Insaniyat N°s85-86| 2019 |Les graffiti en Afrique du Nord : les voix de l'underground|p.75 -87 | Texte intégral
Mohammed Zakaria ALI-BENCHERIF: Université de Tlemcen, Laboratoire Dylandimed, 13 000, Tlemcen Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran Algérie.
Le plurilinguisme mis en mur en Algérie n’est plus à rappeler, c’est une réalité perçue, vécue et attestée par les acteurs sociaux[1]. C’est aussi une voix qui se donne à voir et à lire[2] sur les murs des différents espaces urbains algériens. Les graffiti sont aussi le relais des voix criantes de sujets « parlant-écrivant[3] » occultes qui, à défaut de tribunes d’expression, veulent se faire entendre. Par ce (dé)marquage, ils contestent les décisions du pouvoir politique, revendiquent leur algérianité et dénoncent le mal-vivre et l’oppression d’un système qui a refusé ou qui refuse de les entendre. Ainsi, ils recourent à ce discours mural qui tape à l’œil et qui s’ajoute aux voix directes[4] adressées aux différentes instances de décision qui se veulent être sourdes. Les graffiti constituent, en effet, une force locutoire non négligeable à la fois par le poids des mots et par le fait que ce discours mural[5] matérialise une appropriation permanente de l’espace contrôlé. Les inscriptions sur les murs sont, à cet effet, reçues positivement ou négativement par les passants et par les riverains des quartiers - les « houma » - comme un discours qui affiche des préoccupations communes. Le mur étant la frontière physique qui sépare les territoires selon une réalité binaire comme l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, le nôtre et le vôtre, devient l’espace marqué de toute sorte d’appropriation[6] et de sémiotisation. C’est aussi, une zone de conflits symboliques, dira-t-on. En ce sens, les autorités procèdent, dans bien des cas, à l’oblitération[7] de toutes les traces visibles qui mettent en mots les contestations délégitimant le pouvoir.
S’intéresser aux graffiti sous l’angle de la pluralité linguistique revient à dire que la parole citoyenne, outre la censure et la limitation de la liberté d’expression, se traduit aussi par un choix délibéré de langues minoritaires et/ou minorées moins présentes de l’affichage officiel (les toponymes, les devantures des entreprises publiques, affichage électoral, culturel ou autre). Ainsi, nous nous interrogeons s’il ne s’agit pas d’une action glottopolitique in vivo qui s’oppose à celle imposée et promue par l’État.
De fait, plusieurs phénomènes sémio-socio-langagiers ont retenu notre attention dans le hirak de février 2019[8]. Nous avons constaté un recours massif aux slogans, aux caricatures, aux montages picturaux, aux pancartes utilisant des formes plurilingues où s’articulent harmonieusement codes et graphies qui attestent d’une créativité résolument sociale. Les graffiti ne sont pas en reste, ils abondent et recouvrent par leur contenu graphique, linguistique et chromatique les murs des villes algériennes. L’inscription du hirak sur les murs est une entrée intéressante pour saisir, à l’aune des mutations sociopolitiques, la dynamique socio-langagière et identitaire entendue comme un agissement glottopolitique.
Plusieurs recherches ont déjà mis l’accent sur les caractéristiques langagières que recèlent les graffiti en Algérie (Fatmi, 2006 ; Ouaras, 2009, 2015, 2016), la nôtre tente un tissage de lien entre la performativité qui ressort des mots et des discours mis en mur ainsi que les formes de plurilinguisme qui se manifestent comme une réponse aux discriminations politiques (Blanchet, 2016) des langues et de ceux qui les pratiquent. Il s’agit aussi d’étudier les graffiti comme relevant des pratiques de la ville entendues en tant que « […] logiques sociales porteuses de significations à comprendre et à interpréter » (Lazimet, 2007, p. 16). Ainsi, le pouvoir des mots (Butler, 2004 ; Boutet, 2016) tel que mis en mur se révèle comme « […] un renversement des rôles et des statuts […] » pour reprendre l’expression d’Inès Ben Rejeb (2014, p. 247). Il est bel et bien question d’un pouvoir symbolique (Bourdieu, 2011) manifeste qui se révèle à la fois par la force des mots et par le choix de langues pour dire et se faire lire par tous.
Méthodologie : terrain, démarche et constitution du corpus
Cette recherche est menée dans une perspective sociolinguistique où sont interrogés les langues et les discours de la ville (Calvet, 1994 ; Mondada, 2000 ; Bulot, 2001) comme faisant partie du paysage sociolinguistique et sémio-socio-discursif.
Afin de tenter d’explorer quelques aspects sémio-socio-linguistiques du hirak, mis en mur par des graffiteurs au travers d’enquêtes menées au sein des espaces urbains algériens, nous avons déambulé et pris des photographies de manière aléatoire[9]. En tant que flâneur-observateur attisé par la polyphonie urbaine[10] (Lamizet, 2007), nous avons constitué un corpus de plusieurs dizaines de graffiti mettant en mur la contestation citoyenne. Les prises photos ont été effectuées sans aucune orientation préalable puisqu’au moment de la collecte nous étions dans notre élan de chercheur-flâneur et non dans une posture orientée par l’objet lui-même (Razafimandimbimanana, 2014). Les graffiti font partie, selon notre point de vue, des traces visibles du paysage plurilingue de la ville[11] (Ali-Bencherif, 2013) auquel nous portons un intérêt particulier. Nous nous sommes basé également sur un nombre considérable de graffiti pris de la toile (notamment ceux postés par les internautes sur les réseaux sociaux).
Le corpus de graffiti dont nous disposons est à caractère politique et identitaire mettant en évidence une posture nationaliste qui soutient le hirak. La sélection des graffiti qui ont fait l’objet de cette réflexion repose sur le critère de la significativité thématique et linguistique en rapport avec le hirak tel que mise en mur par les graffiteurs. Les critères linguistiques et discursifs sont pris comme un outillage qui matérialise cette situation par la mobilisation des ressources plurilingues et pluri-formes qui se donnent à lire et à voir comme une force libertaire visibleet lisible à travers laquelle croît l’adhésion au hirak. Cela dit, l’objet social auquel nous nous intéressons se trouve au cœur de la complexité des faits émergeants, lesquels faits permettent, suivant une analyse qualitative du contenu, une bonne compréhension de la relation entre l’objet social et l’objet linguistique pris ici dans leur dimension urbaine.
La proximité avec cette situation et l’implication dans une double posture d’observateur (Fontanille, 1989) et de participant[12] au hirak en tant que citoyen, a généré un questionnement sur la performativité des graffiti plurilingues, notamment la mise en mur, en mots et en discours de l’adhésion[13], des revendications, des contestations et de la dénonciation. Étant présentes à travers les différentes formes d’expression, ces dernières sont sujettes à un questionnement dont l’objectif premier est la compréhension qui doit passer nécessairement par la description et l’analyse. C’est pourquoi d’ailleurs notre contribution se veut surtout descriptive.
Quand les graffiti brisent les murs du silence : hirak et inventivité se conjuguent au pluriel
En tant que support médiatique visuel et visible qui fait partie du décor urbain, le graffiti occupe[14] des espaces, remplit des fonctions et s’articule avec les autres formes d’expressions urbaines dans un espace polyphonique complexe. Par la dimension contestataire qu’affichent les graffiti, les motivations des graffiteurs s’affichent comme une seule voix dont les paroles sont tout à la fois plurielles et cohérentes allant de l’expression « Yetnahaw ga3 »[15] à « Netrabaw ga3 »[16]. L’expression « Yetnahaw ga3 » est un slogan brandi par tous comme une parole citoyenne destinée à tous ceux qui sont appelés à partir, à « dégager ». Le hirak s’est montré, dès le début, comme une voix de contre-pouvoir portant plusieurs revendications politiques. Le mot d’ordre « dégage » fût le slogan phare des « printemps arabes » (Morsly, 2016) qui ont précédé le hirak algérien. Un slogan qui a reçu la même adhésion et le même engouement populaire mais dont la contextualisation reste liée aux mutations sociopolitiques du pays. Ce mot d’ordre s’est accompagné d’une foule de slogans plurilingues et pluridimensionnels qui ont scénarisé les discours et les langues dans les différents espaces. De par les murs, les mots et les discours du (sur le) hirak sont médiatisés par les différents médias (presse écrite, télévision, caricature, pancartes et Internet) suivant des mises en scène originales très criantes.
Qu’ils soient dévoilés ou anonymes, artistes ou non artistes, les graffiteurs ont brisé le mur du silence en disant tout haut ce que, jusque-là, certaines voix pensent tout bas. L’adhésion était telle que certains ont peinturluré leurs paroles pour marquer leur présence. Cette parole murale libertaire qui alimente cette pratique discursive, loin d’être une expression marginale, devient à la fois transgressive et subversive. Il s’agit là d’un engagement qui s’est accompagné d’une inventivité langagière et d’un « plurilinguisme souriant » mis en scène pour porter « une révolution joyeuse » (Morsly, 2019), pacifique et « du sourire » (Acherchour, et al. 2019).
Réalisés par des anonymes ou non, les graffiti ont jalonné le hirak comme une voix de ralliement qui a brisé le mur du silence. De ce fait, l’idée courante promue par les adeptes de l’oppression ou par ceux qui la redoutent, l’expression courante « les murs ont des oreilles » s’est transformée par « les voix sont mises en murs pour nous indiquer les voies de la liberté », ce qui revient à dire que « les murs sont des voix » ou encore « les murs parlent » (Ouaras, 2009). La pluralité des voix (populaires, ethniques et idéologiques) n’était nullement un handicap ou une source de concurrence comme dans le cas du graffiti électoral (Fatmi, 2006), les citoyens se voyaient unis par/pour une cause commune « une Algérie prospère, libre et démocratique ». Il est à préciser que nous ne sommes plus, dans ce cas précis, dans la logique du territoire marqué et inaccessible aux autres, conçu en « territoire notre » vs « territoire votre » mais dans la logique de l’espace-lieu « du dit et du dire ensemble » qui assure, à notre sens, un vivre ensemble où l’autre est un autrui mobilisé en tant que partenaire contre l’oppression du système totalitaire qui a aspiré à démanteler l’unité du peuple. Il est plutôt question, à travers cette forme d’expression d’une sémiotique de l’inscription et d’une mise en mur d’un « nous[17] » représentant les citoyens mobilisés contre « eux », c'est-à-dire le système politique et ses adeptes. D’un point de vue sociolinguistique, nous assistons à une prolifération de la pluralité loin de toute forme de tension et de hiérarchisation tant imposées par les sphères de décision. Arabe algérien, tamazight, arabe standard, français, anglais et bien d’autres langues sont affichées sans être soumises à une quelconque restriction de rejet ou de discrimination (Blanchet, 2016) rappelant ainsi l’action glottopolitique émanant d’une intervention massive in vivo.
Flâner dans les rues : paroles de rêveurs mises en murs
L’appel à la marche et à l’union ne passe pas uniquement par les mass médias ou les slogans brandis par les manifestants mais il se donne à lire et à voir, à travers des graffiti plurilingues. Le graffiti est, en effet, le relais de cet appel à la mobilisation qui rappelle les mots d’ordre pour lesquels les citoyens se sont indignés. Les flâneurs dans cet « Empire des signes » (Barthes, 1970), sont confrontés à une réalité plurielle où l’identité est médiatisée et mise en discours à partir d’un système sémiotique pluri-forme dont certaines de ces unités sont doublées d’un fonctionnement identitaire (Boyer, 2016). Les mots qui reviennent sont en lien avec les valeurs ethno-nationales. Celles-ci sont mises en mur à travers plusieurs formes langagières : mots, couleurs emblématiques, symboles, icônes, etc. L’enchevêtrement de ces formes langagières rend les murs éloquents par un pouvoir de communication relevant de la parole citoyenne. On y trouve des messages de rêve, d’espoir, de liberté et de dignité (figures 1, 2 et 3). Le maître-mot est « la liberté ». Sa prégnance et sa présence en arabe, en tamazight, en français, en anglais et en italien attestent de sa performativité.
Figure 1
Figure 2
Figure 3
Figure 4
Source : Auteur anonyme
Les inscriptions contestataires et dénonciatrices abondent et leur force illocutoire est tirée de la liberté à laquelle aspire le peuple qui ne demande que le départ de ceux qui leur ont confisqué cette liberté qui rime avec solidarité, dignité, paix, rêve et espoir. Par cette mise en mots des revendications, le langage de la ville contribue à la « vi-lisibilité » (Ouaras, 2015) des voix du hirak. Celles-ci constituent une force supplémentaire émanant d’un contre-pouvoir constructif auquel s’ajoute l’adhésion massive qui est à son tour une force pacifique qui appelle à la fraternité, à la solidarité et à l’unité.
En décrivant l’objet observé, à savoir les différents graffiti dont nous disposons, nous dirons que le dénominateur commun est l’Algérie et l’algérianité. Ces deux éléments reviennent dans la plupart des graffiti soit sous-forme de mots, soit sous des formes symboliques (les couleurs, le drapeau du pays ou les différentes représentations de la carte de l’Algérie). Même si le vocabulaire des formes et des couleurs diffère d’un graffiteur à un autre, l’objectif reste le même : changer le pays voire changer le système. Ceci apparait à travers plusieurs messages revendicatifs. Nous pouvons constater, à l’aune de cette revendication principale, que certains ne veulent plus penser « à changer de pays » – partir – mais à changer eux-mêmes pour procéder au changement du pays. Les deux graffiti (figures 5 et 6) illustrent bien cela. L’appel au changement, qui relève d’une volonté populaire, nécessite le départ imminent de ceux qui ont été à l’origine du « chaos » politique dans lequel se trouve l’Algérie. Les graffiti comme toile de fond d’un mouvement contestataire pacifique tendent à unir le peuple par la pluralité et la diversité qui sont la véritable force du pays. Cette force se manifeste aussi par l’emploi des mots peuple, pays, bladna, notre pays, nous, Algérie, etc. Cette indexicalité récurrente dans plusieurs graffiti appuie l’idée de l’unité nationale et du vivre ensemble dans et par la pluralité. Par cette inscription de soi et des siens (mon Algérie et notre Algérie) dans l’espace urbain se dessinent les voies d’une « victoire identitaire » pour reprendre l’expression de Jacqueline Billiez (Lucci, et al., 1998). Nous comprenons alors qu’il s’agit d’une (ré)appropriation de l’espace où se conjuguent le dicible et l’indicible comme une voix commune et unique. Ce qui va dans le sens de Vincent Veschambre (2009, p. 139) pour qui « [l]’expérience spatiale que représente l’appropriation constitue l’expérience d’une image de soi, pour soi et pour les autres. Cette capacité à s’approprier l’espace est évidemment inégale selon les individus. ».
Force est de constater que, par cette appropriation de l’espace, les graffiteurs visent plutôt à inscrire les discours du hirak dans l’espace (le mur) et dans la durée (la dynamique événementielle). C’est pour cela que les graffiti opèrent comme une mise en scène d’une contestation politique qui se conjugue au pluriel par ses revendications, ses formes, ses mots et ses langues. Loin de le considérer seulement comme un art de la rue, le graffiti est l’exutoire ayant regroupé différentes voix (celles des artistes et des non-artistes) qui se sont affichées sur toutes les voies des villes algériennes. À ce propos, on peut se demander s’il s’agit d’un langage dans l’air du temps où d’une manière de faire commune et pacifique à fonctions libératrice et dénonciatrice.
Les exemples ci-après (figures 5 et 6) illustrent bien la volonté de changement scandée (figures 7 et 8) aussi bien par les manifestants lors des marches hebdomadaires que par les graffiteurs. Voici quelques slogans qui mettent en mots les revendications : « On ne veut plus de cannabis on veut des stades », « qu’ils dégagent tous », « le peuple veut un véritable changement et non un bricolage », « on ne veut pas brûler à l’étranger (émigrer clandestinement), on veut brûler vos têtes ». Il s’agit là d’un échantillon de slogans qui illustrent cet état de fait que l’on peut voir et lire partout dans les rues des villes algériennes. Il est à signaler que l’émigration clandestine (la harga) et la drogue sont les deux fléaux les plus dangereux qui touchent le pays et qui préoccupent les manifestants et les graffiteurs. Nous avons constaté une forte présence de graffiti et slogans (figure 4[1]) qui mettent en mots et en discours le rejet de la drogue et de la harga.
Figure 5
Source : Auteur anonyme
Figure 6
Figure 7
Source : Karim Ouaras
Figure 8
Source : Auteur anonyme
Le dicible et l’indicible : paroles libertaires, codes graphiques et chromatiques
Le caractère transgressif et subversif de la parole populaire mise en mur est un fait majeur qui s’impose par le pouvoir de la communication et s’expose en s’opposant au discours dominant du pouvoir politique. Le mur, tribune d’expression par excellence, devient un haut lieu de la contestation après celui des marches hebdomadaires du vendredi, voire du « vendredire » où les individus disent ouvertement ce qu’ils pensent/veulent. Il semble donc bien qu’il ne soit pas exagéré de parler, pour ce qui est de l’abondance des formes géométriques et des codes graphique et chromatique qui accompagnent les paroles inscrites, d’indicible. Ces formes et ses codes sont autant d’inscriptions qui se donnent à voir comme un système sémiotique à géométrie variable et que l’on considère comme une inscription sociale. Parler d’inscription(s) sociale(s) amène nécessairement à faire référence aussi bien au point de vue des graffiteurs que celui des flâneurs et aux points de rencontre qui les lient. Le pouvoir de dire, d’inscrire, de lire et d’interpréter est ramené aux revendications communes mises en mots et en discours par les manifestants. Ainsi, les formes géométriques, graphiques et le code chromatique vont faire écho aux paroles inscrites et à la ligne de conduite prescrite par le hirak et qui relèvent, à notre sens, du dicible. Inès Ben Rejeb pense que : « S’il est vrai que les murs de la ville maintiennent la mémoire vivante, ils représentent à travers les graffiti les porte-paroles de la révolution sur le plan scriptural » (Ben Rejeb, 2014, p. 349). Par la mise en mur de la révolution, cette mémoire vivante, voire cette mémoire sociolinguistique (Bulot, 2004), invite à une prise de conscience des bien-fondés du plurilinguisme urbain.
Outre la liberté d’expression, on peut souligner une liberté de choix linguistiques et langagiers rendant ainsi visibles plusieurs langues transcrites en trois graphies : arabe, latine et tifinagh. Visiblement, les langues et les graphies s’articulent harmonieusement dans un décor multicolore et multiforme où les paroles sont conjuguées au pluriel à travers un plurilinguisme de fait entendu comme « une prise de pouvoir linguistique » (Morsly, 2016, p. 156). Inventivité, néo-codage, formes mixtes, alternances codiques et télescopages graphiques sont autant de formes qui émergent de cette « publicisation des langues » (Chachou, 2013).
Conclusion
Cette étude nous a permis de mettre en évidence, outre le caractère transgressif et libertaire qui caractérise les graffiti en tant qu’expression urbaine, la performativité des mots et le plurilinguisme. Ces deux éléments socio-langagiers et discursifs ont jalonné le hirak depuis février 2019. La présence notable des graffiti en tant que trace visible a rendu, en effet, lisible ce hirak (la voix du peuple) non seulement à travers des mots mais aussi à travers des formes langagières diverses et originales. Exutoire urbain occupé par les manifestants, le mur est devenu la voix criante et permanente qui relaie les marches pacifiques hebdomadaires. De ce fait, nous pouvons souligner une force locutoire dite dans plusieurs langues et représentée par différentes formes qui diffèrent d’un espace urbain à l’autre mais elles se rejoignent sur les plans (socio)linguistique, sémiotique et discursif comme une voix commune et ce, malgré le caractère polyphonique des graffiti.
La mise en mur du hirak semble, par la mobilisation des langues et des ressources linguistiques, faire écho aux pratiques langagières urbaines plurilingues. Les traits identitaires ainsi que les « identitèmes » (Boyer, 2016) qui ressortent du corpus, en lien avec l’appartenance ethno-nationale, sont matérialisés par la mise en mur des langues, des codes et des langages.
Notes :
[1] Ils sont aussi des acteurs glottopolitiques qui participent à la dynamique sociolinguistique et identitaire.
[2] Dans le sens de la sémiotique de la cité ou encore la sémiologie urbaine pour reprendre les termes de Roland Barthes (1985) et une sociolinguistique urbaine (Bulot, 2001). Étant « un laboratoire social » (Coulon, 1992) à ciel ouvert qui permet au chercheur de s’interroger sur ses discours, ses langages, voire ses signes.
[3] Référence faite ici aux jeunes graffiteurs urbains plurilingues.
[4] Référence faite ici aux différentes voix du hirak de février 2019, à savoir les voix des manifestants, les slogans brandis, les chants, etc.
[5] Que l’on pourra également nommer à la suite de Jacqueline Billiez (1998, p. 99) comme « Une littérature de muraille ».
[6] Lieu habité, loué, occupé, etc.
[7] Ce qui confère aux graffiti un caractère éphémère.
[8] Le hirak est né suite à une série de manifestations pour protester contre le 5ème mandat présidentiel envisagé par Abdelaziz Bouteflika. Le mouvement s’est renforcé et les manifestants se sont de plus en plus organisés et ont continué à se mobiliser deux jours par semaine, à savoir vendredis et mardis (pour les étudiants) réclamant des changements politiques profonds.
[9] L’opération s’est effectuée principalement à Tlemcen au centre-ville et dans l’agglomération.
[10] Pris ici dans le sens de la polyphonie urbaine qui désigne selon Bernard Lazimet (2007, p. 16) « […] une sémiotique de la communication qui articule les formes de l’expression et les dynamiques de signification et de l’interprétation. ».
[11] Il est à noter que le corpus que nous utilisons dans notre étude est composé de graffiti photographiés à Tlemcen. Nous nous sommes basé également sur certaines photos envoyées par des collègues qui travaillent sur le sujet (Karim Ouaras notamment). Il est à préciser que notre analyse n’a pas pour ambition de traiter la spatialité comme cadre mais elle repose plutôt sur la significativité des indicateurs sociolinguistiques qui ressortent des graffiti comme trace visible des mutations sociolinguistique à l’œuvre et la performativité que recèle le discours contestataire ou encore la force illocutoire affichée.
[12] Il s’agit d’une participation au débat public au sens de la controverse polémique (Charaudeau, 2017) qui permet d’une manière ou d’une autre d’atteindre une meilleure compréhension des faits dans leur complexité ; et par là, répondre à une demande sociale qui prône un changement sur tous les plans. Les slogans mis en mur appellent, eux-mêmes en tant que voix commune du peuple, au changement de manière patente (cf. les exemples traités ici même).
[13] L’appartenance ethno-nationale est manifeste et ses contours recèlent ce qui a trait à l’algérianité dans ses dimensions identitaire et linguistique.
[14] Nous utilisons le praxème « occuper » pour désigner à la fois « grève » dans le sens de Bernard Gardin (1980) et mobilisation qui renvoie, pour ce qui concerne les graffiteurs, à une réappropriation de l’espace.
[15] « Ils dégagent tous » est le slogan porté par les manifestants lors des marches hebdomadaires du vendredi baptisé « vendredire ». C’est un mot-valise (une forme de néo-codage) relevant du télescopage de deux mots vendredi et dire qui signifie journée de mobilisation, de dénonciation et d’expression. Par les graffiti, ce slogan serait, outre le marquage, la voix permanente pour dire, dénoncer et contester.
[16] « On s’éduque tous ». Les deux slogans associés permettent de comprendre la portée du discours tenu envers les acteurs d’un pouvoir corrompu qui est responsable de la destruction des valeurs axiologiques.
[17] Le « nous » renvoie à l’adhésion et à l’implication relevant d’un ethos collectif et d’une identité verbale (Amossy, 2010) qui se manifestent comme un discours commun même s’il demeure différent par sa matérialité et par ses formes.
[18] Nous tenons à préciser que la figure 4 n’est pas un graffiti mais une banderole illustrant l’attitude des jeunes envers l’émigration clandestine. Cette autre voix – la banderole – sert à brandir les slogans du hirak sur la voie publique.
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Crédit Photos
© Mohammed Zakaria ALI-BENCHERIF, 2019.