Insaniyat N°s85-86| 2019 |Les graffiti en Afrique du Nord : les voix de l'underground| p. 89 -111 | Texte intégral
Enrique KLAUS : Université Galatasaray, Université de Communication, 34 349, Istanbul, Turquie.
Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 1002, Tunis, Tunisie.
Soumettre au regard des sciences sociales un objet aussi particulier que des graffiti n’est pas sans présenter quelques écueils. À commencer par la définition d’un objet multidimensionnel par nature réfractaire à toute entreprise taxinomique[1]. Les graffiti sont-ils un acte de vandalisme, une pratique artistique, une forme d’expression et, le cas échéant, une forme d’expression politique ? Même en prenant acte de l’épaisseur de l’objet, le risque demeure en cours d’analyse de surdéterminer une dimension au détriment des autres. Le caractère éphémère des graffiti constitue une autre difficulté sur laquelle on butte dès que l’on en entreprend l’investigation : comment « fait-on du terrain » sur ces objets ? À partir des murs ? Des espaces où ils sont produits ? Des graffeurs ? Ou des discours publics ? Dans l’analyse, cette évanescence pèse encore de tout son poids, si l’on peut dire, notamment par la tacite injonction de justifier de leur pertinence scientifique. En effet, leur étude conduit irrémédiablement à « légitimer des objets ou des espaces mineurs dans et par lesquels prend forme une parole publique qui trouve dans l’agora sauvage et inorganisée un espace privilégié d’expression » (Crettiez et Piazza, 2013, p. 8).
Sous une telle formulation, cette légitimation constitue d’emblée les graffiti en objets pertinents de la science politique. Cette approche disciplinaire est elle-même source d’écueils. Comme pour ses autres dimensions, la qualification politique de cet objet est rendue périlleuse par la nécessité de ne pas le soustraire à ses autres éléments consubstantiels. Par ailleurs, comment articuler les graffiti avec la problématique orthodoxe de la discipline de classification des régimes politiques ? Faut-il les classer dans la panoplie des composantes de l’espace public des démocraties ou des régimes autoritaires ? Leur absence généralisée avant 2011 en Égypte, à l’étude ici, laisserait penser qu’ils sont l’apanage des régimes démocratiques. Toutefois, n’y a-t-il pas un biais normatif à ériger les graffiti au rang d’étalon de mesure du degré d’ouverture des sociétés et des régimes politiques où ils sont produits ? Cette problématique est-elle seulement encore pertinente tant l’on constate de plus en plus d’hybridation entre ces deux types de régime[2] ?
S’ils ne semblent a priori pas exclusifs d’un régime ou d’un autre, les graffiti paraissent cependant s’épanouir dans certaines conjonctures plutôt que d’autres. C’est le cas des compétitions électorales (Goudaillier, 1991, p. 31), mais aussi des crises politiques lors desquelles leur production semble augmenter. La vigueur du graffiti au Maghreb comme au Machrek depuis 2011 en est une preuve récente, et plusieurs travaux insistent sur l’intégration inédite de sa pratique dans le répertoire d’action des contestataires de 2011[3]. De la même façon, de nombreux travaux les saisissent dans toute une variété de situations de crise politique : révoltes (Braconnier, 1999), mutineries (Loez, 2005), ou encore guerres (Chakhtoura, 2005 ; Maasri, 2009 ; Miklavcic, 2008). À défaut d’affinités électives avec un régime ou un autre, quels liens les graffiti entretiennent-ils avec la crise politique ? Sans étudier ici la crise comme un « régime » transitoire de possible entre-deux, on définira ce type de conjoncture à la suite de M. Dobry en tant que « situation fluide » qui se singularise par une forte « incertitude structurelle » résultant de la difficulté pour les participants à évaluer à court terme et à anticiper le comportement des autres participants à la crise, en raison de la conjoncture labile qui caractérise ce type de situation (1986, p. 133).
En Égypte[4], c’est dans le creuset du « moment révolutionnaire »[5] qu’une vigoureuse « scène graffiti » a émergé et s’est affirmée. Auparavant, il pouvait sembler incongru que cette mégalopole de plus de 15 450 000 habitants en 2010, soit exempte de toute trace de cette culture urbaine. Non que ses murs étaient totalement vierges d’inscriptions, mais celles-ci répondaient à d’autres logiques et d’autres grammaires que celles propres aux graffiti[6].
Le contexte particulier dans lequel ceux-ci sont apparus au Caire nous fait encourir le risque mentionné plus haut d’en surdéterminer la dimension politique. Il est tentant en effet d’établir un lien direct avec cette conjoncture politique fluide et quasi-anomique et de conclure d’office à l’immanence politique des graffiti, sans interroger ses ressorts d’ordre et ses modalités pratiques de politisation. Plutôt que de succomber à cette facilité, l’analyse qui suit vise à prendre à bras le corps ce questionnement en l’adoptant en problématique : par-delà les discours circonstanciés qu’il véhicule, en quoi le graffiti constitue-t-il une pratique politique typique des situations de crise ?
Un premier élément de réponse serait à trouver dans une autre donnée contextuelle : en Égypte, le graffiti serait d’emblée politique dès lors qu’il a pour support un espace urbain largement façonné par une politique de la ville orientée par les exigences sécuritaires d’un régime soucieux de parer à toute tentative de mobilisation sociopolitique. Or, pour convaincante qu’elle puisse paraître, une telle explication est insuffisante : elle surdétermine le régime politique et a pour effet d’escamoter les micro-pratiques dont relèvent les graffiti. Il semble donc que ce soit moins dans la conception spatiale des urbanistes qu’il faille rechercher les ferments d’une politisation de l’acte de produire des graffiti, que dans leur logique spatiale intrinsèque. C’est là l’hypothèse que nous souhaiterions explorer dans ce qui suit.
Cette analyse se base sur un corpus constitué au Caire entre 2011 et 2013, avec pour aiguillon analytique le concept d’« hétérotopie » que Foucault (1984) développe dans sa réflexion sur l’espace et sa valeur dans les sociétés contemporaines. Les hétérotopies sont présentées dans un texte foisonnant aux multiples moutures et au destin particulier dans son œuvre[7], ce qui en complique la mobilisation pour l’analyse. A minima, les hétérotopies se définissent en opposition aux utopies, ces lieux (topos) sans ancrage physique et territorial. Les hétérotopies sont quant à elles « des lieux réels (…) qui sont dessinés dans l’institution même de la société », mais qui sont au même moment des « contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. » (Foucault, 1984, p. 756). Cette potentialité subversive des dispositifs hétérotopiques pointe vers la quintessence politique de notre objet. Elles sont retenues par Foucault au nombre des six principes collectivement constitutifs des hétérotopies[8]. Aussi, si l’ensemble de ces principes est à l’œuvre dans le corpus de graffiti, peut-on espérer lever un peu du voile conceptuel de la constitution des graffiti en objet politologique.
Dans cette optique, j’analyserai tout d’abord les rapports que les graffiti entretiennent avec l’espace afin de démontrer que tout l’enjeu des graffiti réside dans une appropriation de l’espace urbain conduisant à la création de contre-espaces dans lesquels des discours et des visions du monde trouvent effectivement à se loger, participant ainsi de tentatives de déverrouillage autoritaire caractéristiques des crises politiques dans ce type de régime. Le socle de cette analyse « hétérotopologique » se fonde sur cette notion de contre-emplacement dont la production est contingente du principe selon lequel les hétérotopies ont la propriété de ségréger des espaces par un système de fermeture et d’ouverture. Il s’agira ensuite de s’enquérir de la pertinence empirique des autres principes dans notre corpus. Enfin, je reviendrai sur la fonction de contestation de l’espace, pour mieux envisager la qualification (a)politique de cette pratique telle qu’elle a émergé au Caire entre 2011 et 2013.
Avant cela, un mot sur les modalités de constitution du corpus sur lequel s’appuie ce travail. Comme mentionné, mener une enquête sur les graffiti, qui plus est en conjoncture insurrectionnelle[9], n’est pas chose aisée. Cet article repose sur un protocole qui comporte à la fois des techniques habituelles de terrain (entretiens, observations participantes) et d’autres inédites dans la pratique de l’auteur (recours à la photographie). Il a tout d’abord fallu constituer un corpus aussi large que possible photographié dans des environnements urbains variés. L’analyse a consisté en un classement selon trois ordres (géographique, chronologique et discursif) à l’affût de (ir)régularités formelles, techniques et thématiques, et en fonction de la géographie mouvante du Caire de l’immédiat post-2011. En parallèle, j’ai conduit une veille médiatique de ce phénomène émergeant dans la presse égyptienne et panarabe. J’ai également mené six entretiens auprès de graffeurs, et d’innombrables discussions contingentes (parfois vives) avec des personnes réagissant aux graffiti et/ou au fait qu’un étranger (khawâga) prenne des photos de ce que certains considéraient comme un enlaidissement de la ville et, via ma personne, une piètre image donnée de l’Égypte[10]. Le but était de recueillir le plus grand nombre de réactions sur cette scène graffiti naissante et sur les investissements moraux dont elle a fait l’objet, que ce soit de la part de leurs producteurs ou de ceux à la vue desquels ils s’affichaient.
Des micro-espaces aux hétérotopies : trouble des repères spatiaux et déverrouillage autoritaire
Depuis son origine, la pratique du graffiti repose sur un rapport particulier à l’espace en ceci qu’ils « contribuent à la création d’espaces en s’emparant dans le paysage urbain d’un lieu et en amenant la population à faire l’expérience de l’art » (Waclawek, 2012, p. 66). Nul doute que cette appropriation territoriale privée de l’espace public contient des dimensions sociopolitiques sous-jacentes dans cette société encadrée par un régime autoritaire, et dans une ville dont la planification est orchestrée par des considérations sécuritaires. La production de graffiti de 2011 à 2013 se greffe sur un espace urbain quelque peu différent de l’espace habituel : celui d’une ville en révolte où les chars de l’armée sont déployés aux carrefours des grandes artères, au milieu d’une circulation perturbée par un dispositif sécuritaire fait de barrages filtrants et de rues condamnées par des murs de séparation. La ville est émaillée d’immeubles incendiés, de carcasses de voitures calcinées et de commerces aux vitrines brisées.
C’est sur la toile de fond de cet espace urbain particulier que les graffiti cairotes ont participé de la création de « micro-espaces ». Incontestablement, cette appropriation territoriale rétroagit sur l’espace environnant et le transforme. Comment cela se manifeste-t-il en pratique ? Que produisent en retour ces micro-espaces, notamment dans la situation de crise politique dans laquelle ils sont produits ?
Comme le souligne I. Melliti, « Les micro-espaces représentent une ressource importante que l’analyse des processus de déverrouillage de l’espace public en contexte autoritaire prend rarement en compte. Or, c’est dans l’appropriation et l’usage à des fins de résistance de ces niches spatiales circonscrites (le quartier, la rue, le café, etc.) que se joue l’essentiel » (2015, p. 125).
C’est sous le jour d’une tentative de déverrouillage autoritaire qu’il faut analyser les micro-espaces créés par les graffiti. C’est notamment à l’aune de cet enjeu autour de l’espace urbain qu’il faut lire les graffiti des supporters de clubs de football déclarant des espaces sous leur contrôle (Zone Ultras XXX[11]), mais aussi la délimitation par les graffiti du front mouvant des altercations entre manifestants et policiers lors des épisodes sanglants de la rue Mohammed Mahmoud du Caire, ou encore la consécration par les armes et les graffiti de la ligne de démarcation au cœur de Beyrouth lors de la guerre civile libanaise[12].
Chacun de ces exemples participent à leur manière, en fonction des enjeux propres à leur contexte d’énonciation, de la création de micro-espaces visant à ouvrir des brèches dans l’espace public autoritaire. C’est précisément sur ce point que s’établit le lien avec les dispositifs hétérotopiques. Ceux-ci ont en effet la propriété d’opérer une ségrégation au sein de l’espace, à travers un système d’ouverture et de fermeture propre à chaque hétérotopie. L’objectif est d’isoler l’hétérotopie de l’espace environnant, mais aussi de le rendre pénétrable sous conditions : l’entrée s’y fait par contrainte, suite à un rite de purification, mais elle peut également être ouverte à tous, tout en conditionnant l’entrée à quelque prérequis. En ce début d’année 2011, la Place Tahrir s’est construite comme un espace arraché de haute lutte aux autorités. Pendant les 18 jours d’occupation, les manifestants qui s’y trouvent œuvrent à sa gestion et à sa protection. Le but est, d’une part, de barricader la Place pour la préserver des assauts de la police, des nervis du régime (baltagiyya) et autres militants pro-Moubarak[13] et, d’autre part, de l’ouvrir aux opposants par un dispositif de contrôle aux entrées, notamment lors des manifestations du million des mardis et vendredis (cf. infra).
Figure 1
Comme le montre le graffiti ci-dessus, il en résulte la création d’un micro-espace (à l’échelle de la mégalopole) visuellement reconnaissable par le skyline de ce point central du Caire. Sur ce graffiti réalisé sur les murs du Mugamma, imposant bâtiment de l’administration centrale sis Place Tahrir, cet espace est désigné par son nom officiel de « Place de la Libération » (mîdân at-tahrîr) à l’avant-plan, mais aussi comme « zone libérée » (mantiqa muharara) par l’artifice d’un panneau artisanal planté au cœur de la place. Par le jeu des catégorisations de localisation (place vs zone) et de déclinaisons de sens de son nom (libération vs libérée) on assiste à la performation de l’autonomisation de ce micro-espace, au sens étymologique de « autos » (ce qui vient de soi) et « nomos » (règles établies par la société) : « autonomos » (qui se régit par ses propres lois). Péremptoirement, ce lieu n’est plus la place où les autorités commémorent la libération passée qui les a portées au pouvoir. Elle est la zone où sont réunis des manifestants en train de se libérer, et au grossissement de laquelle on assiste par l’usage d’une unité topographique renvoyant au jargon du graffiti (cf. supra), et désignant un espace supérieur à la simple « Place ».
Au-delà de la circonstance de l’occupation de Tahrir, ce système d’ouverture et de fermeture se trouve à l’œuvre dans la communauté réunie autour de la pratique du graffiti. En général, le milieu du graffiti est lui-même constitué d’une communauté quelque peu fermée, et dont la cohésion est contingente de certaines pratiques d’exclusion : « être tagueur et/ou graffeur fait partie d’un long processus de socialisation auprès d’un groupe, attaché à une morale écartée de la Loi » (Spinelli, 2007, p.78). Ce processus se fonde notamment sur la maîtrise de codes comportementaux et de jeux de langage propres à la communauté, notamment son jargon qui n’est pas excluant en Égypte seulement parce qu’il emprunte à l’anglais. De plus, s’ils sont visibles de tous, les graffiti sont porteurs de significations qui ne sont pas transparentes pour tout le monde. Le « jeu de langage », au sens wittgensteinien de l’expression, s’établit sur la maîtrise de codes divers et variés propres à la culture populaire locale ou globale. On peut illustrer ce propos à l’aide des deux graffiti suivants :
Figure 2
Imaginons un individu qui ne connaitrait rien du jeu d’échec, ni son plan de jeu, ni ses pions, ni ses règles. Il serait bien en peine de comprendre ce graffiti tant il est vrai qu’il faut maîtriser les règles d’un jeu pour en comprendre les applications comme les contraventions. Par analogie, ce graffiti exprime le changement de règles du jeu politique et pointe vers le résultat escompté de cette opération : le régicide ou, à défaut, le renversement de régime. Sur la partie supérieure du plan de jeu, on observe deux irrégularités : les pions sont cinq fois plus nombreux que la normale et ils sont affranchis de toute hiérarchie. Sur la partie inférieure, seules les pièces « de cour » (tours, cavaliers, fous, reine) sont présentes, mais le roi est retourné sans que l’on constate de situation d’échec et mat. De cette espièglerie autour des règles, émerge l’évocation du retournement de la technique d’endiguement des manifestations par le surnombre de policiers (mise en œuvre lors des mouvements Kifaya et du 6 avril) et de son issue souhaitée : l’affranchissement et le renversement du régime.
Figure 3
Deuxième exemple que l’on doit supposément à un autre graffeur : ce graffiti au pochoir combinant le logo du bouton d’alimentation d’une télécommande ou d’une console de jeu-vidéo sous lequel est inscrite l’assertion « le peuple » (ach-cha‘b). Le sens de cette combinaison peut sembler opaque sans un arrière-plan de connaissance localement pertinent : elle repose sur une construction grammaticale de l’arabe (idhâfa) associant le mot « peuple » et un logo que les Égyptiens désignent par l’anglais « power » pour pouvoir y lire « le pouvoir du peuple ». Dans l’hypothèse où ceci est l’œuvre d’un autre graffeur que celui qui a réalisé le jeu d’échec, le choix de juxtaposer les deux pièces peut se lire comme un signe de reconnaissance d’une « allodoxia » (Bourdieu, 1979, p. 370-371) et du sens porté par les deux occurrences et, donc d’une communauté virtuellement réunie par la maîtrise des compétences culturelles nécessaires à leur lecture.
Cette (im)perméabilité des discours énoncés et ce système d’ouverture / fermeture des dispositifs hétérotopiques procèdent régulièrement du brouillage de certains repères conventionnels de la ville, comme les plaques de rue sur lesquelles sont inscrites des toponymes, terrain privilégié de rivalités symboliques (cf. infra), ou d’autres graphismes conventionnels de la signalétique urbaine souvent détournés en graffiti. Ainsi du graffiti de la figure 4 représentant un canapé couplé à un poste-TV contenus dans le rond rouge barré signalant l’interdiction. La conventionalité de la signalétique est détournée par la présence même de ces objets improbables dans l’espace public, éléments mobiliers de la sphère privée auxquels sont conventionnellement associés les prédicats de la détente et de l’oisiveté, voire de l’abrutissement. En ces temps d’activisme politique, leur prohibition semblerait incongrue si elle ne se comprenait pas comme un message de condamnation, non pas de leur usage dans l’espace public, mais des prédicats associés : la passivité jugée contraire aux objectifs de la révolution. Contextuellement, cela fait écho à l’expression en vogue parmi les manifestants de « Parti du canapé » (hizb al-kanaba), désignant ce qu’à l’opposé les médias officiels appellent la « majorité silencieuse », c’est-à-dire le tertium quid des identités situationnelles typiques d’une crise politique que se disputent les parties en confrontation.
Figure 4
Ce trouble des repères spatiaux du milieu urbain est à l’œuvre dans un autre principe des hétérotopies : leur capacité à juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs lieux incompossibles. Foucault donne pour exemple la scène de théâtre et son décor, ou encore l’écran de cinéma et l’image projetée. Les trompe-l’œil réalisés sur les blocs de pierre érigés à l’entrée de certaines rues adjacentes de la Place Tahrir reposent sur ce principe. Le graffiti de la figure 5 en offre un exemple : sur le mur obstruant la rue (et la vue), un artiste l’a reproduite à l’identique, en y ajoutant des éléments de la Sécurité centrale déployés contre les manifestants.
Figure 5
La compétition à laquelle se livrent les graffeurs sur un même mur peut également conduire à des enchevêtrements, superposant ou juxtaposant des images, des scènes et des lieux incompatibles en dehors de la fresque qu’ils improvisent. Ceci est également possible au sein d’un seul et même graffiti, comme dans l’exemple suivant qui réunit neuf espaces différents et incompatibles.
Figure 6
Il s’agit d’une mise en abyme d’un même mur, suite à des campagnes successives d’effacement dans le centre-ville. Le graffiti original est le visage dédoublé de Moubarak et de Tantawi sous la mention « celui qui l’a chargé aux affaires n’est pas mort » (illî kallaf ma match), sur la base d’un jeu de mots avec l’expression populaire « celui qui a une descendance ne meurt pas » (illî khalaf ma match). Suite à son effacement, il a été reproduit à deux autres occasions avec plusieurs amendements tant graphiques que discursifs. Suite au premier effacement, y ont été ajoutées la moitié du visage de deux candidats à la succession de Moubarak-Tantawi (Amr Moussa et Ahmad Chafik) et la mention « Je ne t’ai jamais donné ma confiance, et tu ne me gouverneras pas un jour de plus » (‘umrî ma haditek al-amân, wa la tuhkumnî yawm kaman).
Au deuxième effacement (Figure 6), Amr Fathi, qui signe ce graffiti, procède à une mise en abyme de ce même mur auquel il juxtapose plusieurs lieux. On y retrouve le monstre bicéphale Moubarak-Tantawi, derrière lequel est cette fois-ci représenté le Guide suprême des Frères musulmans, Mohammed Badie, ainsi que l’assertion « celui qui l’a chargé n’est toujours pas mort ». S’ajoute un deuxième lieu, celui du trottoir devant le mur, où un cordon sécuritaire composé de six non-gradés de la Sécurité centrale semble interdire l’accès au mur et au graffiti. Quatre d’entre eux arborent des chemises sur lesquelles sont inscrites les quatre lettres de l’acronyme-phare des graffeurs Ultras, « ACAB » (All Cops Are Bastards), que l’on imagine mal sur l’uniforme des forces sécuritaires, créant ainsi un quatrième espace. Sur la partie droite de la pièce, on voit un peintre habillé aux couleurs nationales muni des outils conventionnels de son art : un pinceau, une palette de couleurs et une toile, autant d’éléments que l’on associe conventionnellement à l’atelier de l’artiste. À ce cinquième espace, s’articule par effet de miroir un sixième dans le face-à-face entre le peintre et un officier de police placé derrière la toile. Associé à ce personnage, la toile se métamorphose en un bouclier des forces antiémeutes. L’officier que l’on reconnaît à ses épaulettes est représenté en position offensive, dans le geste iconique de la répression : matraque levée prête à frapper.
La sauvagerie de cette répression est suggérée par la représentation de la matraque sous la forme d’un gourdin muni de lames et par le zoomorphisme de l’officier en loup aux crocs acérés et ensanglantés. La position symétrique des personnages évoque la confrontation. Leur bras tendu en l’air renforce cette idée et associe par analogie le pinceau à une arme à opposer au gourdin. Derrière celle-ci, se dessine un nuage de fumée qui, ajouté à tous ces éléments, évoque les fumées des gaz lacrymogènes.
Un septième espace est alors créé pour réunir l’ensemble des éléments constitutifs d’une situation émeutière. Par son positionnement entre la fumée et le mur mis en abyme, l’officier semble s’employer à réprimer les manifestants pour protéger le régime ou la sphère du pouvoir incarné par le couple Moubarak-Tantawi représenté en graffiti. Enfin, un dernier espace composé de flaques de sang, élément de raccord avec les autres scènes, est créé pour accueillir un poème : « Ô régime qui a peur d’un pinceau et d’un stylo / qui a été injuste et a renversé celui que tu opprimais / Si tu avançais dans le droit chemin / tu n’aurais pas peur de celui qui dessine / tu ne peux que combattre les murs et tu fais le fier sur des lignes et des couleurs / jamais tu ne construiras ce que tu as détruit ».
C’est peut-être en raison de ces troubles perceptifs et de la création de micro-espaces que les hétérotopies se caractérisent aussi par leur labilité et leur fonctionnement différencié selon les époques (Principe n°2) : « [A]u cours de son histoire, une société peut faire fonctionner d'une façon très différente une hétérotopie qui existe et qui n’a pas cessé d'exister ; en effet, chaque hétérotopie a un fonctionnement précis et déterminé à l’intérieur de la société, et la même hétérotopie peut, selon la synchronie de la culture dans laquelle elle se trouve, avoir un fonctionnement ou un autre » (Foucault, op., cit.).
S’agissant des graffiti, cette malléabilité peut s’expliquer par leur caractère éphémère évoqué plus haut. L’une des meilleures illustrations de ce principe est à trouver à Téhéran, sur les fresques contestataires peintes en 1979 par les diverses forces politiques de la contestation ayant conduit à la chute du Shah, et qui ont été ensuite remplacées par d’autres représentations, celles des martyrs de la guerre Iran-Irak (Chelkowski et Dehbashi, 1999). Sans disposer de la même profondeur historique en Égypte, on peut toutefois signaler les détournements de sens de certains slogans du moment révolutionnaire qui, en raison de la volatilité du contexte, ont été réemployés à nouveaux frais selon les circonstances.
Ceci a été particulièrement remarquable sous le règne du Maréchal Tantawi[1], alors que le calendrier transitionnel était particulièrement lent et incertain. Ainsi, par exemple, le slogan « l’armée et le peuple [ne forment qu’une seule main » (ag-gîch wa-ch-cha‘b yîd wâhda) qui a momentanément scellé un front commun contre Hosni Moubarak en février 2011 a été reformulé en des termes implicitement antimilitaristes : « le peuple et le peuple [ne forment] qu’une seule main ». Autre exemple : alors que les manifestants exprimaient de plus en plus clairement leurs doutes quant au maintien en fonction de figures du régime Moubarak, plusieurs graffeurs ont adapté le slogan-phare de la contestation aux exigences du contexte : « le peuple veut la chute de tout le régime ». De la même manière, l’injonction initialement faite à Moubarak de « dégager » a été réemployée à destination des personnalités qui se sont succédé à la tête du pays : de Tantawi à Sissi, en passant par Morsi. À signaler également les versions allomorphes de graffiti qu’ont pu produire certaines campagnes publicitaires, dénotant tout autant la labilité intrinsèque des graffiti que l’opportunisme des publicitaires égyptiens[2].
Graffiti, hétérochronies et dénonciation
Si les hétérotopies consacrent une rupture dans l’espace, elles ne sont pas sans effet sur le temps. Leur usage peut se combiner avec des découpages temporels en rupture avec le temps conventionnel, que Foucault propose d’appeler des hétérochronies. Quel meilleur exemple pour illustrer ce propos dans les pages d’Insanyat que l’ouvrage classique de F. Fanon, « An V de la révolution » (1959)[3]. Une hétérochronie comparable était à l’œuvre en 2011, pendant les 18 jours ayant conduit au départ de Moubarak, et au-delà, à travers les dénominations inédites qui étaient données aux jours. Celles-ci étaient entièrement indexées sur la mobilisation et étaient prescriptives d’un état ou d’une revendication : « vendredi de la colère » (28/01/2011) ; « la manifestation du million » (01/02/2011) ; « vendredi du départ » (04/02/2011) ; « dimanche des martyrs » (06/02/2011) inaugurant « la semaine de la détermination » ; « le jour de la revendication » (04/02/2011) ; « le jour de l’attente » (10/02/2011) ; et enfin « le vendredi de la déferlante humaine (ez-zahf), « du défi » ou encore « de la victoire » (en-nasr) (11/02/2011).
Ce calendrier contingent des évènements pose un cadre herméneutique à l’expérience de la mobilisation et ouvre la voie à d’autres hétérochronies. Une hétérochronie plus subjective, mais non moins réelle, est à trouver dans le temps vécu des journées de mobilisation, qu’il s’agisse des heures volatiles et festives des moments de liesse, ou des heures lourdes de combat avec les forces sécuritaires. Enfin, s’agissant des graffiti, une hétérochronie particulière émerge d’une de leurs propriétés intrinsèques : leur caractère éphémère et, conséquemment, « absolument chronique » (Foucault, op. cit.).
Foucault distingue deux grands types d’hétérotopies en partie liées à l’expérience du temps : celles dites de crise biologique ou d’étape de vie, et celles dites de déviation. De quel régime hétérotopique relèvent les graffiti de la révolution égyptienne ? Pour tenter d’y répondre, il faut revenir au geste générateur du graffiti. Que ce soit dans sa phase préparatoire d’élaboration (sur une feuille libre, un sketchbook ou un carton) ou sa phase d’exécution dans l’espace urbain, le dessin est toujours à l’origine des graffiti. Chaque phase mobilise des compétences spécifiques et le passage de l’une à l’autre est fonction de la maîtrise évolutive du geste et des instruments d’exécution : du crayon ou marqueur à la bombe de peinture, selon l’orientation (à plat ou sur un mur) et la kinésique de la main, posément ou dans la hâte. Malgré le degré de technicité que cela suppose, c’est au monde de l’enfance que l’on cantonne généralement toute pratique non-professionnelle du dessin (i.e. hormis les caricaturistes, peintres ou architectes). Conventionnellement, lorsqu’il est pratiqué par un adulte à titre non-professionnel, le dessin relève donc d’une crise biologique.
Dans le cas spécifique du graffiti, se superpose à la crise biologique une « crise » biographique manifestée par un dédoublement identitaire décelable dans un autre élément central de sa pratique. En effet, que produit le geste du graffeur ? Les formes sont multiples, mais la signature demeure un élément primordial et peut même se réduire à elle dans le cas du tag. Or cette signature n’est pas celle de l’état civil du graffeur : nombreux sont ceux à recourir à un pseudonyme, modulable sous des formes textuelles ou graphiques, qu’il s’agisse du paradigmatique Banksy ou, en Égypte, de Sad Panda, Keizer, Ganzeer, ou encore Teneen. L’adoption de ce pseudonyme et sa reproduction itérative sur les murs ouvrent sur un changement dans la trajectoire biographique de son utilisateur. Comme le souligne. E. Chauvier, « l’insertion de nos présences dans la société repose sur cette habitude fondamentale de nous penser en fonction de noms propres, de noms patronymiques, de prénoms, de surnoms », autant de « repères élémentaires [sans lesquels] nous ne pouvons imaginer nos présences » (2006, p. 94-95).
Le recours à un pseudonyme chez un graffeur constitue donc le jalon d’une étape de vie dans de son existence par effet de « suspension de son identité officielle et de création d’une nouvelle identité dont la biographie reste à écrire » (Campos, 2012, p. 161). Autrement dit, si son patronyme d’état civil reste dans les limbes de l’anonymat, le graffeur se positionne à la recherche d’une forme de notoriété à travers son identité pseudonymique ou son « identité occasionnée » qui « n’est pas équivalente à une absence d’identité », mais renvoie « à une identité exclusivement réservée à un contexte spécifique » (Dupret et Klaus, 2012). En général, l’identité occasionnée s’accomplit dans le contexte créé par une activité sociale (blogging ou graffiti) mais, en l’occurrence, la situation révolutionnaire dans laquelle certains graffeurs égyptiens ont accédé à la notoriété n’est pas sans conséquence sur cette bifurcation biographique. La rupture qu’espéraient acter les manifestants se réfracte dans la biographie des individus qui y ont pris part et épouse les contours d’une nouvelle notoriété intégralement indexée sur l’opposition au régime.
Forts de ces éléments, si l’on revient à la distinction entre hétérotopies de crise biologique et de déviation, il semble que les graffiti relèvent des deux types d’hétérotopie à la fois. La crise biologique opère en effet une déviation, au sens d’une bifurcation par rapport à une trajectoire projetée. Mais l’idée d’une déviation au sens normatif d’un écart à la règle ou d’une transgression est également présente, ne serait-ce que par le délit qu’il constitue au regard du droit, ou, si l’intention est artistique, du fait de s’afficher hors du bornage muséographique de l’art. Mais il y a plus tant il est vrai que les procédés typologiques qu’il convoque, peuvent être perçus comme la marque d’une indocilité face aux conventions : « les graffiti seraient […] les traces d'une indiscipline : une archéologie de l’écriture et une déconstruction des codes graphiques que les enfants acquièrent tout au long de leur scolarité » (Guillain, 1993, p. 50). De ce point de vue, si l’écriture et la raison graphique enclenchent un phénomène de domestication de la pensée (Goody, 1979), les graffiti s’inscrivent en faux et lui restituent son insubordination et sa sauvagerie « originelle ».
Ceci nous conduit à considérer le dernier principe du dispositif, selon lequel les hétérotopies remplissent une fonction par rapport à l’espace restant : soit elles créent un espace d’illusion pour désigner comme plus illusoire encore l’espace restant, soit elles créent un espace de compensation à un espace extra-hétérotopique dans lequel l’utopie n’a aucun ancrage. La Place Tahrir et ses environs ont assurément constitué un refuge compensatoire dans lequel exprimer son opposition sans crainte de représailles, et où existaient des institutions élémentaires d’une société solidaire avec ses points de ravitaillement en eau et nourriture, un hôpital de campagne improvisé dans une salle de prière, et même un « musée de la révolution » dont la collection éphémère était constituée de tracts et de pancartes. Mais la contribution des graffiti se situe ailleurs et vise à dénoncer le caractère chimérique et perfide de l’espace restant. Le trompe-l’œil (cf. supra), technique picturale destinée à semer le trouble dans la perception que l’on en fait, nous en apporte certainement la meilleure preuve : à défaut de pouvoir rendre possible l’accès à la rue où s’érige un mur, le trompe-l’œil en restitue la perception pour mieux dénoncer son obstruction.
Figure 7
Les multiples batailles métonymiques basées sur le détournement des noms de rue y participent également. La rue « Ma fîch gidâr » (« Il n’y a pas de murs ») d’une rue où se croisaient trois murs de séparation se situe clairement dans cette logique. Parfois, la contestation toponymique intime à ceux qui y prêtent attention de se plier à un travail de réflexibilité sur le substrat idéologique contenu dans la toponymie, comme dans le cas de la rue Mohammed Mahmoud, du nom d’un Premier ministre de la monarchie (1928-1929 et 1937-1939). Cette rue relie la Place Tahrir au ministère de l’Intérieur et a de ce fait été le théâtre d’affrontements sanglants. Le graffiti de la figure 7 la débaptise pour la renommer « Sharî’ ‘uyûn al-hûrriya » (Rue des yeux de la liberté), en référence aux nombreux manifestants ayant perdu un œil en conséquence de tirs visés de balles en caoutchouc par des snipers. Par le graffiti et le baptême officieux de la rue, l’objectif est tout autant de dénoncer l’ordre établi lisible dans les choix toponymiques des autorités que de rendre hommage aux blessés de la révolution sublimés dans la logique révolutionnaire par un acte de bravoure sacrificielle.
Figure 8
En dernière analyse, je tenterai de mettre en évidence l’un des mécanismes émergents dans plusieurs exemples dans le présent article, et par lesquels le dispositif hétérotopique des graffiti se livre à la dénonciation de l’espace restant. Ce mécanisme repose sur le principe d’indexicalité cher aux ethnométhodologues (Coulon, 2014), et selon lequel la signification d’un discours est contingente du contexte de son énonciation. En raison de sa reproduction itérative en diverses localisations, la technique du pochoir permet de le mettre en évidence, comme dans ce graffiti consistant en un portrait de Nasser sous lequel on peut lire : « Le peuple est le capitaine (al-qâ‘îd) et celui qui sait / le patron (mu‘alîm) ». Parmi les nombreuses localisations où ce graffiti était visible, il a été apposé sur la porte de service d’un fast-food Mac Donald’s, située dans une petite rue perpendiculaire à la rue Muhammad Mahmood (Figure 8). À cet endroit précis, le graffiti prenait une tonalité anti-impérialiste et anti-américaine qu’il n’avait pas en soi. C’est précisément ce contexte qui indexe ce sens supplémentaire. Il en résulte que ce n’est pas tant l’incrustation du portrait de Nasser sur les murs de la célèbre marque de fast-food qui est incongrue, que – notamment avec le message qui accompagne le portait – la présence même de l’enseigne américaine dans un pays anciennement gouverné par un leader socialiste panarabe chef de file des Non-Alignés, et aujourd’hui sclérosé par la rente de l’aide américaine que s’accapare l’état-major qui soutient le régime.
Conclusion
Cet article a permis de tester la pertinence des six principes constitutifs des hétérotopies[1] sur le matériau empirique de cette recherche. Ceci nous permet de conclure à l’opérationnalité de ce concept pour l’analyse des graffiti en sciences politiques. En effet, en recourant à ce concept, il est possible de les constituer en objet politologique par-delà les discours dont ils sont porteurs de manière circonstancielle, en les saisissant dans la continuité du dispositif sur lequel il repose. En situation de crise, les graffiti sont donc constitutifs d’une pratique politique à part entière par la mise en visibilité de la compétition qu’ils imposent aux autorités officielles autour du contrôle territorial. Ils contestent en quelque sorte l’État sur son pré-carré : le territoire sur lequel il exerce une souveraineté, et dont il défend les frontières par son bras armé. Comme on l’a vu, c’est précisément-là que réside l’essentiel des hétérotopies, dans la contestation de tous les autres espaces. Poussées à l’extrême, les hétérotopies conduiraient à la négation même de l’espace et, donc, potentiellement, à une négation du politique.
Par le fait même d’actualiser l’utopie révolutionnaire et de l’ancrer physiquement et effectivement dans l’espace, les graffiti constituent donc une hétérotopie. Cette dernière brouille les repères spatiaux conventionnels et participe de l’« effervescence pluraliste » typique des crises politiques. Comme le notent Allal et Vannetzel,
« Les situations d’effervescence pluraliste ne sont pas arrimées à un changement institutionnel précis qui serait uniforme d’un contexte à l’autre […] ou un bouleversement radical des rapports de force […]. Bien plutôt, elles sont circonscrites par la croyance partagée qu’il se passe quelque-chose de différent, quelque-chose qui fait individuellement événement, et qui est donc relatif à la configuration propre à chaque contexte ». (2017, p. 14).
Le désalignement par rapport à cette croyance collectivement partagée hâterait la « forclusion de la parenthèse de l’illusio conjoncturel » de la révolution, « moment conflictuel d’institution de normes en redéfinition » (ibid., p.6) qui dissipera l’effervescence pluraliste à la faveur d’une restauration autoritaire. On comprend dès lors l’ardeur des graffeurs à repeindre les graffiti effacés et, corrélativement, la crainte de leur recouvrement par les services de la ville. Ce type d’action ravive en effet la menace de cette forclusion qui signerait également l’impossibilité de ce type d’hétérotopies, c’est-à-dire l’incapacité des tentatives de déverrouillage autoritaire qu’elles incarnent et l’incapacité d’ancrer effectivement, et avec la même conviction, l’utopie révolutionnaire au cœur de la ville. De ce point de vue, les graffiti ne peuvent être considérés comme des étalons de mesure de l’ouverture d’un régime. Ils constituent au contraire un indicateur de la permanence d’une situation fluide et indécise de crise faisant osciller de manière comminatoire l’ordre établi entre deux pôles possibles : son maintien ou sa chute.
Notes
[1] Cf. Ten Eyck, 2014.
[2]Cf. Camau & Massardier, 2009 ; Dabène & al., 2008.
[3] Cf. Boëx, 2013 ; Gognon, 2013 ; Klaus, 2013 ; Madbouly, 2018 ; Ouaras, 2017 ; Sharaf, 2015.
[4] Cette étude concerne uniquement le Caire. Sur Alexandrie, cf. Schielke, 2018.
[5] Je parlerai ici de « moment révolutionnaire » qui se distingue de la définition politologique canonique de « révolution » en ceci qu’il refuse tout biais téléologique et se soustrait à toute préfiguration de l’issue des évènements étudiés (chute de régime, State collapse, transition ou restauration), et en ce sens qu’« il s’agit ici d’interpréter les pratiques observées sans prospective, sans anticiper sur le devenir de ces expériences ». cf. Allal, 2011, p. 54.
[6]On pense ici aux pochoirs commerciaux et religieux, aux déclarations d’amour, ou encore aux fresques de pèlerins reliquats de pratiques rurales dans le tissu urbain (cf. Avon, 2009).
[7] Écrit à Djerba en 1967, Foucault n’en autorisera la publication qu’au crépuscule de sa vie. Il a fait des émules, notamment aux États-Unis, où des chercheurs ont tenté de consacrer l’hétérotopologie en discipline à part entière (cf. Sabot, 2012).
[8] Dans l’ordre de présentation par Foucault, 1) on distingue les hétérotopies de crise biologique de celles dites de déviation ; 2) modulable et labile, une même hétérotopie peut fonctionner différemment selon les époques ; 3) elle a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs lieux incompatibles ; 4) elle est souvent liée à des hétérochronies, i.e. des mesures du temps en rupture avec le temps conventionnel ; 5) Les hétérotopies ont la particularité de ségréger les espaces à travers un système d’ouverture et de fermeture destiné à les isoler de l’espace environnant, mais aussi à les rendre pénétrables ; 6) elles remplissent une fonction par rapport à l’espace restant : créer un espace d’illusion pour désigner comme plus illusoire encore l’espace restant ; et créer un espace de compensation.
[8] Chef du Conseil suprême des forces armées, M. al-Tantawi a pris le pouvoir après le départ de H. Moubarak le 11/02/2011, et y est resté jusqu’à l’élection de M. Morsi en juin 2012. En août de la même année, il a été contraint à la démission du Conseil et remplacé par A. al-Sissi.
[9] Le travail de terrain a été mené après 8 années de résidence au Caire (2003-2011), pendant les 18 jours qui ont contraint au départ Hosni Moubarak (du 25/01 au 12/02/2011), et au-delà (jusqu’au 12/03/2011), puis lors de séjours ponctuels et successifs d’une durée de 3 semaines à 2 mois entre 2011 et 2013. Il en résulte un corpus constitué de plus de 1500 photographies prises dans 11 différentes zones du Caire.
[10] Loin d’être anecdotique, mon statut d’étranger ravivait une vieille antienne d’un régime soucieux de maintenir une respectabilité internationale malgré son autoritarisme.
[11] Les Ultras peuvent désigner une zone sous leur contrôle par reproduction itérative de l’acronyme du groupe dans chaque artère d’une zone, comme ce fut le cas en 2007 pour le centenaire du club al-Ahly avec le tag rouge « UA07 » pour « Ultras al-Ahly 1907-2007 », ou de manière plus explicite en déclarant un quartier « Zone UA07 ». Sur ce point, cf. Gibril, 2018.
[12] À propos du « spot » cairote de la rue Muhammad Mahmoud, cf. Abaza, 2012 ; 2013 ; Carle & Huguet, 2015. Sur la guerre du Liban, cf. Chakhtoura, op. cit.
[13] Le point d’orgue de ces attaques fut la « bataille du chameau » (02/02/2011) lors de laquelle des individus ont tenté de déloger les manifestants de la Place Tahrir par la violence.
[14] Chef du Conseil suprême des forces armées, M. al-Tantawi a pris le pouvoir après le départ de H. Moubarak le 11/02/2011, et y est resté jusqu’à l’élection de M. Morsi en juin 2012. En août de la même année, il a été contraint à la démission du Conseil et remplacé par A. al-Sissi.
[15] Sur ce point, cf. Suzee, 2011.
[16] Son titre repose sur un calendrier alternatif dont le point de départ est le 1/11/1954. Cette hétérochronie rend manifeste l’attachement des Algériens à une indépendance qui n’était encore qu’une utopie en 1959 ou, dans les termes de Fanon, alors que « l’Algérie [était] virtuellement indépendante », que « les Algériens se considér[ai]ent déjà souverains », et qu’ « il rest[ait] à la France à la reconnaître » (1959 : 10).
[17] Cf. note n°8.
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