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La compétence des familles d’enfants en situation de handicap

Insaniyat N°80-81 | 2018 |La santé au quotidien dans les pays du Maghreb|p. 91-104 | Texte intégral


Karima ARAOUI: Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de psychologie clinique,
31 000, Oran, Algérie.

Hocine FSIAN: Université Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Département de psychologie clinique,
31 000, Oran, Algérie.


« Notre vie aujourd’hui est liée à Sara et nous profitons bien de cette vie. Nous n’avons pas le sentiment de subir la maladie, nous ne sommes pas tristes ni gênés de l’avoir. Nous avons appris à vivre avec Sara et pour Sara. Elle aussi elle a appris à vivre avec nous comme elle est. Heureusement qu’il y a ce lien »[1].

Le concept de « compétence », utilisé par Brazelton (1971), explique que quand le nouveau-né est en bonne santé, il est capable de reconnaitre la voix de sa mère, de se consoler lui-même après un stress modéré, de suivre parfaitement une stimulation visuelle ou sonore et peut s’adapter à une situation désagréable en écartant les stimuli qui le gênent. Il s’agit là de parler non du bébé mais de parents. Alors, faut-il voir les parents comme compétents ou dysfonctionnels dans ce qu’ils ont à accomplir en face de leur enfant en situation de handicap ?

Guy Ausloos, thérapeute familial, a emprunté ce terme pour dire que les familles, par nature, sont aptes à résoudre les problèmes auxquels elles sont confrontées. Elles n’ont nullement besoin de sauveurs pour les prendre en charge ou porter à leur place leurs problèmes. Leur manque n’est pas considéré et leur compétence est reconnue, « Les familles ont les compétences nécessaires pour effectuer les changements dont elles ont besoin à condition qu’on leur laisse expérimenter leurs auto-solutions et qu’on active le processus qui les y autorise » (Ausloos, 1995). Les parents sont les premiers artisans des progrès de l’enfant et la qualité de la relation qu'ils entretiennent avec lui est importante pour favoriser son développement optimal.

Le programme canadien d’intervention familiale (PRIFAM) est un cadre de recherche et d’intervention auprès des familles d’enfants atteints de déficience, qui travaillent sur la réorganisation familiale en fonction des compétences acquises tout en privilégiant le partenariat parents-professionnels, il parle de « la capacité de la famille à se sentir compétente et confiante à utiliser de façon proactive des ressources et des savoirs-faire dans la gestion de sa vie quotidienne, à s’autodéterminer et à actualiser ses nouveaux objectifs de vie » (Pelchat ; Lefebvre ; Damiani, 2002). La compétence d’une famille correspond donc à ce qu’elle est en mesure de faire par rapport au savoir qu’elle possède.

Depuis presque trente années de pratique psychologique en milieu institutionnel, le travail avec la famille s’est toujours imposé comme une composante essentielle du travail avec l’enfant en situation de handicap moteur. Je n’ai, en effet, jamais envisagé de travailler avec l’enfant sans connaitre sa famille, étant persuadée que cette dernière est toujours la clé de réussite (ou pas) de toute démarche thérapeutique de la professionnelle que je suis.

Dans le cadre de mon projet de thèse de doctorat ayant pour thème, « l’accompagnement psychologique des parents d’enfants en situation de handicap » et dont l’étude s’est déroulée au Centre médico-pédagogique pour enfants en situation de handicap moteur, j’ai réalisé 8 entretiens approfondis avec mamans et 2 papas d’enfants admis au centre. Des entretiens enregistrés et transcris intégralement. Ces parents ont accepté de s’ouvrir et de parler de leurs parcours avec leurs enfants atteints de handicap. Tout leur discours témoignait de leur capacité à exprimer leurs difficultés, leurs souffrances, mais aussi leur savoir-faire et leurs ressources intérieures.

C’est donc avec eux que j’ai essayé de comprendre ce que j’ai souvent observé tout au long de ma pratique, c’est-à-dire comment arrivent-ils à trouver un équilibre de vie entre la culpabilité de ne pas être des parents comme les autres et la responsabilité à vouloir et devoir le devenir ? Ma démarche étant, comme l’a dit Ronald Laing, de prêter l’oreille à la « voix de l’expérience » (Laing, 1986), de laisser de côté les discours sur les parents pour écouter celui des parents. L’analyse et l’argumentation du discours s’est faite à la lumière d’un ancrage théorique en psychanalyse, en anthropologie du handicap et en psychologie sociale.

Les parents sont très différents les uns des autres. Chacun a tenté de s’exprimer à partir de son expérience qui n’est identique avec nulle autre, tant par la nature et la lourdeur du handicap de l’enfant, l’histoire personnelle, le contexte social et familial dans lequel il vit, ainsi que le système de soins et de couverture sociale et administrative.

« On ne nait pas parent d’un enfant handicapé, on le devient »[2]. Cela suppose de prendre mesure de l’importance du milieu social dans lequel vivent ces parents, de la manière avec laquelle ils sont perçus par le reste de la famille et des amis, mais aussi par la communauté des professionnels. Il est, en effet, important de replacer à chaque fois les situations particulières à chaque famille dans un contexte familial, social et culturel donné.

Les parents, à travers leurs discours, se sont montrés compétents dans leur réflexion sur leur expérience personnelle et la réalité sociale
et médicale. Ils ont fait preuve, dans leurs récits, de grandes potentialités et énergie créatrice pour continuer à vivre et faire face à la situation de handicap de leur enfant et ses difficultés. Et même s’ils sont traumatisés et affaiblis par ce qui leur arrive, ils sont animés par une force intérieure qui les pousse à aller de l’avant en surveillant et « guettant » le moindre progrès chez leur enfant. « Ma fille a beaucoup de volonté mais son handicap est lourd. L’essentiel c’est qu’on voit le progrès. Même si c’est peu, même si c’est une goutte dans la mer, moi je la vois. Le pire serait qu’il n’y ait aucun progrès. Les autres peuvent ne rien observer mais moi, je vois, je la suis de près, minute par minute et je vois en détail le changement en elle »[3].

J’ai souvent été surprise par les ressources que possèdent des mères
et des pères pour faire face à ce qui leur arrive. Tous leurs témoignages décrivent un soutien de leur enfant, un accueil effectif, de la compréhension, des soins, une rééducation, … telles sont les tâches quotidiennes de ces parents. Cette maman raconte son travail quotidien pour rééduquer sa fille « Au début, elle ne contrôlait pas ses organes phonatoires. Nous avons commencé par la respiration et le souffle. Après, nous avons appris à bouger la langue convenablement de manière à obtenir un son. Nous avons appris à boire avec la paille puis avec le verre. Son handicap est difficile. Tout est flasque chez elle. Tout en elle a besoin de rééducation…, elle a appris à dire « wah » en ramassant ses lèvres, elle a appris à souffler sur une bougie, à faire des bulles de savon, à boire avec la paille, à faire sortir le souffle. On lui a fait des massages aux glaçons, ce qui l’a aidé à maitriser ses lèvres et à prononcer des phonèmes comme « pa ».

Une autre, qui raconte les soins quotidiens qu’elle prodigue à son enfant victime d’un accident de la route et qui était dans un état très grave, dit : « ... Avec l’argent qu’on me donnait pour lui, j’achetais des aliments nutritifs, la cervelle, le foie, la viande, le poisson que je mélangeais avec des légumes, je mixais le tout et faisais avaler à mon fils doucement. Je passais des heures à le faire manger… . Je le lavais, il avait perdu alors la position assise, je le massais, l’étirais, le manipulais et il se ne plaignait pas, j’attendais, espérais, rêvais qu’il dise ah… . À force de massage, il réapprenait à s’assoir, je le mettais alors devant la télé pour voir les dessins animés, il prenait petit à petit du poids, je lui parlais, je lui disais : omri….c’est mama, regarde-moi ».

Au début, ils rencontrent de grandes difficultés à réaliser ce qui leur arrive. Au mécanisme de déni du handicap qui s’opère en eux, s’ajoutent toutes celles liées au diagnostic et à l’errance dans laquelle ils se trouvent durant les premières années de la vie de leur enfant. « Je me rappelle que tout au long de sa première année Sara pleurait sans arrêt. Elle ne s’arrêtait que quand je la portais dans mes bras. Je ne savais pas ce qu’elle avait. Moi, on me disait simplement qu’elle avait des gaz dans les intestins. Elle vomissait beaucoup aussi. Je sentais que ce n’était pas normal, que ma fille avait quelque chose mais les médecins me disaient que c’était juste des gaz et des coliques. Á 8 mois, Sara ne tenait pas sa tête, ne suivait pas du regard. Je disais à son père que notre ainée n’était pas comme ça. Je comparais mes deux filles et savais qu’il y avait une différence ».

Les parents, face à ce bébé si différent, cherchent des solutions et se tournent vers ceux qui sont supposés savoir, les professionnels de la santé. Ils veulent une réponse scientifique à leur questionnement de parents. Une explication logique à cet écart de développement de leur enfant. Mais souvent, ils sont confrontés au silence des médecins qui se contentent de leur faire faire d’innombrables examens médicaux sans leur donner les informations qu’ils attendent sur l’état de leur enfant. « Au début, j’ai attendu de voir ma fille s’assoir puis marcher, je l’emmenais chez les médecins, j’espérais un résultat avec un traitement. On ne me disait rien, on me faisait faire des analyses et des bilans sans rien me dire. Personne ne prenait le temps de me parler…, ils me parlaient très peu ».

Face à un enfant qui ne répond pas aux attentes de ses parents, au mutisme des professionnels et au manque d’information sur ses possibilités de développement, le niveau de stress des parents ne peut qu’augmenter considérablement. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passe, les parents s’accommodent de leur nouvelle situation ; ils se trouvent dans l’obligation d’acquérir de nouvelles compétences pour être capables de prendre soin de leur enfant. Ils se découvrent un potentiel d’apprentissage et de croissance qui va les aider à passer à une autre étape, celle de l’adaptation à l’enfant différent. Lazarus et Folkman (1984) définissent l’adaptation comme étant la résultante qui se mesure par le degré de bien être ou de stress que la famille éprouve suite à un évènement. Le PRIFAM[4] va plus loin en disant que c’est « la capacité de la famille à s’autodéterminer, à assumer ses responsabilités, à se sentir compétente et confiante dans l’utilisation de ses ressources et de ses savoirs-faire dans la gestion de la vie quotidienne pour s’ajuster et se conformer aux exigences précises liées à la déficience de l’enfant ». De son côté, Pelchat, Lefebvre et Ricard précisent que « durant cette période, les parents doivent à la fois s’adapter à leur situation parentale, faire le deuil de l’enfant désiré (parfait) et apprendre à développer leurs compétences parentales » (Pelchat ; Lefebvre ; Ricard, 2001). C’est ce que confirme la mère de Sara : « Avec le temps, en voyant Sara tous les jours et sans que je ne m’en rende compte, j’ai admis l’idée que ma fille est handicapée, quel type de handicap elle a et comment elle va vivre. Je l’ai appris toute seule en regardant quotidiennement Sara travailler et faire sa rééducation ».

À partir de l’analyse des entretiens recueillis auprès des parents, j’ai tenté de partager le champ des compétences des parents d’enfants en situation de handicap en trois étapes successives :

  1. Les transformations personnelles et psychologiques qui s’opèrent en eux et qui les préparent à être en mesure de cheminer plus ou moins bien avec leur enfant ;
  2. les connaissances acquises sur le handicap à travers divers apprentissages que les parents acquièrent dans leurs recherches personnelles grâce à Internet ou en côtoyant d’autres parents ou professionnels;
  3. les savoirs-faire ou le savoir d’expérience acquis tout au long de l’accompagnement de leur enfant en situation de handicap dans le domaine médical et thérapeutique, en rééducation fonctionnelle et orthophonique, mais aussi en pédagogie et dans les différents apprentissages intellectuels.

Les transformations personnelles et psychologiques

Un enfant handicapé arrive pour mettre fin à un rêve longtemps caressé d’un père, d’une mère et parfois de toute une famille, d’un garçon ou d’une fille parfaits, capables à eux seuls de réaliser tous les rêves de leurs parents. Pourtant, nous savons très bien que l’enfant réel est toujours différent de l’enfant fantasmatique attendu, « L’enfant réel est toujours différent de l’enfant fantasmatique attendu, c’est pourquoi un travail d’ordre psychique doit se faire sur la nécessaire désillusion des parents pour que l’enfant puisse être reconnu pour l’individu qu’il est » (Mannoni, 1967). Cependant, la différence dont il est question ici est en décalage énorme avec l’enfant rêvé. Un décalage que les parents ont du mal à accepter et il leur est difficile de le gérer sur le plan émotionnel, du moins au début. La révélation du handicap de l’enfant est toujours un traumatisme émotionnel intense, une violente atteinte narcissique et une rupture brutale du lien fantasmatique qui lie l’enfant à ses parents.

Au travail psychique qui s’opère chez chaque parent pour intérioriser le fait d’être parent et qu’on nomme la parentalité doit s’ajouter donc le nécessaire travail de deuil d’un enfant « normal » et l’acceptation d’un enfant différent. « Autrement dit, l'enfant force l'adulte à reconsidérer les choses, à recommencer sa vie… . Chaque parent se trouve à l'interface d'un monde mythique imaginaire et du monde de la réalité de l'enfant dans ce qu'il impose de contraintes, de renoncements, de crises, mais aussi dans ce qu'il engendre de nouveau dans les expériences de la maternité et de la paternité, de joies, de satisfactions, de réalisation de soi et de nouvelles identités »[5]. Il s’agit alors pour eux de déconstruire leurs propres représentations d’un enfant idéal pour en construire d’autres, plus en adéquation avec la réalité physique et psychique de leur enfant. « Nous avions l’idée (iîtikad) que les handicapés…, je ne vous mens pas, je ne savais pas. Pour moi, il y avait deux (02) catégories d’enfant : un enfant normal et un enfant handicapé. L’enfant handicapé est celui qui a un retard mental, qui ne sait pas, qui n’a pas…, je le voyais dans un fauteuil ou allongé dans un lit. On ne les voyait pas intégrés dans la société, entrain de suivre une scolarité, qui communiquent normalement, qui sortent en société..., je ne voyais pas le cas de ma fille, je pensais que le handicap c’est ça jusqu'à ce que j’aie eu Sara » ou « c’est vrai que je ne réalisais pas que quand un enfant ne marche pas …, je ne sais pas, je ne savais, je ne comprenais pas exactement ce que c’est que d’avoir un enfant handicapé dans les bras (fihajrek). Je ne sentais pas ce que c’est que d’avoir un enfant handicapé jusqu'à ce que Dieu me l’ait donnée »[6]. Rohmer nous dit que « plus les percevants ont des contacts réguliers avec des personnes handicapées, moins leur réactions émotionnelles négatives vis-à-vis de cette catégorie sociale sont importantes et plus leur jugement social est positif »[7]. « Maintenant quand je vois un enfant handicapé, je trouve ça normal, avant oui, j’avais peur d’eux. Quand je n’avais pas d’handicapé, quand mon fils était normal, ils me faisaient de la peine, je pensais à la souffrance de leurs parents, maintenant je les sens, même ceux qui sont plus profonds que mon fils ne me gênent pas, je les aime beaucoup et souhaiterai travailler avec eux si c’était possible, je sais que je suis capable de leur donner de moi-même et cela depuis mon fils. Je les sens beaucoup ainsi que leur mère ».

Ces parents très fragiles psychologiquement vont devoir, avec le temps, s’ajuster à cette nouvelle réalité de leur enfant et apprendre à vivre avec lui. Ce qui n’est pas toujours évident pour les parents à moins d’un accompagnement efficace qui leur permette de se sentir entendus dans leur problématique et leur désarroi premier. Quand je parle d’accompagnement, il ne s’agit pas que de professionnels, car la seule manière dont l’enfant est accueilli par la famille peut être ou non d’un grand réconfort pour les parents. « En dehors du temps, ce sont maman et papa, mes parents qui m’ont aidée au début. Ils m’ont toujours donnée du courage, toujours avec des mots gentils et des conseils. Des fois, quand je n’ai pas le moral, ou que je ne sais pas, leur parler me fait toujours du bien et me montre la bonne voie ». Cette maman a évoqué le pouvoir du temps pour panser ses blessures et l’aider à passer à l’étape d’après qui est celle de l’adaptation. Elle insiste en disant : « C’est le temps qui m’a aidée à accepter son handicap… le temps et le travail avec elle ». Ils n’ont d’autres choix que de faire face à cette situation. Lentement, après une période de crise émotionnelle où dominent le choc et le désarroi, au fur et à mesure que la réalité du handicap s’impose avec toute la force de la vie de l’enfant, les parents commencent à reconquérir un certain équilibre psychologique après une phase de deuil par laquelle ils passent. « La famille devra vivre, dans un premier temps, le deuil de l’enfant désiré pour s’adapter à l’enfant réel » (Pelchat, Lefebvre, Damiani, 2002). Tel ce père qui raconte : « Là, je suis rentré dans une autre étape, je me disais : cet enfant, il va mourir, comment je vais faire, où vais-je l’enterrer. Je réalisais que ce bébé était vivant alors que moi, je pensais déjà à son enterrement. J’ai chassé ces idées de ma tête et décidé de l’emmener à l’étranger. Je cherchais des adresses de médecins. J’ai opté pour la Jordanie lorsque mon frère m’a ramené l’adresse d’un neurochirurgien tunisien spécialiste de cette pathologie »[8].

Vient alors le temps de l’adaptation ou plutôt l’acceptation des parents de leur enfant handicapé, car plus difficile et plus longue est l’acceptation du handicap. Cela signifie une nouvelle manière de penser cet enfant différent, de se l’approprier affectivement en tant que fils ou fille avec tout l’effort psychique que cela comporte. « Avec le temps, en regardant ma fille tous les jours et sans que je m’en rende compte, j’ai admis l’idée qu’elle est handicapée, quel type de handicap elle a et comment elle va vivre »[9]. Cela veut dire aussi apprivoiser le handicap de son enfant. Alors qu’au début, il n’y avait que douleur et souffrance, ces sentiments se transforment progressivement en amour et acceptation. Les parents apprennent à reconnaitre que leur enfant possède des caractéristiques et des qualités qui lui sont propres et que derrière la déficience se trouve un enfant identique à tous les autres enfants. Ils commencent à le regarder autrement sans voir uniquement le handicap ou le manque. C’est ce qui leur permet d’avoir des projets d’avenir et tout faire pour qu’il réussisse. « J’ai beaucoup fait pour ce gosse, je ne baisserai jamais les bras pour lui, je ne l’ai pas fait quand les médecins me disaient qu’il allait mourir, ce n’est pas maintenant que je vais le faire. Donc, nous, on opte pour les études, par n’importe quel moyen, il doit étudier, s’il le faut il aura des cours particulier, on paiera ce qu’il faut. Il faut qu’il aille loin dans ses études pour qu’il puisse s’imposer. Je connais des gens handicapés et bien placés qui ont leur mot à dire dans la société »[10]. Le handicap de leur enfant qui les frappe directement et profondément au cœur les rend tellement sensibles et aptes à prendre la mesure de l’essentiel de la vie. Combien nous avons rencontré de familles qui relativisent et positivent ; leurs témoignages si nombreux nous le montrent. « Ma vie avec mes enfants handicapés m’a enrichie. J’ai tout appris à travers eux. Ils m’ont permis de fuir les problèmes de la maison, d’aller vers d’autres gens. C’est pour ça que je dis que je ne sens pas le handicap de mes enfants comme un drame. C’est devenu quelque chose de normal »[11] ou «l’impact d’un enfant sur sa famille n’est jamais négatif. Quand un enfant vient au monde, il te procure de la joie, il remplit ta vie. C’est vrai que Sara est malade mais c’est positif. Pour moi, elle m’a appris beaucoup de choses et je me suis accrochée à la vie »[12].


 

Les savoirs acquis sur le handicap

Nous ne pouvons que reconnaitre que le handicap d’un enfant bouleverse et trouble le fonctionnement familial et génère un stress parent intense. Pourtant, les parents n’ont pas d’autres choix que de faire face à cette situation. Ils se découvrent progressivement un potentiel d’apprentissage et de croissance[13].Va s’effectuer en eux un long et dur travail de réorganisation et d’apprentissage de leur nouveau rôle de parents d’enfant en situation de handicap. Ils vont commencer à s’intéresser au handicap à travers les médias, à chercher sur internet et dans les forums quand cela est possible, à parler à d’autres parents qu’ils rencontrent lors de leurs interminables consultations médicales et dans les différents cabinets de psychologues, orthophonistes, kinésithérapeutes…. Ils essaient de comprendre le problème de leur enfant, de s’informer et de se documenter, de réunir un maximum d’informations leur permettant de gérer leur stress, d’un côté, et d’assumer les besoins de leur enfant, d’un autre côté, car l’information obtenue par les parents ne peut qu’avoir un impact positif sur leur adaptation à la situation de leur enfant, « En somme, l’information est reconnue comme exerçant un impact positif sur l’adaptation en permettant aux parents d’acquérir un sentiment de contrôle sur la situation et sur leur environnement» (Pain, 1999).Voici ce qu’a dit le père d’un enfant atteint d’un myéloméningocèle, « j’ai essayé de chercher dans les causes de la Spina bifida. Si je remonte aux premiers mois de la grossesse, moment de la formation du système nerveux central, j’ai appris que parmi les causes de la formation d’un meningocèle, c’est une carence en acide folique, en fer comme on dit ou la température, et ils parlent de bain thermal, donc cette hausse de température dans son corps a empêché le processus de fermeture de la colonne vertébrale de se faire. Voilà, c’est ce que j’ai appris par Internet. Le moment où j’ai eu Abdellah comme ça, moi, je voulais être médecin, tellement j’étais angoissé. Je cherchais les causes et ce que je pouvais faire, comment je devais me comporter. J’ai contacté aussi une association dont le président atteint lui-même de Spina bifida et prof à l’université qui m’a beaucoup aidé sur le plan de l’information. Il faut dire que depuis que j’ai eu Abdellah, je n’ai pas quitté Internet. Je me suis abonné, la maladie, les causes, les associations, je connais la maladie de fond en comble, si on m’a fait passer une thèse, je l’aurai eu »[14].

Au fur et à mesure, les parents apprennent comment faire avec cet enfant qui ne ressemble pas aux précédents. Le PRIFAM parle de « la capacité de la famille à s’autodéterminer, à assumer ses responsabilités, à se sentir compétente et confiante dans l’utilisation de ses ressources et de ses savoirs-faire dans la gestion de la vie quotidienne pour s’ajuster et se conformer aux exigences précises liées à la déficience de l’enfant ». C’est dans ce sens que la maman de Mohamed s’est adapté : « j’ai pris mes dispositions, je lui ai acheté un matelas anti-escarres, on lui a confectionné des attelles pour ses jambes, et quand j’ai vu que mon fils n’ouvrait pas la bouche et n’a rien avalé depuis 4 mois qu’il a passés dans le coma, j’ai eu comme une idée du ciel, j’ai refusé de le nourrir avec une sonde, je lui ai acheté des biberons, un pour l’eau, un pour le jus, un pour le lait et pour la soupe, puis j’ai commencé à lui donner à téter comme un bébé qui venait de naitre »[15].

Les parents passent beaucoup de temps dans les salles d’attente des différents professionnels, mais ces derniers sont souvent incapables de les considérer dans leur capacités et ressources personnelles pour les informer et discuter le cas de leur enfant. « Ce qui alimente le désespoir des parents, c’est notre instinctive réticence à nouer avec eux un dialogue qui leur permette de « reconnaitre » le handicap de leur enfant. Reconnaitre, c'est-à-dire tout à la fois SAVOIR et ACCEPTER » écrit Salbreux (2007). Ce que les professionnels ne transmettent pas, les parents vont le trouver auprès d’autres parents qui, eux aussi, ont fait l’expérience du handicap. « Quand j’ai commencé à emmener ma fille chez la kiné, je rencontrais des mamans comme moi, on parlait et on échangeait nos expériences »[16]. Ils font des rencontres, entrent en relation avec des personnes touchées par le handicap et, ensemble, ils apprennent et se forment : « c'est parce qu'on rencontre quelqu'un qu'on a envie d'apprendre. On apprend toujours avec quelqu'un » (Dubreuil, 2001). Devant le mutisme des professionnels, Internet reste un bon moyen d’apprentissage du handicap de leur enfant : « On est tous allés sur Internet quand on n’a pas tout de suite la réponse du médecin. On va chercher, fouiller sur les forums comment ils font les uns les autres… », témoignent plusieurs parents.


 

Les savoirs-faire ou le savoir d’expérience

Les connaissances théoriques sont nécessaires mais elles ne sont qu’une première étape d’information pour aider les parents à faire face sur le terrain à un quotidien souvent difficile et contraignant. Dans cette partie, les parents ont parlé de leur expérience de vie avec un enfant atteint de handicap et comment ils ont pu développer des attitudes et des comportements adaptés à leurs enfants. Ils ont évoqué toutes les initiatives développées depuis la naissance de leur enfant en situation de handicap dans le but de répondre à ses besoins physiques et psychoaffectifs.

À partir d’un investissement affectif de leur enfant, guidés par leur amour de parents et un attachement seul capable de soutenir leur capacité à faire face à un quotidien très contraignant, ces parents deviennent capables de s’engager au niveau de l’action avec leur enfant et ce, sur plusieurs plans, les soins quotidiens de base, le suivi thérapeutique, éducatif et rééducatif. C’est ce que G. Cresson (1995) appelle le travail sanitaire profane. « J’espérais voir le fruit de tout cela dans les progrès qu’elle pouvait faire car je ne visais pas que le moteur, je voulais aussi qu’elle ait un développement mental normal»[17].

En plus des soins d’hygiène, de propreté et de confort de l’enfant, de l’administration du traitement quotidien, quand il s’agit par exemple d’un enfant épileptique, « Sara nécessite beaucoup de soins. Par exemple, aujourd’hui, il fallait lui faire sa kiné respiratoire, lui donner son traitement puis lui faire prendre son petit déjeuner, je lui ai donné des pruneaux pour sa constipation, le masque pour son problème respiratoire, avec cela il fallait aussi m’occuper de sa petite sœur. Je n’ai fini qu’à 11h »[18]. Ils apprennent tout d’abord à stimuler et éveiller leur enfant, à stimuler son corps et son esprit pour progresser et rattraper le retard. « Je continuais à faire ce qu’il faut, je l’emmenais étudier, essayais de lui remplir son temps. Tout ce que me disaient les médecins, je le faisais. Je faisais tout mon possible pour arriver avec elle. J’ai jamais arrêté la rééducation dehors et à la maison, j’ai rangé le salon et mis à sa place que du matériel de rééducation, ballon, déambulateur, légos… . Tout ce qui était dans mes possibilités et plus. Même si c’était au-dessus de mes possibilités, j’arrivais à le faire »[19]. Ils regardent les professionnels faire et ils apprennent les gestes qu’il faut pour leur enfant, comment positionner correctement son enfant, l’usage des différents appareillages, les stimulations psychomotrices pour son éveil. « Au début, elle avait les muscles rigides, je voyais comment le kiné lui faisait à l’hôpital et avec mon désir fou (hrara) que ma fille devienne normale, qu’elle fasse des progrès sans perdre de temps, j’ai appris tous les exercices de ma fille par ordre et les lui faisais faire matin et après-midi. Trois mois après, quand j’ai repris Yasmin pour un contrôle chez son rééducateur, ce dernier était surpris, il se demandait ce que je lui ai fait pour qu’elle soit aussi flasque comment ils disent. Il m’apprenait à chaque contrôle un nouvel exercice puis il commençait à espacer les rendez-vous en me voyant faire le travail avec elle, il la voyait tous les six mois »[20].

Ils le font à la maison dans un climat de complicité relationnelle et d’affection partagée, ce qui rassure l’enfant et le met en totale confiance « Á la maison elle fait de la rééducation fonctionnelle et orthophonique en jouant pour qu’elle n’ait pas marre. Je ne l’oblige pas. Avant, elle pleurait beaucoup, je pensais qu’elle avait mal, en fin de compte c’était parce qu’elle avait peur de la RF »[21].

Conclusion

Les parcours aussi singuliers que différents des parents d’enfants en situation de handicap nous renseignent tous que si les parents arrivent presque tout le temps à gérer la dure réalité du handicap en puisant dans leurs ressources internes, ils savent très bien qu’avoir un enfant en situation d’handicap, ce n’est pas tous les jours, facile. Que souvent, il leur faut du temps pour « se réconcilier avec lui » et qu’ils restent, néanmoins, unanimes sur leur grand besoin de retrouver, dans leur entourage familial, chez les amis ou auprès des professionnels de la santé, des personnes qui sachent tisser avec eux du lien, les soutiennent et légitiment leur rôle de parents compétents. L’attente des parents envers, notamment les professionnels, peut se résumer en un seul terme : la reconnaissance.

Ils ont besoin d’être reconnus dans leur rôle de parents et que leur enfant soit reconnu dans son intégrité humaine et ses capacités relationnelles et sociales pour pouvoir cheminer plus ou moins bien avec lui.

Je ne conclus pas mon texte sans souligner l’importance des professionnels du handicap dans l’accompagnement des parents pour valoriser leurs comportements éducatifs et de prise en charge de leur enfant en situation de handicap. Le PRIFAM a bien montré que devant la reconnaissance des professionnels, les parents peuvent développer des mécanismes d’adaptation et de transformation. Les parents ont besoin de l’aide des professionnels pour soutenir et encourager le développement de leurs compétences à s’occuper de leur enfant surtout dans des moments de surmenage physique et psychologique et pour cheminer plus ou moins bien dans cette épreuve. « L’humilité ne doit pas empêcher la rigueur des professionnels de l’enfance dans la construction d’un véritable projet et dans la formulation d’objectifs et de moyens, dans cet exigeant travail de soutien de ces parents, dont il m’arrive souvent de penser qu’ils ont autant, sinon plus à m’apprendre sur mon métier que je n’ai moi-même à leur apprendre de leur rôle de parents » (Tessaire, 2007, p. 63-67).

Bibliographie

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[1] Maman de Sara.

[2] En référence à Simone de Beauvoir. (1949). Le deuxième sexe, tome 2. Paris : Gallimard.

[3] Maman de Sara.

[4] Programme d’intervention familiale (Canada).

[5] Boukhadcha, H., parents réels, parents imaginaires :

www.serpsy.org/colloques_congres/comp...

[6] Maman de Mohamed.

[7] Rohmer, O. l’impact de la familiarité sur les réactions affectives et le jugement évaluatif à l’égard des personnes handicapées. Urp- scls.u.strasbg.fr/rohmer

[8] Papa de Khaled.

[9] Maman de Sara.

[10] Papa de Khaled.

[11] Maman de Ahmed et Mohamed.

[12] Maman de Sara.

[13] La théorie Rogérienne de développement (Growth).

[14] Papa de Khaled.

[15] Maman de Mohamed.

[16] Maman de Sara.

[17] Maman de Yesmine.

[18] Maman de Sara.

[19] Maman de Yesmine.

[20] Maman de Yesmine.

[21] Maman de sara.

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