tel ou tel thérapeute, en le nommant par son nom, contribuant à la construction de sa réputation. « Il est bien ce médecin », signifie que notre interlocuteur a été reconnu publiquement comme une personne porteuse d’un savoir d’expérience qui a les capacités de donner du sens à ses différents maux. La dignité, devant permettre l’expression libre des personnes, nous a semblé marquer profondément le quotidien des malades et de leurs proches parents, n’hésitant pas à multiplier les recours thérapeutiques, à la quête de soins, de sens mais aussi de reconnaissance de leur parole. Celle-ci est centrale dans la production de la confiance entre les différents acteurs sociaux.

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[1] Notre passé social de fils de mineur dans la région du Pas-de-Calais (1953-1968)
et notre activité professionnelle au sein de l’entreprise étatique de construction métallique (1977-1981) auront été importants dans le choix de nos thèmes de recherche. Notre trajectoire sociale et professionnelle a été restituée dans l’un de nos ouvrages : sociologie des acteurs sociaux : ouvriers, patients et médecins, 2007, Oran, Office des Publications Universitaires (OPU), 14-26.

[2] On retrouve fortement cette opposition entre « eux » (les responsables politiques de la santé) et « nous », les médecins détenteurs d’un savoir ésotérique. Ce maître-assistant en pédiatrie disait : « C’est lié à l’incompétence. L’incompétence politique et peut-être le manque de volonté. Il y a des gens qui en ont profité ». J’allais vous dire bêtement la crise économique. Mais il n’y a pas que ça. C’est l’incompétence des gens qui sont chargés d’assurer aux médecins tout ce qu’il faut pour travailler » (extrait d’entretien repris de notre ouvrage, (1994). Une anthropologie de la proximité : les professionnels de santé en Algérie, Paris : l’Harmattan, p. 156).

[3] La visualisation des organes du corps, par la médiation de l’imagerie médicale, représente de façon dominante un acte technique central pour les médecins focalisés sur l’objet technique, seul à même de donner sens à leurs actes de travail. Ce que les médecins nomment « l’interrogatoire » assuré auprès du patient et l’examen clinique (le toucher du corps du malade) tendent à s’effacer au profit des examens dits « complémentaires » dont l’effet pervers est d’occulter l’histoire singulière du patient abordé dans notre ouvrage collectif, Vivre la maladie chronique et le handicap, Mebtoul, Tennci, (éds.), 2014.

[4] Le personnel de santé des cliniques privées insiste sur la prégnance d’un ordre disciplinaire qui redonne du poids à l’élite médicale pouvant imposer de façon autoritaire aux autres agents médicaux la rigueur temporelle, et le suivi strict de leurs orientations, d’où le refus de toute erreur qui ne peut immédiatement conduire au licenciement. Cette sage-femme disait : « L’erreur, ici, ils ne pardonnent pas. C’est le privé ici. Chez l’État, cela peut passer. Chez le privé, tu n’as pas intérêt à faire une erreur » (extrait d’entretien repris de notre article : Les enjeux de la privatisation des soins en Algérie, journal des anthropologues, 96-97, 195-207.

[5] Les fluctuations, les non-dits, les bricolages, au sens de tractations dans la fixation des prix des prestations, variables selon les cliniques privées, sont plus la règle que l’exception. Ce responsable technique d’une clinique privée disait : « Je balance le prix juste avant l’acte. Á ce moment-là, le client vous dit : « d’accord ». C’est terminé. Vous êtes à l’aise. Il ne vous dira pas, demain, il ne m’a pas informé. S’il refuse, j’essaie de trouver un compromis avec le client ». 

[6] Les malades et leurs proches parents produisent leur propre hiérarchie de la gravité qui n’est pas toujours celle des médecins. La nomination du mal et ses interprétations vont conditionner le choix d’une offre thérapeutique. Par exemple, face à la fièvre d’une enfant (la chaleur du corps) ou au sang qui coule, ils considèrent que c’est une urgence qui impose le recours à l’hôpital. Ils peuvent produire un discours de déni à l’égard de certaines maladies asymptomatiques « Je ne sens rien », comme c’est bien souvent le cas pour certains diabétiques qui vivent avec la maladie, sans s’en rendre compte, ou refusant pour d’autres, d’accepter leur statut de malade chronique.

[7] Le bricolage thérapeutique sous-entend ici, le métissage des traitements utilisés par les patients ; ces derniers sont perçus dans une logique de complémentarité et non d’opposition entre la thérapie « traditionnelle » et celle déployée par la médecine « moderne ». Les patients sont à la quête plurielle et conjuguée de soins même quand il s’agit d’une maladie grave.

[8] Au cours du séminaire de formation en anthropologie de la santé en 2002, destiné aux médecins (dans le cadre de l’ancien diplôme de post-graduation spécialisée dont la durée était de deux ans. Remplacé depuis 2004, par le master professionnel), une maître-assistante en rééducation fonctionnelle exerçant au CHU d’Oran, dira explicitement : « Je n’ai jamais, durant toute ma longue carrière, donné de l’importance ou même regardé ce que font les « gardes-malades ». Ce qui la conduira à réaliser son mémoire de magister spécialisé en anthropologie de la santé, sur les « gardes-malades », en montrant toute cette production assuré par les proches parents du malade.

[9] Pour les responsables de la santé, les familles des malades seraient porteuses de désordre et de risque de maladie (infections nosocomiales). Ils tentent donc de disqualifier leur présence à l’hôpital, en dehors des horaires de visite. La circulaire du ministère de la santé, n° 013, du 21 janvier 2007 est très explicite : « Cette situation (non-respect des horaires de visite de 13h30 à 15h est de nature à perturber les activités de soins ; elle constitue en outre, une cause de gêne et d’inconfort, voire de risque de contamination, pour les malades hospitalisés ». Quelques mois plus tard, cette circulaire en décalage avec la réalité sanitaire, était implicitement remise en question par les gestionnaires des hôpitaux contraints de nouveau de s’appuyer sur les proches parents, pour permettre à l’hôpital, de se reproduire à l’identique.

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