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La scène graffitique corse : du modèle algérien à la non-reconnaissance du street art, 55 ans de conflit entre société et pouvoirs


Insaniyat N°s85-86| 2019 |Les graffiti en Afrique du Nord : les voix de l'underground|p.193 -216| Texte intégral



Pierre BERTONCINI: Università di Corsica Pasquale Paoli, UMR LISA, 20 250, Corte, France.


Les graffiti corses, des graffiti maghrébins ?

En 2012, l’équipe du CRASC m’a reçu afin de présenter la relation entre le corpus des graffiti peints en Corse et la mémoire de la Guerre d’Algérie (Bertoncini, 2012). Je n’avais alors pas conscience que ceci s’inscrivait dans une relation riche entre recherche sur le terrain corse et sur le terrain algérien (Kahlouche, Haddadou, Dourari, 1998). Dans le cadre du colloque sur les 50 ans de l’indépendance algérienne à Oran, j’ai présenté une analyse construite au cours de ma thèse de doctorat soutenue à l’Università di Corsica Pasquale Paoli (Bertoncini, 2005). La présentation a mis en évidence comment le lexique et les méthodes des auteurs de graffiti du FLN et de l’OAS ont influencé durablement la scène graffitique corse. Peints dès 1965 dans la Plaine orientale alors assimilée à la Mitidja pour signer des « attentats » contre les exploitations agricoles de rapatriés d’Algérie et plus globalement contre la politique de « mise en valeur » dirigée par l’Etat français, les graffiti nationalistes corses, toujours majoritaires sur la scène locale, suivent à ce titre un « modèle algérien » jusqu’à nos jours.

Ainsi, le « FLNC » est un message peint depuis quatre décennies sur des centaines de kilomètres de routes. Autour de ce sigle, d’autres mots d’ordre peints sont des emprunts au vocabulaire de la guerre d’Algérie. Leur traduction en langue corse est l’adaptation locale du modèle importé : « sculunisazione, autodeterminazione, indipendenza ». Ces mots clés apparaissent aussi dans le sigle d’organisations. Le « A » du parti le MPA était par exemple « autodétermination ». La Guerre d’Algérie se retrouve également dans l’usage de termes liés à cette période. Les « Pedi neri fora » visaient les rapatriés. Afin de stigmatiser le préfet Riolacci, nommé en Corse au moment des évènements de la cave d’Aleria en 1975, des graffiti « Riol’harki » furent bombés. Les dessins de la valise ou le cercueil furent et sont toujours bombés accompagné du « IFF ». Dans les années 1970, la Légion étrangère, partie d’Algérie s’était installée sur plusieurs sites insulaires. La campagne « Legione fora » fit poser des graffiti sur l’ensemble de l’île. Contre l’armée, les indépendantistes se pensent en guerre. Celle-ci n’est pas officielle. Qu’importe, puisqu’en Algérie, elle ne l’était pas non plus. Aussi, déclarent-ils des « trêves ». Et certains militants parfois impatients bombent  dans les années 1980 « À treva basta ». Un militant nationaliste me dit avoir vu dans les années 1990 un difficilement interprétable « La seule négociation, c’est la guerre (F. Mitterrand) » prononcé quand son auteur était ministre de l’Intérieur chargé des « évènements d’Algérie ». En 1980 eut lieu « l’affaire Bastelica Fesch ». Il fut prouvé qu’une version corse du SAC opérait dans l’île. Cela donna lieu à une campagne de graffiti « Barbouzes fora ». Ce terme réapparu sur les murs en 1999 au moment de « l’Affaire des paillottes ». Quand en 1983 disparait Guy Orsoni, le graffiti qui est alors bombé par les nationalistes est le pendant des « De Gaulle assassin » de l’OAS : « Statu francese assassinu ». Le dessin du clandestin, relativement rare correspond principalement à des formes stéréotypées. Chacune montre un militant dont on ne voit de la figure, dissimulée par une cagoule, que les yeux.  On peut remarquer qu’une des fonctions du ribellu, est identique à celle des deux yeux peints par l’OAS. Le message qui veut être diffusé partout est « le FLN corse veille ».

Ainsi, en 1976, plusieurs groupes se fédèrent dans un front qu’ils baptisent en référence à l’Algérie. Le modèle algérien, y compris dans sa dimension graffitique, semble être ensuite suivi comme l’ordonnance d’un médecin. Si on ajoute à cela l’emprunt d’un vocabulaire algérien par les journalistes pour dénommer par exemple les « nuits bleues », il n’est pas inexact d’affirmer que la Guerre d’Algérie continue symboliquement en Corse.

Titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai vu en 1995 l’histoire s’écrire sous mes yeux en lettres de sang dans la vallée dont je suis originaire par ma mère, le Niolu. Des dizaines de graffiti peints en rouge exprimaient des cris de douleur liés à un assassinat politique entre nationalistes qui venait de toucher un Niolincu. Colomba, écrite en 1840 Par Prosper Mérimée commence, par un voceru en langue corse recueilli dans le Niolu. Cette zone montagnarde, comprise comme répondant aux critères d’un « isolat », a été ensuite investiguée par les ethnologues à commencer par Isac Chiva en 1956. J’ai donc emprunté les chemins de cette discipline pour comprendre le système de signes qui marquait spectaculairement le paysage de l’espace vécu de mon village. Je démontrais que cette série liée à un évènement était structurée avec un épicentre et des ondes concentriques qui se propageaient sur toute l’île (Bertoncini, 2007). Devenu docteur en anthropologie dix ans plus tard, comme mes prédécesseurs inspirés par Ferdinand de Saussure (Wald, 2012) qui voient en la linguistique la seule science sociale qui « puisse revendiquer le nom de science » (Lévi-Strauss, 1958, p. 37), je sais que je dois beaucoup dans mes recherches aux outils mis à ma disposition par les sciences du langage et plus particulièrement la sociolinguistique. Je rappelle que depuis ma formation pour l’obtention d’un DEA de Cultures et langues régionales suivie en 1996 à l’Université de Corse dans un centre de recherche pluridisciplinaire alors dirigé par Jacques Fusina, j’avais suivi l’enseignement en sociolinguistique et lexicologie de Jacques Thiers, de Marie-José Dalbera Stefanaggi de Jean Chiorboli. En complément, la construction de ma thèse a été en partie inspirée par un article de Jacqueline Billiez (Billiez, 1998) sur les graffiti grenoblois. Dans ce texte, elle avait mis au service d’une réflexion sociolinguistique les écrits de références parmi les plus importants alors sur l’analyse des graffiti.

La compréhension d’un corpus, de milliers de graffiti peint principalement en langue corse sur un territoire administré par un Etat qui fait de la langue française la seule langue officielle, a demandé d’interroger des notions présentées alors dans « Papiers d’identité » (Thiers, 1991) telles que celles de conflit glottopolitique, de conscience épilinguistique, de code switching. Le concept de polynomie, créé en 1983, défini dès la préface par son créateur, Jean-Baptiste Marcellesi, le directeur de recherche de doctorat de J. Thiers, a été bien utile pour comprendre les variations linguistiques observées. Comment comprendre sinon le passage du « Libérez Stomboni de 1973 à « Libertà per, pa ou pé i patriotti » des années suivantes par exemple[1]?

Quelques mois après la publication du numéro des Cahiers de linguistique consacré à la sociolinguistique en Algérie (Berghout, Bedjaoui, Asselah-Rahal, 2018), Karim Ouaras m’invite à présenter un texte dans un numéro d’Insaniyat consacré au graffiti sur la scène maghrébine. Il me suggère une relecture du corpus graffitique corse lié à la guerre d’Algérie. Depuis qu’en 2012 à Oran j’ai croisé un graffiti « Votez FLN », qui pour un habitué du terrain corse était une sorte d’anomalie amusante, deux ans avant que le FLNCorse ne déclare un arrêt de ses actions « militaires » et soutienne une prise du pouvoir régional par des voies électorales (!), j’aurais quelques éléments inédits à présenter. Mais depuis, je me suis rendu en Tunisie. Une scène graff y existe (MuCEM, 2017, p. 5).

Á la différence de la Corse et de l’Algérie, une Révolution y a eu lieu dans les années 2010 ! Au cours de l’après printemps arabe, j’y suis allé deux fois et ai vu des graffiti sur site, objets sur lesquels Ines Ben Rejeb a fait une communication au congrès du Réseau francophone de sociolinguistique (Ben Rejeb, 2014) qui s’est tenu à Corté en 2013. J’ai alors comme l’envie de montrer comment les scènes corses
et maghrebines sont une nouvelle fois liées… le dégagisme pouvant être comparé au « grand enforament » (Bertoncini, 2007) observé en Corse depuis des décennies par exemple, et puis, me vient une autre idée.

Je ne vais pas rédiger un article de comparaison. En effet, on compare deux choses différentes. J’ai ainsi déjà présenté les points communs et différences des scènes graffitiques de Corse et de Martinique (Bertoncini, 2011). Or, les graffiti corses ont une part importante de leurs origines et, par conséquence logique, de leurs caractéristiques qui sont maghrébines. Aussi, je vais présenter comment j’investigue actuellement le terrain corse compris comme lié historiquement depuis la diffusion de la bombe de peinture aux expressions venues d’Algérie. En considérant les graffiti corses dans leur dimension de graffiti maghrébins, je réalise la même opération qui intègre l’œuvre française de l’artiste l’Atlas à l’ensemble « Graffiti arabe » (Zoghbi, Karl, 2012).

En « recherche-action », en 2016, je suis intervenu dans le cadre des Journées européennes du patrimoine dans une conférence dans la capitale politique de la Corse, Ajaccio. Á ma demande, la municipalité avait mis à ma disposition pour cette prise de parole publique la Salle patrimoniale de la Bibliothèques Fesch (Bertoncini, septembre 2016). Devant la conscience d’un « péril en la demeure », il s’agissait pour moi de convaincre les autorités et le public, de l’importance de la sauvegarde d’un site, investi par les graffeurs, riche pour l’histoire de la transmission et les processus d’hybridation de la culture. Comme pour le street art qui est parfois « incompris » en Algérie (Ouaras, 2018, p. 284), je considérais sans doute avec naiveté, qu’il suffisait d’en expliquer l’importance pour que cet engagement soit couronné de succès ! Je présenterai ici ma communication dans une version légèrement remaniée.

Rompant tout suspens inutile, je le précise dès maintenant : depuis cette conférence, à laquelle a assisté l’adjointe à la culture et au patrimoine de la cité, le site qui appartient à la commune d’Ajaccio dont l’importance patrimoniale est multiscalaire, puisqu’elle concerne aussi bien l’échelle municipale, régionale, nationale que méditerranéenne, pour la protection duquel je plaidais avec mes modestes moyens, a été détruit par les pelleteuses (Luccioni, 24 mars 2017). Pourtant, le Ministère de la Culture, toujours représenté dans l’île par une Direction régionale des affaires culturelles, organisateur des JEP où j’étais  intervenu, en la personne de Régine Hatchondo, Directrice générale de la création artistique, déclarait simultanément au sujet du street art : « Nous continuerons à soutenir cet art et ses pratiques, tout en préservant leur caractère non institutionnel : il faudra veiller à ce que l’institution ne l’absorbe pas dans une dynamique normative et ne lui retire pas à la fois sa grâce, sa transgression et sa capacité de s’exposer aussi bien dans des institutions que dans des friches et des interstices » (Hatchondo, 2017, p. 13). En tant que Méditerranéen qui mesure le coût d’actes de « pacification » (Lamotte, Agier, 2016, p. 23) tel que l’incendie de la Bibliothèque universitaire d’Alger en 1962, je voudrais d’une part, proposer au débat ce texte qui présente mes méthodes d’investigation et d’autre part éprouver comment une science sociale impliquée, comme la concevaient Jean-Baptiste Marcellesi puis Thierry Bulot, a toute sa place dans une mer qui vit naître l’alphabet même si parfois les pouvoirs publics font comme s’ils ne l’entendent pas, ne la voient pas et ne lui parlent pas.

Le street art en Corse, une reconnaissance paradoxale ?

Au cours de l’étude sur la technique déviante de marquage du territoire qu’est l’acte de bomber (Bertoncini 2005), il est apparu que les peintures réalisées dans l’espace public, qualifiées de « graffiti liés à la culture hip-hop », étaient demeurées minoritaires dans le corpus identifié en Corse. La majorité des pièces recensées était en effet constituée de graffiti politiques non figuratifs écrits en lettres bâton reprenant à partir de 1976 sous d’innombrables variantes les sept lettres « IFF (Les Français dehors) - FLNC ». Les raisons de ce déséquilibre rare, sinon unique en Europe, ont été étudiées plus précisément dans Le tag en Corse. (Bertoncini, 2009). Il a alors été démontré que, malgré les apparences, une scène locale du graffiti peint dans une intention artistique ou du moins non liée directement à des enjeux de pouvoir politique existait. Ont été présentées les relations qu’elle (cette scène) entretenait non seulement avec l’extérieur par des références qui la nourrissaient mais aussi directement avec des peintres de passage reconnus dans le champ artistique tels qu’André (Ardenne, 2011, notice 2) ou Bruno les cochons (Van Treeck, 2001, p. 58-59). Dans ce texte, une décennie plus tard, on s’attachera à interroger le même terrain sur sa relation cette fois avec le street art.

Les graffiti ont connu, au cours de cette période en France, une amplification du mouvement d’artification (Liébaud, 2012) sanctionnée positivement par le marché de l’art (Weil, 2014). Il n’est pas inutile de rappeler que les auteurs du premier grand livre sur le street art en France, Le livre du graffiti (Riout, Gurdjian, Leroux, 1990) n’utilisaient pas le terme ! Ce n’est que récemment, malgré des efforts du Ministère de la culture pour promouvoir le terme d’« Art urbain »[2], que l’appellation de « street art » (Chenu, Longhi, 2011, p. 9), qui ne répond pas à une définition précise universellement acceptée (Thorne, 2014, p. 55), s’est progressivement imposée dans l’espace public français (Naimi, 2015, p. 330). Une réflexion globale sur les conditions de la reconnaissance est même proposée dans des synthèses signées par des galeristes (Danysz, 2015) ou des universitaires (Genin, 2016). Selon Christophe Génin, c’est le galeriste Allan Schwarzman qui employa le terme street art pour la première fois en 1985 (Genin, 2015, p. 10). Aussi, un magazine grand public comme Paris Match a titré : « Gare du Nord. Musée du street art » (Leloup, 2015) quand il présentait l’inauguration par la Ministre de la culture de fresques commandées. C’est dans ce contexte institutionnel national et local qu’il faut semble t’il comprendre la place qui est accordée aujourd’hui au street art sur la scène corse et plus particulièrement ajaccienne. Le premier mars 2016, le lecteur du quotidien Corse Matin peut découvrir sur la totalité de la dernière page le portrait d’un artiste, Fabrice Martinez. L’article, signé par le journaliste Sébastien Pisani, propose une présentation du parcours du peintre, « adepte du street art ». Deux de ses étapes ressortent : une peinture réalisée sur la gare d’Ajaccio l’année précédente. La commande d’une fresque sur une école de la ville est aussi évoquée. En buvant son café, s’il avait des doutes à ce sujet, le lecteur se rassure. La capitale administrative de son île participe bien au mouvement planétaire du street art (Ganz, 2004). Il vient en effet de lire la confirmation de l’existence de ce signe de modernité. Dans la même édition du journal figure un petit article dans les pages consacrées à la ville-préfecture de la Région de Corse. Le contenu concerne les projets municipaux d’aménagement de la cité. Une seule photographie montre une ruine. Sa façade porte des tags colorés. La légende informe : « la municipalité a annoncé projeter de démolir rapidement l’ancien bâtiment de FR3 » : « une démolition de la ruine étant en effet souhaitée avant l’été ». Le lecteur se rassure à nouveau. Les autorités, en contact direct avec les administrés, agissent pour améliorer la qualité des espaces de vie.

Or, on montrera que le site de l’ancienne station de FR3 que l’on appellera « le Scudo » est la Grotte de Lascaux du street art ajaccien. Aussi, ce qui est présenté dans l’article comme une œuvre de salubrité publique est la destruction programmée de centaines de mètres carrés de peintures posées depuis des années par des street artistes ! Comment en arrive-t-on à une situation simultanément si contrastée sur le même espace communal et dans la presse écrite ? C’est ce que, en tenant compte de l’évolution du regard de la presse sur ce phénomène, nous allons présenter en faisant une analyse diachronique du statut du street art sur Ajaccio.

Le Scudo, la Grotte de Lascaux des cultures urbaines à Ajaccio ?

À partir de 1997, j’ai commencé la réalisation d’une analyse de la scène graffitique de la commune d’Ajaccio. J’ai réalisé des « balades » où j’observais non pas les enseignes (Taleb-Ibrahimi, 2002) mais comme K. Ouaras l’a fait à l’échelle de l’autre ville méditerranéenne qu’est Alger (Ouaras, 2015), les messages peints avec une bombe de peinture. Si les plus anciens graffiti peints (au pinceau) encore visibles dataient de la Guerre d’Algérie avec des « Massu » ou « OAS », il est alors apparu que les graffiti ainsi peints dans l’espace public ajaccien étaient presque intégralement inscrits dans un groupe : des graffiti politiques faisant principalement en langue corse la promotion de différentes organisations nationalistes corses. Dans cet ensemble, une minorité de pièces était liée au mouvement hip-hop, arrivé en France dans les années 1980. Les graffiti de ce groupe, les tags, arrivés sur Bastia au début des années 1990 étaient alors très rares, voire invisibles, sur la ville d’Ajaccio. Une collecte organisée de façon méthodique dans la totalité du centre ville d’Ajaccio en 1998 témoigne sans contestation possible de ce fait.

Dans les années suivantes, deux groupes principaux de tagueurs, deux « crews », investissent la cité impériale. Sur le modèle des tagueurs/chanteurs de NTM qui avaient usé du numéro de leur département, le « 9-3 », ils s’étaient emparés de l’identifiant de la Corse-du-Sud, le « 2A ». Ces crews s’appelaient H2A et Mafia 2A. Précisons que Mafia 2A a au cours de cette période animé la vie culturelle de la cité en qualité de groupe de rap. Sur de nombreuses friches, mais aussi dans les rues commerçantes, on pouvait lire des tags écrits souvent en anglais et français. Ils étaient  rarement en corse pour se démarquer des bombeurs nationalistes qui brandissent cette langue depuis le milieu des années 1970 comme un emblème, reprenant par là la formule de Louis-Jean Calvet contemporaine du riacquistu, « la langue, maquis du peuple » (Calvet, 1974, p. 205).

C’est en 2001 que je découvre le site du Scudo, un bâtiment construit à la fin des années 1970. Il devait initialement abriter les studios de FR3. Il se trouve sur la route des Sanguinaires, un quartier résidentiel en bord de mer. Il s’agit d’un petit palais des médias construit principalement sur un étage, avec toit plat, et s’étendant sur quelques centaines de mètres carrés. C’est au cours de ces années giscardiennes que naquit le FLNC. La revendication culturelle corse portait alors en partie sur le contenu des émissions télévisées représentant la Corse. Il y avait conflit avec l’État. À  Ajaccio, les studios du Scudo furent plastiqués (D’Orazio, 2012, p. 87) puis laissés à l’abandon.  

Quand j’entre pour la première fois dans le bâtiment, il est ouvert aux quatre vents. Les toits demeurent intacts. Des cloisons sont souvent percées. Les pièces sont couvertes de gravats, de traces de successions de squats. Les vitres et les huisseries ont disparu. La lumière entre dans la plupart des pièces. Aussi, on peut facilement distinguer que les murs portent des séries de graffiti. On entre par un long escalier aux larges marches. Celles-ci portent des tags. Cet emplacement est réfléchi. Il annonce le nom des propriétaires symboliques des lieux. On entre dans une pièce d’une vingtaine de mètres carrés. On passe dans une succession de pièces de tailles équivalentes, sans couloir. On débouche sur une grande salle d’environ cent mètres carrés. La totalité des murs de ces pièces est couverte de graffiti. Ils sont ordonnés autour de grandes fresques multicolores. Entre les fresques, on voit par dizaines des tags ou des dessins de qualité moindre. A partir de ce corps de bâtiment principal, on peut circuler dans une série d’autres pièces où des graffiti sont également peints. Du toit, on bénéficie d’une vue imprenable sur le Golfe d’Ajaccio. C’est à peu de distance que se trouve la résidence du Scudo où habitait le chanteur Tino Rossi, site classé par le Ministère de la Culture.

Dès la première visite, j’ai constaté que se trouvait dans ce bâtiment un corpus de peintures murales d’une qualité exceptionnelle pour la Corse. Tandis qu’alors, la ville d’Ajaccio porte les traces graffitiques politiques liées à la contestation de l’action du Préfet Bonnet ainsi que les graffiti liés aux campagnes électorales des territoriales de 1998 et, suite à leur annulation pour cause de fraude, de 1999, il n’y a pas de graffiti nationalistes visibles dans le Scudo. Sur plusieurs années, j’ai pu constater comment souvent les graffiti de tagueurs à Ajaccio étaient symboliquement attaqués par des graffiti politiques nationalistes, ceci en accord avec une représentation négative du tag qui a été formalisée sous la forme d’un tract du syndicat étudiant Ghjuventu indipendentista en mars 2004 (Bertoncini, 2016, p. 24-25). Il y a une compétition pour occuper l’espace public. Aussi, quelques bâtiments en friche, dont le Scudo est le plus important, servent à la fois d’atelier, parce qu’ils sont vastes, à l’abri des regards, et de sanctuaires, parce qu’ils ne sont pas liés à des objectifs politiques de conquête du territoire, aux tagueurs de la scène ajaccienne.

Les auteurs de graffiti qui ont peint sur le site du Scudo sont à cette date déjà nombreux. Je reconnais les signatures des membres des crews : Mafia 2A et H2A. Il y a des personnages observés depuis 1998 qui sont également visibles dans les ruelles du centre historique d’Ajaccio situées près de la Maison natale de Napoléon Bonaparte. Des sites liés à l’appropriation symbolique des lieux, les escaliers d’entrée et les fresques du toit portent des signatures qui attirent mon attention : « Sike » et « Reso ». Il s’agit là de pseudonymes de graffiteurs alors connus sur la scène tag nationale française. On les retrouve dans la presse spécialisée d’alors ainsi que dans l’anthologie qui connaît alors un relatif succès de diffusion, La France d’en bas (Kendrick, Olives, 2003, p. 24).

Dès 2001, il apparait donc que le site du Scudo porte des graffiti des tagueurs les plus actifs de la ville d’Ajaccio et qu’il est aussi le lieu de création de tagueurs venus d’autres horizons. Se rencontrent-ils au Scudo ? Il est impossible de l’affirmer. En revanche, par la médiation de la peinture, il est certain qu’il y a échange culturel. Le Scudo permet d’illustrer sur le terrain d’Ajaccio que « sur toutes les aires culturelles, on observe que l’enquête urbaine a été une source importante pour (re)penser les théories du contact et du métissage, racial et culturel, dont les villes, creusets de rencontres et d’expérience de l’altérité, sont exemplaires » (Agier, 2015, p. 18-19).

En 2003, je réussis à rencontrer un tagueur ajaccien. Il fait partie du collectif H2A. Il est étudiant dans une filière artistique. Il m’explique comment il connaît quelques livres sur les graffiti. Il achète occasionnellement des magazines spécialisés, comme Graff bombz, dont j’ai constaté qu’ils sont distribués dans la Maison de la presse de la cité. Comme les tagueurs qu’a rencontrés Claire Calogirou dans sa collecte réalisée pour le MuCEM à ce moment (Calogirou, 2004), le graffiteur et ses proches pratiquent le skate board.

Dès 2001, j’ai pu observer sur les sites qui portaient des marques d’H2A la présence d’outils abandonnés particuliers : des bombes de peinture de la marque Montana. Cette marque était en train de se diffuser de manière exponentielle dans la société des tagueurs français. Lors de l’entretien au Scudo, le tagueur m’a montré qu’il maitrisait le lexique propre aux différents embouts de bombes, les caps. Il m’a expliqué ce qui conditionnait l’usage de chacun de leur type.

Au cours des années suivantes, j’ai réalisé régulièrement d’autres visites sur le site du Scudo. En mars 2010, je suis interviewé par une journaliste stagiaire au Corse Matin : « Pierre Bertoncini y voit un cas de figure classique. Les représentations que véhicule le tag sont la banlieue, insécurité et pollution. C’est normal que l’on trouve ce type de réponses sur Ajaccio » (Dehez, 2010). L’article est illustré par plusieurs photographies dont deux d’entre elles sont prises au Scudo. J’y découvrais deux fresques légendées ainsi : « En matière de culture urbaine, le graff peut être une œuvre d’art. La preuve : ce dessin que l’on peut voir dans les anciens locaux de France 3 (…) ».  

En avril 2010, je suis allé au Scudo. J’entre dans le bâtiment, et rencontre par hasard deux tagueurs en pleine action. Ils acceptent que je les photographie et que je les filme. Ils viennent d’un quartier populaire de la ville. Ils disposent d’une vingtaine de bombes de peinture. Ils ont avec eux des pinceaux, des pots de peintures pour réaliser le fond de leurs créations. Ils ont des marqueurs. Avec ceux-ci ils laissent leurs signatures sur un grand nombre des murs des salles où ils peignent. Ils m’expliquent comment ils ont déjà peint des graffiti sur ce site. Un auteur de fresque hyperréaliste est décrit élogieusement comme « un monstre » et précisent que certains de leurs amis venus « faire du rap » sur le site l’avaient rencontré en action. Sur l’histoire du tag ajaccien, ils connaissent des pièces signées Mafia 2A et H2A. Ils se souviennent d’un vieux « chrome » peint près de la gare de la ville par « Chazey ».

Ils connaissent des magazines spécialisés tels que Graff-it ou Graff bombz. Je les vois réaliser leur graff avec attention, discutant sur la progression à suivre. Ils évoquent leurs préférences en marque de bombe. Pour les caps, ils évoquent les « super skinny ».

Ainsi, sept ans après avoir mené un entretien avec un des membres d’H2A, j’ai l’impression d’être acteur d’une scène déjà vécue. On est en effet dans les mêmes lieux, et des jeunes pratiquent la même technique de marquage de leur territoire symbolique. Mais des nouveautés apparaissent cependant : mes interlocuteurs connaissent les pièces anciennes. C’est en en ayant conscience qu’ils continuent ce qui pour eux est de fait une « tradition » où des tagueurs comme Chazey ont acquis dès ce moment le statut « d’anciens ». Il y a également une volonté d’être reconnu qui s’exprime. Un des tagueurs me donne deux éléments qui permettent d’étayer cette impression. Le premier est qu’il a participé récemment à un « stage de graff ». C’est dans le quartier des Jardins de l’Empereur qu’un mois auparavant, un stage de « graffiti tag » était bien organisé par la Direction de l’habitat et de la politique de la ville de la CAPA (CAPA, 2010, p. 11). Le second élément lié à la reconnaissance est que le tagueur me dit avoir rencontré une journaliste sur le sujet du graffiti : je m’aperçois que le peintre que j’ai devant moi est directement relié à l’article publié un mois auparavant ! Dans la version papier du quotidien, le tagueur est décrit dans l’encart où… mon interview est également retranscrite : « Christopher, graffeur, a contacté la mairie cette semaine pour développer un projet de skatepark. Ils s’en foutent. On ne veut pas nous laisser d’espaces légalisés. Mais je ne m’arrêterai pas là. » (Corse Matin, 6 mars 2010).

Tandis que le peintre rencontré en 2003 était un étudiant en arts, ceux de 2010 sont de jeunes travailleurs n’ayant pas de diplôme de l’enseignement supérieur. On a là les deux populations distinctes liées au monde du tag depuis les années 1970 à New York. Christopher est ainsi le lointain successeur du coursier new yorkais Taki 183, premier tagueur à avoir été médiatisé en 1971 dans le New York Times. Sur le site du Scudo, il apparaît que les peintres issus des deux catégories sociales cohabitent et échangent.

Une semaine après mon passage le 3 avril 2010 au Scudo et la rencontre avec deux tagueurs le supplément hebdomadaire du Corse Matin (Emmanuelli, 2010), offre au lecteur un article en double page centrale consacré au site ajaccien avec neuf photographies de pièces remarquables : « Des graffeurs ont fait de l’ancienne station de France 3 un lieu alternatif à leur manière en douce et dans l’anonymat. Le site témoigne d’une grande variété de styles ». La chroniqueuse présente une vision personnelle d’une « bande d’artistes anonymes ». Un encart énonce « Art ou délit ? » s’achève par la phrase : Jack Lang, lorsqu’il était ministre de la Culture en avait fait un « art de la rue ». La journaliste établit la relation entre le Scudo et un des événements majeurs de la période, Né dans la rue (Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2009), exposition que j’ai visitée avant de coordonner un numéro de la revue Vestighe (Bertoncini, 2013b) sur la question de la patrimonialisation des bombages contemporains.

Je retourne sur le site plusieurs fois jusqu’en 2013. C’est au cours de cette période qu’un autre article sur le Scudo paraît sur un blog. L’endroit est présenté comme « temple insolite d’une émulation artistique tournant autour des tags et des graffiti » (Battini, 2012). C’est suite à la lecture de l’article de mars 2016 que je décide de m’y rendre de nouveau. Je constate des changements. Des fresques de plusieurs mètres carrés qui avaient été sélectionnées pour figurer dans le Corse Matin en 2010 ont été intégralement recouvertes par d’autres fresques. Des murs de briques ont été cassés. Avec du ciment, des structures permettant des sauts de skate board ont été construites. Des pièces signées portent le nom de la ville de Toulouse. Il s’agit sans doute de l’origine de tagueurs  comme Sike et Reso qui 15 ans auparavant venaient eux aussi de la « ville rose ».

Sur le toit, lors de mon dernier passage, j’avais vu une fresque relative à Jésus-Christ. Elle a été en partie recouverte ; je trouve aussi une fresque appelant à la liberté d’expression. Elle a été réalisée après les attentats qui ont frappé Charlie Hebdo en janvier 2015. La pièce s’inscrit dans un mouvement large d’hommages qui a été décrit (Christian, 2015). Dans le domaine politique, les messages qui apparaissent sont depuis quelques années deux « Peace and love » inscrits dans une fresque. Des messages disant qu’un tager « repouce les keufs » expriment explicitement la dimension underground, libertaire du site.

Ainsi, en évoluant dans une série de salles de tailles différentes, en montant et descendant des étages, en escaladant des escaliers pentus, comme sur un bateau, on a l’impression de traverser un labyrinthe. Cette sensation, qui ne peut être évaluée par le seul décompte du nombre de mètres carrés, est partagée sans doute par l’ensemble des tagueurs qui y passent et laissent leurs marques. Cela doit être une des raisons du succès du lieu. Depuis au moins 2001, des tagueurs se sont succedé sur le site. Certains murs ont connu plusieurs couches de fresques transformant lentement le bâtiment en palimpseste. Dans le même temps, certaines pièces n’ont jamais été touchées par des peintres depuis leur réalisation. Il en résulte que pour un regard non averti, une fresque observée à partir de 2001 peut se trouver à côté d’une autre bombée en 2015 et sembler lui être contemporaine. Le site du Scudo peut ainsi être considéré comme la Grotte de Lascaux de l’art urbain en Corse. Sa perte serait un vide irrémédiable dans la connaissance de l’évolution de l’art dans la ville d’Ajaccio. Il est temps de se demander à ce moment de l’enquête quel regard est porté par les acteurs des institutions de la culture sur le phénomène du tag et plus précisément sur le street art.

Le street art et les institutions en Corse

L’article du Corse Matin de mars 2016 est signé par S. Pisani. Son contenu apparaît comme favorable au développement du street art. On fera d’abord un rappel de l’évolution du regard de la presse sur les graffiti en général et le street art en particulier. S. Pisani est depuis peu journaliste au Corse Matin quand en 2001, il vient m’interviewer à l’occasion d’une séance de dédicaces du livre L’art du graffiti en Corse (Pisani, 2001). Il a ainsi connaissance dès ce moment de l’état de la recherche la plus avancée en sciences sociales dans le domaine des peintures faites à la bombe sur l’île.

Dans la presse, les articles de condamnation des graffiti étaient assez courants il y a plusieurs décennies. Ils n’ont pas disparu. En 1999, on pouvait encore lire un article contre « la pollution murale », appelant à « déclarer la guerre au tagage » (La Corse votre hebdo, 1999) à Bastia. Plus près de nous, en 2009, un article sur Corte titre : « Graffiti : une pollution visuelle qui s’amplifie ». Il est joint un encart « « Que risquent les taggers ? » (Ordan, 2009). L’article 322-1 du Code pénal y est recopié en intégralité.  Deux ans plus tard, on peut lire, concernant la cité paoline le constat du président de l’Université : « En 2011, nous avons dépensé 150.000 euros pour repeindre les façades noircies par les graffiti. En 2012, nous allons devoir en dépenser autant » (Corse Matin, juillet 2012).

L’acte de faire un graffiti est un délit. Cela est rappelé de diverses manières. Ainsi, un titre concernant l’interpellation et la perquisition du domicile de deux nationalistes porte pour titre : « Accusés de terrorisme pour des bombages » (Corse Matin, mars 2011). Il apparaît de plus une confusion dans de nombreux articles depuis une quinzaine d’années à cause de l’usage non contrôlé du terme « tag » et de ses dérivés. Ils évoquent pour nombre de journalistes à la fois des bombages de type hip-hop et des bombages sans intention esthétique, de type politique. Le lecteur peut ainsi rencontrer comme titre : « Tags : arrestation de cinq militants ajacciens » (Corse Matin, avril 2015). Les lignes qui suivent décrivent l’arrestation de militants nationalistes par une patrouille de CRS.

L’année 2015 est considérée comme riche dans le domaine de la reconnaissance institutionnelle du street art. Par exemple, à Bastia (Commune de Bastia, 2015), une opération portée par le pouvoir municipal, Arte in carrughju (l’art dans la rue), propose en mars à des plasticiens de décorer une extrémité de rue piétonne[3]. C’est dans ce contexte que jeudi 26 février 2015, un sujet du Journal télévisé de la chaîne Via stella montre comment est alors en cours de réalisation une action liée au street art. Des artistes ont investi pour plusieurs jours la gare d’Ajaccio afin d’y réaliser des fresques.

Cela s’inscrit dans le mouvement national qui voit simultanément des street artistes investir le Quai 36 de la Gare du Nord à Paris. Cette dimension n’est jamais présentée localement. Le récit proposé dans les médias est invariablement celui d’une initiative propre à l’île. Je m’y rends. J’ai pris des photos, pratiqué plusieurs entretiens. Je fais la connaissance des artistes Lek et Sowat. Trois mois plus tard, signe de leur inscription dans l’élite reconnue institutionnelement du street art français, ils feront partie de la quinzaine de street artistes sélectionnée pour participer à l’exposition Oxymores au siège du Ministère de la culture (Naimi, 2015, p. 330). Ils seront aussi invités en qualité de pensionnaires de la Villa Médicis de Rome (Sowat, 2017, p. 41) ce qui était annoncé par Fleur Pellerin dès l’inauguration du Quai 36 de la Gare du Nord. D’autres peintres venus aussi du continent, tels que Fabian Ribaux, Brusk ou Babs les accompagnent. Parmi les artistes locaux se trouvent des membres d’un collectif « Les arts s’affichent » ainsi que des artistes hors structure tel que le dessinateur de bande dessinée Nino. Christopher, que je rencontre alors, ne fait pas partie des artistes participants à l’évènement.

Durant l’après-midi j’assiste à une scène qui illustre le caractère officiel de la manifestation. L’architecte des Bâtiments de France, chef du Service territorial de l’architecture et du patrimoine de la Corse-du-Sud avec la représentante des CFC, l’organisatrice de l’évènement et certains tagueurs font un tour des différents bâtiments qui ont été peints. Cela se fait à sa demande de l’architecte qui photographie les fresques avec les peintres qui posent devant.

Il est regrettable qu’un praticien du graffiti comme Christopher, qui connait bien le terrain ajaccien, rappelons que dans l’entretien de 2010, il avait spontanément évoqué le chrome « Chazey » sur un bâtiment de la gare, n’est pas été invité pour cette manifestation. Il demeure « hors du circuit » (Bestandji, 2018, p. 308). En fait, ce sont des peintres professionnels, ou intégrés institutionnellement, qui ont été appelés. Pour le projet de fresques des gares, les autorités ont agi comme s’il n’y avait pas de scène du tag locale. Le président des CFC cite Ernest Pignon Ernest (Stefani, 2015), mais il n’évoque pas les collectifs locaux H2A ou Mafia 2A. Les peintres locaux présents qui participent pour quelques-uns à la dynamique « Les arts s’affichent » peignent ainsi souvent avec des pinceaux, la bombe de peinture n’étant pas leur médium habituel.

Titulaire d’une licence d’arts plastiques, Fabrice Martinez, dont le parcours est mis en valeur dans Corse Matin l’année suivante, participe aux actions du collectif « Les arts s’affichent ».

Les possibles ouverts en 2016…puis refermés ?

Depuis l’an 2000, une série ininterrompue d’actions a permis de diffuser le street art sur le territoire de la Corse. Dans la chaîne opératoire, on rencontre d’abord les peintres. Les tagueurs proviennent principalement d’un vivier constitué de deux catégories d’acteurs qui peuvent se croiser : des lycéens ou étudiants en formation artistique d’une part et des adolescents sans formation artistique qui partent à la conquête symbolique d’un territoire, souvent un quartier d’habitat collectif. Des stages de graff organisés par différentes institutions, liées plus ou moins directement à la politique de la ville atteignent parfois la population des graffeurs. Ils y participent en tant que stagiaires ou en qualité de formateurs. La pratique du tag à Ajaccio est née de façon clandestine. Ceci afin de ne pas être interpellé par les forces de l’ordre et ne pas avoir à comparaître devant un juge. Mais aussi car le leadership dans le domaine du graffiti bombé est détenu par les bombeurs posant des messages politiques nationalistes continuant à suivre le modèle algérien. Dans ce contexte prohibitif, les tagueurs, praticiens du street art, dont la langue de référence est plus l’anglais que le corse ou le français, ont occupé des lieux alternatifs, des friches urbaines. Localement, le bâtiment du Scudo est la friche qui symbolise le développement de ce phénomène underground.

La presse locale porte un regard contrasté sur le street art. Les journalistes partent d’une représentation percevant dans les graffiti des « barbouillages » défigurant les façades qu’ils dégradent. Dès 2001, avec Sébastien Pisani par exemple, le Corse Matin a accompagné l’actualité de la recherche en sciences humaines et sociales liée au graffiti en relayant dans l’opinion publique comment « L’art du graffiti en Corse » est un objet d’étude digne d’attention. Depuis, les diverses opérations liées au street art, qu’il s’agisse de stage pour un public d’adolescents de quartiers populaires ou de manifestations inspirées par le Ministère de la culture sont présentées de façon positive. C’est dans ce contexte que des peintres reconnus institutionnellement comme Lek ou Sowat ont pu être invités pour intervenir sur la gare de la capitale régionale en 2015. L’émulation née de cette rencontre participe à l’enrichissement du cursus du peintre Fabrice Martinez tel qu’il est présenté dans le Corse Matin.

La patrimonialisation du street art est de fait un processus en cours. La commune d’Ajaccio a connu une évolution sensible de sa reconnaissance des peintres corses, en général, depuis 2000. Il a été mis en évidence que cela a été conditionné par le passage de ceux-ci par des cursus normés par l’Etat (Bertoncini, 2016b). C’est la reproduction du même schéma qui s’opère avec le street art. Des artistes labellisés par le Ministère de la Culture ou au moins diplômés par celui de l’Education nationale (ces deux ministères n’en faisaient qu’un jusqu’en 1958) sont acceptés pour participer à des manifestations. En conséquence, pour les institutions culturelles de la ville, le street art « né dans la rue » n’existe pas ! Pour transposer cela à la situation connue par la peinture au temps d’Edouard Manet, en forçant le trait, on annonce dans la presse qu’on a assez de dynamisme pour produire un salon des indépendants. Celui-ci est en fait ouvert aux seuls peintres académiques ! Aussi, la reconnaissance institutionnelle n’a pas encore atteint les tagueurs et auteurs de street art du Scudo ainsi que leurs œuvres. Le cas du peintre Christopher, qui peint au Scudo mais qui rencontre un plafond de verre et ne participe pas à la décoration de la gare d’Ajaccio dont il est exclu par le filtrage institutionnel illustre ce phénomène paradoxal.

Les politiques publiques patrimoniales rencontrent en Corse des freins considérables. Le « rattrapage historique » permis par le Programme exceptionnel d’investissements (PEI) sur différents domaines de l’activité économique n’a pas été opéré dans le champ de la culture (Bertoncini, 2015). Le bâtiment de la Route des Sanguinaires, après avoir été un lieu d’affrontement entre Etat et indépendantistes sur le contenu de la culture corse il y a trente ans apparaît aujourd’hui comme la trace d’une étape essentielle de l’histoire de la culture contemporaine corse, et au-delà, de la culture telle qu’elle se construit au jour le jour en Méditerranée. Sa destruction programmée, en niant l’inscription de la ville de l’empereur dans le mouvement mondial du street art, est à classer dans la même catégorie que la destruction des Bouddhas de Bamyan par les Talibans[4]. C’est l’usage des méthodes de l’anthropologie combinées à celles de la sociolinguistique urbaine qui permet de déceler ce type de conflit de valeurs qui apparaît au niveau micro-local. La ville d’Ajaccio, et plus largement l’ensemble de la Corse, rencontrent ainsi des défis liés au Vivre ensemble. Les évènements survenus au quartier des Jardins de l’Empereur qui ont connu un écho national en décembre 2015 ont mis la lumière sur une cité où le contrat social pose problème (Bertoncini, 2018). La ville, en conformité avec le label « Ville d’art et d’histoire » décerné par le Ministère de la Culture depuis 2012, va se doter d’un Centre d’interprétation du patrimoine et du paysage. En alternative à la destruction programmée de l’ancien local de FR3, il semblait urgent que grâce aux membres du Comité de pilotage et du Comité scientifique de cet outil culturel, les autorités communales, régionales et nationales participent à la requalification du Scudo en « Maison du street art de la Corse » dans des conditions cette fois respectueuses de l’esprit de ce mouvement culturel, conditions qui restent à inventer. Les autorités municipales pourtant informées des enjeux en présence ont pris la décision de détruire le site du Scudo. Cela interroge sur l’impossibilité d’une politique publique permettant la patrimonialisation des graffiti corse, question qui demande à être approfondie (Bertoncini, 2019).

Notes 

[1] L’attachement à cette discipline s’est poursuivi de la publication en 2009 d’une partie importante de ma thèse dans la collection « Espaces discursifs » dirigée par Thierry Bulot. Rappelons que dans des mélanges offerts à J. Billiez, T. Bulot a proposé un texte sur l’analyse des graffiti « de la matérialité discursive des murailles urbaines : quelques questions autour des écrits illicites ». Il notait que c’était « un mode récurrent d’expression identitaire dans un espace entre public et privé un espace partagé ». Aussi, c’est logiquement que T. Bulot m’a offert une place dans un ouvrage sur les ségrégations et discriminations urbaines où j’ai présenté : « Eléments pour une analyse des mises en scène de situations sociolinguistiques dans des fictions sur le territoire du Marseille contemporain ».

[2] Dans une volonté glottopolitique affirmée en relation avec la « Délégation générale à la langue française ». Cf. « Avertissement » (Aris, Benoit-Blain, 2017, p. 2).

[3] Dans une rue où le célèbre Space invader avait posé neuf des cinquante-sept de ses créations en 2007.

[4] Depuis, quand le Président de la République française est venu à Ajaccio le 06 février 2018, cohérent avec son discours « recentralisateur », c’est la collection des Primitifs italiens du Palais Fesch que le chef de l’Etat choisit de visiter, tournant le dos, de fait, aux peintres corses qui n’ont droit à une salle d’exposition permanente que depuis peu.

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Annexes Figures

(Clichés  pris par Pierre Bertoncini)

Figure 1 : « Pieds noirs fora », Années 1970-1980-1990, Bastia

 Figure 2 : « Français, la valise ou le cercueil », Indipendenza-E viva a lotta, Corte, Années 2000

Figure 3 : Tag « H2A » recouvert par un « FLNC » et le dessin stylisé de la Corse, Ajaccio, Années 2000

 Figure 4 : Entrée principale du bâtiment du Scudo, Ajaccio, années 2000

 Figure 5 : Graff « Encore » signé du crew H2A en 2001 dans le site du Scudo, Ajaccio, 2001

 

Figure 6 : Graffs de Sike et Reso sur le toit du bâtiment du Scudo, Ajaccio, 2003


 Figure 7 : Un tagueur ajaccien en action dans le bâtiment du Scudo, Ajaccio, 2010

 

 Figure 8 : Commande de street art de Brusk, Bbs, Sowat et Lek sur la Gare centrale, Ajac

 

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